La Vierge dans le théâtre français

UN MIRACLE DE NOTRE-DAME

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Maurice DELÉGLISE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

DÈS que se dessinèrent, au Moyen Âge, les premières tentatives de représenter par personnages quelques épisodes de l’Écriture ou de la Liturgie, pour permettre aux fidèles une plus grande compréhension des textes sacrés et des cérémonies religieuses, l’action de la Vierge tenta les auteurs de jeux dramatiques. Les poètes n’eurent pas de peine à trouver les thèmes car nombreux était alors les récits et les contes, en prose ou en vers surtout, qui chantaient de façon naïve la touchante confiance que le Moyen Âge témoigna à la toute-puissante Mère de Dieu. On se répétait sans se lasser les prodiges qu’elle obtenait de son divin Fils, en faveur de ceux qui s’abandonnaient à elle. Jacques de Voragine, dans sa fameuse LÉGENDE DORÉE, Jean Miélot, secrétaire de Philippe le Bon et de Charles le Téméraire, Gauthier de Coincy dont les cinquante MIRACLES totalisent environ 4,000 vers, et bien d’autres nous ont conservé les traces de la ferveur de nos pères. Cette abondante source d’inspiration donna naissance à une importante littérature dramatique, les MIRACLES DE NOTRE DAME, dont une cinquantaine seulement nous ont été conservés et parmi eux, au XIVe siècle, les quarante des manuscrits 819 et 820 de la Bibliothèque Nationale.

Tant par le sujet que par la peinture des caractères, ces petites pièces ont une valeur humaine encore actuelle. À tel point que des auteurs modernes n’ont pas craint d’y puiser leur inspiration. Une des plus connues est celle qui s’intitule : « Le Mystère de la Sacristaine qui, ayant quitté son monastère, y fut remplacée par la Vierge elle-même ». Monsieur Robert Guiette, dans un ouvrage très documenté édité en 1927 par Champion, rassemble et étudie plus de deux cents versions du même miracle, en toutes langues, jusqu’aux films de Max Reinhart ou de Jacques de Baroncelli. Nous nous bornerons aujourd’hui à confronter les œuvres qu’en ont tirées deux auteurs contemporains, Maurice Maeterlinck et Henri Brochet, et à déterminer, ce qui est proprement notre sujet, le rôle qu’y tient Notre Dame et le portrait qu’on nous en fait.

L’intervention de la Vierge, dans les œuvres du Moyen Âge, se borne généralement à la demande d’autorisation qu’elle adresse à son Fils pour qu’elle puisse inspirer ses protégés ou les retenir sur le chemin de l’erreur. Parfois elle prie Notre Seigneur de faire un miracle ou de lui donner pouvoir d’en taire un. Souvent alors elle délègue auprès de ses fidèles un ange, Gabriel en particulier, pour les aviser de la grâce qui leur est faite. Elle-même se montre assez peu sur terre et reste dans l’espace réservé aux personnages célestes. Ici pourtant nous la voyons déroger à ses habitudes :

Béatrice est une religieuse que ses fonctions de sacristine et de portière exposent à des contacts fréquents avec le monde. Monde des pauvres, des mendiants, des miséreux de toutes sortes, parmi lesquels se glisse un beau seigneur qui parvient à lui conter fleurette. La malheureuse se laisse séduire et s’enfuit avec son galant, non sans avoir déposé aux pieds de la statue de Notre Dame les insignes de sa profession et de sa charge. Quel sera le scandale quand on découvrira la fugue ! Compatissante et ne désespérant pas de la conversion des pécheurs, la Vierge endosse les habits de la fugitive et tient, sans que personne s’en doute, l’emploi délaissé. Quand, après une vie de débauches et de déceptions, la brebis rentre au bercail, elle a la surprise d’y apprendre que nul n’a soupçonné la vérité et que, par la grâce de Notre Dame, elle peut reprendre son personnage.

Peut-on montrer de façon plus simple et plus touchante l’immense patience de la miséricorde divine et l’action bienfaisante de la médiation de la Vierge ? La grandeur de la faute, la lenteur du repentir (toute une vie !), la durée du miracle comme son déclenchement instantané mettent en lumière aussi la confiance que le Moyen Âge avait en Notre Dame.

