La carrière politique de sainte Catherine de Sienne

 

ÉTUDE HISTORIQUE

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Noële M. DENIS-BOULET

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La plupart des chapitres de ce livre ont été publiés en articles

dans la Revue catholique de la Suisse romande « Nova et Vetera ».

 

 

 

 

PAPES ET SOUVERAINS CITÉS DANS LE VOLUME

 

PAPES

 

EMPEREURS

 

ROIS DE FRANCE

 

ROIS DE NAPLES ET DE HONGRIE

 

 

 

 

Nicolas IV

(1288-92)

S. Célestin V

(1294)

Boniface VIII

(1294-1303)

Benoît XI

(1303-05)

Clément V

(1305-14)

 

 

Benoît XII

(1316-34)

 

 

Benoît XII

(1334-42)

Clément VI

(1342-52)

 

Innocent VI

(1352-62)

Bx Urbain V

(1362-70)

Grégoire XI

(1370-78)

Urbain VI

(1378-89) (Rome)

Clément VII

(1378-94) (Avignon)

 

 

Boniface IX

(1389-1404) (Rome)

Benoît XIII

(1394-1424) (Avignon)

Innocent VII

(1404-6) (Rome)

Grégoire XII

(1406-9) (Rome)

Alexandre V

(1409-10) (Pise)

Jean XXIII

(1410-15) (Pise)

Martin V

(1407-31)

 

 

 

 

Rodolphe de Habs-bourg (1273-91)

Adolphe de Nassau

(1292-98)

Albert d’Autriche

(1298-1308)

 

 

Henri VII

(1308-13)

Louis de Bavière

(1314-46)

 

 

 

 

 

 

Charles IV de Bohême

(1346-78)

 

 

 

 

 

 

Wenceslas

(1378-1400)

 

 

 

 

Robert

(1400-10)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Sigismond

(1411-  )

 

Saint Louis

(1226-70)

Philippe le Hardi

(1270-85)

Philippe IV le Bel

(1285-1314)

 

 

 

 

 

 

 

 

Louis X le Hutin

(1314-16)

Philippe V le Long

(1316-22)

Charles IV le Bel

(1322-28)

Philippe VI de Valois (1328-50)

Jean II le Bon

(1350-64)

 

 

 

Charles V le Sage

(1364-80)

 

 

Charles VI

(1380-1422)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Charles VII

(1422-  )

Charles Ier d’Anjou

(1266-85)

 

 

Charles II

(1285-1309)

 

 

 

 

 

 

Robert le Sage

(1309-43)

 

 

 

 

 

 

Jeanne Ire

(1343-82)

En Hongrie : Louis le Grand (1342-82)

 

 

 

 

 

 

 

Charles de Duras

(1380-86)

En Hongrie : Marie

(1382-85)

En Hongrie : Charles de Duras (1385-86)

Ladislas

(1390-1414)

 

 

PRINCIPALES DATES

DE LA VIE DE SAINTE CATHERINE

(1347-1380)

 

1347 (environ) : Naissance de sainte Catherine.

 

1350 (environ) : Arrivée de sainte Brigitte à Rome.

 

1367-1370 : Séjours du pape Urbain V et de l’empereur Charles IV en Italie.

 

1370-1372 : Débuts de la vie politique de sainte Catherine ; lettres au légat ; elle prêche la croisade.

 

1373 : Mort de sainte Brigitte à Rome.

 

1374 : Chapitre général des Dominicains à Florence, où comparaît Catherine. Raymond de Capoue devient supérieur canonique de son groupe.

 

1375 : Voyages de Catherine à Pise et grande activité en faveur de la croisade.

 

1376 : Lettres de Catherine à Grégoire XI. Voyage à Avignon. Retour du pape en Italie.

 

1378 : Mission de Catherine à Florence. Mort de Grégoire XI, élection d’Urbain VI, puis de Clément VII. Arrivée de Catherine à Rome.

 

1379 : Activité de Catherine à Rome, succès urbanistes en Italie.

 

1380 (29 avril) : Mort de la sainte.

 

 

 

 

 

INTRODUCTION

 

LE PROBLÈME CRITIQUE

 

Pour qui a le goût de l’humble vérité historique, de la réalité de l’humble vie que menèrent sur la terre les grands aspirants du ciel, quoi de plus affligeant que de voir, à notre époque encore, les écrivains religieux dédaigner souvent le petit effort d’être exacts quant aux faits et se contenter de développer à leur tour une « tradition » qui se déforme et grossit en allant ? S’il y a un sujet sur lequel la science et l’intelligence de la piété doivent s’accorder, c’est bien pourtant celui des biographies des mystiques. À l’extrême opposé, d’ailleurs, la vulgarisation superficielle des travaux spéciaux, faite par conférences ou par simples conversations, répand parfois dans le public catholique d’étranges inquiétudes. On rencontre alors des gens qui vous disent : « Est-il vrai que Raymond de Capoue ait menti ? que Catherine de Sienne ne soit pas l’auteur de ses lettres ? que sa chère figure ait été fabriquée par les Dominicains pour la défense de leur politique ? » Absolument comme si, ayant entendu parler de critique des Évangiles, on s’inquiétait tout à coup de savoir si le Christ a existé.

Le seul remède est dans l’étude patiente des textes et des auteurs. Avant de tenter nous-même un peu de vulgarisation, nous devons nous excuser : de tels travaux sont généralement plus utiles à l’écrivain qu’au lecteur. Du moins pouvons-nous espérer orienter l’attention, guider les recherches. Mais nous ne serons bien compris que de qui a déjà fréquenté et goûté les écrits catheriniens. Toutefois, puisque chacun ne peut lire plusieurs gros volumes érudits sur tous les sujets qu’il aime, nous devrons essayer d’indiquer des conclusions.

 

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*     *

 

Lorsque Catherine Benincasa 1 mourut, le 29 avril 1380, dans la maison qu’elle avait louée à Rome sur la « via del Papa », elle était devenue, aux yeux des gens de l’entourage d’Urbain VI, ainsi que dans les milieux religieux de Rome et de Toscane, une manière de célébrité. Prenons garde toutefois d’exagérer le sens de ce terme. Catherine était bien loin d’avoir fait se mouvoir des foules comparables à celles qui, du monde entier, se donnèrent rendez-vous il y a quelques années, en Bavière, auprès de Thérèse Neumann. Son « cas » avait été examiné à Florence en 1374 par les Capitulaires de son ordre ; à Avignon, en 1376, par les théologiens de Grégoire XI. Il avait beaucoup fait parler les bonnes gens de Sienne, de Florence et de Pise, excité l’esprit critique de bien des religieux dans les mêmes régions, soulevant l’inimitié de la plupart et transformant le cœur de quelques autres. Beaucoup de curieux, beaucoup de pécheurs avaient voulu voir et entendre la sainte ; un nombre assez remarquable d’entre eux s’était converti, comme l’atteste le fait que le pape lui ait attribué trois confesseurs auxquels elle pouvait librement envoyer ses recrues 2. Quelques-uns des convertis avaient persévéré assez strictement pour s’attacher définitivement à leur mère spirituelle. Parmi eux, peu de Dominicains. M. Fawtier a fort justement remarqué que, sur les nombreux correspondants entre lesquels se partagent les 382 lettres actuellement connues de sainte Catherine de Sienne, on ne relevait, somme toute, que huit pères de son ordre. Sans doute, plus de huit dominicains croyaient-ils à Catherine, faiblement ou fortement, mais ils n’éprouvaient pas le besoin de se faire prêcher par elle. Davantage de religieuses. Catherine avait réuni autour d’elle une petite communauté de tertiaires dont elle avait recruté elle-même les éléments parmi les jeunes filles et les femmes de sa ville natale. Dans les monastères, d’autres recevaient avec joie ses avis. Quelques séculiers, laïques ou clercs, personnellement séduits par le charmant génie, le rayonnement divin de la vierge, s’étaient faits fervents disciples. Mais nous ne croyons pas que leur enthousiasme passionné ait été lié à une vaste importance numérique ; c’est bien plutôt le contraire. Dans les milieux proprement ascétiques et contemplatifs de Toscane, on appréciait beaucoup Catherine. C’est là, dans ces milieux fermés, qu’elle était le mieux connue. Les solitaires ont bien besoin, en ce monde, d’encouragements mutuels. Catherine voyageait volontiers et l’on aimait ses visites. Raymond de Capoue raconte que le prieur de la Chartreuse de la Gorgona lui avait un jour demandé d’exhorter ses moines 3. Cet exemple est assez remarquable pour faire comprendre l’idée à la fois élevée et restreinte que nous nous faisons de la célébrité de Catherine.

Évidemment, elle était très prêcheuse, et nous oserions même dire très bavarde. Raymond de Capoue serait-il choqué du terme ? Il raconte lui-même que, le soir, quand les étrangers s’étaient retirés et que tous deux se retrouvaient seuls, elle éprouvait encore le besoin de lui expliquer une foule de choses, si bien que, vaincu par la fatigue, il s’endormait, ce qui la fâchait beaucoup. Elle avait aussi (sans avoir jamais su écrire) une étonnante vocation d’écrivain. La façon dont, à ses derniers jours, elle recommande 4 à Raymond son livre (le Dialogue), comme un enfant très cher, en est bien le signe. Certains mystiques, en avançant, s’enfoncent dans le silence, mais Catherine, qui avait passé sa première jeunesse dans un farouche érémitisme, était bien foncièrement « sœur prêcheresse ». Aussi ne se refusait-elle à personne, et elle dictait tous les jours. Le nombre et la variété de ses correspondants ne doivent peut-être pas cependant nous faire illusion sur l’extension de son influence directe. En dehors du cercle de ses amis, de ses disciples, des dévots qui sollicitaient une instruction personnelle, son activité épistolaire se rapportait à quelques tâches, à quelques missions particulières qu’elle croyait avoir reçues de la Providence : diffusion d’une certaine doctrine spirituelle, réforme morale du clergé, prédication d’une croisade en Orient liée, selon les moments, dans son esprit, au retour de Grégoire XI en Italie, à la pacification de cette contrée, à l’unification de l’Église autour d’Urbain VI. Elle avait donc organisé auprès d’elle, avec ses secrétaires, un petit centre de diffusion de ses idées. En vue de cette propagande, elle faisait rédiger des lettres aux gens qu’il lui paraissait utile d’atteindre, mais beaucoup tombaient dans le vide ou même ne parvenaient pas. Quand on réfléchit à certains états d’esprit, à certaines conditions psychologiques que l’histoire nous révèle et qu’elle-même semble avoir ignorés, on est souvent frappé de l’extraordinaire inopportunité de telles ou telles de ses épîtres politiques. Toute son intuition géniale ne suffisait pas à lui donner une idée juste du point de vue de Charles V de France ou de la conscience du condottiere John Hawkwood. Elle ne suffisait pas à lui faire concevoir la nécessité des calculs prudents de Grégoire XI, ni l’absurdité de la conduite brutale d’Urbain VI envers les cardinaux. En tentant certaines démarches, Catherine obéissait à sa charité sans feinte, mais l’Esprit la laissait à ses lumières humaines et à bien des échecs. C’est lorsqu’elle se tenait dans son rôle de maîtresse spirituelle que toute sa clairvoyance divine apparaissait. C’est ainsi, pour reprendre le même exemple, que nous croyons au récit de Raymond de Capoue, nous rapportant les paroles du prieur de la Gorgona après la conférence dont nous parlions à l’instant : « Vous savez, mon cher frère Raymond, que, conformément à la règle de notre ordre, je suis seul à entendre les confessions de tous ceux-ci, à savoir les faiblesses et les progrès de chacun. Eh bien, je vous affirme que, si elle avait entendu ce que je suis seul à savoir, elle n’aurait pu parler plus à propos pour chacun, sans omettre rien de ce qui leur était utile et sans s’égarer dans ce qui ne leur pouvait servir. J’en conclus clairement qu’elle est pleine de l’esprit de prophétie et que c’est le Saint-Esprit qui parle en elle 5 ». Les perles de la Correspondance sont peut-être tels ou tels conseils ascétiques, très humbles d’apparence, dans les lettres les moins remarquées, adressées à des religieuses inconnues.

En somme, la merveille était que cette jeune fille, par la seule force intérieure de la méditation et de la prière, possédât en elle ce qui suffit à faire la célébrité de tel prédicateur assez ardent, de tel « directeur » assez expérimenté pour gagner de son vivant le cœur et la confiance d’un certain nombre d’âmes. Il y a beaucoup de ces célébrités, justes, proportionnées, utiles, qui ne laissent, notons-le, aucune trace dans l’histoire et qui ne dépassent pas la troisième génération spirituelle. Le recul dans le temps fait que, pour beaucoup de personnages, nous nous représentons d’une manière excessive et impropre le fait de la célébrité. Les biographies des saints canonisés sont souvent écrites de manière à laisser croire qu’ils étaient le point de mire de leur temps. Telle fondatrice est représentée de telle sorte que les papes, les évêques, les chefs d’État auraient été préoccupés de tous ses faits et gestes. Or, si l’on y regarde de près, rien dans les archives, rien dans les chroniques, quelques allusions dans des documents privés. En réalité, cette sainte femme a vécu cachée : elle a formé quelques filles, peut-être mis sur pied quelques maisons, mais l’œuvre s’est développée par la suite. Il serait plus conforme à la vérité historique, en lisant la vie des saints, de ne pas oublier qu’ils n’étaient pas encore exaltés par l’Église. Ce serait aussi plus conforme à notre utilité pratique, laquelle consiste à croire que nous tendons au même but qu’eux, dans les mêmes milieux, et par les mêmes moyens.

Passons donc de la vie mortelle de sainte Catherine à sa vie d’outre-tombe.

 

 

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Comme témoins durables, nous avons d’abord ses écrits, ceux qui sont conservés, car beaucoup se perdirent. À la mort de Catherine, qu’en restait-il ? D’abord et avant tout le « Dialogue », résumé de sa doctrine, auquel elle attachait tant d’importance et qui, depuis des siècles, n’a pas cessé de faire partie de l’élite assez courte des grands traités spirituels. On s’est complu avec raison à y retrouver les grandes lignes de la pensée dominicaine, sans déterminer nettement jusqu’à quel point elle les avait perçues dans l’enseignement de ses confesseurs, et dans quelle mesure elles ressortaient spontanément de sa propre expérience mystique, merveilleusement accordée à la théologie. Je crois que le rôle de son expérience est de beaucoup le plus considérable et fait le prix du texte. Toutefois, il faut avouer qu’elle a composé l’ouvrage à la fin de sa vie, comme un testament et un résumé fondé sur l’acquis successif de sa pensée tout entière, et cette forme de « traité » n’est pas sans comporter une certaine sécheresse, une solennité littéraire, que je trouve pour ma part un peu ennuyeuses, et dont il est difficile de dominer l’impression lorsqu’au lieu de picorer dans le « Dialogue » on se met en tête de l’étudier d’un bout à l’autre. Je ne crois pas d’ailleurs que ni l’édition critique tentée, plutôt que réalisée, par Mme Fiorilli ni les commentaires consciencieux de tant de grands Dominicains aient pu faire avancer d’un pas ce problème : ceux qui ont révisé le texte, du vivant de la sainte ou après sa mort, ont-ils modifié, peu ou beaucoup, le premier jet dicté par fragments avec tant de brio, entre octobre 1377 et octobre 1378, au sortir de l’oraison profonde et dans une sorte d’extase 6 ?

Les Lettres (nous en possédons 382), en les rapprochant l’une de l’autre, donneraient presque le même contenu et d’une façon incomparablement plus vivante. C’est sur cette admirable série de textes que l’effort des érudits contemporains (Gardner, Fawtier, Dupré-Theseider) s’est exercé avec le plus d’acharnement et d’efficacité. Les écrits spontanés et occasionnels sont toujours les plus précieux pour connaître une personne et une vie. Même si les lettres de Catherine ont été tronquées, révisées, elles conservent ce caractère et cet intérêt. À sa mort elles étaient, naturellement, dispersées. En admettant même qu’en certains cas exceptionnels ses secrétaires aient conservé des doubles de sa dictée, il est certain que ceux qui possédaient des écrits de Catherine les réunirent peu à peu et les recopièrent péniblement, partiellement, dans les vingt années qui suivirent sa mort. Il ne s’agit nullement d’un « corpus » systématique, car les manuscrits possédés par nous (au nombre d’environ 45) sont loin de se répéter et de se recouvrir. M. Dupré-Theseider, qui travaille depuis plusieurs années à l’édition critique des « Lettres », en utilisant et en combattant sur certains points les conclusions considérables de M. Fawtier, en arrive à distinguer trois séries de collections primitives, ayant respectivement pour auteurs les trois disciples de Catherine : Étienne Maconi, Neri di Landoccio et Thomas Caffarini. Ces premières collections furent faites en vue d’un intérêt purement spirituel, et si la plupart des manuscrits présentent les épîtres dans un groupement par correspondants qui ne variera plus (lettres aux papes, lettres aux prélats, aux réguliers, aux religieuses, aux princes et aux autres laïcs), ce n’est nullement par suite du sentiment de leur importance politique relative, mais parce que le classement par correspondants est le plus simple qui se présente à toute personne réunissant des lettres, en évitant, par surcroît, la peine d’une datation précise de chacune. Répétons-le donc : si préoccupé qu’on fût alors du grand schisme, on ne réunit pas ces épîtres pour convaincre princes et peuples de la légitimité du pape de Rome, mais pour satisfaire un simple besoin de lecture spirituelle : sentiment naturel à qui avait connu et vénéré la sainte. On pensa si peu à l’histoire que l’on n’hésita pas à tronquer la plupart des textes de ce qui n’était pas purement ascétique : les nouvelles des uns et des autres, les considérations d’affaires matérielles n’intéressaient plus ces religieux qui ne cherchaient dans ces copies de lettres que l’édification. On attacha plus de prix à celles qui affectaient davantage la forme d’un beau sermon et c’est tout naïvement qu’on s’émerveilla de les voir adressées à des personnages aussi élevés en dignité que papes, cardinaux, princes, etc.

Au Dialogue et aux Lettres, il faut ajouter, pour être complet, vingt-six « Oraisons » écrites par les familiers de la sainte, tandis qu’elle les prononçait, hors d’elle-même. Ce sont des prières splendides et très caractérisées dans leur spontanéité. À l’extrême opposé, le « Dialogus brevis », dont nous n’avons qu’un texte latin, remonte peut-être à Catherine elle-même, malgré son caractère plus intellectuel et plus schématique. M. Valli défend actuellement l’authenticité de ce petit livre, qui a eu tant d’influence, par exemple, sur sainte Catherine de Ricci.

 

 

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D’autres témoins restaient de la vie de Catherine, avec ses propres écrits, à savoir ses disciples qui l’avaient connue et aimée. Mais elle n’avait été ni fondatrice de congrégation, ni même, à proprement parler, chef d’école : à sa mort, tout naturellement, ses amis se dispersèrent. Si l’on met à part le groupe des femmes tertiaires, sans doute plus cohérent, et qu’on peut se représenter à Sienne conservant quelque temps la vie commune, les disciples ne gardèrent entre eux que des rapports de correspondance 7 et des relations d’amitié. L’heure n’était pas, d’ailleurs, aux constructions solides. La chrétienté, et l’Italie surtout, étaient dans le désordre le plus affreux ; deux papes se partageaient l’Occident, se maudissant et s’anathématisant l’un l’autre. Raymond de Capoue, l’intime ami, le « père très cher », bien que « fils négligent et ingrat 8 », va être désormais absorbé par les efforts diplomatiques et par les missions destinées à étendre le domaine spirituel d’Urbain VI, puis de Boniface IX, sans parler du gouvernement d’une bonne moitié de son ordre, où se précisait pour lors une réforme ascétique bien délicate à surveiller et à encourager. D’autres disciples choisiront la vie cachée, ou mourront bientôt après leur mère. Étienne Maconi se retirera chez les Chartreux, mais pour être élevé, lui aussi, aux charges. Thomas Caffarini, enfin, s’étant joint à l’un des couvents de stricte observance des Dominicains de Venise, s’acharnera à consacrer sa vie tant à la glorification de Catherine qu’à l’organisation définitive du tiers ordre : deux causes liées dans son esprit et pour le succès desquelles sa volonté un peu lourde et son adresse sans raffinement feront plus peut-être que le talent et la sainteté de Raymond de Capoue.

C’est pourtant Raymond qui, poussé par Thomas Caffarini, écrira la « Légende », disputant pour cela des bribes de temps à ses occupations sans nombre, à ses voyages épuisants, à sa mauvaise santé. Catherine avait été spontanément un grand écrivain ; son toscan, aussi pur que dru, coulait d’excellente source, elle avait eu la passion de l’avocat pour convaincre et la clarté du théologien pour exposer : tous dons qui nuisent un peu, pour le premier regard, à l’appréhension directe, dans ses écrits, de sa bonté généreuse et naïve. Raymond, à sa manière, avait encore plus de talent qu’elle, mais c’était un talent étudié, recherché. La simplicité cordiale de son style est une simplicité voulue et adroitement poursuivie. Son œuvre a été très diversement appréciée. En dépit du mauvais goût de l’époque, dont il n’aurait su se défendre, elle nous paraît encore extrêmement attrayante, dans ce latin soigné, précieux, latin de la dernière heure avant celle qui sonnera la révolution humaniste. Malgré les inexactitudes de détail, les exagérations et les habiles réserves de l’homme presque trop intelligent qu’il était, il reste qu’il avait connu Catherine mieux que personne. Dans ses six dernières années seulement, je le confesse, mais ç’avaient été six années d’intimité complète, que la séparation des absences n’atteignait pas. Raymond, qui plus est, avait été près d’elle l’homme responsable. Sa charge tout à fait officielle de directeur de la sainte l’avait obligé à tout juger et à tout assumer de ses actes vis-à-vis de l’Église. Et, qui plus est encore, il avait profondément aimé l’ardente vierge, et l’affection avait été réciproque. Quand elle lui écrivait : « Spogliatevi d’ogni creatura, ed io sia la prima », il devait bien comprendre le sens de ces paroles.

La « Légende » traîna pourtant une quinzaine d’années. Raymond voulait faire trop bien et n’avait pas le temps d’écrire. Il savait, d’ailleurs, que, suivant l’usage fâcheux admis dans des cas semblables, l’œuvre achevée serait définitive et servirait de base au procès de canonisation. Des exemples contemporains nous le font assez comprendre, on peut polémiquer contre les postulateurs d’une cause, on peut avoir mille fois raison contre eux : leur « canon » subsiste. Après tout, l’effet produit par le mystique sur ses premiers disciples est partie trop intégrante de sa personnalité pour que nous puissions en faire abstraction. Qui pis est, la cristallisation suit de près ces déformations immédiates et presque inévitables, en sorte qu’au lieu de « réformer » le portrait du saint en revenant sans cesse au réel historique, chacun reprend le fil d’une tradition parfois invérifiable et consacre des exagérations qui rapetissent, des mensonges qui éloignent le personnage et font parfois désespérer de l’atteindre.

