Causes et origines de la Révolution de 1789

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Léon DAUDET

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LA plupart des premiers historiens qui ont parlé de la Révolution de 1789, sauf les Goncourt, se sont exprimés sur son compte avec un mélange de crainte et de respect. Michelet a écrit, en termes magnifiques, l’apologie absurde de la Révolution et de ses hommes. Le libéralisme a conclu qu’il y avait en elle du très bon, du très neuf et du mauvais, avec une finale de très mauvais, la Terreur. Par la suite, Taine, que la Commune de Paris avait impressionné, insista sur l’absence du très bon, l’ensemble législatif des plus médiocres et la férocité bestiale des chefs, qu’il appela « les crocodiles ». Lenôtre, hostile à la Révolution, disait, peu avant sa mort, à Octave Aubry : « J’ai étudié la Révolution, dans les archives, depuis quarante ans. Je n’y comprends rien. » Gaxotte enfin, le dernier historien en date de cette funeste crise politique et morale, a ramené à la toise les « crocodiles » et signalé leur médiocrité intellectuelle et morale. À mon tour, je veux montrer que, conformément au mot de Clemenceau, la Révolution est un bloc.., un bloc de bêtise, – d’âneries, eût dit Montaigne – de fumier et de sang. Sa forme virulente fut la Terreur. Sa forme atténuée est la démocratie actuelle avec le parlementarisme et le suffrage universel, et le choix, comme fête nationale, de l’immonde 14 juillet, où commença, avec le mensonge de la Bastille, la promenade des têtes au bout des piques. Le 14 juillet, véritable début de la période terroriste et complété par la grande peur. Date fatale au pays.

L’enseignement public, avec Aulard, son adversaire Albert Mathiez et compagnie, s’est efforcé d’établir, sur la légende révolutionnaire, le dogme ridicule de la Révolution apportant au monde la liberté et la fraternité. En fait, elle lui apporta, de 1792 à 1815, ce que Maurras a appelé « la Guerre de vingt-trois ans ». Car Bonaparte, fils de la Révolution, continua son œuvre les armes à la main, prétendit imposer à l’Europe l’idéologie de Rousseau et sacrifia des millions d’hommes au Moloch de 1789. Ce fut la croisade de néant. Deux noms, Trafalgar et Waterloo, marquent les résultats.

Le tableau que je vais tracer aujourd’hui de ce temps de folie est inspiré des plus récents travaux. Il comporte encore bien des lacunes, du fait que les archives notariées demeurent fermées à partir de 1789. Bonne précaution quant aux avatars des fortunes privées et des biens familiaux, où s’exerça ce que Mathiez a appelé « la gabegie parlementaire » de l’époque. Gabegie non seulement parlementaire, mais policière, à laquelle présida, avec Chabot et quelques autres, le Comité de Sûreté générale, dit, avec le Comité de Salut public, comité de gouvernement.

La Révolution est d’abord une guerre de religion, la guerre de l’athéisme matérialiste contre l’Église romaine, à laquelle présida et préluda l’Encyclopédie de Voltaire – « écrasons l’Infâme », – de Diderot (la Religieuse), et de d’Alembert, jointe au naturisme de Jean-Jacques Rousseau, aux thèses et considérations de Condillac et d’Helvétius, aux parlotes du salon d’Holbach, aux débuts de la maçonnerie mondaine et des sociétés de pensée, étudiées par Augustin Cochin, telle fut la première origine des clubs, où se croisent et se mêlent toutes les formes de l’antichristianisme et de l’irréligion dans son ensemble. Clubs philosophiques et politiques, qui l’emporteront au sein des assemblées – le club breton donnera naissance aux Jacobins – et accéléreront le passage de la discussion à l’action, du principe de la souveraineté populaire à la tyrannie des masses, c’est-à-dire de la tourbe, et aux horreurs des massacres et de la guillotine en permanence. II fallut environ cinquante ans pour que cette transformation s’accomplît suivant un processus pathologique qui vaut pour les corps sociaux (Balzac en a fait la remarque) comme pour le corps humain, et atteste la conjonction profonde de l’organique et du spirituel.