Qu’en est-il des pièces modernes ?

Alors qu’au Moyen Âge l’intervention miraculeuse semblait toute naturelle et ne se signalait généralement par aucun accompagnement de prodige, Maeterlinck semble avoir été attiré plus par le côté extraordinaire du miracle que par sa valeur propre. Bien plus, au lieu de se contenter de la substitution de la Vierge à la religieuse en rupture de clôture, il renchérit et tombe dans le pathos. Qu’on en juge :

Le premier acte de SŒUR BÉATRICE relate la chute et la fuite. Le prince Bellidor a déjà virtuellement emporté la place. Il n’a plus qu’à cueillir le fruit de ses manœuvres et les prières que sa victime adresse à la Vierge sont plus des excuses qu’elle se donne que la preuve qu’un désir réel d’être secourue. Le deuxième acte est proprement celui de l’intervention surnaturelle.

L’auteur a voulu manifester la grandeur du personnage par le costume d’abord : la statue de Marie est habillée, selon la coutume espagnole, de somptueux vêtements de velours et de « brocart qui lui donnent l’apparence d’une princesse céleste. Une large ceinture orfévrie lui enserre la taille, et un diadème d’or où étincellent des pierreries couronne la chevelure qui se répand sur les épaules de l’image ». On ne peut reprocher à l’auteur d’avoir choisi pour sa pièce une madone espagnole, d’autant moins que Lope de Véga lui-même a signé une adaptation de ce miracle. De même relevons avec plaisir les paroles simples de Marie accueillant la fillette qui se présente à la porte et qui, dans son innocence, est la première et la seule à soupçonner que le personnage de Sœur Béatrice a subi une transformation, un enrichissement :

 

            La Vierge – Bonjour Allette. Pourquoi te caches-tu ?

            Allette – Sœur Béatrice, vous êtes plus belle qu’elle !

            La Vierge – C’est le jour du Seigneur et je suis bien heureuse...

            Allette – Pourquoi avez-vous mis de la lumière sur votre robe ?

            La Vierge – Il y en a partout quand le soleil se lève.

            Allette – Pourquoi avez-vous mis des étoiles dans vos yeux ?

            La Vierge – Il y en a souvent au fond des yeux qui prient...

            Allette – Pourquoi avez-vous mis des rayons en vos mains ?

            La Vierge – Il y en a toujours aux mains qui font l’aumône...

 

Ainsi le discours s’engage simplement et laisse prévoir un développement heureux. Hélas ! il faut déchanter. Notre Dame ne dira plus grand-chose mais elle sera l’occasion de développements scéniques qui tiennent plus de la revue à grand spectacle que de l’art dramatique. La mise en scène, indiquée par des rubriques démesurées, va tenir lieu de peinture des caractères ; les accessoires et l’agitation des figurants vont détourner l’attention de l’essentiel.

D’abord, Notre Dame, remplaçant Béatrice dans la distribution des vêtements aux pauvres, fait un miracle spectaculaire Alors que Notre Seigneur s’est contenté de multiplier les pains en leur laissant leur qualité de pains et sans en faire des brioches ou des petits fours, la Vierge, ici, transforme les humbles habits rapiécés offerts par des âmes charitables ou confectionnés au couvent, en atours princiers, somptueux et rutilants, dont les miséreux bénéficiaires ne sauront que faire. C’est là une manifestation de mauvais goût qui ne présage rien de bon. Nous avons raison de trembler.

Reconnue coupable d’avoir laissé voler la statue de la Vierge et de s’être revêtue de ses ornements, Béatrice-Notre Dame se voit livrée par le chapelain à la colère de la communauté et est entraînée à la chapelle, au pied des autels, pour subir le châtiment le plus infâmant : la discipline publique appliquée par ses consœurs. Les termes dans lesquels la sentence est prononcée fait craindre le pire. Il se dégage de cette scène une impression de gêne due à une sentimentalité de mauvais aloi et à une recherche évidente de l’effet. La suite est un comble. C’est ici que la rubrique atteint des proportions monstrueuses et décrit une scène qui se veut grande et qui n’est que carnavalesque :