Pourquoi nier que Raymond de Capoue ait çà et là déformé quelque peu son modèle ? N’est-ce pas la loi du genre ? Il écrivait une « légende », c’est-à-dire un récit fait pour être lu par tous, et non pas toujours par des gens très pénétrants ni très bien disposés. Il écrivait donc un panégyrique, c’est-à-dire une plaidoirie. Si l’on avait le temps de mettre le doigt sur quelques articulations sensibles, il serait facile de noter, par exemple, combien il insiste sur les tourments, le martyre moral que certaines gens de l’entourage de Catherine lui faisaient subir de son vivant. Les uns lui reprochaient ce jeûne miraculeux qui n’était pourtant pas son fait, puisqu’elle ne pouvait pas manger et qu’elle ne digérait rien de ce qu’elle avalait par force. Les autres l’accusaient de désobéissance, et pourtant Raymond sait bien que Catherine n’a jamais désobéi, qu’elle était un modèle parfait de détachement de la volonté propre. Seulement, voilà : Catherine était inspirée ; Catherine voyait plus clair que ceux qui prétendaient la diriger ; Catherine recevait d’En-haut une loi intérieure qui n’était pas la loi imposée au commun des chrétiens ; Catherine, enfin, n’était pas tenue d’obéir à des conseils contradictoires, puisque Dieu et l’Église l’avaient confiée à Raymond de Capoue. Que d’intrigues et « d’histoires » se dessinent derrière les phrases prudentes du Dominicain ! Fallait-il donc qu’il nous les racontât toutes ? Les historiens modernes ne sont-ils pas grossièrement indiscrets quand ils exigent de tout savoir et se plaignent des suppressions de documents comme de vols qu’on leur aurait faits personnellement ? Avouons plutôt que, si nous étions interrogés sur les plus saintes âmes que nous avons pu rencontrer, nous ne pourrions rapporter qu’une minime partie du peu que nous en avons su.

Raymond de Capoue n’est pas pour autant un menteur. Ce n’est pas d’ailleurs une simple coquetterie de sa part quand il se plaint que sa mémoire commence à vieillir. Il dit ce dont il est sûr ; il donne souvent ses références quand il n’a pas constaté lui-même. Il avoue très carrément que, dans les discours qu’il prête à son héroïne, il ne faut retenir que le sens et non les paroles, car il ne les a pas sténographiées 9... Très italien, sa prudence et sa sincérité ne l’empêchent pas d’aimer le merveilleux et d’y croire avec une certaine facilité.

Enfin, si la légende de Raymond n’est pas un ouvrage parfait à nos yeux modernes, il faut surtout nous en prendre à ceux qui l’ont lue et répétée sans esprit de finesse, allant même parfois jusqu’à lui faire dire l’inverse de ce que contient son texte. Ne prenons pas d’exemples politiques, puisque la question de l’action politique de sainte Catherine devra être entièrement traitée dans le cours de ce volume. Mais voyons, par exemple, avec quel luxe de précautions et de détails il nous relate un fait auquel il a assisté, la réception des stigmates à Pise, en 1375. Cette prolixité est-elle la preuve qu’il attache au fait trop d’importance ? Non, puisqu’il peut ainsi nuancer le récit et qu’il a le droit de s’intéresser à cet évènement observé par lui et qui l’avait particulièrement ému. Or, il explique clairement que nul stigmate ne fut jamais visible, qu’au bout de huit jours, l’extase douloureuse, et qu’il avait crue mortelle, ayant pris fin, la souffrance devint supportable, intermittente, et permit à la sainte de reprendre occupations et voyages. Est-ce sa faute si l’iconographie, la démangeaison de comparer la Dominicaine à saint François (dont Thomas de Celano décrit aussi clairement les stigmates que le docteur Van der Elst ceux de telle mystique contemporaine), et les lectures du bréviaire ont matérialisé le fait au point d’en modifier la portée ? « Cum Pisis immoraretur... » Mais aussi l’historien moderne peut-il comprendre la mentalité d’un rédacteur (et d’un lecteur) de seconds nocturnes 10 ?

 

 

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Le bienheureux Raymond mourut en 1399, quatre ans après avoir achevé la légende 11. L’année précédente, Thomas Caffarini avait réuni et emporté à Venise tous les manuscrits pouvant lui servir pour engager le procès qu’il méditait. Il avait constitué son dossier et cherchait le biais juridique grâce auquel il provoquerait la première enquête. C’est treize ans plus tard seulement que le moment lui parut favorable. Chose curieuse, les Dominicains crurent habile d’organiser le procès de façon à y faire figure d’accusés. Ils suscitèrent des plaintes de fidèles choqués de les entendre prêcher et fêter publiquement leur sainte non canonisée. Mais ces fidèles, qui les attaquaient devant l’évêque, étaient « de mèche » avec eux, puisque ce sont eux qui firent les frais de la copie authentiquée du procès. M. Fawtier, ayant remarqué cette coïncidence, en semble un peu scandalisé : il n’y a pas de quoi. À cette époque déjà, un procès de canonisation est un procès fictif qui n’a pour but que de provoquer des dépositions faites sous la foi du serment. Quel est exactement le rapport entre l’intuition de l’Église qui canonise de par sa haute autorité, aboutissant à un décret irréformable qui donne à la sainteté d’un défunt le caractère d’objet de foi, et les interminables procédures, discours, discussions, qui précèdent le décret ? À vrai dire, personne n’en sait rien. On dit souvent que la procédure de la canonisation est admirable dans son genre. Soit, mais il ne faut pas oublier que c’est un genre très relatif et dans lequel les critiques restent toujours possibles. La connaissance de foi que l’Église nous donne de la sainteté d’un bienheureux est aussi indépendante de la forme du procès que toute autre connaissance de foi l’est de l’histoire, de la critique ou de la théologie. La preuve en est que le culte des saints a toujours existé, tandis que la procédure s’est modifiée incessamment depuis les origines.

En ce qui concerne le procès de Venise de 1411 (processus Castellanus), il nous fournit un document précieux, même si les dépositions furent faites, comme il est certain, dans le cadre de la « légende majeure ». Il nous apporte d’ailleurs certains renseignements de fait que Raymond de Capoue avait omis. Et puis, il y a quelques perles, comme l’émouvante déposition d’Étienne Maconi (alors prieur de la chartreuse de Pavie) que les Bollandistes ont éditée. Cette déposition est conservée en original à Sienne. D’autres fragments du procès ont été donnés, en 1729, par Martène et Durand 12, notamment la déposition de Dom Barthélemy de Ravenne (le prieur de la Gorgona, dont nous avons parlé plus haut), alors à Pavie avec Dom Étienne. L’humble Maconi 13 a trouvé grâce devant M. Fawtier, qui n’aime pas Raymond et qui hait Caffarini. De fait, passionné pour le souvenir de sa sainte Mère, le Chartreux semble avoir apporté dans l’affaire de sa glorification plus de délicatesse que les Dominicains, pour qui c’était une affaire d’ordre. Sa déposition est très émouvante, parce qu’elle a un caractère de confession directe, les rapports d’Étienne Maconi avec Catherine, de 1376 à 1380, ayant été ceux du nouveau converti avec l’apôtre à qui il doit toute sa vie spirituelle. Dom Étienne arrive à nous faire revivre, dans ce texte assez court, le magnétisme divin de la sainte, la toute-puissance de sa charité et l’ambiance d’une élévation extraordinaire où son oraison continuelle et communiquée introduisait ses enfants.

 

 

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Le procès de Venise avait duré de 1411 à 1416. Catherine fut définitivement canonisée par Pie II (Piccolomini, de Sienne) en 1461. Dès que l’imprimerie fut connue en Italie, le Dialogue fut édité, à Bologne dès 1472, à Naples en 1478 et à Venise en 1483. Quelques lettres furent imprimées à Bologne en 1492, le Dialogue réédité en 1494. Mais, de toutes ces éditions incunables, la plus belle est celle d’Aldo Manuzio, qui, en 1500, donna à Venise 368 lettres de la sainte, suivies du texte de quelques oraisons prononcées par elle en extase. Cette édition fut reproduite maintes fois dans le courant du XVIe siècle (traduite en espagnol dès 1512), et la fréquence de ces éditions anciennes est la meilleure preuve de l’influence exercée par les écrits de sainte Catherine, déjà propagés au XVe siècle par de nombreuses copies manuscrites.

Cette célébrité n’aurait peut-être pas dépassé les limites des milieux ascétiques et spirituels si Catherine n’avait trouvé au XVIIIe siècle un grand éditeur, passionné de tout ce qui la touchait, le Siennois Girolamo Gigli. « Spirito bizzarro », comme on dit en Italie, grand original, cet érudit local entreprit l’édition, critique pour l’époque, de toute l’œuvre de la sainte. Il était mû par le goût de la langue toscane qu’en bon patriote siennois il prétendait plus pure et plus ancienne en sa ville qu’à Florence. Les Florentins ont Dante, Pétrarque, Boccace, mais nous avons Catherine pour notre « Trecento », et elle est de taille à soutenir la comparaison, pourvu qu’on l’édite d’une façon correcte, en recourant aux manuscrits, et en débarrassant le texte des vénétianismes et autres imperfections dont les premiers éditeurs l’avaient farci. Gigli parvint à donner quatre volumes, le premier contenant une traduction italienne de la Legenda de Raymond de Capoue, les deux suivants les Lettres, le quatrième le Dialogue et les Oraisons. À cette œuvre considérable il conviendrait d’ajouter son dictionnaire de la langue. catherinienne, « vocabolario cateriniano », travail tout à fait antiflorentin que celui-là. Ainsi notre sainte entrait-elle définitivement dans la gloire littéraire. N’est-elle pas « la première et l’unique femme écrivain de vie intérieure et d’édification ascétique que nous ayons en Italie », comme dit M. Valli ? Qu’on ne croie pas de notre part à une préoccupation vaine si nous insistons un peu. On a pu mettre en doute l’authenticité de certaines lettres, chefs-d’œuvre de souffle, de mouvement, de vie et de style. On conçoit qu’aux yeux d’un Italien ce soit une hérésie analogue à celle qu’on commettrait en retranchant une des « Provinciales » de l’œuvre de Pascal. En vérité, imite-t-on les plus hautes productions du génie ? Nous y reviendrons.

Pour les deux volumes des « Lettres », Gigli s’était adjoint le Jésuite lucquois Burlamacchi. Gigli augmentait le nombre des missives connues en fouillant les manuscrits, et il travaillait la grammaire siennoise ; Burlamacchi faisait de l’histoire générale et enrichissait l’édition de notes très savantes, parfois acerbes. Un autre Jésuite, le P. Maimbourg, n’avait-il pas écrit l’histoire du grand schisme vu du point de vue français ? D’où la polémique très vive qui, sous une autre forme, et avec des bases différentes, devait, de nos jours, se reproduire entre historiens français et italiens lorsqu’il s’agit d’apprécier le rôle politique de sainte Catherine.

 

 

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Après le gros effort de Gigli, la question catherinienne ne progressa plus, jusqu’à notre époque, sinon sur des points de détail, et l’on nous excusera de glisser sur des travaux de valeur, mais plutôt théologiques ou littéraires que critiques. C’est souvent en vulgarisant qu’on déforme. Pourtant des « vies » comme celle de l’Anglais Gardner, publiée en 1907, doivent être citées parce qu’elles ont une base de forte érudition : Gardner a retrouvé six lettres inédites de Catherine, d’ailleurs publiées de nouveau dans l’édition Misciattelli 14. Le P. Hurtaud, en préface à sa traduction française du Dialogue, a eu le mérite, sinon de résoudre, du moins de poser certains problèmes avec une rare pénétration. Johannès Joergensen, même s’il manque parfois d’acuité critique, a fait beaucoup pour la gloire de la sainte en lui consacrant largement son merveilleux talent d’évocation et sa douce psychologie. Les érudits italiens, Mme Fiorilli, le P. Taurisano, travaillaient sans bruit lorsqu’éclata comme une bombe, dans les milieux catheriniens, le « scandaleux » ouvrage du professeur Robert Fawtier : « Sainte Catherine de Sienne, essai de critique des sources. Sources hagiographiques » 1921.

M. Fawtier avait consacré à sainte Catherine la plus grande partie de ses années d’École de Rome, lisant des manuscrits, les publiant dans les « Mélanges de l’École française », de 1912 à 1914. Puis, ce fut la guerre. Au retour, il voulut utiliser ses nombreuses notes et donna, dès 1921, ce premier volume qui fit l’effet classique du pavé dans la mare et qui, en tout cas, comme l’ont reconnu par exemple le P. Mandonnet, M. Jordan, M. Valli, marque une nouvelle ère des études catheriniennes. Personne n’enlèvera ce mérite à l’audacieux érudit français, quand ce ne serait que pour les efforts de réaction qu’il a provoqués. Il apporte en outre du positif sur bien des points, même si son « négatif » est à rejeter en très grande partie. Un seul regret à nos yeux : pourquoi ce travail n’a-t-il pas été fait par un Dominicain ? Pourquoi n’est-ce pas un Franciscain qui, le premier, ait osé présenter les découvertes de P. Sabatier, lesquelles ont renouvelé le franciscanisme ? Croira-t-on que des religieux intelligents, érudits, sachant lire les textes (et Dieu sait s’il y en a) n’auraient pas été capables de faire pour leurs ordres les travaux « sensationnels » qui, de fait, les ridiculisent un peu, quand d’autres les font ? Pourquoi l’attachement passif à une « tradition » purement pédagogique retarde-t-il le moment des aveux dans un domaine où l’on a tout avantage à le prévenir et où l’heure de la critique radicale ne saurait être reculée ?

Notons que M. Fawtier, même s’il est parti d’études de détail, représente ici (nous parlons d’une manière très générale) l’aboutissement, quant à sainte Catherine, du courant de science historique qui a eu son point de départ dans l’ouverture à l’érudition française, par Léon XIII, des registres pontificaux conservés au Vatican. La publication successive de cette masse énorme de documents a redressé beaucoup d’idées toutes faites et a posé une foule de problèmes. En ce qui concerne l’histoire des papes d’Avignon et de la période du grand schisme, il était fatal qu’à mesure qu’on la connaissait mieux, l’opposition apparût, brutale, entre ce que nous savons maintenant des réalités ecclésiastiques et politiques de l’époque, d’une part, et, d’autre part, la peinture naïve que continuait à présenter de cette époque la tradition catherinienne. D’un côté, l’histoire par registres de chancellerie ; de l’autre, la même histoire par images d’Épinal. Je suis convaincue que M. Fawtier a été frappé de cette opposition et qu’elle est à la base de ses travaux. La preuve en est qu’il s’acharna surtout à étudier l’aspect politique de la vie de Catherine. Si légitime que fût l’idée, si vaste, si sûre que fût son érudition personnelle, il y avait bien idée préconçue, préjugé négatif, et il n’en faut aucun en histoire.

Afin de discerner, dans ce qui nous est transmis de sainte Catherine, entre le sérieux et le légendaire, il était nécessaire de soumettre toutes nos sources à une critique systématique. L’auteur fit bien de les distinguer en deux catégories : documents personnels (œuvres de la sainte) et documents hagiographiques. Mais son grand tort fut de passer les seconds au crible avant d’avoir résolu la question de l’authenticité des premiers. Il saute aux yeux que nul ne pourra dire si Raymond a menti avant d’avoir une certitude concernant les missives de Catherine à Raymond, par exemple. Il y eut donc de la part de M. Fawtier une erreur de méthode, d’autant plus regrettable que son entreprise était plus intéressante et son audace plus méritoire. Autre résultat encore plus fâcheux : les outrances du premier volume cité, son effet violent de nouveauté, détournèrent l’attention du public de la parution du second volume, en 1930 : « Sainte Catherine de Sienne, essai de critique des sources. Les œuvres de sainte Catherine de Sienne ». Or, ce second volume n’a pas seulement le mérite de corriger le premier sur bien des points : il apporte une somme de connaissances de détail très supérieure et prépare si bien l’édition définitive des Lettres que ceux qui viendront ensuite trouveront la voie tracée et le terrain déblayé.

Résumons très largement la thèse de M. Fawtier dans son premier volume. Exception faite d’un texte en langue vulgaire, daté de 1374 (donc du début de la célébrité de Catherine) et intitulé « Miracoli », œuvre d’un anonyme florentin, il cherche à démontrer que tous les documents hagiographiques provenant du groupe catherinien (y compris naturellement le procès de Venise) se ramènent à la « Légende majeure » de Raymond de Capoue. Puis il attaque celle-ci sur deux points principaux : la chronologie, qu’il croit prendre en défaut au point que le biographe aurait rajeuni de dix ans au moins son héroïne, le rôle politique attribué à la sainte, lequel rôle, sous les attaques de la critique, se réduirait à peu près à néant.

Quant à la réduction préliminaire des autres sources hagiographiques à la « Legenda », il suffit de s’entendre pour se mettre d’accord. M. Fawtier ne cherche dans ces sources que des renseignements précis, objectifs, d’ordre historique. Elles en apportent si peu qu’il a le droit de les éliminer. Mais nous réclamons, nous, le droit de ne pas en faire autant. Un exemple : le premier confesseur de la sainte, Thomas della Fonte 15, avait rédigé au jour le jour les faits étonnants dont il était témoin. M. Fawtier accuse, avec apparence de raison, Thomas Caffarini d’avoir détruit ce texte avant le procès de Venise (auquel il ne l’a pas soumis), mais après en avoir tiré ce qui lui plaisait pour un ouvrage intitulé : « Supplementum legendae prolixis », un « supplément » à la Légende de Raymond de Capoue. Or, ce « Supplementum » de Thomas Caffarini, tiré des « Miracula » de l’autre frère Thomas, n’a aucun intérêt pour M. Fawtier. Par contre, il passionnera tous ceux qui voudront se pencher avec amour sur les confidences de la jeune fille avant qu’elle ne soit une sainte connue, toujours plus ou moins escortée de ses trois confesseurs, de ses trois secrétaires et d’une bande de disciples. À cette époque-là, sous la férule peut-être un peu brutale et un peu hésitante à la fois de frère Thomas della Fonte, Catherine faisait très souvent, presque tous les jours, l’aveu des particularités de sa prière et de sa vie quotidienne. C’étaient des visions, des tentations, des petites bizarreries, des actes de vertu héroïque, dont certains lui coûtaient encore beaucoup d’efforts ; c’étaient des fleurs d’oraison, parfois merveilleuses et très instructives pour nous. Aussi ne jetterons-nous pas au panier le « Supplementum », même s’il n’a pas les caractères d’une pièce d’archives, étant sans date et sans ordre ; il contient des détails qu’on n’aurait certes pu inventer.

Nous avons donné plus haut notre point de vue sur Raymond de Capoue et sa Légende. Quand M. Fawtier eut excité les dévots de sainte Catherine (les Italiens et les Dominicains surtout) à lui rendre, autant que faire se pouvait, le mal pour le mal, deux articles, parfaitement justes et modérés de ton, se distinguèrent très nettement par la valeur définitive de leur critique : celui de M. E. Jordan, dans les « Analecta Bollandiana » de 1922, et celui du P. Mandonnet, dans « L’Année dominicaine » de 1923. Sans s’être concertés, ces deux savants firent porter tout le poids de leur étude sur le grand argument que M. Fawtier opposait à la véracité de Raymond de Capoue : l’existence à Sienne d’un petit carré de parchemin, daté de 1352, et contenant une liste de tertiaires, parmi lesquelles se lit le nom de la sainte : « Katerina Jacobi benencase ». Pour M. Fawtier, toute la liste est de l’année 1352 ; Catherine était donc déjà tertiaire à cette époque où la chronologie de Raymond lui donne seulement cinq ans d’âge. Raymond l’a rajeunie d’au moins dix ans pour la faire mourir à 33 ans, l’âge du Christ, et pour pouvoir passer sous silence l’époque où il n’était pas son directeur, mais où elle exerçait déjà une grande activité. Le P. Mandonnet et M. Jordan démontrèrent que la liste ne pouvait être entièrement de 1352, mais avait seulement été commencée à cette date, et ils le démontrèrent si bien que « l’hyper-critique » de M. Fawtier, touchée à cet organe apparemment secondaire, se trouvait gravement blessée et ne battait plus que d’une aile.

L’autre aile, à vrai dire, était intacte. Concernant le rôle politique de la sainte, ses contradicteurs ne trouvèrent rien de direct à lui opposer, si ce n’est la discrétion même de Raymond qui est loin, sur ce point, d’en dire autant qu’on lui en fait dire et qu’on en a dit par la suite. Bien des personnes poussèrent un soupir de soulagement en voyant quelqu’un réagir contre tant de sottises qui s’écrivent sur sainte Catherine : conseillère, oracle des princes et des papes, « homme d’État », maîtresse de l’Église, que sais-je ? À lire M. Fawtier, les gens de bonne foi acquirent la conviction qu’humainement parlant l’histoire de l’Église à la fin du XIVe siècle eût été sensiblement ce qu’elle a été si Catherine Benincasa, restant dans sa cellule, avait mené jusqu’à la mort une vie érémitique. Là encore, toutefois, n’allons pas trop vite pour ne pas tomber d’un excès dans l’autre, et réservons notre jugement jusqu’à l’achèvement de nos études de détail.

 

 

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Le second volume de M. Fawtier, celui de 1930, s’ouvre par un avant-propos où il déclare avoir été amené à rectifier quelques assertions de son premier volume. Donnant un exemple d’une vertu assez rare, la probité scientifique, il cite à son propre sujet le mot de Catherine : « Umana cosa è il peccare, ma la perseverantia nel peccato è cosa di dimonio. » En terminant son ouvrage, il range les œuvres de la sainte : lettres, Dialogue, oraisons, dans la catégorie des documents historiques dont il avait été porté d’abord à les exclure, son enquête l’ayant conduit, touchant l’authenticité de ces œuvres, « à des conclusions nettement favorables ». La plus grosse partie de son travail porte sur la Correspondance, qu’il illustre avec tant de soin et de perspicacité qu’il arrive à dater, ou à corriger quant à la datation, un très grand nombre de lettres. Pour conclure : « Il est certain » dit-il « que l’ensemble de la Correspondance se présente avec des garanties d’authenticité considérables, presque exceptionnelles pour des documents de ce genre à cette époque. Nous n’avons, il est vrai, que huit originaux ou fragments d’originaux pour 381 lettres, mais nous avons des originaux 16. En outre, nous avons une tradition manuscrite remontant presque à la mort de la sainte, tradition basée non pas sur un seul manuscrit, dont l’auteur pourrait être suspecté, mais sur une série de manuscrits d’origines diverses 17. » Cette affirmation précise nous suffit amplement et nous inspire une confiance totale, de par la personnalité dont elle émane. Que les admirateurs troublés de sainte Catherine, qui n’osaient plus ouvrir leur « Dialogue » ou leur « Epistolario », soient donc rassurés à jamais. Si vraiment ils aiment Catherine (car pour comprendre un auteur, il faut l’aimer), ils auraient pu se rassurer avant d’avoir vu M. Fawtier 1930 corriger M. Fawtier 1921. Dire qu’une lettre est un faux, c’est fort bien : encore faut-il que quelqu’un ait pu l’écrire. Avancer que le prudent Raymond, avec toute sa sagesse et sa modération d’esprit, que le lourd Caffarini, avec son mélange d’entêtement crédule et de maladresse, que le naïf chartreux Maconi, que Néri, le poète, toujours hésitant et inquiet, aient pu rédiger ces chefs-d’œuvre spontanés de joie, de douleur et de force surnaturelles, de grâce virginale et de charité pure, d’audace sans vergogne ni calcul, c’est par trop se moquer de la psychologie. En disant cela, nous pensons au doute que M. Fawtier (1930) conserve sur une des lettres les plus admirées de l’Epistolario 18, celle qui narre à Raymond l’exécution d’un jeune Pérugin, condamné par le gouvernement de Sienne. Qu’on la relise et qu’on dise qui aurait écrit cela, qui aurait été assez fou pour croire par là aider au procès de canonisation, quel esprit vulgaire aurait trouvé cette expression directe de la charité la plus héroïque dans la foi, enfin quel ecclésiastique aurait réussi à singer ce ton, ce quelque chose de naïf et de maternel dans le sublime qui n’appartient qu’à la femme.