Ce qui fait l’importance de cette guerre de religion, c’est la compression par le clergé et la noblesse, l’un et l’autre aveugles, de ce Tiers État, représentant de la bourgeoisie et de l’artisanat, de l’immense classe moyenne, qui n’étant rien – suivant un mot fameux – veut sur-le-champ être tout. La tension, comme il arrive, s’était aggravée brusquement et, aux États généraux de 1789, la Constituante était déjà dans les esprits, d’où sortirent logiquement, ou peut-être automatiquement, la Législative, puis la Convention, élue au suffrage universel.

Mais un puissant élément de trouble agit en même temps que l’Évangile matérialiste et que la sentimentalité aberrante de Rousseau. Je veux parler de l’intrigue de cour menée contre la monarchie des Bourbons, le roi Louis XVI et la reine Marie-Antoinette, par la faction du Palais d’Orléans, Philippe d’Orléans, par la suite Philippe-Égalité, et son mauvais et pervers conseiller Choderlos de Laclos, demeuré dans l’ombre jusqu’à ces derniers temps et jusqu’aux travaux de M. Dard. Cette intrigue avait pour objet l’arrivée au pouvoir dudit Philippe et de la clique d’hommes et de femmes qui constituaient son entourage, deux intrigantes comme Mme de Genlis (le salon de Bellechasse, où figurait déjà Barère) et Mme de Buffon. Il peut se trouver que les cours soient la perdition des souverains dont elles faussent le jugement, quand elles ne leur masquent par la vérité. Cela, le roi Louis XI l’avait compris, mais il arriva à ses successeurs de l’oublier...

Ces raisons n’expliqueraient pas entièrement la mise en train de la Révolution, si l’on n’y ajoutait une sensibilisation générale, accompagnée de sentimentalité larmoyante, signalée par les Goncourt dans leurs travaux historiques, notamment dans la Femme au dix-huitième siècle, où l’on voit des vieilles dames de la société, converties à l’athéisme, mourir sans confession, avec une indifférence absolue et une attitude de bravade railleuse devant leur propre trépas. Quand la catastrophe se produisit, elle était pressentie depuis plusieurs années d’une euphorie appelée depuis « la douceur de vivre ». Ces courants, mi-intellectuels, mi-sensibles, que j’ai nommés les universaux, avaient agi.

Sans accorder à la maçonnerie un rôle de premier rang dans la Révolution, comme le firent l’abbé Barruel dans son fameux ouvrage sur le jacobinisme, et à sa suite Gustave Bord, il faut reconnaître qu’elle poussa à la roue. Le duc d’Orléans était, bien entendu, grand maître de la nouvelle secte, appartenant à cette catégorie de princes qui croient arriver par la gauche. Il n’arriva ainsi qu’à la guillotine, un mois environ après celle qu’il avait tant poursuivie de sa haine, après Marie-Antoinette. Mais jusqu’à l’historien Mortimer-Ternaux (1881), auteur d’une Histoire de la Terreur, aujourd’hui introuvable, en huit volumes, on avait ignoré ou méconnu le rôle capital de la Sûreté générale de 1790 à 1795 et au delà. Mortimer-Ternaux a montré ces hommes de bureau, quasi anonymes, dissimulés derrière l’amas de leurs rapports, dossiers, comptes rendus et paperasses, n’apparaissant jamais sur la grande scène politique, laissant à d’autres la place en vue, manœuvrant dans la coulisse, par les stupres connus d’eux, le chantage et l’intrigue feutrée, les tribuns et les partis, les Girondins comme les Montagnards, les précipitant, les heurtant les uns contre les autres et les amenant à s’entre-dévorer. Le seul Barère – peint à miracle par Macaulay – s’est joué de la Sûreté générale, et cela jusqu’au moment où, par un revirement du sort, il tomba entre ses griffes. Le comité de cette bande ténébreuse se renouvelait assez fréquemment, sauf pour deux ou trois d’entre eux, dont Alquier, le compère et protecteur de Laclos, affilié lui-même à la confrérie. L’assassinat policier de mon fils Philippe Daudet à l’âge de quatorze ans et demi, fait que, pendant des années, je me suis intéressé à l’histoire administrative de la Sûreté générale 1. L’ouvrage capital de Mortimer-Ternaux, sans lequel il est impossible de comprendre un mot à la Terreur, a été passé sous silence par la critique historique et mis complètement sous le boisseau, on devine pourquoi : la frousse inspirée par « ces messieurs ».