 

« Les religieuses entraînent la Vierge qui marche au milieu d’elles, indifférente, impassible et docile. Toutes, à l’exception de sœur Églantine, ont déjà dénoué la double corde à nœuds qui leur ceint les reins. Elles pénètrent dans la chapelle dont les portes se referment ; et le prêtre resté seul se prosterne devant le piédestal abandonné. Un assez long silence. Soudain on entend filtrer à travers les portes de l’église un chant d’une indicible douceur. C’est un cantique sacré de la Vierge, l’AVE MARIS STELLA, qu’entonnent, semble-t-il, de lointaines voix d’anges. Peu à peu le chant se précise, se rapproche, s’amplifie et s’universalise, comme si une invisible foule, de plus en plus nombreuse, y prenait une part de plus en plus ardente, de plus en plus céleste. En même temps s’y mêlent dans la chapelle un bruit de chaises renversées, de candélabres qui tombent, de stalles bousculées, et des exclamations de voix humaines affolées. Enfin, les deux battants sont violemment repoussés et la nef apparaît tout inondée de flammes et d’étranges splendeurs qui ondulent, s’épanouissent, s’entrecroisent, infiniment plus éclatantes que celles du soleil dont les rayons éclairent le corridor. Alors, parmi des « Alleluia » et des « Hosanna » délirants qui font explosion de toutes parts, bouleversées, hagardes, transfigurées, ivres de joie et d’épouvante surnaturelles, brandissant d’éblouissantes gerbes, surchargées de fleurs miraculeuses qui multiplient l’extase, enveloppées des pieds à la tête de vivantes guirlandes qui entravent leur marche, aveuglées sous la pluie des pétales qui ruissellent des voûtes, les religieuses encombrent en tumulte les portes trop étroites, descendent en chancelant les degrés étouffés sous les prodigieuses jonchées et tout en effeuillant à chacun de leurs pas leur fardeau qui renaît dans leurs mains, entourent le vieux prêtre maintenant redressé, pendant que celles qui les suivent s’avancent à leur tour dans la houle de fleurs animées qui déferle sans cesse le long des marches du portail. »

 

Tout le texte qui suit n’est que surenchère. Les religieuses chantent, étouffent, explosent, jubilent sous des amas de fleurs jaillissantes et lumineuses. Leurs paroles sont à l’unisson du décor :

 

            – Quand j’ai voulu toucher ses vêtements sacrés...

            – Les flammes ont surgi, les rayons ont parlé !

            – Les anges de l’autel se sont tournés vers nous !

            – Les saints joignaient les mains en se penchant vers elle !...

            – Les statues des piliers se mettaient à genoux !...

            – Les archanges chantaient en déployant leurs ailes !...

            – Toutes les fleurs du ciel jaillissaient de nos mains !...

            – Nos bras qui la frappaient l’inondaient de lumière !...

            – Des roses qui vivaient écartaient les liens...!

            – Les lys miraculeux éclataient dans les verges !...

            – De longues palmes d’or enflammaient les lanières !...

 

Quelle pitié !

Est-il besoin maintenant de résumer le dernier acte ? Béatrice, à la fin d’une vie de débauche, revient épuisée et repentante à la maison qu’elle a quittée. Elle meurt en confessant ses fautes mais ses compagnes n’attribuent de tels aveux qu’aux tentatives du démon d’abuser une âme sainte durant les souffrances de l’agonie. La pièce se termine sans que le mystère soit éclairci : Béatrice ne sait pas pourquoi on la vénère alors qu’elle n’a aucun mérite et les religieuses ignorent totalement ce qui a valu tant de grâces à celle qu’elles honorent comme une sainte. La statue de Notre Dame a repris sa place avec l’arrivée de Béatrice, mais c’est à peine si on remarque ce retour et nul ne s’avise de remercier la Vierge d’une intervention que personne ne semble lui attribuer.