Un exemple en sens contraire. On a soutenu récemment non pas qu’Héloïse n’avait jamais existé, mais qu’Abélard avait écrit du même trait les lettres d’Héloïse et les réponses. À cette occasion, j’ai relu d’un bout à l’autre la célèbre et pédantesque correspondance. Là encore, l’expérience suffit : on voit que le critique a tiré sa flèche dans le centre de la cible et que la conversation épistolaire n’avait qu’un rédacteur. On le voit parce qu’il n’y a qu’un style, qu’une individualité sentimentale, comme on voit la main dans une écriture. Pas un vrai cri d’amour dans les missives de cette soi-disant amoureuse : l’amour est une lutte qui exige action et réaction vitales et non pas opposition fictive de pensées. Quelle que soit l’influence intellectuelle d’un homme sur une femme, une vraie correspondance ne saurait échapper à la loi de variété par opposition des réactions 19.

Après cela, faisons de nouveau l’expérience avec les lettres de Catherine. Prenons celles adressées à Raymond, le chef du groupe, celui qui pouvait et devait avoir le plus d’influence sur elle et qui était de beaucoup le plus doué quant à l’intelligence et au talent. Et puis, osons, si nous le pouvons, soutenir qu’il les a rédigées et que ce ne sont pas réellement des lettres de femme.

 

 

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M. Fawtier avait cependant fait ressortir une vérité que l’on avait pu constater avant lui : si les lettres de Catherine sont bien de Catherine, elles sont malheureusement mutilées. Il y a eu des coupures. Pour s’en rendre compte, il suffit de comparer le texte des quelques originaux qui nous sont heureusement restés avec le même texte dans les manuscrits. Les originaux présentent, après la partie que nous appellerons mystique (le sermon, dont l’envoi est l’objet principal de la lettre), une formule toujours à peu près la même, par exemple : « Altro non ti dico. Permane nella santa e dolce dilezione di Dio, Gesù dolce, Gesù amore ». Or, l’original de la lettre à Neri di Landoccio, conservé à Acireale en Sicile, présente un texte d’exhortation conforme à celui des manuscrits, puis, entre ce texte et la salutation : « Permane nella santa... etc. », à la place des mots : « Altro non ti dico », nous avons une longue queue qui triple à peu près l’étendue de la lettre et où il ne s’agit plus d’enseignement mystique, mais de vingt-quatre carlins envoyés par des bienfaiteurs napolitains que Neri doit remercier pour Catherine, d’affaires au courant desquelles nous ne sommes pas, d’un projet de voyage à Sienne de Neri, de réponses non reçues à d’autres lettres, de souvenirs à distribuer, de nouvelles reçues, tant de frère Raymond, qui était pour lors à Gênes, que de la construction en cours de Belcaro à Sienne, enfin de la location d’une nouvelle maison à Rome. Toutes ces affaires terrestres nous intéressent, même si beaucoup nous échappent, parce que les historiens sont des gens affreusement curieux, et parce que l’éloignement dans le temps, ainsi que la canonisation, donnent un prix aux plus infimes reliques. Mais, au fond, nous serions des sots de croire que Catherine et ses amis n’avaient pas d’affaires matérielles à traiter ensemble et que les lettres de direction classiques, adressées à « une âme troublée », à « une personne qui cherche sa vocation », à « une religieuse qui vient d’apprendre la mort de sa mère » etc., et traitant de tel sujet déterminé comme un chapitre de livre, n’ont jamais contenu en post-scriptum, ou même dans le texte, des remercîments, compliments, affaires d’argent, nouvelles de santé, voire même plaisanteries, que les éditeurs ont jugé superflu de nous conserver. Le cas de sainte Catherine de Ricci est encore plus drôle ; dans la même lettre, il lui arrivait de raconter une extase et de donner une recette de confitures : aussi les saintes religieuses qui lui succédèrent comme prieures à Prato ne livraient-elles ses textes au public qu’après les avoir littéralement refondus. C’est au siècle dernier seulement qu’on s’avisa de consulter les originaux, ce qui fut une révélation charmante.

M. Fawtier, de race soupçonneuse, craignait beaucoup qu’on n’eût parfois substitué un post-scriptum à un autre : de fait, il n’y a que dans le cas de la science miraculeuse de l’écriture (supposée acquise par Catherine à La Rocca) que son soupçon semble avoir pris corps et vie. D’ailleurs, de toutes les « queues » révélées, soit par les originaux, soit par un certain manuscrit de Neri di Landoccio 20, aucune n’a une valeur politique ou ne contient quelque chose de compromettant qu’il ait fallu supprimer en vue de la canonisation. Toutes sont innocentes, sans grand intérêt, et il apparaît que leur suppression répond simplement à l’idée qu’on se faisait à l’époque d’un recueil de lettres copiées en vue de l’édification. Nous ne voudrions pas exclure cependant (ce ne serait pas d’une bonne méthode) le cas où, exceptionnellement, quelques phrases auraient été supprimées ou même corrigées pour un autre motif. Il faut nous résigner pour ces textes, comme pour bien d’autres, « ex parte cognovimus ».

 

 

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La connaissance littérale de l’œuvre de sainte Catherine fait pourtant chaque année des progrès. Orientés dans ce sens, les érudits travaillent, et il suffit de lire par exemple la longue chronique que M. Valli a consacrée aux études catheriniennes dans le « Giornale storico della letteratura italiana » en 1931 pour acquérir la confiance que ce ne sera pas en vain. L’Institut historique italien a confié l’énorme tâche de réaliser l’édition critique définitive de la Correspondance à M. Dupré-Theseider qui a donné à ce sujet deux grands articles, tout à fait importants, dans le « Bollettino dell’Istituto storico italiano e Archivio muratoriano » de 1932 et de 1933 (nos 48 et 49). Il a eu la bonne fortune de mettre la main sur un codex de la bibliothèque palatine à Vienne, qui avait échappé jusque-là aux recherches : recueil de 221 lettres, copiées en grande partie de la main de Neri di Landoccio, légué par lui au monastère de Monte-Oliveto. Cette découverte, que M. Fawtier n’avait pas faite, est cependant tout à son éloge, en confirmant le « groupe Neri » qu’il avait formé, parmi les manuscrits connus, à côté du « groupe Maconi ». M. Dupré déclare que M. Fawtier avait deviné l’existence de son manuscrit « comme les astronomes calculent les dimensions et l’orbite d’une planète non encore découverte ».

Ajoutons qu’une seconde main, différente de celle de Neri, mais contemporaine, a fait des corrections sur grattages imparfaits que la photographie révèle : on voit combien la comparaison de ces leçons, jointes aux variantes des autres manuscrits, peut nous instruire. Quand M. Dupré-Theseider aura achevé son travail, et quand on aura réussi à en faire un semblable, avec une méthode aussi stricte, sur le Dialogue... on pourra commencer à étudier sérieusement sainte Catherine de Sienne.

En attendant, le R. P. Laurent, professeur au Collège Angélique à Rome, et M. Valli, ont entrepris, sous le patronage de l’Université de Sienne, la publication des « Fontes Vitae S. Catherinae Senensis Historici » (Sansoni, Florence). Il s’agit de documents connus, mais jusqu’à présent inédits, touchant plus ou moins directement Catherine, sa famille, son ordre et le milieu où elle a vécu. Quatre volumes ont déjà paru ; d’autres, fort alléchants, sont annoncés. Je ne parle pas des nombreuses études catheriniennes publiées depuis quelques années, m’en tenant ici aux questions proprement documentaires et textuelles.

 

 

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Les corrections faites aux textes des saints par leurs réviseurs sont certes justifiables, mais c’est toujours ce qui vient d’eux le plus directement qui est le plus divin et le plus humain à la fois. En chaque âme sainte, le mystère de l’Incarnation se renouvelle. L’homme s’efforce, se meut dans le divers, souffre, échoue, se trompe. Mais Dieu fait son œuvre, rachète les âmes et se glorifie. Nous verrons l’homme et Dieu agir en sainte Catherine.

L’hagiographie n’est pas l’histoire. Nous croyons qu’elle gagnera toujours à se soumettre strictement à la méthode historique, ce qui est le seul moyen de se servir de l’histoire, et tout effort dans ce sens se soldera par un progrès. Mais, de soi, l’hagiographie est tout autre chose : elle est comme un effort désespéré pour rendre intelligible et vulgarisable la plus mystérieuse et la plus rare des choses humaines, la sainteté, laquelle identifie le cœur de l’homme à celui de Dieu.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE PREMIER

 

 

L’ÉTAT POLITIQUE DE L’ÉGLISE

À L’ÉPOQUE DE SAINTE CATHERINE

 

 

De toutes les questions qu’on peut se poser au sujet de Catherine de Sienne, les plus embrouillées sont, sans contredit, celles qui concernent son activité politique. La nature même des choses, la situation exceptionnellement troublée qui fut celle de l’Église en son temps et dans la période suivante, la difficulté d’application des principes engagés et l’extrême confusion des esprits au XIVe siècle sont des raisons suffisantes pour rendre très délicates et l’intelligence de la pensée politique catherinienne et l’appréciation impartiale de l’action de la sainte. Ceux qui savent combien les passions peuvent influencer la notion qu’on se forme des faits, celle qu’on reçoit et celle qu’on est amené à répandre, ne s’étonneront pas qu’en dehors même du jugement qu’on peut leur appliquer, leur existence et leur portée constituent déjà un grand et obscur problème.

Les progrès de l’histoire ont d’ailleurs éclairé quelques aspects de ce problème et permis d’arriver, sur certains points, à des certitudes de fait, tandis que, pour d’autres, le manque de documents ou la difficulté de les interpréter laissent l’historien dans le doute et ouvrent le champ aux hypothèses. Notre but actuel n’est pas d’apporter des documents nouveaux, ni de faire un travail d’archives, mais plutôt d’éclairer les uns par les autres les travaux des historiens grâce à des rapprochements de séries de faits souvent étudiées à part, avec l’idéal d’une synthèse impartiale et prudente.

Ce n’est pas connaître le XIVe siècle que de l’étudier exclusivement au point de vue italien ou au point de vue français. Ce n’est pas l’étudier sérieusement que de négliger (ou plutôt de feindre ignorer) les travaux considérables du XVIIe siècle français, sous prétexte qu’ils sont empreints de gallicanisme. Maimbourg ou Baluze n’étaient pas seulement des membres remarquables de cette grande école française d’histoire ecclésiastique dont on ne saurait exagérer l’importance ; ils avaient aussi, dans l’appréciation des choses religieuses (et malgré certaines notions erronées qu’ils partageaient, mettons, avec Bossuet) une finesse et une justesse de vues, venant de l’ambiance de culture du grand siècle, que bien des historiens d’aujourd’hui leur envieraient s’ils avaient conscience de leur propre insuffisance de pénétration des réalités psychologiques et ecclésiastiques. Cette insuffisance, même dans des ouvrages de valeur, est parfois extraordinaire. Je n’oublie pas que les travaux français du grand siècle ont un caractère polémique, mais ceux de Rinaldi ou de Burlamacchi l’ont tout autant. La question d’Avignon et du grand schisme est d’ailleurs encore actuelle, en ce sens qu’elle excite encore les passions de part et d’autre d’une manière surprenante, et je préfère, sur ce point, ne nommer personne de vivant.

 

 

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Il faut bien comprendre que l’état de l’Église et l’état des esprits au moment où sainte Catherine apparaît sont des résultantes d’un long et complexe ensemble de faits précédents. Pour s’en faire une idée juste, il ne faudrait rien ignorer de l’histoire du moyen âge, tout au moins de celle du XIIIe et du XIVe siècle. Il faudrait aussi bien admettre à priori qu’avec sa conscience ferme, aiguë, héroïque, des principes, Catherine avait, comme ses contemporains, un ensemble d’idées acquises résultant de son éducation et de tout ce qu’elle avait pu entendre dire dans sa patrie. C’est précisément la synthèse, parfois paradoxale, de ces deux aspects, surnaturel et naturel, de sa pensée politique, qui nous paraît une chose rare, personnelle et magnifique, même si – surtout si – l’un des éléments présente du caduc, de l’erroné, de l’illusoire, comme on doit s’y attendre chez une jeune fille morte à trente-trois ans, tant il est vrai que le génie ne remplace nullement l’expérience en des affaires humaines aussi complexes que les affaires politiques. Ne voudra-t-on pas nous permettre de laisser de côté – au moins provisoirement – l’aspect « révélation » en ces matières ? Y a-t-il nécessairement des faits d’inspiration proprement dite dans l’activité d’une sainte au service d’une idée ? Je n’oserais le nier ni l’affirmer, mais il n’est pas nécessaire de l’admettre pour comprendre qu’un esprit aussi profondément uni à Dieu dans la foi et dans l’héroïque charité ne puisse poser aucun acte qui ne soit pour lui œuvre de conscience. Aussi, sa sincérité, sa droiture, son courage sont-ils sans bornes à la lumière de la vérité surnaturelle. Quant à sa certitude de bien faire et de dire ce qu’il faut, elle est en fonction et de ces vertus et des qualités ou des insuffisances naturelles de l’esprit.

 

 

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De tous les évènements politico-religieux qui commandèrent l’installation des papes à Avignon, le plus considérable, à notre sens, le plus gros de conséquences psychologiques, de polémiques, de souffrances morales et de sang, comme aussi d’attaques contre l’Église et de progrès, en définitive, pour celle-ci, c’est l’abdication de Célestin V, avec la violente réaction menée par son successeur Boniface VIII. On se rappelle les faits. Le grand effort de théocratie romaine, fourni au commencement du XIIIe siècle par Innocent III et par Grégoire IX, avait matériellement échoué, comme à la fin du XIe celui de saint Grégoire VII. Les effets spirituels et civilisateurs n’en avaient été conservés que par le moyen de l’hégémonie française, c’est-à-dire d’abord de l’hégémonie personnelle de saint Louis, puis de celle de la théologie universitaire. Seules la France et sa civilisation propre, fruit d’un État plus évolué qu’ailleurs, avaient en quelque sorte recueilli l’héritage politico-religieux de la Papauté théocratique et du Saint-Empire germanique, tous deux épuisés par leur opposition séculaire et sans merci. Au cours du XIIIe siècle, les papes, français ou italiens, n’avaient pas tous eu, loin de là, une même politique ; mais aucun d’eux n’avait osé ni abandonner le pouvoir temporel (comme déjà une grande partie de l’opinion, influencée par le franciscanisme, les y poussait), ni reconstituer un État féodal romain à leur profit avec la vigueur de certains de leurs prédécesseurs 21. Rome, pourtant, champ de bataille perpétuel de sa propre aristocratie, ne pouvait devenir pour le pape un séjour stable et sûr que s’il était lui-même un prince féodal, et, autant que possible, le plus grand propriétaire domanial de l’Italie centrale. Problème presque insoluble avec le droit de l’époque, car ou bien la papauté devenait esclave du domaine, ou bien le pape devenait esclave des Romains. Aussi, dans la seconde moitié du XIIIe siècle, les pontifes évitent-ils déjà le plus possible le séjour de Rome, où ils ne se montrent guère que pour leur couronnement et en de rares occasions. À la mort de Nicolas IV, le premier pape franciscain (1292), la situation était tragique. L’opposition des Orsini et des Colonna, propriétaires des plus grands fiefs héréditaires des États de l’Église, aggravée de celle des Dominicains et des Franciscains, qui était à son comble pour lors (avec la conjonction plus ou moins durable des Orsini et des Dominicains, des Colonna et des Franciscains), était si violente que leurs partisans, de nombre à peu près égal dans le Sacré-Collège, entravèrent pendant vingt-sept mois l’élection d’un nouveau pape. Benoît Gaëtani, le futur Boniface VIII, lui-même grand féodal, éminent par sa culture ecclésiastique et par son énergie, aurait bien voulu former à son profit un tiers parti sûr de vaincre. Mais sa candidature suffisait à liguer contre lui les ennemis. C’est alors que Charles II, roi de Naples, neveu de saint Louis et premier vassal du Saint-Siège, dont les États avaient été constitués du temps de son père précisément pour servir d’appui politique à la papauté en Italie, eut l’idée de mettre en avant la candidature révolutionnaire de saint Pierre Célestin. L’histoire nous est racontée de telle sorte que son intervention n’apparaît presque pas, et tout se passe comme si l’Esprit-Saint seul avait tout à coup désigné l’ermite aux électeurs fatigués. On peut l’admettre, mais il ne faut pas oublier que le roi, homme d’une piété exceptionnelle d’ailleurs, avait de bonnes raisons pour considérer la prolongation de la vacance comme une catastrophe. Le saint avait fondé son principal monastère au mont Majella, sur les terres du royaume de Naples. C’est à la suite d’une visite que Charles II, en avril 1294, fit à saint Pierre de Morrone que ce dernier crut devoir écrire aux cardinaux pour les menacer de la colère divine, s’ils persistaient à ne pas faire de pape. Sur quoi lui-même fut élu, le 5 juillet suivant. Il n’était d’ailleurs ni un sot, ni un solitaire sans aucune expérience de la vie 22. Fondateur d’une congrégation bénédictine très importante pour laquelle il avait dû se démener en son temps (il avait fait, par exemple, le voyage de Lyon pour en obtenir la confirmation par Innocent IV), son œuvre comportait une activité bienfaisante très étendue. Mais il était, avouons-le, un ermite avant tout. Déjà il avait donné sa démission de supérieur de son ordre, pour pouvoir se retirer, une partie de l’année, dans une absolue solitude. Plus tard, il démissionnera du souverain pontificat lorsqu’il se sera aperçu de l’impossibilité de se faire complètement remplacer pendant l’Avent, qu’il avait l’habitude de passer dans le silence.

L’élection de saint Pierre Célestin était paradoxale, comme d’ailleurs le fut toute élection d’un pape étranger au Collège des cardinaux. Choisir un pape en dehors du Sacré-Collège, c’est rompre avec la tradition ecclésiastique de l’époque et préparer un changement radical d’orientation. Aussi, après celle de notre saint, comptons-nous trois élections dans ce cas, au XIVe siècle : celle de Clément V, qui emmena pour longtemps le Saint-Siège au delà des monts, en 1305, celle du bienheureux Urbain V (1362) qui tenta le premier de le ramener en Italie, et celle d’Urbain VI, qui consacra définitivement ce retour, en 1378. Encore ces papes étaient-ils ou avaient-ils été en leur temps des prélats de curie : en 1294, l’Église avait affaire à un pur contemplatif. Absolument indifférent aux questions de prééminence temporelle, il trouva commode de rester à la cour du pieux Charles II et d’utiliser le même personnel de fonctionnaires que ce roi. Nettement décidé à ne pas rejoindre Rome, ni même les États de l’Église, il considérait qu’il fallait laisser complètement aux laïques le gouvernement des choses de ce monde. Son acte le plus connu est celui par lequel il autorisa les Franciscains « spirituels », longtemps martyrisés par leurs supérieurs, puis exilés en Orient, à former une société à part, indépendante de l’ordre de saint François, mais vivant en conformité avec son idéal primitif.

Cependant, le cardinal Gaëtani ne pouvait supporter l’idée que la papauté devînt purement spirituelle, et napolitaine du même coup. Ses convictions théoriques en matière de droit canon, sa conviction pratique d’être lui-même le pape qui s’imposait en vinrent à influencer les autres cardinaux, qui souffraient d’être mis de côté par Célestin V. Il parvint à s’introduire de si près dans les conseils du saint qu’il le persuada de renoncer à la tiare. Vaincu par le scrupule, l’humilité, la soif de vie contemplative, Pierre de Morrone se démit après cinq mois seulement de règne, et Benoît Gaétan prit le nom de Boniface VIII (décembre 1294).

Évènement non pas seulement curieux, mais grave. Pour comprendre à quel point il impressionna l’opinion, il faut se rappeler que le mysticisme franciscain, le mysticisme de la pauvreté, lié aux prophéties de Joachim de Flore, avait répandu l’idée qu’à l’Église charnelle et politique de l’âge précédent allait succéder sans tarder l’avènement de l’Église de l’Esprit. Bien mieux, pour certains interprètes extrémistes, le dernier pape légitime devait précisément démissionner, le rôle de la hiérarchie étant terminé lorsque commencerait celui de la vie religieuse parfaite. Si l’on ajoute à cela que, manquant à sa parole envers un saint qui n’avait quitté le Souverain Pontificat que dans l’espoir de retrouver la liberté de la solitude, Boniface VIII poursuivit son prédécesseur dans les montagnes où il se cachait, l’empêcha de s’enfuir en Orient, le tint étroitement prisonnier, enfin passa pour avoir hâté la mort de ce vieillard innocent et vénérable, on comprendra l’immense impopularité qui atteignit alors la papauté. Pendant tout son règne, Boniface fut poursuivi par un doute ambiant et tenace concernant sa légitimité, doute que son talent, son énergie, son audace ne suffirent pas à dissiper, qui inspira en 1297 la révolte des deux cardinaux Colonna (auxquels s’était joint un groupe de Franciscains spirituels dont était chef le poète fra Jacopone de Todi), et qui contribua, quelques années plus tard, à donner de la gravité à son conflit de juridiction avec le roi de France, Philippe le Bel. Ce dernier, ou du moins tel de ses chargés d’affaires, alla trop loin. En combinant avec les Colonna l’attentat d’Anagni (1303) 23 par lequel le malheureux pape expia si cruellement ses propres violences, il rendit à la papauté, par contraste, un peu de popularité, comme en témoigne Dante Alighieri.