Il est évident que, sans le concours de la police politique, acquise aux « idées nouvelles », qui avait enveloppé Paris et la France entière d’un réseau de mouchards et d’indicateurs, ni le duc d’Orléans, ni Laclos n’eussent pu exécuter leurs coups majeurs des 5 et 6 octobre 1789 et du 20 juin 1792, prélude à la journée du 10 août. De même les journées d’octobre 1917 de la révolution russe furent en grande partie l’œuvre de l’Okrana, transformée, lors de la victoire rouge, en Tchéka. La révolution russe, qui dure encore à l’heure où j’écris, a été calquée sur la Révolution de 1789-1794.

L’Angleterre – les Goncourt l’avaient bien vu – en voulait à mort à Louis XVI d’avoir une marine et d’avoir soutenu l’indépendance américaine. Elle redoutait Marie-Antoinette et l’alliance franco-autrichienne. Marie-Antoinette, de son côté, disait de Pitt : « Il me fait froid dans le dos. » C’est à Londres que fonctionna d’abord l’officine des plus ignobles pamphlets contre la reine, à Londres que s’installa la policière de La Motte-Valois, l’agencière de l’affaire du Collier. Mais, par la suite, le danger de la Révolution (voir les terribles dessins de Gillray) apparut au gouvernement britannique, et il changea de tactique. En fait, la rapidité des évènements de Paris surprit l’Europe qui n’y comprenait rien et mit un certain temps à ouvrir les yeux. Les choses s’éclairèrent complètement avec Bonaparte. Les nations, du fait de la différence des langages et des habitudes, sont impénétrables les unes aux autres.

Le mauvais état des finances, exploité par les ennemis du « château », fut une cause seconde de l’irritation, puis de la colère, puis de la fureur contre les souverains français. La grande idée du duc d’Orléans et de Laclos fut d’organiser des disettes et des famines artificielles dans Paris, en agissant sur les boulangeries. Un service fut organisé à cet effet et qui coûta aux scélérats des sommes énormes. Ce fut l’origine des premières manifestations populaires, auxquelles Louis XVI crut mettre fin par la convocation des États généraux. La reine conseilla d’y admettre le tiers ordre, ce à quoi de nombreux membres de la noblesse étaient naturellement opposés. Lors de la réunion de mai 1789, à laquelle elle assistait, belle et triste comme une déesse douloureuse, chacun remarqua son inquiétude, son angoisse. Mais on les mit sur le compte de la santé chancelante du premier dauphin. C’est lui qui voyant défiler le cortège, avait murmuré au passage du Tiers : « Oh ! maman, tous ces hommes noirs ! » Ils allaient en effet, ces hommes noirs, en faire de belles !

Qui dit assemblée délibérante – et la Constituante fut telle dès le début – dit organisation des partis. Certains des députés voulaient des réformes, sans trop savoir en quoi celles-ci consisteraient. D’aucuns souhaitaient une monarchie constitutionnelle avec le duc d’Orléans. D’autres enfin voulaient déjà la République, et leurs vœux coïncidaient avec ceux de la populace qui aspirait à la possession des richesses indûment détenues, assurait-on, par quelques privilégiés. L’idéologie révolutionnaire tend presque instantanément – les premières positions une fois prises – à l’expropriation des possédants, soit par la loi, soit par la force. Le premier procédé paraissant trop lent, c’est au second qu’on a recours. Les ailes de la prétendue liberté cassent rapidement, et l’on retombe sur le sol par la rapine. De cela quelques-uns se doutèrent dès le début des troubles, avec ce flair particulier en vase clos que donne le coude à coude parlementaire. Alors que les Girondins, perdus d’illusions, se lançaient dans les nuées de la phraséologie, les Montagnards envisagèrent aussitôt, avec un puissant réalisme, la transmission de l’autorité, dont serait dépossédée la monarchie, à la foule anonyme des déshérités. Marat fut ainsi le véritable fondateur de la dictature du prolétariat, dictateur d’ailleurs théorique, vu l’importance immédiate des meneurs du jeu et bénéficiaires de la convulsion sociale.