En fait Maeterlinck a manqué sa pièce : il a confondu le clinquant et le faux luxe avec la véritable grandeur. Celle-ci est avant tout intérieure et ne se manifeste pas par une telle débauche d’accessoires. Notre Dame est plus discrète dans ses interventions et lorsqu’elle accomplit un prodige, comme à Lourdes par exemple, elle y fait preuve d’un goût meilleur. Le Moyen Âge avait mieux compris que le miracle résidait dans cette attente patiente du retour du pécheur et dans ce souci que Dieu a constamment de laisser à l’homme toute sa liberté. C’est pourquoi Notre Dame se substituant à Béatrice n’a pas à changer la nature de sa protégée, mais bien à tenir sa place en lui ménageant toute sa chance au retour. À l’âme repentie de comprendre et de mériter enfin la grâce toute gratuite qui lui offerte.

Refaisant la pièce Henri Brochet développe ce thème et l’enrichit en centrant le débat sur le problème de la vocation.

Béatrice est ici une jeune novice entrée au couvent contre la volonté de ses parents. Aux yeux de sa supérieure et de ses sœurs elle cache sous des dehors espiègles et mutins le drame douloureux qui déchire son cœur : a-t-elle le droit de faire ainsi souffrir les siens ? Pressée par son père de revenir à la maison pour que sa présence redonne la vie à sa mère prostrée et sauve son père du désespoir, privée des conseils de sa supérieure qu’elle n’a pas le temps de consulter, elle s’en remet à la garde de Notre Dame :

 

« Ô Notre Dame ! Sans défense, sans conseil, considérez la violence qui m’est faite... La violence qu’on me fait, c’est à vous qu’on la fait, Notre Dame... Je vous promets de vous être fidèle... Ma pèlerine et mon petit bonnet tiendront ma place... Mais je n’emporte pas mon cœur, Notre Dame. »

 

Notre Dame n’est pas, pour Brochet, la madone espagnole aux allures princières que voyait Maeterlinck. C’est celle qu’on invoque sous le nom de TRÔNE DE LA SAGESSE et qui, encore enfant, apprend sur les genoux de sainte Anne, sa mère, comment on prépare son âme à répondre à l’appel de Dieu. Comme dans l’œuvre de Maeterlinck, sa statue s’anime et prend la place de l’absente, mais Notre Dame de la Sagesse respecte la personnalité de celle dont elle tient le rôle. Elle saura même, et cela dès le premier moment, être enjouée et espiègle comme Béatrice. Parée du bonnet et de la pèlerine de la petite novice, elle se fait admirer gentiment par sainte Anne dont la statue a aussi pris vie :

 

« N’ai-je pas bonne mine ainsi ?... Ne suis-je pas toute semblable à la pauvre petite ?... Qu’en dites-vous ?... »

 

Simplicité et naturel, voilà les qualités que nous retrouvons au second acte dans l’attitude de la Vierge en face de la sœur Supérieure. Quand on constate la disparition de la statue de Notre Dame, la nouvelle Béatrice accepte sans protester la dure pénitence qu’on lui inflige. Remarquons en passant le tact de Brochet : au lieu de se perdre en gestes démesurés comme le fit Maeterlinck, il agit avec modération. La coupable devra passer la nuit en prière au pied de la statue solitaire de sainte Anne et se rendre le matin au poste de police pour porter plainte contre inconnu à propos de la disparition de la statue de Notre Dame. Nous ne trouvons donc rien, dans cette pièce, des écarts et des fautes de goût rencontrés dans l’autre. Rien de théâtral au sens péjoratif, mais l’étude en profondeur d’un problème important. Au cours de cette veille peu ordinaire, sainte Anne et sa fille méditeront sur la vocation humaine et plus spécialement sur l’écho que rencontre la voix de Dieu dans les âmes qu’il s’est choisies. Qui, mieux que la mère de Dieu et celle qui l’a préparée à sa sainte mission, pouvait parler avec sérénité et compétence de ce grave sujet ? Écoutons-les plutôt :

 

Notre Dame : – Une vocation est donc parfois un mystère douloureux ?

Sainte Anne : – Non pas. Non pas douloureux. Je n’ai pas à vous apprendre, Marie, que c’est plutôt une grande joie ; mais une joie mystérieuse et terrible tout de même ; une joie forte et pure... comme l’air pur et rare des hauts sommets, qui fait battre le sang plus fort et trouble le cœur.