Cependant, ce qu’il nous importe de noter, c’est que les successeurs de Boniface VIII furent eux-mêmes atteints, dans l’estime qu’on faisait de leur siège, et parfois même dans l’idée de leur légitimité, par l’exploitation qui avait été faite, dès l’origine, du scandale de la renonciation de saint Pierre Célestin. Certes, ils manœuvrèrent, en ces difficiles conjonctures, avec une très grande habileté. Le dominicain Benoît XI, en ses quelques mois de règne, vit qu’il ne fallait pas se réinstaller définitivement à Rome, et moins encore épouser la politique féodale des Gaétan contre les Colonna, mais que le Saint-Siège, pour retrouver son prestige, devait au contraire renoncer, du moins provisoirement, à l’hégémonie temporelle des siècles passés. Le premier de la longue série des papes français du XIVe siècle, Clément V (Bertrand de Goth, archevêque de Bordeaux) 24 était le neveu d’un cardinal créé par Célestin V. Il chercha une voie moyenne entre celles de ses prédécesseurs. Il protégea les Spirituels : de son temps leur chef, Ange Clareno, put résider sans être inquiété à Avignon, chez ce même cardinal Jacques Colonna que Boniface avait déposé et excommunié et dont la sœur, la bienheureuse Marguerite Colonna, avait autrefois fondé des monastères réformés de Clarisses. Clément canonisa solennellement saint Pierre de Morrone, fondateur des Célestins (sans d’ailleurs que la bulle fît aucune allusion à son court pontificat), mais, pour rien au monde, et malgré tous les efforts de Philippe le Bel, il ne voulut condamner la mémoire de Boniface VIII. La papauté dite française tenait à établir sa parfaite continuité avec tous les pontifes précédents. À partir de 1309, Clément V séjourna constamment à Avignon, chez les Dominicains, puis à l’évêché, sans intention nette d’y fixer le Saint-Siège, mais parce qu’il trouva ce lieu commode, indépendant et de la France, et de l’Angleterre, et de l’Empire (puisqu’il appartenait au roi de Naples) 25, pas trop éloigné d’Italie et pourtant étranger aux rivalités italiennes. Les calomnies des chroniqueurs florentins à l’égard de ce pape 26 montrent à quel point cependant il fut haï dans la péninsule. Il était pour ainsi dire, aux yeux des Italiens, à la fois l’homme de Boniface VIII et celui de Philippe le Bel. Il n’avait pas renoncé à ses droits territoriaux en Italie, et pourtant il était « français 27 » et résidait au delà des monts. Les impôts qu’il levait dans les États de l’Église étaient exportés, thésaurisés ou dépensés hors d’Italie 28, alors qu’on avait toujours vu Rome recevoir les tributs des nations, comme jadis ceux des provinces. Au lieu de Clément V, mettez Jean XXII, mettez Benoît XII, Clément VI, Innocent VI, le bienheureux Urbain V, Grégoire XI, peu importe. Tous les papes français du XIVe siècle furent victimes des mêmes griefs, et ce qui prouve bien qu’il ne faut pas fonder leur impopularité sur tels ou tels actes, tels ou tels torts, tels ou tels défauts de l’un ou de l’autre d’entre eux, c’est que tous ces griefs étaient ressentis par les Italiens dès les premières années de la papauté d’Avignon. Cependant, à mesure que le temps passait, qu’Avignon se construisait, s’augmentait, s’embellissait, tandis que Rome tombait de plus en plus en ruines, la sombre jalousie nationale accumulait les invectives contre les papes français. Tous pourtant furent honnêtes, plusieurs austères ; Urbain V est béatifié. Leur administration fut sage, et plus on l’étudie, plus on y trouve à admirer. Condamner la papauté d’Avignon, ses méthodes, sa fiscalité, son luxe assez relatif, sa politique, etc., c’est condamner la papauté moderne, car c’est là, au XIVe siècle, que se fit peu à peu la transition entre les deux âges 29. Avignon, la ville grandiose où le palais papal, d’un art austère et puissant, rivalise de noblesse avec une nature que domine un fleuve admirable, fut vraiment la mère de la papauté moderne, comme nos ivoires gothiques, répandus alors à foison dans toute l’Europe, furent à l’origine de la sculpture italienne du XVe siècle et de la « Renaissance » des arts, comme certains universitaires français, ignorés jusqu’à Pierre Duhem, préparèrent entièrement, au XIVe siècle, (méthode expérimentale et premières conclusions) la « Renaissance » scientifique. Grandeurs que la « littérature » n’enregistra pas, et qui demeurèrent longtemps comme étouffées, précisément par le bruit des lettres italiennes de l’époque, anti-papales par système. On est stupéfait de la légèreté avec laquelle certains catholiques répètent encore, sur ce point, certains jugements de l’époque, sans s’apercevoir qu’ils ne peuvent logiquement approuver chez les papes postérieurs ce qu’ils condamnent en germe chez ceux de ce siècle de transition. Et si les mystiques du temps, fussent-ils de grands saints, ont contribué à répandre ces jugements superficiels, grâce à l’extraordinaire liberté de pensée et de langage qui caractérisa ce démocratique XIVe siècle, nous devons réviser les jugements de ces mystiques et de ces saints à la lumière des faits.

Pour les franciscains « spirituels » de la fin du XIIIe siècle, imbus, nous l’avons dit, des doctrines de Joachim de Flore, l’Église romaine officielle, surtout celle de Boniface VIII, c’était « Babylone », à laquelle s’opposait « Jérusalem », l’Église de l’Esprit. On peut imaginer combien Avignon put devenir « Babylone » 30 à son tour, lorsque Jean XXII, abandonnant l’extrême tolérance de son prédécesseur, eut repris à l’égard des Spirituels la dure politique des papes du XIIIe siècle et de Boniface VIII. Étrange et magnifique histoire que celle de ces pauvres Spirituels, persécutés depuis l’époque de saint François, victimes de vicissitudes inouïes, dues souvent à leur manque complet de sens canonique, parfois même à des doctrines prophétisantes assez suspectes, mais, la plupart du temps, à la cruelle jalousie de leurs supérieurs légitimes ! L’idée toute simple d’en faire une société à part, qu’avait eue saint Célestin V (et qui prévalut ensuite tant par la séparation au XVe siècle des Observants et des Conventuels que par l’approbation des Capucins au XVIe), parut inouïe aux juristes de l’époque. Et cependant, si l’on met à part saint Bonaventure, docteur et cardinal, on peut dire que tous les personnages canonisés ou béatifiés dans les trois ordres franciscains au cours des XIIIe et XIVe siècles se rattachent directement ou indirectement à ce groupe dissident, toujours plus ou moins en révolte ou persécuté. En Provence, le brillant Pierre de Jean d’Olieu, continuateur d’Hugues de Digne et de sainte Douceline ; en Catalogne, le bienheureux Raymond Lulle ; en Italie, à la suite du bienheureux Jean de Parme et des premiers compagnons de saint François, le bienheureux Conrad d’Offida, ou encore, après le bienheureux tertiaire Pierre Pettignano, de Sienne, l’admirable bienheureuse Angèle de Foligno (qui « convertit » le grand Ubertin de Casale), ou encore le poète mystique Jacopone de Todi ; enfin le vénéré frère Liberato, et surtout son disciple Ange Clareno 31 sans parler de leur correspondant saint Louis, évêque de Toulouse, fils du roi Charles de Naples, de sainte Marguerite de Cortone ou de la bienheureuse Marguerite Colonna, – tous ces personnages et tant d’autres, infiniment sympathiques, avec d’importantes nuances dans leurs conceptions, peuvent être qualifiés de « Spirituels ». Les « Spirituels », c’étaient avant tout les hommes de la vie intérieure et surtout érémitique, les vrais pauvres, les saints. Or, bonne ou mauvaise, l’influence des saints est toujours énorme. Songeons à Ange Clareno, qui, après quinze années d’une prison atroce, autant de vie érémitique en Orient, puis une longue lutte intellectuelle et diplomatique à Avignon pour défendre ses frères et son œuvre, finit par voir celle-ci canoniquement détruite et condamnée (1317), tandis que lui-même, bien qu’excommunié et poursuivi par l’Inquisition, gagnait l’Italie et réussissait à y constituer une véritable province dissidente, dont il était général, qu’il visitait, gouvernait par ses lettres, nommant des supérieurs, réunissant des chapitres ! Comme il fallait que ce groupe sût tenir sa langue, ou plutôt de quelles protections ne jouissait-il pas parmi les évêques et les princes de la péninsule, pour subsister, si j’ose dire, à la barbe du pape d’Avignon, des inquisiteurs et des Franciscains officiels 32 ! Ange se cacha longtemps sur les terres de l’abbé de Subiaco, et ce n’était pas un secret, puisque l’abbé refusa tout simplement de livrer le vieillard presque centenaire à l’Inquisition, quand il en fut requis ! Or, si quelque chose ressemble au genre d’apostolat de sainte Catherine de Sienne, c’est l’influence de la bienheureuse Angèle de Foligno sur son groupe de disciples ; si quelque texte fait penser à ses lettres, c’est la correspondance d’Ange Clareno... avec des différences essentielles que nous signalerons plus loin.

Ce que nous voulons, ce n’est pas raconter l’exploitation de ce mouvement religieux par les princes séculiers dont il favorisait le laïcisme 33 – la descente en Italie de son protecteur l’empereur Louis de Bavière, qui, reçu à Rome par Sciarra Colonna (celui de l’attentat contre Boniface VIII), y créa antipape un simple franciscain italien – l’entêtement invincible du roi Robert de Naples, fils de Charles II, au sujet des Spirituels qui remplissaient ses États et sa cour. Ce qui nous importe, c’est de faire saisir l’influence profonde sur l’opinion italienne populaire de ces mystiques plus ou moins antipontificaux, qui, en tout cas, étaient comme étrangers à l’Église officielle d’Avignon, à ses préoccupations intellectuelles ou missionnaires 34 et à sa politique, ne vivant que pour Dieu et pour la libre pauvreté dans la nature, à la manière franciscaine, propre à leur patrie. Dire qu’ils ont contribué plus que n’importe qui à former l’âme religieuse italienne du XIVe siècle, c’est, nous semble-t-il, être moins exact que de dire : ils ont été à peu près seuls à la former.

C’est là un premier point, et le second est également important. Tous les Italiens du XIVe siècle étaient de farouches ennemis de la discipline administrative et de la centralisation, mais tous n’étaient pas, en même temps, des saints. Le progrès de la complexité des combinaisons diplomatiques, à cette époque de démocratie forcenée et de division inouïe, n’avait d’égal que celui du sentiment national. Le patriotisme local, qui allait de pair avec une mobilité d’attitude politique vraiment incroyable et déconcertante, tendait à se prolonger dans un patriotisme italien collectif. Peut-être l’éloignement du pape international y contribua-t-il, ainsi que, sur un autre plan, la fixation toute récente du langage vulgaire. Mais il y avait aussi le réveil de la culture antique, enfin l’envie à l’égard des grandes nationalités étrangères déjà si fortement constituées. Pétrarque est une parfaite incarnation de cet état d’esprit. Bien qu’ayant vécu toute sa jeunesse à. la cour d’Avignon et ayant été, comme plus tard les humanistes amoraux du XVe siècle, au service de plusieurs princes, l’essentiel de sa vie était dans l’union en lui de l’attachement à sa Toscane avec le culte de la Rome antique. Ivre de souvenirs classiques, il n’imaginait pas qu’on pût comparer la province gauloise à la mère de toute civilisation. C’est sur ce genre de sujets que portaient ses polémiques littéraires avec les auteurs français du temps. C’est par amour de la latinité qu’il exhortait le pape à revenir en Italie, afin de ne pas risquer de se réunir dans l’autre monde à de quelconques évêques « barbares » d’Avignon, au lieu de s’y retrouver dans la compagnie bénie de Pierre, de Paul et de Célestin ! Libéraux, les papes d’Avignon acceptaient la dédicace de ces œuvres, souvent farcies à leur égard d’insultes gratuites, s’intéressaient au progrès merveilleux des arts en Italie, faisaient travailler chez eux les peintres siennois, et même encourageaient, au début de son aventure, le tribun Cola di Rienzo, lequel croyait pouvoir rétablir par décret l’état antique du monde et proclamer la suzeraineté de la municipalité romaine sur les quatre points cardinaux !

Mais simultanément, en hommes prudents qu’ils étaient, et chargés des responsabilités les plus graves, le papes d’Avignon observaient sans défaillance l’horizon politique de leur époque. Revenir à Rome, au siège de saint Pierre, dont ils étaient les évêques, ils savaient bien que c’était l’idéal 35. Mais encore fallait-il que cela devînt possible, et qu’un minimum d’ordre apparût en Italie. Or, jamais les guerres locales et les révolutions n’y avaient été aussi endémiques, les divisions aussi graves. En outre et surtout, il était clair que, si tous les Italiens suppliaient les papes de revenir à Rome, beaucoup priaient en même temps le Seigneur de les garder de ce retour 36. L’autorité suprême a parfois bonne grâce à se faire sincèrement désirer.

D’ailleurs, les papes d’Avignon avaient d’autres préoccupations politiques tout aussi importantes que les affaires d’Italie. Ils sentaient que la guerre franco-anglaise, si elle se poursuivait indéfiniment et en s’aggravant toujours, finirait par amener la ruine totale de l’Occident. Aucun d’entre eux n’était Français du Nord et ne partageait complètement le patriotisme et le loyalisme des sujets directs de la couronne. Tous Gascons, Limousins, Provençaux, intermédiaires naturels, de par la situation féodale de leurs provinces, entre la France et l’Angleterre, ils souhaitaient sincèrement une paix juste et comprenaient les aspirations des deux partis. S’ils ne réussirent pas complètement dans un effort qui allait contre la nature des choses, du moins ils adoucirent, par leurs trêves et leur diplomatie, les horreurs de la guerre, tandis que, plus tard, leur départ pour l’Italie et le schisme devaient contribuer à l’aggravation du fléau. En attendant, leur œuvre principale, celle qui annonçait et préparait de très près l’Église moderne, c’était la centralisation ecclésiastique proprement dite. C’est au temps d’Avignon que les papes réussirent à enlever aux princes, aux métropolitains et aux chapitres, pour l’attribuer à leur propre Siège, la nomination des évêques de presque tous les diocèses d’Occident, sans parler de la collation des autres dignités ecclésiastiques.

 

 

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Nous ne sommes pas aussi loin de sainte Catherine de Sienne que nous en avons l’air. En résumant la vérité historique 37 sur les papes d’Avignon, en exposant et en expliquant l’état d’esprit italien à leur sujet, nous avons déjà, sans même parler d’elle, remis au point certains jugements qu’on lui attribue et surtout certaines interprétations de ses hagiographes. En lisant telle ou telle page de ces derniers, on croirait vraiment que le palais d’Avignon était un mauvais lieu et que tout prélat non italien de race est nécessairement un mauvais prélat. Raymond de Capoue, dans sa « Legenda », pourtant écrite en plein schisme par un homme dont le cœur ne battait que pour la permanence de la papauté en Italie, s’est bien gardé de ces excès. Il a même pris soin de ne pas répéter certaines outrances des écrits personnels de Catherine. Et j’ai été frappée à ma façon du mot qu’il rapporte de Grégoire XI, lorsque la sainte, paraissant devant ce pape pour la première fois, à Avignon, lui fit un réquisitoire violent contre les mœurs de sa cour : « Et comment peux-tu savoir tout cela, puisque tu ne fais qu’arriver ici ? » Je sais bien que Raymond veut prouver par ce récit qu’elle avait du vice une connaissance surnaturelle, mais peut-être les historiens du grand siècle, dont j’ai présenté l’éloge, auraient-ils mieux interprété la question du pontife en cette occasion-là 38.

Il est grand temps cependant d’arriver à des précisions plus directes quant aux influences que Catherine a pu subir, soit par suite des évènements politiques proprement contemporains de sa vie, soit par le retentissement des voix qui ont précédé immédiatement la sienne, soit enfin par la formation qu’elle reçut de son ordre.

Lorsque sainte Catherine naquit, vers 1347, on en était encore à l’époque la plus brillante d’Avignon, sous Clément VI, tandis que Rome était agitée par la révolution démocratico-césarienne de Cola di Rienzo. Rome touchait au fond de ses misères, puisqu’elle réagissait de tout son orgueil naïf en la personne de cet étrange tribun, homme de lettres plus qu’autre chose. Mais, si ridicule que fût la fin de l’aventure, elle marquait expressément le point où, la féodalité définitivement dépassée, la Ville devenait une république communale comme les autres. Des désordres, elle en devait connaître encore beaucoup ; la nouvelle noblesse bourgeoise qui naîtrait de cette révolution serait presque aussi indomptable et versatile que la précédente. Mais elle n’hériterait pas du même génie militaire ; il n’y aurait plus de guerres intérieures entre princes guelfes et gibelins. Un suzerain habile pouvait désormais s’imposer, un État devenait possible. Les papes le sentirent, et ce n’est pas par pur libéralisme qu’ils usèrent de ménagements et d’indulgence envers ce fou qui incarnait la grandeur et la décadence de Rome.

Dans sa jeunesse, lors d’un premier voyage à Avignon (en 1343), Cola s’était fait apprécier de Clément VI comme orateur de la municipalité romaine, envoyé là-bas pour solliciter, entre autres grâces, celle d’un jubilé à Rome en 1350. Le Français raffiné, l’humaniste qu’était Clément VI, ce Léon X du XIVe siècle, se voyait appelé à renouveler pour la première fois l’audacieuse indulgence instituée cinquante ans plus tôt par le terrible féodal romain, Boniface VIII 39. Rome abandonnée suppliait, et le pontife accordait sans hésitation la faveur qui en ferait une année le centre religieux effectif du monde. Par bulle du 27 janvier 1343, Clément annonçait le jubilé de 1350.

Cola eût presque pu rencontrer à Avignon une princesse suédoise qui, la même année ou peu s’en faut, visitait Tarascon, la Sainte-Baume et Marseille, accompagnée de son mari et d’une suite d’ecclésiastiques de son pays. Mais sainte Brigitte 40 avait de telles préventions contre la papauté française qu’elle brûla Avignon, du moins ses biographes nous le laissent croire, si étrange que ce soit. C’est trois ans plus tard, nous dit-on, en 1346, son mari étant mort et sa réputation de prophétesse étant établie, qu’elle écrivit à Clément VI cette lettre menaçante et, à mon humble avis, injustifiable, où, au nom du Christ, elle exigeait le jubilé (institué dès 1343), où elle sommait le pape d’y assister en personne et de faire la paix entre les rois de France et d’Angleterre, comme si cela eût dépendu de lui. Mais il était un esprit libéral et... un homme d’esprit : ayant lu cette missive, il envoya, dûment recommandés, les ambassadeurs de Brigitte aux cours des belligérants pour qu’ils tentassent eux-mêmes ce qu’on lui reprochait de ne pas réussir.

Les mystiques n’ont pas toujours raison, mais Clément VI et ses successeurs préférèrent utiliser leur influence plutôt que leur fermer la bouche, pourvu seulement qu’ils restassent dans l’orthodoxie. Lorsque le jubilé, suspendu en 1347 à cause de la révolution de Cola, fut de nouveau annoncé par bulle en 1349, Brigitte partit pour Rome avec toute une suite, dont le prieur cistercien d’Alvastra, son confesseur. Ce dernier fut nommé pénitencier des Suédois pour la durée du jubilé, et Brigitte fonda chez elle, à ses frais, l’hospice des pèlerins de sa nation. Ces deux faits conjugués supposent une mission officielle, d’autant plus que la colonie suédoise, ainsi organisée, habitait le palais cardinalice contigu à Saint-Laurent-in-Damaso. Or, ce palais était celui du cardinal Hugues de Beaufort, le propre frère de Clément VI. En d’autres termes, c’est la curie qui logeait les Suédois, et, si toutes les nations jouissaient d’une organisation analogue, on ne peut pas dire que le jubilé fût improvisé, malgré l’éloignement d’Avignon. Cependant Clément ne fit pas le voyage. Il se fit représenter par un légat, Annibaldo Ceccano. Brigitte nous dit dans ses « Révélations » que Rome était « comme une forêt sauvage, pleine de brigands ». Après l’échec de Cola, en effet, le retour momentané des nobles avait rejeté la ville dans « la nuit du moyen âge ». Le peuple était sans cesse frémissant. Sous un prétexte futile, une émeute se produisit contre le légat, qui n’osait plus sortir sans cuirasse. Un jour, un arquebusier bien dissimulé le visa : son chapeau rouge fut traversé d’une flèche. L’enquête ne put aboutir à découvrir le coupable, et le légat terrorisé abandonna la ville jubilaire.

En somme, Clément avait mieux fait de ne pas venir, du moins aux yeux de la prudence humaine. Mais les saints, et les saintes surtout, ont toutes les audaces. Brigitte resta, s’incrusta dans Rome, pour y mourir vingt-quatre ans plus tard. Rome était Rome, tout de même, et les grâces surnaturelles y pleuvaient, pour elle du moins, dans tous les sanctuaires. C’est deux ans après le jubilé, pourtant, que l’émeute s’était tournée contre la colonie suédoise, et que la sainte faillit, comme sorcière, être brûlée par la populace. Deux ans plus tard encore, le cardinal de Beaufort voulut lui reprendre le palais fortifié où elle s’abritait avec sa famille, tandis que le comte Orsini tentait l’enlèvement, à main armée, de sa fille, sainte Catherine de Suède.

N’importe, en dépit de toutes ces apparences, bien qu’au témoignage de Brigitte elle-même la ville éternelle fût entièrement à évangéliser de nouveau (elle nous dit que la confession et la communion étaient inconnues à une foule de Romains adultes), il y avait quelque chose de changé dans la situation générale. Peu à peu, les choses se tassaient, même à Rome, du moins après la seconde tentative de Cola (1354). Le chef des Gibelins, Louis de Bavière, était mort en 1347 ; le chef des Guelfes, le roi Robert de Naples, dès 1343. Faute de chefs, et surtout faute d’idées, les deux partis se mouraient à leur tour. Le règne d’Innocent VI (1352-1362) marque la grande transformation politique grâce à laquelle les papes vont regarder de nouveau vers l’Italie.

Une importante évolution s’était déjà produite, au cours de la première moitié du XIVe siècle, depuis l’époque des premiers papes d’Avignon, héritiers directs des problèmes du XIIIe. L’axe de la chrétienté passait alors incontestablement par la France, et voici qu’il semblait se déplacer de nouveau, à mesure que l’étoile de la grande nation baissait, par suite des désastres de la guerre de Cent ans. Or, ces désastres coïncidaient avec la naissance d’une Italie nouvelle. À cette renaissance politique un grand fait contribua : l’existence d’un empereur qu’un siècle plus tôt on eût pu nommer « guelfe », Charles de Bohême. Élu dès 1346, il vint se faire couronner à Rome en 1355. Mais quelle différence avec les expéditions d’Henri VII et de Louis de Bavière ! Charles était un homme religieux et un homme moderne. Il observa scrupuleusement ses promesses et quitta Rome le soir même de son couronnement. Partout, il exhorta les Italiens à se soumettre au pape ; partout, il leva sur ses « sujets » de grosses contributions, sans jamais tirer l’épée. Les Italiens se moquèrent de lui, mais il se moqua d’eux, car il les quitta la bourse pleine, sans avoir versé une goutte de sang, tandis que ses prédécesseurs s’étaient ruinés dans la péninsule et l’avaient jonchée de cadavres. Rentré chez lui, il se consacra à la Bohême et à l’Allemagne, et donna la « Bulle d’Or » (1355) qui consacrait l’indépendance respective de la papauté et de l’empire. C’était vraiment la fin du gibelinisme, l’écroulement des folles idées de Dante. Le pape pouvait revenir en Italie.