C’est ainsi que la Révolution, et sa suite la dictature, ont substitué aux abus, certains mais facilement réparables, de la monarchie, des abus bien pires et que le régime électif rendra anonymes et irréparables. Tout cela est aujourd’hui fort clair, mais en 1789, les plus instruits n’y voyaient goutte et ils attribuaient au pouvoir royal des méfaits qui ne dépendaient pas de lui, mais dont il n’était pas responsable et qu’avec l’appui des meilleurs il eût aisément combattus. C’est cet immense malentendu qu’exploita à fond un Robespierre et qui fit de lui, à un moment donné, un véritable dictateur, inconscient du gouffre où il était lui-même entraîné par la giration générale des appétits déchaînés.

La liberté, c’est avec ce mot magique que les premiers artisans de la Révolution ont entraîné les foules. Chacun de nous souhaite d’être libre – je parle pour la France – et a horreur de la contrainte. Mais c’est là une aspiration de la conscience, et, en fait, aucun de nous n’est libre, retenu et contenu qu’il est par les mœurs, les lois, les devoirs de famille ou d’État, la croyance, la superstition, les scrupules, tous les contacts de la vie sociale, toutes les misères de la santé, tous les liens de l’habitude, toutes les affections. L’idéologie de la liberté abstraite, et non des libertés concrètes, est ainsi une chimère et ne saurait aboutir qu’à l’âpre désillusion de l’anarchie, ou, chez les mauvaises natures, chez les natures simplement passionnées, du rapt et du crime. L’égalité, n’en parlons pas, car elle n’existe ni n’existera jamais dans la nature physique, ni dans la nature humaine, où tout repose sur la diversité et la hiérarchie. L’égalité, c’est le néant. Quant à la fraternité, c’est le christianisme qui l’a révélée au monde sous le nom de charité. Or, je viens de le dire, la Révolution est, par essence, antichrétienne.

Dès ses débuts, elle s’en prit aux édifices et emblèmes religieux, aux prêtres, aux moines, aux sœurs de charité et, après la famille royale, c’est à la religion et à ses serviteurs que s’attaquent principalement les libelles si nombreux de l’époque. L’esprit dit « nouveau » avait pénétré certaines couvents d’hommes et de femmes. Bientôt, on allait connaître les prêtres assermentés ; soit que la crainte poussât ces malheureux à se soumettre aux tyrans du jour, soit que la confusion de leur esprit les précipitât dans l’erreur à la mode, ou leur représentât Notre-Seigneur Jésus-Christ comme le premier des révolutionnaires, puis, par la suite, des démocrates. Il est d’ailleurs à noter que ces adhésions cléricales ne détournèrent pas de son but la rage à la mode, acharnée contre les sacrements, les personnes et les images du culte. C’est ce qui fit dire à Joseph de Maistre que la révolution était satanique. Sans doute, en ceci que brisant les barrières morales et la plus forte de toutes, elle libérait les instincts sauvages, avec la sûreté et la précision d’une expérience de laboratoire.

Une sorte de griserie s’empara alors des esprits abusés et des foules, qui les précipita, pour commencer, aux fêtes et rassemblements civiques, où l’on célébrait, avec la liberté, la raison. Une belle fille, drapée de rouge, ou demi-nue, représentait ladite Raison. C’est là que prit naissance un langage grotesque, ampoulé, spécifiquement vide, qui s’est prolongé dans les harangues politiques et électorales de nos jours, et dont Flaubert a immortalisé et ridiculisé les poncifs, dont Jaurès avait repris la tradition, avec une sorte de ferveur lyrique.

Dans la « pathologie des corps sociaux », pour employer le langage de Balzac, la Révolution française tient certainement le premier rang, et nous venons de voir qu’elle fut pluricausale et d’ailleurs aggravée par les circonstances extérieures, par la pression de l’étranger. C’est la thèse de la Défense, formulée par Aulard et Clemenceau, avec cette restriction que, dès ses débuts, cette convulsion avait un caractère de férocité, de barbarie, qui apparaît comme la suite de la sensualité savante du dix-huitième siècle.

