GOGOL ET LE DIABLE

de

Dimitri Merejkowski

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Léon DAUDET

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

CE livre consacré à l’auteur des Âmes mortes, traduit élégamment du russe par M. Constantin Andronikof, est des plus intéressants. Son auteur, M. Merejkowsky, est un critique de premier plan. Il a écrit sur Léonard de Vinci à Amboise, sur Tolstoï et Dostoïevski des pages que j’ai analysées. Cette fois, c’est à Gogol qu’il s’en prend, personnalité non moins extraordinaire, contemporain de Pouchkine, et qui a eu en Russie une vogue comparable à celle de l’auteur de Guerre et Paix et de celui de Crime et Châtiment. Le premier romancier russe révélé au public français du temps de Flaubert – dont il était l’ami, et qui l’appelait « le bon Moscove » – fut Tourgueniev, lequel n’était pas bon, et eut avec Tolstoï, dont il était jaloux, des démêlés du plus haut comique. Après lui, Melchior de Vogüé écrivit, sur le Roman russe, un ouvrage qui eut un vif succès, et à la suite duquel les deux chefs-d’œuvre que je viens de dire furent traduits en français avec un retentissement considérable. Porté à la scène de l’Odéon, Crime et Châtiment, admirablement joué par Colombey, Paul Mounet et autres, entraîna le public parisien, lui rendit familier le juge d’instruction Porphyre et l’étudiant assassin Rodion Raskolnikoff. La politique, comme il arrive, s’en mêla. La Puissance des ténèbres – que Louis Mullem appelait L’Impuissance des lumières – jouée chez Antoine, au Théâtre libre, et Anna Karénine, la Bovary slave, bénéficièrent de l’alliance russe et entrèrent dans le grand public parisien, sans toutefois que la langue russe, trop difficile, bien que fort belle, pénétrât dans les programmes scolaires à côté de l’anglais et de l’allemand. La librairie Plon publia un chef-d’œuvre de Retchelnikof, un roman sur les moujiks, demeuré dans l’ombre, Ceux de Podlipnaïa, que je ne saurais trop vous recommander. Quant aux Âmes mortes, elles avaient été traduites. On en parlait, mais sans les connaître, et Gogol avait ainsi le sort de Pouchkine, plus célèbre par sa mort tragique en duel que par son œuvre, où brillent, paraît-il, d’extraordinaires beautés. Les Français ne connaissent de lui que son conte La Dame de pique.

 

 

Dès le début de la biographie psychologique, et même psychique de Gogol, M. Merejkowsky écrit : « D’après la conception religieuse de Gogol, le diable est une essence mystique et un être réel, en qui s’est concentrée la négation de Dieu, le mal éternel. Négation de tout commencement et de toute fin. Le diable est le commencé et l’inachevé, qui se donne pour infini... En tant qu’artiste, Gogol étudie à la lumière du rire la nature de cette essence mystique.

« En tant qu’homme, il combat cet être réel avec l’arme du rire. Le rire gogolien, c’est le combat de l’homme avec le diable. »

Diable ! – sans jeu de mots – vous direz-vous, voilà qui n’a qu’un lointain rapport avec le rire de Rabelais ! Au temps de Pouchkine et de Gogol, la Russie intellectuelle et littéraire était partagée entre ces deux tendances : les occidentaux et les slavophiles. Dans sa fameuse « correspondance », Gogol dit : « On a beaucoup discuté à mon sujet. Plusieurs de mes aspects ont été analysés, mais on n’a jamais déterminé l’essentiel. Seul, Pouchkine l’a bien vu. Il me disait toujours qu’aucun écrivain ne possédait ce don de dévoiler si crûment la trivialité de la vie, de décrire avec une telle force la mesquinerie de l’homme mesquin, et de telle façon que toute la vulgarité qui échappe à la perception éclate aux yeux de tous. Voilà la vertu qui n’appartient qu’à moi seul et qui semble manquer aux autres écrivains. » Merejkowsky ajoute que l’on voit le mal dans l’infraction aux lois morales, dans des crimes rares et extraordinaires, dans des circonstances tragiques, alors que Gogol voit le mal, l’éternel mal, dans l’absence de tragique, dans l’impuissance, dans la crainte, dans trop de prudence, dans le plat et le banal, dans la mesquinerie des pensées et des sentiments humains. Il conclut que Gogol a fait pour l’éthique ce que Leibnitz a fait pour les mathématiques et qu’il a découvert l’importance illimitée des infinitésimales du bien et du mal. « Le premier, il a compris que le diable est infiniment petit, qui nous paraît grand à cause de notre seule petitesse. »

Les deux principaux héros de Gogol, Hlestakoff et Tchitchikoff, sont en réalité deux figures russes contemporaines, deux hypostases du mal éternel et universel, de l’impérissable mesquinerie humaine. Hlestakoff, c’est le penseur inspiré, un démon dans le genre de Zarathoustra, de ce Nietzsche que ne pouvait avoir lu Gogol ; Tchitchikoff, c’est l’homme d’action, le Napoléon. Cette symbolique concrétisée est d’un tour si particulier qu’elle demeure, pour nous Français, enveloppée de brumes et, en dépit des louables efforts de M. Merejkowsky, quasi indéchiffrable.

Particularité remarquable, Gogol, d’après ses biographes, ne devait pas connaître l’amour des femmes. On ne peut rien découvrir dans sa vie, qui ressemble à l’état amoureux. D’après le témoignage du médecin qui le soignait avant sa mort, depuis longtemps il n’avait eu de rapports avec une femme et il n’en éprouvait aucun besoin, car cela ne lui avait jamais procuré un plaisir particulier. Il ajoute, en parlant de l’amour : « Cette flamme m’aurait instantanément réduit en poussière ».