À la condition toutefois que les Italiens s’y prêtassent. Et cela se fit aussi, en partie du moins, grâce au génie militaire et diplomatique du cardinal Gilles Albornoz. Légat depuis 1353, ce grand Espagnol reconquit en quelque sorte les États de l’Église pour le pape français. Partout, il s’attaqua aux « tyrans », favorisant la démocratie locale et persuadant aux cités que le gouvernement pontifical serait le plus libéral de tous. Il sut aller dans le sens de l’évolution italienne d’alors qui visait à abaisser partout la noblesse, et il profita de ce qui avait été fait déjà dans ce sens avant lui, car les papes précédents avaient eu soin de laisser les démocraties détruire les antiques factions. Chose plus remarquable : à mesure qu’il refaisait un domaine au pape, l’éminent gouverneur lui donnait des lois sages, et ses constitutions administratives (Constitutions Aegidianae) furent la base du régime temporel pontifical jusqu’au XIXe siècle.

Il n’entre pas dans notre sujet de rapporter le détail de l’œuvre guerrière et politique de l’ancien ministre du roi de Castille. Qu’il nous suffise d’en signaler l’importance. Bien que ses maîtres, Innocent VI et Urbain V, aient parfois contrarié ses efforts, sous l’effet d’influences opposées (surtout en ce qui concerne l’écrasement des Visconti, voulu par le cardinal), le résultat était tel après huit ans de cette légation qu’Innocent VI, l’année d’avant sa mort, annonça formellement à l’Empereur son intention de retourner dans l’Italie presque entièrement regroupée sous l’égide pontificale.

Si l’on ajoute qu’à la même époque le désordre s’infiltrait dans la France amoindrie (la révolution parisienne d’Étienne Marcel est de 1358), qu’à la suite de la trêve de 1357, la formation des « grandes compagnies », armées de mercenaires sans emploi, toujours en quête de pillage, faisait courir aux villes françaises ces mêmes dangers auxquels étaient accoutumées les villes italiennes 41, qu’Avignon, plusieurs fois menacée de très près, dut rebâtir ses remparts et payer à diverses reprises, sous Innocent, puis sous Urbain, de fortes rançons pour éloigner les routiers, on comprendra toutes les raisons pour lesquelles le saint pape Urbain V, élu en 1362, se préoccupa courageusement du départ. Il quitta Avignon dès avril 1367 et pénétra au mois de juin dans les États de l’Église. Albornoz l’attendait sur le rivage, lui qui, dit-on, avait pu expédier à son maître un char rempli des clefs des villes qu’il avait reconquises, pacifiquement pour la plupart. Quel triomphe pour la papauté qu’un tel retour, et quel progrès depuis l’époque de son départ ! Il ne lui manquait plus, apparemment, qu’à venir elle-même administrer ses États, faute de quoi elle ne pourrait évidemment pas les maintenir. Mais l’évènement montra que la réorganisation était encore bien fragile. Un malheur imprévu vint frapper le bienheureux Urbain V : Albornoz mourut subitement à Viterbe, où le pape s’était installé pour passer l’été et préparer son entrée à Rome. Ce qui paraît montrer qu’il était le seul « homme capable de maîtriser les Italiens », c’est que, deux semaines après, l’émeute avait éclaté dans la petite ville : « À mort l’Église ! Vive le peuple ! » Il n’y avait plus de tyrans, du moins ils ne se montraient guère, mais la folie révolutionnaire n’allait-elle pas manifester à son tour les spasmes répétés du désordre ? Le pape, assiégé dans la citadelle, eut raison de la révolte au bout de trois jours, mais sa tentative de réinstaller la papauté à Rome commençait sous de fâcheux auspices. Catherine de Sienne avait vingt ans cette année-là.

Pendant trois ans, Urbain V poursuivit l’expérience, hésitant sur le parti à prendre. Entré solennellement à Rome au mois d’octobre 1367, il y célébra des fêtes magnifiques, aptes à frapper les imaginations italiennes et à donner une haute idée des ressources matérielles et morales de la papauté. Citons la réception du roi de Chypre, de la reine de Naples, la restauration des basiliques, notamment du Latran et de Saint-Pierre. En octobre 1368, c’est l’empereur qui reçoit le pape à Rome, et qui, avec le comte de Savoie, maintient les rênes de son cheval. L’impératrice est couronnée, l’empereur fait diacre au maître-autel de Saint-Pierre. Un an plus tard, en 1369 (car Urbain passait les étés à Viterbe ou à Montefiascone), les Romains eurent le plaisir de voir un autre empereur aux pieds du pape : cette fois, c’était celui de Constantinople, Jean Paléologue, qui, par l’abjuration de son schisme, achetait l’aide urgente de l’Occident contre les Turcs. Quelques mois plus tard, le pape faisait le transfert des chefs de saint Pierre et de saint Paul dans des reliquaires merveilleux placés sur l’autel du Latran. Tout cela, c’était apparemment la réalisation du rêve de sainte Brigitte, en même temps que l’ébahissement et le profit pour le peuple romain. Mais tout cela n’était peut-être guère que belle apparence. Urbain s’en rendait compte : sans ses troupes nombreuses de mercenaires français, anglais et allemands, les choses n’auraient pas ainsi marché toutes seules. Les Romains semblaient avoir accepté de bon cœur la perte de leur autonomie communale 42, qu’il avait pris la précaution de leur imposer, mais les fils de l’ancien préfet s’alliaient à Pérouse révoltée, en guerre contre l’Église 43 et les Visconti, avec qui l’on avait fait la paix sans les avoir battus, menaçaient les frontières du Patrimoine. Urbain V avait déjà pris sa décision : il retournerait mourir en France. À Avignon, le conclave aurait des chances d’être plus calme, et, avant d’expirer, il aurait encore la force, peut-être, de s’opposer à la reprise imminente des hostilités franco-anglaises.

Cette décision, mûrie à loisir et irrévocable, fut pénible aux Italiens, mais elle n’avait pas le sens d’un échec complet dans le dessein de ramener la papauté à Rome. Cette affaire difficile avait marqué un point d’acquis. Trois ans passés à peu près en paix par la curie dans les États de l’Église, la restauration à Rome des basiliques et des palais : tout cela préparait pour un avenir assez proche le retour définitif. Évidemment, il y avait, parmi les cardinaux, un parti étroit d’idées, appuyé par la cour de France, qui soutenait l’impossibilité de la réinstallation à Rome et qui était en retard au moins d’une génération sur l’époque, de même qu’il y avait un parti italien impatient de prévenir les évènements et de terminer définitivement l’histoire avignonnaise de la papauté. Urbain V était pour une voie moyenne : réorganiser ses États italiens, préparer le retour de son successeur, mais conserver un pied à Avignon pour le cas où les affaires de la péninsule tourneraient mal, ne pas quitter le contact diplomatique étroit avec les cours française et anglaise, ne pas italianiser brusquement le sacré collège. Le cardinal de Beaufort, neveu de Clément VI, le futur Grégoire XI, était certainement l’homme de ce tiers parti. Le retour d’Urbain V en Avignon (1370) marqua seulement un demi-échec politique. Le saint pape 44, cela paraît évident, ne se faisait pas d’illusion sur la durée de son règne ; aussi bien cela diminue-t-il l’importance de la prophétie que sainte Brigitte alla lui déclarer à Montefiascone quand il eut annoncé son départ : « Si vous retournez à Avignon, vous mourrez. » L’évènement devait justifier la prophétie mais, si le bienheureux Urbain n’en tint pas compte, c’est qu’il savait l’homme mortel et qu’il croyait de son devoir d’aller préparer sa succession à Avignon.

Demi-échec politique, ce voyage d’Urbain V, c’est vrai ; mais complète réussite spirituelle. On n’a pas assez noté la fécondité de ce séjour papal de trois années en Italie. Urbain, maintes fois légat dans la péninsule sous les papes précédents, n’en pouvait ignorer les besoins religieux. À Rome même, son séjour marqua une véritable résurrection de la vie chrétienne. Ses rapports avec les mystiques du temps furent parfaitement conscients et voulus. Il fit brûler des fraticelles, et l’Inquisition ne chôma pas pendant son séjour en Italie. Il eut d’assez bonnes relations avec sainte Brigitte, quoique nuancées d’une pointe d’ironie 45, et, s’il n’approuva pas définitivement sa règle, s’il fit des réserves, si la commission chargée de l’étudier fit traîner ses travaux en longueur, il ne voulut pas décourager complètement la sainte princesse, au contraire. À Viterbe, il eut des rapports excellents avec le nouveau groupe siennois des Jésuates, fondé par le bienheureux Jean Colombini. Ce dernier vint avec ses frères recevoir le pape lors de son débarquement à Corneto, et, si l’on en croit la « vie » rédigée d’après des sources contemporaines, c’est avec une profonde émotion de sympathie que le pape bénédictin confirma cette petite société d’inspiration franciscaine, non sans avoir fait examiner strictement l’orthodoxie des fondateurs par ses théologiens officiels. Urbain V était le filleul du saint tertiaire Elzéar de Provence, qu’il eut la joie de canoniser, et il aurait bien voulu achever heureusement de même le procès de son épouse virginale, Delphine. Comment le bienheureux Jean Colombini, fondateur, du vivant de sa femme, d’une compagnie absolument pauvre et apostolique, ne lui eût-il pas rappelé son parrain, qu’il avait bien connu autrefois et qu’il se préparait à honorer (en 1369) des suprêmes honneurs ? Le voyage d’Urbain V dans ses États, c’était la réconciliation définitive du vrai mysticisme italien avec la papauté française, et ce n’est pas un pur hasard si le premier saint qui en profita se trouva être originaire de Sienne. Clément VI avait favorisé les peintres siennois, Urbain V faisait restaurer le Latran par des architectes et des sculpteurs de Sienne. Toute la vieille Toscane se faisait gloire, à ce moment-là, de sa fidélité particulière au pape 46. Ce qui montre le prestige retrouvé du Saint-Siège, c’est l’insistance des Jésuates à se dire les hommes du pape, les « pauvres du pape » (d’après la vie du bienheureux Colombini et d’après son testament authentique). Déjà les Olivétains, fondés en 1319 par le bienheureux Bernard des Tolomei, de Sienne, avaient obtenu, en 1344, du pape d’Avignon, la confirmation canonique de leur admirable congrégation de réforme bénédictine. Cette fois, en 1367, Urbain V pouvait se flatter d’avoir exorcisé la vieille alliance des mystiques franciscanisants avec l’esprit de schisme. Or, Jean Colombini avait exercé d’importantes magistratures dans sa ville natale, Sienne, avant sa foudroyante conversion. La République avait fini par le bannir, c’est vrai, en 1363, mais ses « extravagances » avaient scandalisé la ville depuis 1355, époque où notre petite Catherine, si précoce, était âgée de huit ans environ. Je ne sais à quelle date, entre ces deux-là, il était allé prêcher un jour avec ses compagnons devant l’église Saint-Dominique de Sienne. Les Prêcheurs eux-mêmes étaient sortis pour l’entendre, à la suite de quoi, tout en larmes, ils avaient expulsé de leurs cellules leurs petits trésors personnels et avaient « réformé » leur vie. Comment Catherine eût-elle pu ignorer Jean Colombini ? La jeune tertiaire, bien qu’elle menât encore la vie « érémitique », n’était pas à l’abri de cette forte influence : elle dut se réjouir en 1367 de l’approbation des Jésuates, déplorer le départ d’Urbain V en 1370. D’ailleurs, nous entrons dans les débuts de sa propre vie publique : elle a vingt-trois ans et n’a déjà plus que dix années à vivre ici-bas.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE II

 

 

AVANT LE VOYAGE DE CATHERINE

À AVIGNON : LA CROISADE, LA PAIX

EN ITALIE, LA RÉFORME (1370-1376)

 

 

« Quand même les papes du moyen âge jugeaient la croisade inopportune ou inutile, il leur fallait toujours avoir l’air de la vouloir et d’y travailler », pour ne pas scandaliser l’opinion publique, déclare un manuel bien connu d’histoire de l’Église. Ce serait une manière un peu simpliste de résumer l’évolution de l’idée de croisade au XIVe siècle. La vérité, c’est que la croisade, au sens ancien du mot, était devenue impossible. Les papes s’en rendaient-ils compte ? Peut-être. Mais ce dont ils étaient sûrs, c’est que la croisade était désirable, que la préparer était un devoir pour eux, et que les rapports avec l’Orient, entretenus par le moyen de cette perpétuelle menace, étaient féconds en résultats quant au prestige et à l’extension d’influence de la sainte Église. Aussi voyons-nous tous nos papes alimenter à grands frais la prédication de l’idée de croisade : à moins d’une hypocrisie presque inconcevable et en tout cas impossible à prouver, il faut en conclure qu’ils avaient le dessein de la faire un jour. Sous Clément V, au concile de Vienne, la croisade était décrétée. Malgré ses difficultés avec l’empereur Louis de Bavière, Jean XXII rêva toujours de croisades et de missions en Tartarie 47. À la fin de sa vie, il nomma le roi de France, Philippe VI de Valois, chef de l’expédition et fit de sérieux préparatifs (sommes versées aux armateurs, etc.). Son successeur, Benoît XII, recula l’échéance fixée : par une bulle adressée au même roi Philippe (1336), il donne comme motifs de sa décision la guerre d’Écosse et le danger anglais (ce qui revient à dire qu’il craignait l’imminence de la guerre de Cent ans), et aussi les guerres italiennes. Le roi de France, qui avait pris l’initiative du dernier mouvement sous Jean XXII, fut d’ailleurs désolé du contre-ordre.

Clément VI, sous le règne des deux papes qui l’avaient précédé, étant évêque de Rouen, avait été chargé officiellement de l’affaire de la croisade ; il connaissait à fond la question. Excellent diplomate, il réussit donc à faire une croisade à sa manière, malgré la guerre franco-anglaise, en ce sens qu’il forma une ligue entre les Latins d’Orient et les Vénitiens, laquelle purgea l’Archipel des corsaires turcs, puis s’empara de Smyrne. Les tentatives d’union avec les schismatiques, les trêves imposées aux rois français et anglais, enfin la réconciliation avec l’Empire n’étaient pas sans lien avec le même lointain projet. L’inutile équipée d’Humbert, dauphin du Viennois, le rendait plus concret aux yeux du peuple, mais le meilleur travail était celui des Hospitaliers qui, l’année de la naissance de sainte Catherine, parvinrent à brûler cent cinquante navires turcs.

Sous Innocent VI, l’idée rentra d’abord en sommeil ; mais, en 1359, le pape suscita une expédition qui fut efficace, avec le bienheureux Pierre Thomas, carme, comme légat. En 1361, le roi de Chypre, Pierre de Lusignan, reprit de son côté la guerre contre les Turcs. Enfin l’idée de croisade se réveilla dans tout l’Occident, dès la première année d’Urbain V, par l’activité du général des Dominicains, Simon de Langres, celui qui, d’accord avec Innocent VI, avait essayé vainement d’imposer la réforme à son ordre. En 1362, tandis que Pierre de Lusignan se rendait en Italie avec ses deux célèbres ministres, le bienheureux Pierre Thomas et Philippe de Mézières, Simon voyait secrètement l’empereur Charles IV et servait d’intermédiaire entre le pape et ce prince sa mission concernait avant tout le « passagium ultramarinum 48 ». L’année d’après, le roi de France, Jean le Bon, vint à Avignon pour y rencontrer le roi de Chypre et déclara qu’il prenait la croix. En 1364, le bienheureux Pierre Thomas compléta les diverses missions du maître des Dominicains (en Autriche, en Hongrie) par des démarches auprès de Bernabò Visconti, avec qui le pape venait de faire la paix, en vue précisément de la croisade 49. En 1365 enfin, maître Simon revint à Avignon avec l’empereur lui-même. Le duc d’Anjou représenta le nouveau roi de France, Charles V, à ce congrès, dont le double objet était la croisade et le retour à Rome. Les méfaits des bandes mercenaires étaient à l’ordre du jour : on étudia un plan pour les éloigner en les envoyant combattre les Turcs, idée mise en avant dès 1363 par le roi Jean le Bon. Lancer les compagnies à la conquête des lieux saints, c’était peut-être un projet chimérique : de fait, Albornoz, renvoyé en Italie avec mission de les en persuader, n’eut pas le moindre succès ; Hawkwood trouva plus profitable de ravager la campagne romaine. La croisade se fit cependant ; le bienheureux Pierre Thomas fut nommé légat une fois de plus ; on prit Alexandrie pour la reperdre quatre jours après 50 (octobre 1365). C’est à ce même congrès de 1365 que le départ d’Avignon avait été décidé, malgré l’opposition de la France 51. Les deux entreprises pontificales de ce moment-là, en dépit des résultats partiels signalés, aboutirent donc à l’échec.

 

 

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Ces faits doivent être présents à l’esprit de ceux qui veulent comprendre l’activité politique de sainte Catherine de Sienne. Les grands projets auxquels elle va consacrer sa vie ont été conçus, étudiés, tentés en vain quelques années avant qu’elle les représentât. Elle écrira au condottiere Hawkwood pour qu’il prenne la croix ; mais le légat du pape, un homme de génie, venait d’échouer dans cette même démarche 52. Le « santo passagio » comme fin et moyen à la fois de la paix entre les chrétiens, ç’avait été le leitmotiv de la diplomatie avignonnaise. Le retour du pape à Rome avait été expérimenté pendant trois ans. On comprend que Grégoire XI, qui savait le fort et le faible de toutes ces affaires-là, auxquelles il avait pris part comme cardinal, n’ait pu avoir aucune impression de nouveauté lorsque la jeune sainte lui expliquait la thèse que la curie avait partout fait défendre 53. « À qui le dites-vous ? » aurait-il pu répondre. Catherine, il est vrai, le disait sur un autre ton que les diplomates.

C’était presque le même ton qu’avait eu déjà la voix de sainte Brigitte : toute sa vie, et notamment dans ses dernières années, elle s’était beaucoup intéressée à la croisade. Grégoire XI, pape en décembre 1370, avait lancé, dès le début de l’an 1371, un appel universel aux mêmes idées, reprenant avec plus d’énergie le dessein de son prédécesseur. C’est alors que Brigitte, déjà très âgée, mais jouissant de la confiance du nouveau pape, crut recevoir du Christ l’ordre d’entreprendre le voyage de Jérusalem. Ce pèlerinage n’était pas sans portée politique : elle s’arrêta quelque temps à Chypre, dont le gouvernement s’était identifié longtemps avec la cause de la croisade. Mais elle mourut peu après son retour à Rome, en 1373.

Nous savons par ailleurs, d’une manière certaine, que sainte Catherine s’occupait activement de la propagande pour la Terre sainte, avant même la mort de sainte Brigitte. Un solitaire de Vallombreuse, don Giovanni delle Celle, écrit, en date du 1er juillet 1372, à une religieuse de Florence, nommée Domitilla, en lui reprochant de vouloir partir, sinon pour la croisade, du moins pour Jérusalem. Grand ennemi de ce pèlerinage, le vieux moine prévient l’objection : « Tu me répondras peut-être que Catherine la sainte prêche le voyage d’outre-mer. Je te répondrai que, si elle vous encourage à cela pour que vous trouviez Jésus-Christ, je le nie avec tous les saints qui en ont parlé ». Après avoir cité ses auteurs, et avant de décrire les dangers courus par une jeune fille dans un tel « passage », il ajoute que Catherine elle-même est parvenue à la sainteté par l’oraison et le silence prolongé pendant huit années ; si Domitilla l’égalait en perfection, on pourrait lui permettre d’aller outre-mer 54. Cette missive nous apprend qu’en 1372, l’année même où sainte Brigitte visitait la Palestine, sainte Catherine exhortait ceux qu’elle pouvait atteindre au pèlerinage de Jérusalem, si ce n’est à la guerre sainte. Mais une autre lettre, d’elle-même cette fois, nous prouve qu’il ne s’agissait pas seulement du voyage que la Suédoise effectuait et que la Siennoise pouvait brûler de faire, mais bien de diplomatie, d’action plus ou moins avertie en faveur d’une croisade générale. M. Fawtier semble en effet avoir bien daté de la fin de cette même année 1372 la lettre où Catherine écrit de Pise à des compagnes tertiaires et leur dit : « Les affaires de la croisade vont de mieux en mieux. Ces jours-ci l’ambassadeur de la reine de Chypre est venu et m’a parlé. Il va vers le Saint-Père, le Christ sur terre, pour le solliciter au sujet du saint passage. Et aussi le Saint-Père a mandé aux Génois pour les solliciter au même sujet. » S’il s’agit là, comme il est probable, du marchand catalan, Alphonse Ferrand, qui travaillait alors pour le compte de la reine-mère à livrer Chypre aux Génois, il faut avouer que Catherine se réjouissait bien naïvement d’intrigues politiques où la croisade avait en réalité peu de chose à faire 55. Mais l’intérêt qu’elle portait à la question, jusqu’à déterminer, semble-t-il, un voyage à Pise, doit se rattacher, comme l’activité contemporaine de Brigitte, à l’appel lancé dès 1371 par le pape Grégoire 56.

Mais il y a mieux. Dans le courant de l’année qui suivit la mort de sainte Brigitte, son dernier confesseur, Alphonse de Valdaterra, vint à Sienne rendre visite à Catherine, comme vicaire du pape et de sa part, lui demandant des prières pour le Saint-Père et pour l’Église et lui apportant « la sainte indulgence ». Or, ce religieux était un personnage assez important. Évêque de Jaën, en Andalousie, il avait quitté ce siège considérable pour se faire ermite de saint Augustin, à Rome. Il avait connu, semble-t-il, sainte Brigitte dès 1352, avait pris peu à peu à ses côtés la première place, l’avait accompagnée en Orient et contribua plus tard à la traduction et à la révision de ses « Révélations ». Espagnol par sa mère et par son éducation, il serait issu d’un père siennois 57, ce qui aurait pu le rapprocher de sainte Catherine. En bons rapports avec la curie, l’ancien évêque de Jaën, plus encore qu’un lien entre la vieille princesse du Nord et la jeune Siennoise, nous apparaît comme un truchement entre cette dernière et le parti de la croisade en Avignon. Ami des mystiques et mystique lui-même, il était aussi l’homme distingué, capable de chercher efficacement des propagandistes de talent pour la bonne cause. Bref, si Catherine eut l’inspiration de se dévouer à la croisade, cette inspiration fut appuyée par la volonté de ceux qui l’avaient eue avant elle, et en particulier par la volonté du pape Grégoire XI, qui avait lancé un appel général en faveur du « saint passage », dont les Dominicains se firent vraisemblablement les propagandistes, et qui peut-être avait chargé Alphonse de Valdaterra de le répandre en Italie 58.

Si la lettre pisane de sainte Catherine est bien de 1372, qu’on remarque cette expression en parlant du pontife : « le Christ sur terre », expression qui dénote, dès cette époque-là, chez elle, une dévotion exceptionnelle au pape. Rapprochons ce fait des protestations de soumission des premiers Jésuates siennois, lesquelles touchaient à la flatterie. Songeons que Catherine était depuis l’enfance sous la direction des Prêcheurs, qui, même dans des centres assez peu intellectuels, comme le couvent de Sienne, ne pouvaient, de par la centralisation de l’ordre, échapper à l’influence de la théologie dominicaine concernant l’autorité pontificale. D’autre part, nous voyons Catherine extrêmement perméable aux influences locales, très attachée à sa patrie, pas très méfiante, susceptible par exemple de subir l’effet des mensonges diplomatiques relevant de la guerre entre Venise et Gênes. Sous ce double signe, parfois contradictoire, va se dérouler sa carrière politique qui commence.