Elle se propagea rapidement aux provinces qui, à l’ouest (Bretagne et Vendée), puis, par la suite, Languedoc et Provence, réagirent vigoureusement, comme un tissu sain contre ses parties gangrenées. Alors que le reste du pays et la ville de Paris subissaient passivement, ou à peu près, l’imbécillité puis le délire révolutionnaire, ces provinces et leur population rurale et noble donnèrent au bon sens l’arme de la violence, sans laquelle on ne fait ici-bas rien de durable. La chouannerie, la Vendée sauvèrent l’honneur national. Le 25 juillet 1926 j’eus la joie, au site historique du Mont des Alouettes, près du bourg des Herbiers et du bois Chabot, de le crier à 70 000 (chiffre officiel) paysans vendéens qui acclamèrent cette vérité avec enthousiasme. Cent quarante ans, à travers cinq générations, malgré tant de blagues et de mensonges, malgré les déformations de l’instruction laïque, leur loyalisme n’avait pas changé. Ce fait m’amusa d’autant plus qu’en 1907, dix-neuf années auparavant, Clemenceau avait, à la Roche-sur-Yon, harangué celui que la presse officielle qualifiait de « dernier chouan ». La réaction est à la révolution ce que la santé est au cancer.

Ces gens de l’ouest et du sud-est, que j’appelle les princes paysans, et qui sont tels, en effet, n’acclament pas seulement le roi traditionnellement, et d’après les suggestions, toujours si fortes, du sang. Ils l’acclament encore parce que leur raison leur permet de comprendre et de comparer l’état actuel du pays, après la dure victoire de 1918, et ce qu’il était devenu par le labeur et la sagesse des rois, à la veille de ce stupide et infâme bouleversement.

Parmi tant de médiocrités et de nullités célébrées depuis par le romantisme révolutionnaire, un seul homme de grand talent se révéla, mais dévoré par des sens impérieux, et comme tel talonné de besoins d’argent : Mirabeau. Né pour le régime d’assemblées, il avait le don de la parole et des reparties foudroyantes. Ses idées lui venaient « au branle de sa voix, comme la foudre au son des cloches », selon une métaphore fameuse. Certains de ses discours (l’impôt du tiers) se lisent encore avec intérêt, ainsi que certaines de ses interventions, et permettent de se le représenter. Dans l’unique entrevue qu’il eut avec la reine à Saint-Cloud et où il lui semblait, raconta-t-il, être « assis sur une barre de feu », il lui conseilla une résistance par les armes, que, lui, eût secondée à la tribune, et qui eût été en effet le salut. Marie-Antoinette ne devait s’en rendre compte qu’après la mort de Mirabeau, au 20 juin, au 10 août, et sans doute trop tard.

Ici se pose la question des libéraux : « Un massacre eût-il empêché le mouvement ascensionnel des idées en effervescence ? Ne leur eût-il pas donné plus d’ampleur ? » La Commune de 1871 est là pour répondre et vous connaissez le mot de Thiers après le massacre des insurgés : « En voilà maintenant pour cinquante ans avec les revendications du monde ouvrier. » C’était, en somme, le principe de la saignée périodique, et Thiers en avait puisé la formule dans l’Histoire de la Révolution. Pour ma part, j’estime que le procédé de la répression, tout chirurgical, eût tout au moins gagné du temps, empêché les excès de la Terreur, et permis l’installation d’un traitement médical, dont la recette est connue et pratiquée depuis le début de la monarchie française. Négligeant le remède brutal de Mirabeau, le roi et la reine se laissèrent happer par la révolution. À partir de là, ils étaient perdus, comme l’avait prédit à la reine le tribun.

Une réaction par la presse, le papier imprimé, était-elle possible ? Certainement, à condition d’opposer à la véhémence et aux invectives des journaux révolutionnaires une véhémence et des invectives supérieures. Le Vieux cordelier, l’Ami du Peuple, le Père Duchêne mordaient. Les Actes des Apôtres se contentaient, du moins au début, de griffer. D’où leur infériorité. D’où le tragique trépas du magnanime François Suleau. Réactionnaire ou révolutionnaire, luttant pour l’ordre ou l’anarchie, jamais un polémiste ne doit baisser le ton. C’est la règle d’or. Il arrive un certain moment, dans les grands troubles sociaux, où les meilleurs arguments ne sont plus écoutés, même et surtout logiquement déduits. Il y faut les cris et les coups et Georges Sorel, dans ses Réflexions sur la violence, a raison.