Notre Dame : – (murmure, se souvenant sans doute) C’est vrai.

Sainte Anne : – On se sent à la fois mieux vivant et moins bien portant.

Notre Dame : – (comme plus haut) Mieux vivant parce que Dieu parle...

Sainte Anne : – ... moins bien portant parce que l’on connaît sa propre faiblesse, et qu’on souffre.

Notre Dame : – (après un petit temps, murmure tendrement) Il suffit de se dire la petite servante du Seigneur.

Sainte Anne : – Vous-même le direz-vous en toute sérénité ?

Notre Dame : – (après un temps de souvenir, murmure, plus grave) Je ne crois pas.

Sainte Anne : – Vous voyez...

 

Admirons l’habileté de l’auteur qui a réussi à suggérer en si peu de phrases la complexité du personnage de Marie : elle assume présentement le rôle de Béatrice mais elle est aussi Notre Dame de la Sagesse, jeune fille encore, écoutant les leçons de sa mère, ce qui ne l’empêche pas pour autant de faire retour dans le temps et de se rappeler sa vie terrestre et ses soucis, joies et inquiétudes qui ont accompagné sa glorieuse mission. Elle peut donc comprendre à la fois les souffrances des parents de Béatrice et les hésitations de la novice. Son intervention en cette circonstance sera discrète et conforme aux intercessions mariales : avec sainte Anne elle adressera au Seigneur un cantique de louange pour qu’il daigne apaiser les cœurs souffrants et éclairer les indécis.

Notre Dame a prié ; elle va agir maintenant. En se chargeant du rôle de Béatrice, elle a précisé le sens de son intervention :

 

« Sœur Béatrice, il faut que je vous fasse honneur. Vous ne m’avez pas chargé de vous remplacer, mais c’est ici que vous avez laissé votre cœur et je veux qu’il batte dans ma poitrine. Quand vous reviendrez, je vous le rendrai tout brûlant et vous entendrez mieux qu’avant la voix de Dieu et son appel... car vous reviendrez, sœur Béatrice. Si j’ai pris votre place, c’est pour m’unir à votre épreuve et pour porter avec vous votre fardeau. Votre place est ici, en dépit de vos malheureux parents. Si nous n’avons qu’un père et qu’une mère, nous n’avons avant tout qu’un Dieu et la volonté de Dieu prime tout. Vous pouvez m’en croire, sœur Béatrice, je sais ce que je dis. Vous êtes libre de refuser, sans doute. Tout ceci ne se terminera pas sans pleurs et souffrance. J’en prendrai ma part, sœur Béatrice ; faites-moi confiance ; je ne refuse rien pour vous aider à ne pas vous refuser vous-même. »

 

Au matin déjà lui est donnée l’occasion de tenir sa promesse. Le père de Béatrice se présente à nouveau au couvent pour tenter une dernière fois de reprendre sa fille qui maintenant, poussée sans doute par la grâce que la retraite nocturne de Notre Dame lui a méritée, s’est enfuie de chez lui. Le père arrive avant sa fille, mais comme Notre Dame lui répond sous les traits de celle-ci, il ne s’aperçoit pas de la substitution. C’est à un homme révolté et agressif que Marie a affaire ; c’est aussi à un cœur blessé, plus à plaindre qu’à blâmer. Avec beaucoup de respect elle tente d’abord de calmer sa colère puis écoutant battre dans sa poitrine le cœur de Béatrice elle exprime avec ferveur les sentiments qui ont dû y naître pendant cette nuit mémorable :

 

« Moi aussi, papa, je t’ai peut-être répondu comme une maladroite, et je te demande de me pardonner si je t’ai blessé. Tu crois que je suis en “gaîté”, comme tu dis, dans ce “maudit couvent”, pendant que tu souffres de mon absence dans notre maison désertée. Que sais-tu de ma gaîté pour en parler si légèrement ? Que sais-tu de mon couvent pour le maudire ? La vérité, l’étrange vérité, est singulièrement plus haute et plus grave. Mon devoir est plus douloureux...