 

 

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Lorsqu’on lit assidûment les mystiques de cette époque et qu’on sait à quelles difficultés avaient à faire face les papes d’Avignon, on se persuade que, loin d’être offensés par les messages parfois bien hardis qu’ils recevaient d’eux, ils les auraient bien volontiers provoqués. En réalité, qu’il s’agisse de la croisade, de la réforme de la cour, du retour à Rome, Brigitte et Catherine répondaient aux vœux profonds des papes. Mais, outre les obstacles tenant à la nature même des choses, il y en avait encore un formidable dans l’opposition, parfois systématique, du collège des cardinaux. Une des manifestations principales de l’esprit révolutionnaire dans l’Église du XIVe siècle fut le désir croissant des cardinaux de substituer leur oligarchie à la monarchie pontificale. Nous y reviendrons à propos du schisme. Urbain V ou Grégoire XI (et déjà leurs prédécesseurs) recherchaient donc parfois des alliés contre leur propre curie : ils se sentaient plus forts en laissant apparaître auprès d’eux tels conseillers, indépendants de la hiérarchie, hors cadre, dont ils pouvaient opposer le témoignage religieux aux intrigues politiques dont ils étaient nécessairement entourés. C’est dans des considérations de ce genre, croyons-nous, qu’il faut chercher la cause des faits signalés déjà, et plus tard du voyage de sainte Catherine en Avignon.

Le génie personnel de la jeune fille présentait, à côté d’une originalité certaine (résidant plus dans l’intuition vitale de la charité que dans la pensée proprement dite, cela va de soi), un caractère de docilité raisonnable extrêmement frappant et qui devait contribuer beaucoup à son influence, garantie d’orthodoxie et de bon sens. Sainte Brigitte avait certes été très dirigée et tenait avant tout à être une bonne catholique, nul ne le nie, mais elle avait subi des influences très diverses et son obéissance présentait, encore à Rome, un caractère d’obstination têtue aux détails qui n’est certes pas de soi une preuve de souplesse d’esprit. Catherine, au contraire, avait reçu une direction très cohérente et qui n’entama pas sa spontanéité. Membre, dès son enfance, d’un ordre à la doctrine bien définie, elle n’avait pas eu à s’en éloigner d’un pas. Aussi, par formation comme par tempérament, évita-t-elle complètement le prophétisme franciscanisant qui dépare les œuvres de Brigitte. Quand on passe de l’une à l’autre et qu’on est fatigué des discours pseudo-bibliques du vieux milieu joachimite et spirituel, quel soulagement avec Catherine de Sienne ! Chez elle, aucune trace de prophétie : Raymond se bat en vain les flancs, dans sa Legenda, pour démontrer qu’elle a prédit l’avenir. Et certes cela se rapporte d’abord à la pureté toute particulière de son propre génie mystique, mais, du point de vue terrestre de son utilisation par l’Église et par son ordre, quelle garantie de mesure dans la pensée et d’équilibre jusque dans le registre le plus sublime du désir !

 

 

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Il est incontestable que l’activité de la tertiaire en faveur du « saint passage » fut considérable (ce qui ne veut pas dire efficace). À ma connaissance, nous possédons d’elle trente-six lettres qui ont la croisade pour objet, principal ou secondaire, et nous en aurions bien davantage si le grand projet n’avait dû être mis de côté lorsque la guerre entre le Saint-Siège et Florence, puis le grand schisme absorbèrent l’attention de Catherine et de la chrétienté. Dès l’année 1371-72, semble-t-il, par suite des consignes pontificales de 1371, nous la voyons écrire à Bernabò Visconti, en lui demandant de se tenir prêt à la guerre contre les infidèles, pour le moment où le pape, qui, dit-elle, en a grand désir, donnera le signal du départ. Elle lui offre même d’être le « principal » de l’expédition ; bref, elle reprend l’idée qui avait déterminé sous Urbain V la mission du bienheureux Pierre Thomas à Milan et qui commandait peut-être encore, en 1376, celle de Philippe de Mézières, alors passé au service du roi de France. Catherine parle toujours de la croisade comme d’une guerre sainte et comme d’une offrande de soi-même au martyre : « dare il sangue per amore del Sangue ». C’est ce dernier aspect qu’elle présente aux femmes et aux contemplatifs et qui avait paru si dangereux à Giovanni delle Celle. Quelquefois, mais moins souvent, elle fait allusion aux âmes des infidèles à convertir et à sauver.

Les historiens ont peu insisté sur les efforts divers de Grégoire XI en faveur de la croisade pendant ces années 1371-75 59, et je ferai comme eux pour ne pas trop m’étendre. Il est certain pourtant que le jeune pape 60 ne fut nullement découragé par l’échec de son prédécesseur. Il se heurta lui-même à des obstacles sans cesse renouvelés, mais n’abandonna pas l’idée. Ses registres le prouvent ; et j’en donnerai un indice trop peu remarqué, et qui nous intéresse directement. M. Fawtier ne paraît pas exactement dans le vrai lorsqu’il met en rapport direct la propagande pour la croisade et la citation de Catherine, dès le mois de mai 1374, devant le chapitre général des Prêcheurs à Florence. Bien d’autres aspects de la vie de notre sainte pouvaient avoir suscité le blâme et le soupçon à cette date. Mais la question du saint passage fut certainement traitée au chapitre, et c’est elle qui détermina le choix que le maître général (Élie de Toulouse, successeur de Simon de Langres) fit de Raymond de Capoue comme « directeur » de la sainte. J’en vois la preuve dans la bulle de Grégoire XI (17 août 1376) où, confirmant Raymond dans ses fonctions auprès de Catherine, le pape fait allusion aux lettres patentes délivrées deux ans plus tôt 61 par maître Élie : « ... voyant que notre chère fille dans le Christ, Catherine, fille de Lapa, de Sienne, de l’observance des Sœurs de la pénitence de saint Dominique... s’occupait très fructueusement du salut des âmes, et du passage d’outre-mer, et d’autres affaires de la sainte Église romaine, et que toi-même tu l’aidais en tout cela pour autant qu’il t’était possible, ledit maître... par ses lettres patentes munies de son sceau... te confia toute la puissance que ledit ordre a sur elle et sur ses compagnes... etc. » Il est clair que le rédacteur a sous les yeux une copie des « lettres patentes » de maître Élie, fâcheusement perdues, comme d’ailleurs les actes du chapitre de Florence. Il nous paraît donc certain que le général de l’ordre, voulant placer auprès de la tertiaire un surveillant responsable, écarta volontairement les divers religieux toscans qui avaient formé sainte Catherine et fit choix d’un Napolitain déjà bien connu de la curie. Raymond de Capoue, en effet, avait été prieur du couvent romain de la Minerve au moment même où Urbain V se trouvait à Rome. Il descendait de toute une dynastie de jurisconsultes au service des rois de Naples, les delle Vigne. La reine de Naples, la fameuse Jeanne, était disposée, dès l’année où nous sommes, à participer à la croisade. Raymond était bien désigné pour contrôler dans ses applications pratiques l’enthousiasme puissant qui déjà s’était mis au service de l’Église. En vouant davantage Catherine à la cause du saint passage, on en faisait, dès cette époque, comme une sorte d’agent pontifical en Italie.

 

 

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C’est seulement le 21 octobre 1374 qu’un traité entre Gênes et Chypre mettait fin aux hostilités entre Gênes et Venise en Orient, principal obstacle de la croisade. C’est le (4) juin 1375 que le pape signait une trêve d’un an avec les Visconti, et c’est le 27 du même mois qu’il réussissait à conclure une trêve franco-anglaise d’une année. Grégoire XI ne perdit pas une semaine s’il est vrai que le Ier juillet 1375 (avant même d’avoir reçu l’annonce officielle de cette dernière trêve) il adressait une bulle au provincial des Prêcheurs, au ministre des Mineurs et à frère Raymond, pour les charger de recueillir en Italie les promesses écrites de ceux qui s’engageraient à adhérer au passage d’outre-mer, en spécifiant la nature et l’étendue des secours qu’ils étaient prêts à fournir. Plusieurs lettres de Catherine, datables de cette année-là, font allusion à ce fait. Nous avons notamment ses missives à la reine de Hongrie et à la reine de Naples, avec une seconde lettre de remerciements pour cette dernière, qui a répondu favorablement, « si che tutti di balla brigata andiamo a morire per Cristo ». Dès le mois de juin, la sainte avait écrit sa belle épître à John Hawkwood : le voyage de frère Raymond pour la porter au camp du condottiere est signalé dans un rapport du 27 juin 62. Ce genre d’activité ne put que redoubler lorsque Raymond eut en main la bulle le constituant commissaire pontifical pour recevoir les engagements. Mais lorsque, le 8 décembre suivant, le pape fixa enfin à l’an 1377 la date du départ pour l’Orient, la révolution et la guerre avaient déjà éclaté dans les États de l’Église.

Néanmoins, l’affaire du passage était trop sérieusement engagée pour que nous n’en croyions pas Raymond lui-même lorsqu’il nous dit, dans la seconde partie de la Legenda, que c’est à cause de la croisade que Catherine entreprit le voyage d’Avignon (été 1376). Dans le chapitre XV, il défend la sainte de l’accusation de fausse prophétie portée contre elle par des gens qui croyaient se rappeler qu’elle avait prédit ce « passage général », plus que jamais rejeté, à l’époque où il écrivait, dans le domaine des rêves. Il ajoute alors : « Je l’avoue, il est vrai, cette vierge sainte désira toujours le saint passage et travailla beaucoup à l’accomplissement de ce désir. Ce fut même la cause principale, en quelque sorte, pour laquelle elle se rendit à Avignon auprès du pape Grégoire, c’est-à-dire pour le pousser à ordonner le saint passage, ce qu’il fit, me teste 63. » Puis il rapporte le discours de Catherine au pape. La phrase que nous venons de citer est d’ailleurs ambiguë, s’il est vrai que toutes les négociations pour la croisade étaient accomplies depuis plusieurs années, et que l’acte solennel de Grégoire XI remontait à plus de six mois. Ce « me teste » est un exemple de la manière légendaire de Raymond lorsqu’il veut exalter le rôle de son héroïne sans pourtant commettre un mensonge. La croisade étant ordonnée déjà, Catherine peut avoir craint que les complications du moment ne fassent abandonner le projet, sur quoi le pape peut lui avoir promis qu’il le poursuivrait au contraire. C’est néanmoins une déformation. Si Catherine a été à Avignon à cause de la croisade, ce n’est pas pour provoquer un acte dont elle ne pouvait ignorer l’existence, mais c’est peut-être en vue d’arrangements plus particuliers liés à sa réalisation.

Dans le dernier chapitre de sa troisième partie, Raymond revient sur le rôle politique de sainte Catherine et donne une autre explication de son voyage à la curie : lés Florentins lui auraient demandé de l’entreprendre pour arranger leurs propres affaires. On s’est élevé avec force contre cette seconde explication, qui n’exclut pas complètement la première. Pour l’apprécier, nous devons remonter plus haut et étudier une autre forme de l’activité publique de notre sainte.

 

 

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Dès l’année 1370, semble-t-il, et, en tout cas, dès 1372, Catherine correspondait avec le cardinal-légat Pierre d’Estaing en le suppliant de mettre la paix en Italie : « Pace, pace, pace » s’écriait-elle. Tel était bien le programme du pape, mais, hélas ! on le sait, la paix, en ce triste monde, n’est souvent qu’un effet bien provisoire de la guerre. Nous l’avons dit plus haut 64, c’est par les guerres d’Albornoz que la papauté, redevenue une grande puissance italienne, avait pu commencer, dès le règne d’Innocent VI, à penser sérieusement au départ d’Avignon. Albornoz, il est vrai, avait été aussi habile diplomate que grand capitaine, et sa réputation d’homme de guerre, qui datait de sa jeunesse en Espagne, lui ouvrait sans combat bien des portes découragées par avance. Ses successeurs n’étaient que des ecclésiastiques et ne jouissaient ni du même prestige, ni du même génie : ils pratiquèrent cependant, autant qu’ils le purent, exactement la même politique. C’est une injustice que d’exalter l’ancien ministre du roi de Castille et de vilipender, sur la même page, les légats français qui lui succédèrent, et cette injustice s’explique uniquement par le progrès de la calomnie anticléricale en Italie entre 1367 et 1375. Encore, jusqu’à cette dernière date, les serviteurs du pape s’acharnèrent-ils presque constamment (il le fallait bien !) contre Bernabò Visconti. Or, Bernabò était un « tyran » dont toutes les républiques italiennes pouvaient craindre l’ambition : en le combattant, le pape apparaissait encore comme le champion de leurs libertés, et toutes faisaient partie nominalement de sa ligue anti-lombarde. Milan, grande puissance continentale de l’Italie du Nord, était la rivale de Florence, grande puissance continentale de l’Italie centrale. La guerre que le pape français faisait à Milan profitait donc indirectement à Florence. Mais, au fur et à mesure que, par suite des victoires papales, l’équilibre se rompait au profit des États de l’Église, Florence commençait à craindre pour ses propres territoires et à s’effrayer du prochain retour du pape à Rome 65, qui deviendrait alors, appuyée au midi sur le royaume de Naples, la grande puissance que la politique florentine ne pouvait souffrir aux frontières toscanes.

Il n’est pas douteux d’ailleurs que, dès l’avènement de Grégoire XI, on ait compris en Italie qu’il était réservé au nouveau pape de ramener le Saint-Siège à Rome, et que ce projet ait éveillé, dès ce temps-là, les susceptibilités de Florence. Au cours de la première année de son règne, nous voyons en effet Grégoire s’efforcer de dissiper les soupçons à son égard des Florentins, persuadés à priori que le pape ne se réinstallerait pas en Italie sans avoir essayé de conquérir la Toscane. Il écrit dans ce but aux Florentins eux-mêmes, mais aussi aux Lucquois et aux Siennois. Pise et Sienne paraissent alors plus fidèles au pape que Florence, qui conserva, somme toute, pendant cette guerre de Lombardie, une inquiète neutralité 66.

Mais, dès que le pape eut traité avec le Milanais qui, par la réconciliation de Gênes avec Venise et par le grand projet de la croisade, risquait presque de former un jour un bloc compact avec Rome et l’Italie du Sud 67, Florence se sentit comme encerclée. Riche entre les riches, reine des lettres, des arts, de la banque et du commerce, douée d’un instinct politique admirable faisant de chacun de ses citoyens, passionnés pour la chose publique, un véritable homme d’État aussitôt qu’il se sentait chargé des intérêts vitaux de sa dévorante patrie, la grande république toscane réagit brusquement contre ces succès du pouvoir temporel qui réalisaient virtuellement l’unité italienne au profit du pape. Elle réagit avec l’ardeur du désespoir, avec une audace sans limite, dans l’amoralisme parfait des moyens que consacrait, subitement réveillé, le vieil esprit « spirituel 68 » anticlérical, tandis que le nouveau nationalisme italien allait pouvoir s’exalter à l’idée de purger la péninsule des « barbares ».

La rapidité déconcertante de cette réaction politique chez ce peuple nerveux, d’une sensibilité collective et d’un esprit public remarquables en dépit de ses divisions, a surpris les historiens qui ont cherché parfois des causes trop lointaines à ce brusque phénomène national. Ils n’ont pas assez vu, généralement, qu’en juin 1375, la paix étant faite avec les Visconti, la trêve franco-anglaise étant signée, la croisade décidée et surtout le retour à Rome étant proclamé imminent, un pouvoir temporel pontifical plus étendu et plus stable qu’il n’avait jamais été dans le passé allait devenir un fait accompli si le peuple florentin, d’une seule volonté où se jouait d’un coup toute son indépendance, n’avait dit « non » soudain.

Il ne faudrait pas négliger, pour être complet, le rôle en cette affaire du jeu de rivalité des partis, à Florence même, mais ce jeu est si complexe qu’il en est difficilement intelligible à l’historien. L’importance en a d’ailleurs été diminuée par la découverte de l’hostilité secrète de la République contre Grégoire XI dans les premières années de son règne. La faction Albizzi avait donc à peu près la même politique fondamentale que la faction Ricci, qui consomma la rupture. Cette politique était plus traditionnelle qu’on ne l’a écrit et qu’elle ne peut paraître. J’ai dit plus haut que Charles IV de Bohême était un empereur guelfe. Peut-être les Florentins auraient-ils dit qu’Urbain V et Grégoire XI étaient des papes gibelins : ce sont deux façons de dire la même chose. En termes modernes, du fait que le pape et l’empereur étaient d’accord et poursuivaient ensemble une politique de portée universelle, les puissances italiennes locales devaient s’inquiéter et chercher à se liguer contre eux. C’était malheureusement traditionnel, et c’est à cela que s’était déjà heurté Urbain V 69.

 

 

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Il n’entre pas dans notre dessein d’analyser plus en détail les causes et les vicissitudes de la guerre de Florence : ce travail a d’ailleurs été fait déjà, avec soin. Mais, en résumant l’affaire, nous mettons d’abord l’accent sur la cause politique, parce qu’on reste toujours dans le vague et l’à-peu-près lorsqu’on donne à un fait politique des, antécédents purement moraux. C’est cependant ce qu’on a fait longtemps pour cette guerre, dite des « Otto Santi 70 ». À cela il y a deux raisons.

La première, c’est que Florence, pour qui c’était d’un intérêt vital, a répandu systématiquement le bruit d’abus et d’intrigues intolérables perpétrés contre elle par les légats du pape. C’est même par le moyen de ce mensonge qu’elle souleva contre le gouvernement pontifical et ses propres citoyens (qui n’en dépendaient nullement d’ailleurs) et les sujets des voisins États de l’Église. En réalité, les prétextes politiques invoqués contre les légats (affaires des grains, de la trahison de Prato, de la venue d’Hawkwood en Toscane) ont été reconnus faux par les historiens qui ont dépouillé méthodiquement les archives 71. D’ailleurs, en appelant à la révolte les villes placées directement sous le gouvernement ecclésiastique, Florence pouvait bien invoquer les « abus ». Des abus, il y en avait certainement 72, parce qu’il y en a toujours eu et qu’ils ont toujours paru plus cruels aux peuples lorsqu’ils furent le fait de ceux qui, consacrés à Dieu, devaient donner l’exemple de toutes les vertus. Il ne semble pas cependant qu’ils fussent plus criants qu’ailleurs et qu’à d’autres époques. Mais, parce que la papauté était « française », ils étaient la plupart du temps le fait de fonctionnaires étrangers au pays, et le gouvernement de l’étranger n’est jamais sympathique à aucun peuple. Il faut tenir compte de ce sentiment naturel justement irritant : des gens qui nous ignorent viennent d’ailleurs nous gouverner, et donc nous exploiter 73. D’autre part, il était naturel aussi que le pape donnât les fonctions de préférence à des gens de son entourage et dont la fidélité lui fût connue. Pour empêcher le retour du pape et briser l’hégémonie cléricale en Italie, Florence ne pouvait agir seule : il lui fallait se mettre à la tête d’une ligue, créer partout, mais surtout dans les États de l’Église eux-mêmes, un véritable mouvement antipapal. Au moment où son égoïsme nationaliste allait empêcher la croisade, retarder l’unité italienne, fomenter de nouveau la guerre, et une guerre inexpiable, enfin préparer, pour sa part, l’état d’esprit d’où naîtra le schisme, il fallait que Florence se présentât comme incarnant tout le patriotisme italien contre le pape étranger. Machiavélique avant la lettre, elle devait en outre rejeter sur Grégoire et sur ses agents tout ce qu’il y avait d’odieux dans cette rupture, toute la responsabilité de la guerre. Il y avait bien assez de ferment révolutionnaire en Toscane pour y trouver tous les germes de haine qu’on voudrait contre les prêtres. L’historien a donc été longtemps égaré ici par une campagne systématique de calomnie et d’appel à la révolte.

La seconde raison pour laquelle on a longtemps donné à la révolte des États de l’Église, conduite par Florence en 1375, des causes infamantes pour le pape français et pour ses légats, c’est qu’on s’est appuyé sur quelques passages des lettres de sainte Catherine, autorité morale indiscutable s’il en fut jamais. Mais ces passages ont peut-être été mal interprétés et mal compris. Il n’est pas inutile d’y regarder de près. J’ai la surprise de constater qu’on ne l’a jamais fait, que personne n’a pris soin, par la comparaison des divers éléments de l’Epistolario, de dégager les thèmes, d’en analyser la valeur et la portée historique 74 relative. Ce ne serait pourtant pas tellement difficile. Je ne puis ici qu’esquisser un tel travail.