Pour s’attaquer efficacement à la religion, les révolutionnaires comprirent d’instinct qu’ils devaient s’attaquer aux personnes du roi et de la reine, auxquels s’arc-boutaient les deux clergés, en vertu du « politique d’abord ». C’est l’abbé catalan Balmès qui a dit qu’on ne pouvait rien contre les idées, si l’on ne s’en prenait d’abord aux personnes qui les représentent. L’agression fut injuste et sauvage et maintenue telle du 14 juillet 1789 au 21 janvier et au 17 octobre 1793. Celle qui porta le coup mortel à la Terreur par un acte terroriste fut Charlotte Corday, homéopathe sans le savoir (similia similibus), le 13 juillet 1793.

J’en arrive à la question des grandes peurs qui, dans plusieurs provinces, avant et depuis le 14 juillet, se saisirent, ici et là, des populations paisibles. Elles étaient comparables aux malaises annonçant l’orage, au silence effrayé des animaux, à l’immobilité soudaine des végétaux. Les contemporains en furent très frappés. On n’en donna que des explications confuses et embarrassées. L’histoire des Jacqueries est encore rudimentaire, et l’envoi massif dans les provinces françaises des commissaires du peuple, de 1791 à 1794, avec des instructions homicides, envoi qui rappelle les métastases du cancer, montre avec quelle lenteur et passivité la plupart des villes – sauf Rennes, Lyon, Marseille – et la majorité des bourgades, suivaient le mouvement de Paris. En 1871, sauf à Marseille, l’échec de ces délégations fut complet. L’esprit insurrectionnel avait déjà beaucoup perdu de sa virulence de Danton à Gambetta.

Le ralliement à la Révolution, même terroriste, des prêtres dits assermentés et de membres du clergé régulier, fut une cause majeure des progrès révolutionnaires, en vertu du proverbe russe que le poisson pourrit par la tête. Cela, Louis XVI parut le comprendre et sa résistance spirituelle fut aussi vive que sa résistance politique fut nulle. Contre la Révolution comme contre la Réforme, Rome se défendit mal ou ne se défendit pas. Elle semble bien n’avoir pas compris alors, comme plus tard, au temps du ralliement, que c’était son existence même qui était en cause. Le premier but à atteindre était la déchristianisation du pays d’Europe, avec la Belgique et l’Espagne, le plus profondément évangélisé. Le second était le transfert des biens de la classe possédante à la classe dépossédée, de la classe à demi instruite à la classe ignorante, du tiers aux travailleurs manuels.

À l’injustice sociale latente, qui est la tare des sociétés dites civilisées et auxquelles remédient, tant bien que mal, l’assistance publique et la charité, la Révolution superpose une autre injustice, l’expropriation et la confiscation. Nous n’ignorons pas qu’à l’origine des grandes fortunes il y a toujours « des choses qui font trembler » et notamment l’exploitation du travail ouvrier, de la main-d’œuvre. Nous n’ignorons pas qu’une catégorie spécialisée, celle des financiers, indispensables d’ailleurs au fonctionnement des rouages sociaux, prélève une dîme outrancière sur le pain des foules et exploite la misère comme le luxe. Nous n’ignorons pas les exactions ni l’immunité des sociétés anonymes depuis l’âge industriel. Mais bien loin de calmer, d’apaiser ces maux, la Révolution les aggrave de tout le poids des instincts déchaînés.

La Révolution n’est pas seulement la guerre civile, avec ses abominations sans nombre, ses viols, ses déprédations, son étal de boucherie où campe une magistrature improvisée ou gangrenée et policière (démocratie). Elle est aussi la guerre étrangère et donne naissance au conquérant, qui transporte ses fureurs au dehors et cherche à asseoir sa propagande inepte sur des conquêtes territoriales. La monarchie voulait son pré carré, et Louis XIV se reprochait « d’avoir trop aimé la guerre », un peu comme on aime trop la chasse. La Révolution est encyclique comme la papauté qu’elle combat et voudrait soumettre à ses vues la terre entière, mettre la force au service de l’utopie. Voir Bonaparte.