« Tu es mon père et je suis ton enfant. Tu es ma vie et je suis comme ton bourgeon. Tu es le tronc qui porte un vert rameau. Sans toi je ne suis rien, je ne serai rien : ce que je suis c’est de toi que je le tiens ; ce que je vaux, je te le dois... Crois-tu que le devoir d’un rameau ne soit pas de demeurer uni au tronc qui lui a donné naissance ? Crois-tu qu’un bourgeon soit bienheureux d’être séparé de sa tige ? Crois-tu, papa, que de gaîté de cœur, la fleur se laisse couper, la branche fendre, le fruit cueillir ?...

« Mais un arbre ne sait rien de son lendemain. Une fleur, une feuille, un bourgeon ne connaissent pas leur destin ; ils ne tiennent pas leur avenir dans leur main ; ils sont en vie, c’est tout ce qu’ils savent, et ils aiment la sève et les racines et le tronc de qui la vie leur est donnée. Car le Maître de l’arbre est plus puissant que l’arbre ; le jardinier plus savant que le jardin, l’émondeur lui-même est au-dessus du peuplier... Ainsi sommes-nous entre les mains de Dieu...

« Nous sommes là, bien tranquilles, nous portant bien, nous aimant bien, et si unis qu’il semble que rien ne pourra nous séparer... Comme tronc, rameaux, fleurs et bourgeons, nous vivons ensemble, d’une même sève, d’un même sang, d’une même foi...

« Sans doute, l’orage peut briser nos liens et nous ne nous connaissons pas pour éternels : la mort n’épargne personne... Nous n’oublions que l’émondeur, le jardinier, notre Maître le Dieu des plantes, le Dieu des hommes, qui taille, coupe et sépare à son gré et fait couler selon son bon plaisir la sève et la vie, les pleurs et le sang...

« J’ai senti la morsure des cisailles ; j’ai été tranchée et retranchée ; j’ai été choisie et cueillie ; j’ai été ravie et gardée... Je ne me suis pas “sauvée”, ainsi que tu le dis, papa : j’ai quitté ton jardin aux doigts de Dieu, au gré de Dieu. Si tu veux maudire quelqu’un, tourne-toi vers lui. Es-tu de force à maudire Dieu...

« Quant à ma “gaîté”, à l’insouciance qu’on me reproche, à ma légère façade... une fleur cueillie garde ses couleurs et son parfum puisque c’est pour son parfum et pour ses couleurs que le jardinier l’a cueillie...

« Mon pauvre papa, tu me poursuivais pour me reprendre, ou pour me maudire, et c’est une double douleur semblable à la tienne qui t’ouvre la porte ; la blessure de ta chair et de ton âme, tu la trouves sur moi toute semblable, au point même où Dieu nous a séparés l’un de l’autre... Ta fille a accepté le sacrifice... elle te demande d’accepter aussi. »

 

Ce long discours, entrecoupé de répliques non rapportées ici, montre combien Brochet a enrichi le personnage de la Vierge dans une œuvre faite en son honneur. Alors que le Moyen Âge développe avant tout les personnages humains et s’intéresse à la trame en suggérant seulement le rôle de Notre Dame ; alors que Maeterlinck se laisse attirer par les faux brillants et se réfugie dans l’accessoire, Brochet donne au rôle de Notre Dame sa place véritable, qui est la première. Mais ce faisant, il a soin de respecter l’équilibre de la pièce et de ne pas détruire les autres caractères. L’action d’ailleurs reste la même dans ses grandes lignes : la statue est retrouvée car Notre Dame a repris sa place ; le père de Béatrice s’en retourne apaisé sinon pleinement convaincu et la novice rentre. Seule, au couvent, la Supérieure, qui a surpris la nuit une partie du dialogue de Notre Dame et de sainte Anne, saura que Béatrice bénéficie d’un secours tout spécial du ciel.

C’est bien en cela que réside tout le miracle : la grâce toujours abondante que Notre Dame obtient pour ceux qui lui font pleine confiance, sujet tout intérieur que seules les nécessités de l’action dramatique obligent à rendre sensible par une affabulation qui n’est que prétexte.

 

 

 

Maurice DELÉGLISE.

 

Paru dans la revue Marie en juillet-août 1952.

 

 

 

 

 

 

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