Les historiens qui s’étendent sur les abus du régime pontifical en Italie au XIVe siècle citent toujours les trois ou quatre mêmes passages des premières lettres de la sainte à Grégoire XI, écrites entre janvier et août 1376. Ces lettres portent la marque de la profonde émotion soulevée dans l’âme de Catherine par les évènements violents de cette époque, lesquels risquaient d’empêcher pour longtemps, peut-être pour toujours, croisade, pacification et retour à Rome. Sa grande préoccupation est donc d’encourager le pape en le conjurant de rester l’esprit fixé sur ces trois points-là, qui résument son idéal politique et qui résument tout aussi exactement, d’ailleurs, le programme du pontificat de Grégoire XI. Mais Catherine était avant tout une contemplative, non un diplomate. La nouveauté des obstacles au but fixé l’émeut, mais n’assouplit pas sa conception. Elle ne fait que répéter les principes ; elle ne s’étend pas sur l’exposé ni sur l’analyse des faits. Mieux encore : son rôle est de donner un sermon, et ce sermon, elle l’adaptera au destinataire et aux circonstances, mais les idées maîtresses en subsisteront inchangées. Elle expose une doctrine : elle ne fournit pas de comptes rendus. Écrit-elle au pape ? Elle lui prêchera, comme au moindre chrétien, la connaissance de soi et la charité. Considérant qu’il est constitué en autorité et donc chargé d’âmes, elle lui rappellera que son premier devoir de charité, à lui, est de corriger les fautes de ses subordonnés. Ce dur devoir de la correction, elle a coutume de le proclamer aux prélats, aux évêques, à tous les supérieurs spirituels et temporels, en bonne Dominicaine qu’elle est. Au pontife elle le rappelle presque dans les mêmes termes qu’aux autres : on voudrait, dit-elle à peu près, corriger sans déplaire, sans « faire la guerre » ; c’est la cause pour laquelle les sujets sont « tous corrompus d’impureté et d’iniquité ». Eh quoi, direz-vous ? Tous les sujets du pape, donc tous les chrétiens, et non seulement tous les clercs ? Qui ne voit qu’ici Catherine ne cherche pas à juger en fait de ces innombrables consciences ? Elle rappelle au pape que son devoir le plus haut, le plus caractéristique est dans la correction sans faiblesse. Quand elle le dit à tel abbé, elle ne signe pas du coup la condamnation de tous les membres du monastère. Quand elle l’écrit au légat Pierre d’Estaing, en 1370, elle n’entend pas que tous ceux qui, de par sa récente nomination, dépendent en fait de lui sont en état de péché grave. Elle exhorte toujours les plus haut placés, parce qu’elle sait que l’Église a besoin de réforme (elle en a toujours besoin et la vie religieuse a pour rôle de réformer constamment) et qu’en sage théologienne elle sait aussi que la réforme doit se faire par en haut, non par des mouvements révolutionnaires, mais par l’exercice soutenu de l’autorité, qui est de droit divin. Mais qui aidera l’autorité en cette rude tâche ? Qui l’encouragera, elle qui est divine, mais humaine ? Qui lui redira la vérité, sinon celui ou plutôt celle qu’inspire l’Esprit d’amour ? C’est là qu’est la mission de Catherine, c’est là son prophétisme à elle, qui ne menace guère de catastrophes cosmiques ou sociales, mais qui rappelle inlassablement le droit et le devoir. Et, si vous ne l’avez pas pratiqué, dit-elle, « je veux que vous le fassiez... comme un homme viril ; suivant le Christ dont vous êtes vicaire ». L’historien prend le change s’il en conclut que le pape manquait de virilité. En vérité elle n’en savait rien. Mais elle encourageait, parce qu’elle concevait l’immensité de la tâche et que tout homme est faible par nature. Faites de bons pasteurs et de bons recteurs, dit-elle, « car c’est à cause des mauvais pasteurs et recteurs qu’il y a eu rébellion ». Catherine pense-t-elle ici à juger tels cas particuliers ? Je ne le crois pas. Elle sait que le mal vient toujours du manque de vertu des supérieurs. C’est un principe absolu chez elle, et l’obéissance infinie qu’elle prêche aux inférieurs constitue l’autre aspect du même principe. Aussi, en tout conflit, en tout scandale, dira-t-elle au supérieur : « C’est certainement votre faute » et à l’inférieur : « Plus cela vous semble injuste, plus vous devez vous soumettre ». Lors donc que Catherine écrit à Grégoire : « Du jardin de la sainte Église, ôtez les fleurs puantes, pleines d’impureté et de cupidité, enflées d’orgueil, c’est-à-dire les mauvais pasteurs et recteurs, qui empoisonnent ce jardin. Oh ! notre gouverneur, usez de votre puissance pour arracher ces fleurs... Plantez dans ce jardin des fleurs odorantes, des pasteurs et des gouverneurs qui soient de vrais serviteurs de Jésus-Christ », je crois qu’elle ne fait que rappeler au pape le devoir perpétuel de la réforme hiérarchique et que ces apostrophes n’ont aucune valeur documentaire précise, absolument rien à voir avec les reproches des Florentins aux légats. Il en est de même lorsqu’elle s’écrie, à propos de la croisade, que la conversion des infidèles pourrait renouveler l’Église et détruire « les vices et les péchés, orgueil et impureté, qui abondent aujourd’hui dans le peuple chrétien, particulièrement dans les prélats, pasteurs et recteurs de la sainte Église 75 ». Si d’ailleurs cette accusation visait tels faits particuliers, en rapports directs avec les évènements politiques, nous en aurions la trace dans les lettres que, pendant le même semestre, la sainte écrivit à d’autres personnages qu’au pape. Or, je n’y trouve pas, malgré un dépouillement soigneux, la moindre allusion de ce genre. Qu’elle écrive aux prélats de sa connaissance résidant à Avignon, qu’elle s’adresse aux Florentins révoltés, aux Lucquois, tentés d’en faire autant, ou à Raymond de Capoue, il n’y a pas une seule allusion (je dis : pas une seule) à des abus déterminés ayant pu motiver la révolte. Aux Florentins elle adresse les reproches les plus sévères et déclare que, s’il leur semble avoir subi une injustice, c’est à cause « du peu de lumière qui est en eux ». Pas une concession. C’est seulement lorsqu’elle parle au pasteur suprême afin de calmer sa juste colère qu’elle accorde quelque chose aux sujets révoltés, mais cela d’une manière bien curieuse : « Mettons », dit-elle, « qu’ils n’aient pas d’excuse à leur mauvaise action ; cependant, à cause des nombreuses peines, injustices et iniquités qu’ils supportaient du fait des mauvais pasteurs et gouverneurs, il leur semblait ne pouvoir faire autrement. Sentant donc la puanteur de la vie de beaucoup de recteurs qui, vous le savez, sont des démons incarnés 76, il leur vint une crainte si mauvaise qu’ils firent comme Pilate, lequel tua Jésus-Christ pour ne pas perdre sa seigneurie. De même eux, pour ne pas perdre leur État, ils vous ont persécuté. » Cette fois, Catherine plaide nettement les circonstances atténuantes et répète quelque chose de la thèse officielle florentine, mais elle déforme cette thèse en la mettant principalement sur le plan de la conscience (elle parle de la puanteur de la vie des chefs, plutôt que des torts positifs qu’ils auraient perpétrés), et l’étrange comparaison qui lui vient à l’esprit, entre les nationalistes florentins et Pilate, montre à quel point il lui était difficile d’entrer dans leur point de vue politique, et même dans leur sentiment de la patrie.

 

 

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Les lettres au cardinal d’Estaing (légat à Pérouse, puis à Bologne) constituent un excellent exemple pour illustrer notre thèse. Elles ressemblent beaucoup à celles que la sainte devait adresser six ans plus tard au pape. Écarter la crainte de ceux qui négligent la correction pour ne pas déplaire à leurs sujets lesquels deviennent pires. Faire la paix en Italie, le mal venant de la multitude des péchés des sujets et des pasteurs et de la révolte contre l’Église (révolte en général, ou esprit de révolte, car nous sommes en 1370, cinq ans avant le soulèvement des États de l’Église.) Être « viril », surtout. Tel est le schéma d’une de ces lettres, dont une grande partie se retrouve textuellement dans une missive adressée en même temps au nouvel évêque de Florence, qui doit faire son profit des mêmes conseils ; lui aussi doit être « viril » et sans crainte aucune : ce mot d’ordre ne suppose évidemment pas en fait un même défaut d’énergie chez le pape et chez ces divers prélats ! En 1371, elle s’adressait à Béranger, abbé de Lézat, nonce apostolique. Elle ne lui reprochait pas d’être un tyran pour les Italiens ; ce dont elle se plaignait c’est de la « trop grande douceur fondée sur trop de miséricorde » ! Les « prélats » ne songent qu’à leurs plaisirs : « il faudrait une forte justice pour les corriger ». Catherine ne pense pas ici aux prélats suprêmes, comme celui auquel elle s’adresse, qui est nouveau nonce en Italie, mais évidemment à ses subordonnés, aux prélats locaux, aux évêques toscans si l’on tient à préciser. Elle demande que le nonce réforme ses sujets « démons incarnés de pasteurs qui ne pensent qu’au manger, aux beaux palais, aux grands chevaux... Je vous en prie, dussiez-vous en mourir, dites au Saint-Père qu’il apporte un remède à ces iniquités ». Il est clair que ce n’est pas Grégoire ni les cardinaux qui condamneraient le nonce à mort à cause d’une telle dénonciation, mais il pourrait bien craindre les vengeances des subordonnés. Je ne vois pas d’autre sens possible. En tout cela, notre sainte poursuit une réforme générale du clergé (pour laquelle elle donnera plus tard un plaidoyer encore plus énergique dans son « Dialogue »), et les lettres que nous analysons ici n’ont rien à voir avec la politique et les nationalités.

 

 

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Pour faire mieux comprendre ma pensée, je comparerai ces textes avec ceux d’un saint homme contemporain, dont nous avons parlé déjà, Don Giovanni delle Celle. Inscrit comme bienheureux au calendrier de son ordre, Don Giovanni, abbé florentin, puis solitaire, jouissait de son vivant d’une grande réputation et de beaucoup d’influence. Deux de ses lettres à un de ses dirigés florentins peuvent se dater de la période où nous sommes. Dans l’une, il s’agit du légat de Bologne, dont il a fait connaissance et qui lui a témoigné tant de vénération qu’il en est confus. « Il m’examina beaucoup dans les choses de Dieu, et certainement il est un saint » conclut-il naïvement. Si la lettre est d’avant 1374, il s’agit encore du cardinal Pierre d’Estaing, le plus marquant des légats de Grégoire XI en Italie. Si elle est des années 74-76, elle concernerait le fameux cardinal de Saint-Ange contre lequel s’acharnera bientôt l’opinion italienne. Mais, lorsque la guerre des Huit saints eut éclaté, le vieillard écrit à son disciple qu’agite un cas de conscience. Obligé d’accepter certaines charges communales, il craint de participer à la culpabilité de la guerre contre le pape. Ne crains pas, répond le père spirituel, « dirige ton intention, d’abord à l’honneur de Dieu, puis au bon état de ta cité. Il t’est permis de la défendre et de la conseiller, afin qu’elle ne tombe jamais aux mains de ses ennemis... que ton intention ne soit pas d’agir contre le pape, mais de défendre ton pays. Avec cette sainte intention tu peux passer par tous les offices publics sans péché mortel... Veille seulement à ne pas conseiller ou voter que le pape soit tué ou fait prisonnier... » etc. Par ces deux lettres 77, nous apprenons du positif. Nous savons que le légat de Bologne, type de ces épouvantables Français odieux aux cités italiennes, savait parler aux spirituels des « choses de Dieu » et les renvoyer chez eux ravis. Nous savons par contre qu’une fois la guerre déclarée, les saintes gens de Florence pouvaient se tirer du difficile cas de conscience que créait leur excommunication lorsqu’ils accomplissaient leur devoir civique par des distinctions d’heureuse casuistique. Rien de semblable dans les lettres de sainte Catherine. En dehors des professionnels, si j’ose dire, de la vie religieuse ou érémitique, nous n’apprenons jamais ce que pouvaient être et penser réellement les prélats avec lesquels elle correspondait. Aux moments de crise (c’est vrai pour le cas présent, et combien plus lors du schisme), nous ne voyons pas qu’elle se soit fait une représentation quelconque de la bonne foi du parti adverse. À la conscience d’autrui elle présente doctrinalement la vérité à laquelle il se faudra conformer, mais ne nous fait rien comprendre de l’aspect subjectif que prenait l’affaire chez son interlocuteur. Je ne vois même pas qu’elle ait admis le bénéfice de la sincérité pour ce que les thomistes appellent une conscience « invinciblement erronée ». Catherine est une prêcheresse, mais non un casuiste ; elle sait diriger avec force et tendresse ses amis dans les voies de la vie contemplative, mais elle ignore les problèmes pratiques que connaissent ceux qui ont une longue expérience de la juridiction sur les âmes.

 

 

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Avant 1375, Catherine s’employait à la pacification, mais il s’agissait plutôt de la pacification entre individus ou familles rivales. Il faut tenir compte cependant de deux épîtres, l’une adressée à Bernabò Visconti, l’autre, à sa femme. Si la première se date, comme il est probable, de 1372, nous pouvons noter que toute la doctrine politique de Catherine y est formulée, celle qu’elle appliquera plus tard au cas des Florentins. Le pape est le vicaire du Christ ; « même s’il était un démon incarné », il faudrait se soumettre à lui. Vous voulez faire justice « contre les mauvais pasteurs à cause de leurs fautes ?... » Cela ne vous regarde pas, mais seulement la hiérarchie, et, si elle fait défaut, le Souverain Juge. La sainte a donc pris parti dans le débat de juridiction qui remplit l’histoire du moyen âge : le pouvoir civil n’a aucun droit sur les clercs. « Qu’ils soient mauvais tant qu’ils veulent. » Si vous vous fâchez avec eux, « vous serez comme un membre pourri, taillé du corps de la sainte Église ». Comme à propos de la guerre de Florence, elle ne juge pas ici de telles fautes cléricales ; si elle les concède, c’est précisément pour affirmer davantage qu’il n’appartient qu’à la hiérarchie et à Dieu de les corriger.

Mais le gouvernement de Bernabò ne relevait nullement de la théologie dominicaine. Le « tyran » se trouvant excommunié en 1373, Catherine s’adresse alors à sa femme pour qu’elle le réconcilie avec l’Église et l’amène à se soumettre. D’ailleurs ces deux lettres sont visiblement tronquées de leur annexe pratique 78. Nous ignorerons toujours s’il y eut, en dehors des exhortations à la croisade et à la soumission au pape, un objet politique précis aux missives de Catherine adressées aux Visconti.

 

 

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Au mois de juillet 1375, la République de Florence était donc entrée nettement dans la voie de l’anticléricalisme. Elle avait puni d’un supplice atroce et infamant un moine compromis dans la rébellion de Prato, élu des magistrats chargés de taxer les biens d’église, défendu aux citoyens d’accepter les évêchés de Fiesole et de Florence (c’est-à-dire privé ces évêques des droits de citoyen), supprimé l’office de l’Inquisition. En tout cela il faut certainement discerner l’influence de ce parti « spirituel » antipapal qui n’avait jamais été complètement vaincu en Toscane. Dès cette époque, les lettres de Catherine font quelque allusion à la révolte. Tandis que Florence se rapproche de Bernabò Visconti 79 et crée les Huit de la Guerre (les huit saints), Catherine écrit à Jeanne de Naples pour la maintenir dans le parti de l’Église. C’est l’époque où Florence multiplie ses intrigues en Italie et à l’étranger, tandis que Grégoire XI s’épuise en lettres d’encouragement adressées aux cités circonvenues par son ennemie. À ce moment précis sa venue en Italie aurait peut-être arrangé les choses, mais voilà justement que les négociations franco-anglaises l’obligent à remettre son départ à l’année suivante. Le 18 novembre 1375 se produit la première défection dans les États de l’Église : le préfet de Vico soulève Viterbe. À la fin du mois, Sienne, puis Arezzo adhèrent à la ligue florentine. En décembre, c’est comme une traînée de poudre : toutes les cités du Patrimoine et des Marches suivent le mouvement ; Pérouse assiège le légat dans la citadelle. Catherine se trouvait alors à Pise. Elle essaya de maintenir dans l’obéissance Pise et Lucques, qui, de fait, ne suivirent l’exemple de Florence et de Sienne qu’au mois, de mars suivant. C’est de janvier 1376 que date, nous l’avons dit, sa première lettre à Grégoire XI 80 qui nous ait été conservée : nous l’avons analysée ci-dessus. La sainte conseille en outre au pape d’agir auprès de Lucques et de Pise ; elle-même y a été, « les invitant autant que je puis à ne pas se liguer avec ces membres pourris, qui vous sont rebelles ». À son ami Nicolas Soderini, qui faisait partie du gouvernement de Florence, elle déclare qu’il agit contre Dieu, « quand il agit contre son vicaire qui tient sa place ». Elle lui conseille de s’humilier en demandant la paix « à votre chef, le Christ sur terre ». Prévoyant l’excommunication de Florence, elle lui démontre que « l’Église est le Christ même », et, « qui méprise ce doux vicaire, méprise le Sang ». Dans une plaidoirie très émouvante, elle s’oppose à toute théorie « spirituelle » schismatique, et fait un appel à la paix où l’on sent toute l’affection de la compatriote 81.

Dans une seconde lettre au pape 82, elle lui demande de pardonner aux rebelles, de leur imposer une pénitence, mais sans faire la guerre. Programme, à la vérité, peu pratique ! Ce fut cependant celui de Grégoire XI pendant plusieurs mois. Que lui voulaient au juste et Florence et les villes révoltées ? Dans sa loyauté, il ne semblait pas arriver à le comprendre. De leur côté, dans leur sens de l’intrigue, les Florentins ne pouvaient croire à la sincérité du pape. Il ne demandait pourtant qu’à faire la réforme et à revenir à Rome, et il le répétait à toute occasion, dans toutes ses lettres. Mais en réalité Florence, tout en refusant de l’avouer jamais, voulait empêcher ce retour, ou, mieux, le confisquer à son profit en obligeant le pape à ne revenir que sous sa haute protection, contraint par elle, et non librement. S’il n’eût été qu’un homme d’État, Grégoire eût peut-être tout gagné en agissant d’urgence, en portant tous ses efforts vers la guerre et en envoyant immédiatement toutes les troupes dont il eût pu disposer contre Florence. Celle-ci manquait de soldats : pour faire la révolution elle avait disséminé toutes ses forces dans le Patrimoine. Mais Grégoire était pape ; il lui répugnait de l’emporter par la violence ; il voulut user d’abord des seules armes spirituelles. Il cita les Florentins à comparaître en Avignon, le 11 février, pour répondre sur toute une série de fautes. En même temps il sollicitait la médiation de la reine de Naples et du doge de Gênes, qui déjà s’étaient proposés en août 1375. Le 1er mars 1376, il publiait cependant les monitoires du procès engagé, à la fureur des Florentins, qui faisaient défaut. Les négociateurs, génois et napolitain, arrivèrent à Florence le 13 mars ; aussitôt les magistrats leur donnèrent congé. La veille, le 12 mars, Pise et Lucques, malgré les lettres de Catherine, étaient entrées en effet dans la ligue antipapale. Le 19 mars, avec le concours de troupes envoyées par Florence, Bologne se soulève et entre à son tour dans la ligue. Une circonstance importante sauva le malheureux pontife : Rome, seule, lui resta fidèle. Les Romains croyaient à sa parole (d’ailleurs impossible à mettre en doute), concernant son prochain retour parmi eux. Ils comprenaient que Florence agissait par jalousie et par intérêt propre : aussi résistèrent-ils constamment à tous ses beaux discours.

À la fin du mois de mars, les Florentins envoyèrent à Avignon Raymond de Capoue ; c’est ce qu’il dit du moins 83. Le fait de son départ est confirmé par les lettres de la sainte. Elle recommande au pape son confesseur et ses « autres fils qui sont avec lui, qui viennent de la part du Christ crucifié et de la mienne » (elle ne dit pas : de la part de Florence), dans cette même lettre 84 où elle s’étend, nous l’avons vu, sur la réforme du clergé. Elle conseille à Grégoire de venir en Italie « comme un doux agneau, n’usant que des armes de la vertu de l’amour ; visant à n’avoir soin que des choses spirituelles ». Alors « les loups féroces mettront leurs têtes sur vos genoux comme de doux agneaux ». C’est ce que Grégoire XI ne pouvait avoir la naïveté de croire, la rébellion de Bologne, ville ecclésiastique et universitaire, le privant en outre de toute garantie contre les ambitions voisines. Comme les « spirituels », Catherine se montrait presque, lorsqu’elle parlait au pape, l’ennemie du pouvoir temporel, mais ce qui la distinguait tout à fait d’eux, c’est la manière dont elle déniait au peuple le droit de s’en délivrer. Cependant, le 31 mars 1376, la sentence d’excommunication des Florentins était rendue à Avignon, sentence terrible, comportant l’interdit sur la ville et la défense à tous d’entretenir des relations avec elle. En outre, les Florentins, comme fauteurs d’hérésie, étaient de nouveau sommés à comparaître le 31 mai.

On a beaucoup parlé de la cruauté de cette mesure, qui n’avait rien de nouveau (Bernabò Visconti avait subi la même peine, nous l’avons vu, trois ans plus tôt), si ce n’est en ceci que, Florence n’étant pas une monarchie, l’excommunication, généralement réservée aux princes responsables, s’étendait à tous ses citoyens. En outre, les Florentins, peuple de commerçants et de banquiers, avaient de gros intérêts dans toute l’Europe et il était par là facile de les atteindre. Par leur mise hors la loi, leurs débiteurs se trouvaient, en effet, libérés. Pour commencer, six cents 85 marchands florentins auraient été chassés d’Avignon. La France et l’Angleterre traitèrent les Florentins avec une certaine douceur ; mais en Castille, en Hongrie, à Naples, à Rome, leur spoliation fut complète.

La dernière lettre de Catherine adressée au pontife avant son départ pour Avignon 86 n’est pas sans apporter quelque éclaircissement sur les motifs de son voyage. Il me semble », dit-elle, « que la bonté divine va transformer ces grands loups en agneaux. Et maintenant, je viens tout de suite là-bas (costà) pour vous les mettre sur les genoux, humiliés. » « Costà », c’est certainement Avignon, et elle ajoute : « Les gens de guerre que vous avez engagés pour venir par ici, faites-les surseoir, et qu’ils ne viennent pas, car ils gâteraient les affaires plus qu’ils ne les arrangeraient. » Cela se rapporte très probablement aux Bretons de Sylvestre Budes, qui rôdaient alors dans le Comtat et que Grégoire finit par enrôler pour l’Italie, le 20 mai 1376. Catherine avait déjà reçu alors quelque message du pape, par l’intermédiaire de Raymond : « Vous me questionnez au sujet de votre venue ... » dit-elle, « ... et ne venez pas avec une quantité de soldats, mais la croix en main, comme agneau plein de douceur 87. »

Entre les mois de mars et de mai, Catherine était donc entrée, semble-t-il, en rapports plus étroits avec les politiciens florentins, qui étaient parvenus à exercer une certaine influence sur elle. Son illusion était profonde, si elle les croyait convertis ! Les Huit de la guerre avaient été maintenus dans leur charge, prorogée lors de son expiration le 30 avril, et, d’autre part, avait eu lieu, le 11 mai, la publication de l’interdit pour Florence et Pise. C’est alors que l’esprit schismatique se manifesta nettement. Les mystiques florentins ne se contentèrent pas, comme le leur conseillait Don Giovanni delle Celle, de « diriger leur intention ». L’évêque ayant, pour obéir à l’interdit, quitté son siège, ce fut une explosion de dévotion dans la ville. Pour faire pièce au pape, on voulut se montrer plus religieux que lui. Prédications, prières, processions, cantiques (les fameuses laudes toscanes), cierges, flagellations, « conversions » retentissantes de mondains embrassant subitement et bruyamment la vie érémitique : les églises de Florence ne désemplissaient pas, malgré l’absence de messes, et mille démonstrations publiques se produisaient encore dans les rues et devant les madones. Florence paraissait gagnée par cette ardente contagion démocratico-mystique dont elle donna plus tard des signes si étonnants, du temps de Savonarole. Et, certes, il y avait en tout cela plus de fureur et, chez certains, plus de calcul que de foi sincère : il y avait pourtant une bonne part de foi. Pour le croyant, vivre et mourir sans messe et sans sacrements, c’est bien la chose atroce entre toutes, et ceux qui gouvernaient Florence avaient tout lieu de craindre ce qui se produit généralement en de tels cas : on « crâne » plus ou moins longtemps, puis on se soumet. On se soumet, c’est-à-dire, dans le cas de Florence, on change de gouvernement. C’était d’ailleurs si fréquent, si facile ! Déjà les membres des factions adverses relevaient la tête et faisaient de l’opposition à la guerre. Les capitaines de la « parte guelfa », cet état dans l’État que tout gouvernement florentin devait souffrir à ses côtés, commençaient à réaliser l’ostracisme de leurs ennemis par cette « ammonizione » dont nous aurons à parler plus loin. Bref, le gouvernement avait intérêt à intriguer auprès du pontife et à se couvrir prudemment vis-à-vis des citoyens les plus attachés à l’orthodoxie. Si l’on obtenait, par des promesses vagues, la levée de l’interdit, si du moins l’on faisait mine de la demander au pape, n’avait-on pas tout à gagner et, somme toute, rien à perdre ?