L’utopie est puissante sur les cœurs humains en ce qu’elle ne voit pas les obstacles tirés de la nature même des choses et de leur équilibre. Chaque génération produit ses idéologues qui veulent à tout prix, et contre toute évidence, avoir eu raison. La première de ces utopies, en importance et aussi en conséquences désastreuses, est celle du progrès politique et social, que j’ai longuement et je crois logiquement combattu dans mon ouvrage : le Stupide dix-neuvième siècle. C’est pourquoi tous les révolutionnaires se disent amis des nouveautés, ou des idées avancées. Prenez-les tous, de Rousseau à Stirner, à Tolstoï, à Bakounine, à Karl Marx, et vous verrez que leurs idées avancées se ramènent à cinq ou six principes faux, tels que la marche indiscontinue de la connaissance, la prééminence naturelle du droit sur la force, le dogme de la science toujours bienfaisante, le dogme de la sagesse innée de la souveraineté populaire. Ces principes, dont la sottise n’est plus à démontrer pour chacun d’eux, s’agglomèrent en une sorte de code moral, propagé par l’imprimé et dont les inévitables ravages – parce qu’ils sont partout contrecarrés par les réalités – mènent à la décomposition des nations. Croyant promener un flambeau, la France révolutionnaire, puis napoléonienne, a agité une torche, augmenté la somme des malheurs et des souffrances et gâché l’influence française, le rayonnement français, dus à la monarchie.

Cela s’est traduit par la régression de notre langage au dehors. Depuis l’âge de vingt-cinq ans, j’ai été fréquemment en Hollande, attiré par ses peintres, ses paysages, ses grands souverains, des amitiés personnelles. En 1892, la langue française était universellement parlée à La Haye. En 1927, elle y était remplacée, de façon courante, par l’anglais et l’allemand. Même remarque, sur une moindre échelle, quant à la Suède. En Belgique même, le flamand gagne du terrain sur le wallon.

L’arrivée et le développement de la grande industrie (mines, tissages, chemins de fer) apportait à la cause révolutionnaire, au premier tiers du dix-neuvième siècle, la foule immense des ouvriers, arrachés aux travaux des champs. Ce phénomène coïncida avec une nouvelle fournée d’utopistes (les Saint-Simon, les Fourier, les Blanqui, les Hugo, les Michelet) renouvelant, parfois sous une forme attrayante, le dogme révolutionnaire et son animosité contre l’ordre, en particulier l’ordre catholique.

Puis le dogme de l’évolution – aujourd’hui battu en brèche de tous les côtés – vint encore renforcer ces tendances et donna naissance à celui de la lutte de classes, directement contraire à la civilisation, et père d’une nouvelle barbarie.

Dans son ouvrage magistral sur le Brigandage pendant la Révolution, M. Marcel Marion a montré comment la disparition des comités révolutionnaires contraignit le nombreux personnel qu’ils employaient à chercher ailleurs les moyens de vivre. Les quarante sous donnés aux sectionnaires, les gardiens des détenus à domicile ayant disparu, toute une tourbe, désormais sans emploi, se réfugia dans le brigandage. Ajoutez à cela l’immense misère due à la chute des assignats et à la cherté croissante de la vie. Tout le département des Bouches-du-Rhône, de Marseille à Saint-Rémy – où fonctionna un « tribunal populaire » – prit feu. Des attentats collectifs s’ajoutèrent aux crimes individuels. La désorganisation des finances publiques était à son comble, par « une inflation prodigieuse de papier monnaie », les vols et escroqueries de toute sorte se multiplièrent. Les grands principes des Droits de l’Homme commençaient à porter leurs fruits amers. Les condamnés narguaient les magistrats. La gendarmerie n’était plus payée.

Car, dans une société vaste et diverse comme la société française à toutes les époques, tout se tient, et l’intérêt public, c’est-à-dire national, est lésé, dans la mesure où les intérêts privés ne sont plus défendus, du fait du relâchement ou de la disparition d’une autorité centrale. La moralité religieuse, en s’évanouissant, emporte avec elle la moralité tout court. Les fils s’insurgent contre les pères, les filles contre les conseils des mères. Tous les contrats deviennent caducs. Ainsi, dans l’empoisonnement du sang, sous une cause quelconque, les cellules affolées se battent entre elles, émigrant dans d’autres parties de l’organisme, où elles jettent le trouble et la confusion.

 

 

 

Léon DAUDET.

 

Paru dans La Revue universelle

en mai 1939.

 

 

 

 

 



1 J’ai consigné mes observations dans deux ouvrages documentaires : la Police politique et Magistrats et policiers.

 

 

 

 

 

 

 

 

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