Ici, remarque, curieuse et puissante, de M. Merejkoswky : cette force, qui éloigne Gogol des femmes, n’est pas le défaut de sensualité, mais, au contraire, comme un trop-plein extraordinaire, orgiaque. C’est la plénitude démesurée, la tension, l’orageux silence du sexe : « Dans ce déséquilibre des deux principes élémentaires – le païen et le chrétien, le charnel et le spirituel, le réel et le mystique – réside toute la destinée de Gogol, non seulement créatrice et conceptuelle, mais aussi vitale et religieuse. »

Ces heurts de la nature se retrouvaient dans son aspect physique. La figure de Gogol avait quelque chose d’imprévu, de trop aigu et, en même temps, de brisé, de malade. Le nez, long et sec, lui donnait un air d’oiseau, solitaire, triste et vigilant. Il semblait une sinistre caricature. Il faisait rire les autres et il était risible lui-même. Son ami Pogodine lui disait : « Mais, mon vieux, tu deviens toi-même un personnage comique. » Gogol lui répondait : « Justement, je suis un comique et ma figure est caricaturale. »

 

 

Son cas était-il pathologique ? Sans aucun doute ! Il a décrit lui-même les étranges accès auxquels il était sujet. Durant un état de santé parfaite et de sérénité spirituelle, naissait d’abord, sans raison apparente, une exaltation confuse, irrésistiblement croissante. Puis une peur soudaine, comme le cri de Pan. Ensuite une angoisse indescriptible : « Mon état devenait tel que je ne savais plus où me mettre, à quoi me retenir. Je ne pouvais demeurer deux minutes tranquille, ni assis, ni couché, ni debout... Puis venaient les évanouissements et finalement un état tout à fait somnambulique. » On reconnaît là un état hypersensible, attribué par le docteur Erusin Pulay, dans un récent et célèbre ouvrage, au déséquilibre des hormones. Gogol est atteint de la fugue, en proie à d’incessants vagabondages. Il s’enfuit de Saint-Pétersbourg à l’étranger, sans savoir ce qu’il fait, après avoir volé l’argent de sa malheureuse mère, victime de ses incompréhensibles sautes d’humeur. Il reviendra assez rapidement la première fois ; la seconde, après la représentation du Reviseur, il s’en ira pour de nombreuses années. Mais à l’étranger non plus il ne peut trouver de repos. Il court d’un bout de l’Europe à l’autre, d’Europe en Afrique et en Asie. De Barcelone à Jérusalem, de Naples au Kamtchatka. « En rêve tout au moins », ajoute M. Merejkowsky. Il faudrait donc faire la part du réel et de la mythomanie. Car on sait que celle-ci peut s’associer à la fugue. Il est à noter que Tolstoï lui aussi fut sujet à la fugue et partit à la fin au hasard, pour mourir dans la maison d’un chef de gare. Mais sa dernière période de prédication altruiste, qui commença avec Résurrection et se continua avec l’affaire des Doukhobors, ne fut-elle pas une longue fugue intellectuelle et spirituelle ? Voir à ce sujet l’admirable biographie, par François Porché, de l’auteur de Guerre et Paix. Gogol résume ainsi ses sensations : « Mon âme dépérit d’une effroyable mélancolie, que la maladie m’apporte ; mon âme lutte contre elle et s’épuise à la lutte. Cela est bien, bien pénible, tellement parfois que j’ai envie de me pendre. » Le tout accompagné d’un malaise glacial.

« Cette agonie, dit le biographe, dura des années, des dizaines d’années. On dirait que Gogol n’a jamais vécu. Toute sa vie, il n’a fait que mourir. » Il vivait alors renfermé et solitaire comme certains toxicomanes qui se sentent, par leur vice, séparés du monde. Ses propos manquaient de tact et de mesure. Il s’en rendait compte et il en souffrait.

Gogol, de plus en plus anxieux, résolut, pour se délivrer par la prière, de se rendre à Jérusalem. Mais au moment de s’embarquer, à Naples, il manqua de courage définitivement. Puis un religieux assez fruste, le père Matthieu, eut sur lui une grande influence. C’est alors qu’il commença à jeûner, sans doute afin de se laisser mourir de faim. Neuf jours avant sa mort, il ordonna à son petit domestique d’allumer un grand feu et y jeta ses manuscrits. Il appela Tolstoï, lui montra le monceau de cendres : « Voilà ce que j’ai fait. J’ai tout brûlé. Comme le Malin est puissant ! Voilà jusqu’où il m’a mené. » Son agonie fut extrêmement douloureuse, aggravée par des bains chauds qui lui arrachaient des gémissements.

Ce livre place M. Merejkowsky au premier plan de la critique européenne.

 

 

Devant un ouvrage de cette réalité, l’esprit demeure confondu. C’est ici le roman clinique, sans la moindre intervention du roman féerie. Seule, la religion, par l’espérance de l’au-delà, peut panser de telles plaies. Or il n’est nulle part question du suprême, du seul remède, dans le livre sincère de Mme Martha Gellhorn. La société actuelle est écorchée vive, dans sa classe pauvre, et l’on n’aperçoit aucun pansement. C’est la moralité qu’on peut tirer de ce livre extraordinaire, et dont l’enseignement est tacite. Lisez-le, méditez-le, il en vaut la peine.

 

 

 

Léon DAUDET,

L’heure qui tourne,

Éditions de la Nouvelle France,

1945.

 

 

 

 

 

 

 

 

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