Une lettre adressée « aux seigneurs de Florence » et datable d’avril 1376, après avoir répété la doctrine et les arguments de celle de janvier à Nicolas Soderini, nous montre d’ailleurs Catherine désirant entrer en rapports directs avec eux et même s’entremettre : « Je vous le dirais plus volontiers de vive voix que par lettre. Si l’on peut par moi faire quelque chose qui soit à l’honneur de Dieu et à l’union entre vous et la sainte Église, je suis prête à donner ma vie s’il le faut. » M. Fawtier fournit de bons arguments textuels pour prouver que ces « seigneurs » n’étaient pas les prieurs de Florence, mais les capitaines du parti guelfe (Soderini était l’un des principaux). À ses yeux, « la parte », et elle seule, peut avoir combiné la mission de Catherine à Avignon. Mais, si la sainte s’adresse d’abord à ses amis du parti guelfe, cela ne prouve nullement que le gouvernement n’ait pas trempé dans l’affaire. L’absence de traces de la mission de Catherine dans les archives de Florence, chez les chroniqueurs florentins et siennois du moment, dans les dépêches des ambassadeurs à Avignon, etc. est certes tout à fait frappante, mais nous restons dans le négatif. Or, les lettres que la sainte adressera bientôt d’Avignon aux Huit de la guerre et à ce Buonaccorso di Lapo qui fut précisément du nombre des prieurs au printemps 1376, montrent, à n’en pouvoir douter, qu’elle avait bien cru recevoir une mission du gouvernement florentin et non pas seulement du parti guelfe 88. D’après ces lettres, et surtout d’après la seconde, Catherine s’était rendue en personne à Florence, avait vu Buonaccorso et d’autres seigneurs, leur avait proposé sa médiation après en avoir exposé la base (une complète soumission au pape) et les seigneurs avaient paru entrer dans ses vues. Comme elle leur demandait une lettre de créance, ils répondirent qu’il n’en était pas besoin et que des ambassadeurs en titre la suivraient de près, qui garantiraient sa parole. Hélas ! pauvre Catherine ! La République avait, en effet, l’habitude de choisir des ambassadeurs moins naïfs qu’elle ! De quelles illusions ne s’entouraient pas alors son désir de la paix, sa profonde pitié pour sa patrie, son projet de tout résoudre par la croisade 89, sa notion toute monastique du « Christ en terre » tenant la place du « Christ du ciel » ! Le séjour d’Avignon allait peut-être lui en faire perdre quelques-unes. En attendant, elle n’était évidemment pour les Florentins que le négociateur privé, sans aucun mandat, désavouable à merci et désavoué d’avance, ou, mieux encore, comme on dirait aujourd’hui, que « l’intellectuel » candide dont on utilise les idées généreuses et l’influence gratuite, tout en ayant bien soin de n’y attacher aucune importance.

Il était nécessaire cependant que les voies soient préparées à Avignon pour Catherine : c’est là peut-être ce que Raymond et ses compagnons étaient d’abord allés faire. Nous avons deux lettres à eux adressées là-bas. Dans la première, elle se préoccupe surtout de leur vie intérieure, tout inquiète à l’idée qu’ils pourraient se disputer entre eux, en son absence ! Une vision prophétique l’avait consolée, en lui montrant que les épreuves de l’Église étaient la condition même de sa réforme. Elle-même, « la croix au cou et l’olivier en main », portait le salut aux chrétiens et aux infidèles. C’était bien là, en effet, sa double mission divine, et elle s’en tient, pour cette fois, à ces idées très générales. Dans la seconde lettre, elle fait allusion à des difficultés de Raymond et elle ajoute : « Dites au Christ de la terre qu’il ne me fasse plus attendre. Et, quand je le verrai (ou : « quand je verrai cela »), je chanterai avec ce doux vieillard de Siméon : Nunc dimittis, etc. » Ce mot peut s’entendre de l’autorisation de venir à Avignon, que son confesseur sollicitait pour elle, quoi qu’il puisse aussi se rapporter à la réforme souhaitée, ou à l’arrivée du pape en Italie. D’ailleurs, une lettre un peu plus tardive de Don Giovanni delle Celle, au sujet de Catherine, déclare que le pape « la fit venir récemment et l’examina avec sagacité », pour conclure qu’elle avait l’Esprit de Dieu. Nous laisserons le lecteur se faire une idée complexe de tous ces motifs du voyage. Le pape, ayant depuis longtemps entendu parler de la sainte Dominicaine, extatique, mère spirituelle, active propagandiste de la croisade et de la réforme ecclésiastique, ayant aussi reçu ses lettres, désirait la connaître et juger de plus près son cas, tout en lui faisant proclamer, à l’occasion, que Dieu voulait son retour à Rome ; la sainte, désireuse d’augmenter son influence et pour ce retour, et pour la croisade, et surtout pour la pacification du pape avec la Toscane, sa patrie, poussée d’ailleurs par ses amis florentins qui voulaient l’utiliser : tout cela se concilie sans effort. Le fait certain, c’est que, dans les derniers jours de mai 1376, accompagnée d’une vingtaine de personnes des deux sexes, sainte Catherine de Sienne, par Pise et Gênes, partit pour Avignon.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE III

 

 

LE SÉJOUR DE CATHERINE À AVIGNON ET LE RETOUR DU PAPE À ROME (1376)

 

 

Pour connaître le séjour de sainte Catherine de Sienne à Avignon, nous avons trois sortes de sources : ses propres lettres, la Legenda de Raymond de Capoue, le procès de canonisation. Les lettres doivent avoir la préférence, comme absolument contemporaines et sincères. Le procès l’emporte peut-être sur la Legenda, bien que postérieur à elle de plus de quinze années, certaines dépositions présentant un caractère moins littéraire et plus direct que la Legenda.

Catherine semble bien être arrivée à Avignon le 18 juin ; elle n’attendit pas trop longtemps son audience, puisque, dans une lettre datée du 28 juin, elle déclare avoir eu déjà une longue conversation avec le pape. Cette lettre est adressée aux Huit de la guerre, à Florence, ce qui montre que, si les affaires de Toscane n’étaient pas la seule raison de son voyage, ni surtout celle qui le justifiait aux yeux de Grégoire XI, elles en avaient bien été l’occasion déterminante et constituaient, dans l’esprit de Catherine, la principale préoccupation du moment. Dès ses premiers contacts avec la Curie, cependant, l’affaire des Florentins ne lui apparut plus tout à fait sous le même jour. La lettre dont nous parlons est une lettre de reproches où elle exprime la crainte que les magistrats de Florence ne persévèrent pas dans l’humilité où elle les avait cru plongés. Elle se plaint aussi qu’ils aient levé un impôt sur les clercs, ce que les cardinaux, qui pourtant, d’après elle, ne sont nullement opposés à la paix, ont jugé être la preuve du peu de sincérité des Florentins. Ce serait pour moi, dit-elle, « honte et confusion, si je dis une chose et que vous en faites une autre ». Grégoire XI lui-même avait dû, en effet, ôter à Catherine quelque chose de ses illusions. Elle dit bien qu’il a montré une joie extraordinaire quand elle lui présenta la soumission supposée de ses ennemis, mais, étant donné que Catherine et le pape conversaient par interprète, cette « joie » n’était peut-être qu’un sourire d’incrédulité. Comme conclusion à l’entretien il déclara que « étant donné ce que je lui exposais à votre sujet, il était prêt à vous recevoir comme des fils et à faire ce que je jugerais bon moi-même... Il ne paraît absolument pas au Saint-Père qu’une autre réponse doive être donnée jusqu’à l’arrivée de vos ambassadeurs. Je m’étonne qu’ils ne soient pas encore arrivés 90. Quand ils seront ici, je les verrai, puis je verrai le Saint-Père et je vous écrirai la disposition que je constaterai. Mais vous, avec vos impôts, vous me gâtez ce que je sème... »

Il est assez remarquable que ce naïf récit qu’elle fait de son audience coïncide à peu près, matériellement, avec celui de Raymond de Capoue, qui nous dit : « Je servis d’interprète entre elle et le Souverain Pontife, lui parlant latin, elle toscan. Je porte témoignage devant Dieu et devant les hommes que ce doux pontife, en ma présence et par mon intermédiaire, remit la paix entre les mains de cette vierge en lui disant : « Pour que tu voies clairement que je veux la paix, je la remets simplement entre tes mains. N’oublie pas toutefois l’honneur de l’Église. » Nous avons là cependant un magnifique exemple du style et de la présentation hagiographiques. Pour exalter son héroïne, l’auteur insiste sur la confiance extraordinaire que le pape lui aurait témoignée en la chargeant de déterminer les conditions de paix. Mais, pour qui lit avec soin le texte de Catherine elle-même, il est clair que Grégoire qui, lui, n’était plus un novice en diplomatie, avait compris, dès ses premiers mots, le jeu des Florentins, lesquels se moquaient et du pape et de la sainte 91. Catherine pourtant dut alors lui répéter ce qu’elle lui avait tant écrit : « La paix, la paix ! non la guerre ! Imposez une punition, mais sans faire la guerre », ce qui était si difficile à réaliser. Avec sa souple intelligence, le pape donna enfin la seule réponse pertinente qui pût calmer Catherine : 1o Pour te prouver que je veux la paix, si tu dis vrai et que les Florentins se soumettent en toute sincérité, détermine toi-même les conditions à leur imposer, et je pardonne. En d’autres termes : mets-toi complètement à ma place en pensée et vois que je ne puis rien faire de ce que tu crois possible ; 2o puisqu’ils envoient des ambassadeurs, attendons-les avant de rien décider.

En date du 28 juin z376, Catherine évoluait donc, au sujet de cette affaire, entre deux influences : celle qu’elle avait subie en Toscane et celle qu’elle recevait maintenant de la Curie et de Grégoire XI lui-même. Une autre lettre, datable du début de septembre de la même année, donc de la fin du séjour de la sainte à Avignon, nous apprend la conclusion de la négociation et concorde encore, pour l’essentiel, avec le récit de la Legenda. D’après celui-ci, Catherine fit appeler les ambassadeurs florentins dès leur arrivée et leur offrit la paix de la part du pape. Elle avait donc pris au sens propre la bonne parole de ce dernier. Les ambassadeurs répondirent qu’ils n’avaient pas mandat pour traiter avec elle. De fait, le gouvernement florentin avait si peu l’intention et l’espoir de conclure la réconciliation qu’une lettre des Huit à Bernabò Visconti demandait au même moment ce qu’il conseillerait aux ambassadeurs de faire au cas où la Curie parlerait de paix. Aucune condition n’avait été prévue, parce que justement c’est la guerre qu’on voulait. Quant à Grégoire XI, il ne croyait plus à la bonne foi de ces gens qui, depuis une année déjà, avaient fait échouer toutes ses tentatives de pourparlers et de médiation. Un nouveau légat, Robert, frère du comte de Genève, récemment élevé au cardinalat, venait de partir pour l’Italie avec les armées bretonnes et la charge de prendre enfin l’offensive, au besoin. L’ère des hostilités proprement dites venait de s’ouvrir. Aussi bien les trois Florentins restèrent-ils deux mois à Avignon, nouant auprès des cardinaux certaines intrigues auxquelles Catherine fait allusion dans sa lettre, mais sans obtenir une seule audience du Pontife.

Revenons à cette lettre, adressée à Buonaccorso di Lapo 92, et dans laquelle les reproches sont plus précis et plus sévères que dans la lettre aux Huit. Après avoir rappelé ce qui s’était passé lors de son voyage à Florence, « je sais » dit-elle « quelle était la disposition du Saint-Père, mais parce que nous avons commencé à sortir de la voie, en suivant les manières rusées du monde, faisant autre chose en fait que ce qu’on avait déclaré en paroles, cela a donné sujet au Saint-Père non de paix, mais d’un trouble plus grand. Quand vos ambassadeurs sont venus... jamais je ne pus conférer avec eux, comme vous m’avez dit que vous leur diriez quand je demandai la lettre de créance... Je m’aperçois que les humbles paroles procédaient plus de la crainte et de la nécessité que de l’amour et de la vertu... sinon vous auriez mis vos besoins et ce que vous vouliez obtenir du Saint-Père dans les mains des vrais serviteurs de Dieu... J’en ai eu grande amertume, à cause de l’offense de Dieu et de notre dommage ». N’est-il pas touchant de lire ici la simplicité, le patriotisme, l’inépuisable bonté, la candide dignité de la jeune sainte ? Ce sont là des textes inimitables, et vraiment précieux par la rencontre du ciel et de la terre en un même point. « ... Autant de fois vous serez méprisés par notre père le Christ en terre, autant de fois fuyez vers lui. Laissez-le faire, car il a raison. Voici maintenant qu’il s’en va vers son épouse, c’est-à-dire au lieu de saint Pierre et da saint Paul. Courez vers lui aussitôt avec une vraie humilité de cœur... Si vous faites autrement, nos anciens n’eurent jamais tant de malheurs que nous n’en aurons, nous, car nous appellerons sur nous la colère de Dieu... Je ferai ce que je pourrai... pour enlever cet obstacle qui empêche le saint et doux passage. Quand il n’en sortirait pas d’autre mal, nous sommes dignes de mille enfers 93... »

En somme, la négociation avait complètement échoué pour le moment, et Catherine voyait bien qu’on ne pourrait la reprendre que plus tard. Plus tard, elle s’en occupera de nouveau en effet, non plus comme chargée par Florence d’une mission fantaisiste auprès du pape, mais comme chargée par le pape d’une mission réelle auprès du peuple florentin. Actuellement, ce qui la console, c’est que le pape est sur le point de partir pour Rome ; ce qui la préoccupe, c’est le moyen de réaliser la croisade. Dans tout cet été passé en Avignon, c’est à cette dernière affaire qu’elle a le plus travaillé, non sans se passionner également pour la cause du départ.

 

 

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Il semble bien que sainte Catherine, pendant son séjour de trois mois dans le Comtat, n’ait pas vu très souvent Grégoire XI. Le bienheureux Raymond ne parle clairement que d’une seule longue audience qui suivit de près son arrivée ; une autre, aux approches du départ, est extrêmement probable, mais on ne peut rien dire de plus. C’est à cette circonstance que nous devons d’être en possession de six lettres adressées au pape, d’Avignon même, et portées au palais soit par Raymond, soit par Neri di Landoccio, soit par Étienne Maconi, qui les traduisaient oralement et qui, vraisemblablement, conservaient par devers eux le texte, ce qui leur permit de le publier plus tard. Le ton de ces six lettres est assez différent, ce qui paraît indiquer des hauts et des bas dans la faveur du groupe catherinien, mais nous y retrouvons toujours les mêmes thèmes. Quatre d’entre elles implorent le pape pour qu’il décide sans tarder la croisade 94 ; trois rattachent cette question à celle de la paix avec la Toscane et contiennent une demande d’audience. La quatrième est plus curieuse : elle met en avant le nom du duc d’Anjou, frère cadet du roi de France Charles V, et semble avoir été destinée à accompagner une démarche de ce prince auprès du pape : « Il me semble que vous disiez, quand je fus devant Votre Sainteté, qu’il fallait avoir un prince qui fût bon capitaine, autrement que vous ne voyez pas le moyen de faire la croisade. Voici le capitaine, Saint-Père. Le duc d’Anjou veut... entreprendre cette tâche. » La lettre est de la fin de l’été, car Catherine ajoute : « La bonté divine vous demande trois choses. De l’une, je remercie Dieu et Votre Sainteté... c’est-à-dire d’aller tenir et posséder votre lieu Rome. Maintenant je vous prie d’être préoccupé de remplir les deux autres », qui sont, le lecteur l’a compris, la croisade et la réforme ecclésiastique.

Or, nous savons, d’autre part, que Louis d’Anjou fut en rapports constants avec Grégoire XI et qu’il fit chaque année, depuis l’avènement de ce pontife, de longs séjours en Avignon 95. On peut dire qu’il était le représentant perpétuel du roi son frère auprès du pape pour toutes les affaires d’intérêt général, comme par exemple la trêve de juin 1375. Fidèle auxiliaire, à cette époque, de la politique royale, il n’en avait pas moins déjà, comme tout cadet qui se respecte, sa politique personnelle. Ayant acquis les droits de la marquise de Montferrat sur Majorque, dont le roi d’Aragon avait pris possession depuis longtemps, il espérait bien que l’arbitrage pontifical lui serait favorable. En 1376, il arriva dans Avignon entre le 17 juillet et le 27 août, alors que Catherine s’y trouvait déjà. Son but principal et officiel était d’user de son influence pour retenir Grégoire en France : il était donc sur ce point du parti opposé à celui de la sainte. Ils entrèrent pourtant en rapports, et le procès de canonisation nous renseigne sur ce sujet, non traité par la Legenda. Bartolomeo Dominici dépose en effet que le duc fut si impressionné par Catherine qu’il la fit venir pour trois jours dans son château de Roquemaure, auprès de sa femme, fille du bienheureux Charles de Blois 96, duc de Bretagne. Il lui offrit aussi, ajoute le même témoin, de l’emmener à Paris auprès du roi et, sur son refus, lui versa une aumône de cent francs pour ses frais de retour en Italie. Enfin, il décida de se proposer au pape comme chef de la future croisade, ce qui coïncide parfaitement avec la lettre de Catherine 97.

Est-ce la conviction, est-ce l’intérêt qui amena ce prince ambitieux à un tel projet ? La sainte, en tout cas, y fut peut-être pour quelque chose : peut-être le toucha-t-elle en lui représentant cette Italie qui l’attirait, où il devait, plus tard, chercher des aventures et mourir misérablement. Le plus curieux c’est que, venu au nom du roi pour empêcher Grégoire de partir, il accepta, soit qu’il s’inclinât devant le fait accompli (ou presque), soit qu’il crût ainsi s’assurer Majorque, de prêter au pape 60 000 florins 98 dont ce dernier avait besoin pour couvrir les frais du grand voyage. Le pape et le duc étaient d’ailleurs de véritables amis. En outre, Louis demanda à l’extatique de dicter une épître pour le roi de France 99. Ce sermon noble et naïf nous est parvenu. Catherine n’y fait pas allusion au départ du pape, mais elle exhorte le roi à se réconcilier avec ses ennemis pour faire la croisade et suivre ainsi l’exemple de son frère. Si Charles le Sage avait reçu cette missive 100, elle ne l’aurait guère ébranlé, car il n’était pas, comme le duc d’Anjou, un prince libre dans son ambition. Très intéressé par l’idée de croisade, il avait déclaré une fois pour toutes qu’il ne l’entreprendrait pas lui-même, ayant assez à faire pour débarrasser son royaume des Anglais et pour panser ses innombrables blessures. Mais Catherine eût-elle compris ce héros du devoir d’état, eût-elle goûté la piété plus austère que sensible, plus grave que passionnée dont nous parlent les témoins de la vie de Charles V ? Comment le savoir, s’il nous semble avoir affaire ici, psychologiquement, à deux mondes ?

 

 

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Nous voici parvenus à la question la plus controversée quant à l’activité politique de sainte Catherine de Sienne : quel fut exactement son rôle dans le départ de Grégoire XI pour l’Italie ? Tâchons d’analyser sans aucun parti pris les faits historiques certains.

Un premier point sur lequel tous les gens de bonne foi doivent s’accorder sans hésitation possible, c’est que lors de l’arrivée de Catherine à Avignon, le retour du pape à Rome était depuis longtemps décidé, que des préparatifs importants avaient été faits dans cette vue, que la date en avait été plusieurs fois remise et qu’elle avait été récemment fixée de nouveau à l’époque où le fait se réalisa : le mois de septembre 1376. Pour les raisons générales de cette décision pontificale, nous renvoyons à tout ce qui a été dit ci-dessus, et particulièrement à notre étude de la tentative d’Urbain V en 1367-70 101, six ans donc avant l’époque où nous sommes. Quant à Grégoire XI, il était notoire depuis son avènement qu’il voulait le retour en Italie et qu’il y travaillait assidûment. Nous pouvons donc négliger les lettres perdues, que lui écrivit sainte Catherine avant 1376 et dont nous ignorons le contenu 102. Si elles faisaient allusion à la nécessité du retour, elles ne pouvaient tout au plus que prolonger un peu l’influence de sainte Brigitte, morte en 1373, après avoir assiégé Grégoire de ses exhortations en ce sens 103.

L’étude précise de la politique du retour à Rome, entre 1371 et 1376, a été écrite en 1899 par M. Mirot 104, et je ne puis qu’y renvoyer les personnes qui seraient curieuses de tous les détails. À ce travail déjà ancien, il faut annexer l’importante série des lettres de Christophe de Plaisance, ambassadeur à Avignon du seigneur de Mantoue, publiée en 1909, par M. Segre 105. D’après ces curieuses dépêches, la première annonce officielle du dessein pontifical fut faite au consistoire en mai 1372. « ... Nova quotidie pululant de motu curie ad partes Ytalie mot illisible dominus papa in publico dixit consistorio quod sue intentionis erat intrare Ytaliam et im brevi »..., déclare Christophe le 9 mai. Au mois de septembre précédent, il avait déjà fait allusion au projet du pape. Dès ces premières années de son règne, Grégoire a donc pris officiellement position, mais c’est encore une position théorique : la guerre avec Milan ne faisait que commencer et le pape ne pouvait encore envisager une date pour son départ.

En février 1374, nouvelle annonce officielle au consistoire, connue cette fois par d’autres sources, que l’ambassadeur mantouan ne fait que confirmer. Le départ était prévu pour l’automne suivant, ou le printemps 1375. Dès le mois de juillet, le pape s’était fixé comme limite le mois de mai 1375. En octobre 1374, il fit part de sa décision à l’empereur 106 et à différents princes, demandant des secours pour son voyage. Il avertit de même toutes les républiques italiennes. Venise offrit cinq galères. En remerciant le doge, Grégoire le pria de les faire tenir prêtes pour le premier septembre 1375. Même prière à la reine Jeanne pour ses propres vaisseaux. En même temps il se faisait préparer des habitations à Pérouse et chargeait un envoyé spécial de faire réparer, à Rome, le palais apostolique. Le duc d’Autriche proposait au pape de passer par ses terres, si la mer était mauvaise, s’offrant à l’accompagner lui-même de Lausanne à Vérone.

Cependant, au mois de juin 1375, eut lieu la trêve franco-anglaise, laquelle, nous l’avons vu, rendit plus actuels dans l’esprit du pape ses chers projets de croisade. Il semble qu’il ait voulu alors que la croisade soit décidée et prête avant son départ d’Avignon 107. Ce n’était pas de si mauvaise politique. S’il était parvenu à éloigner pour cette bonne cause les gens de guerre de la péninsule, il eût pu espérer du même coup y rentrer pacifiquement. C’est contre cette façon de voir que s’insurgea brusquement la politique florentine, en créant, par la révolte des États de l’Église, une nouvelle et considérable complication 108.

D’autre part, la trêve de 1375 avait marqué la victoire du sage roi Charles V, grâce auquel les Anglais, vainqueurs et destructeurs du royaume au temps de son père, ne possédaient plus sur le continent que cinq ou six ports de mer. Aux yeux du pape, consolider cette heureuse paix apparaissait comme l’affaire primordiale en Occident, la fin des guerres ancestrales entre les deux plus grandes puissances militaires chrétiennes, et, sans doute aussi, la possibilité non plus d’une simple expédition navale italienne, mais d’une croisade générale d’ici à quelques années. Or, des négociations pour un traité définitif devaient se rouvrir en septembre : c’est du moins ce que Charles V représenta alors au pape par l’intermédiaire du duc d’Anjou. Le roi de France, le duc de Lancastre représentant son père, l’empereur enfin, devaient se rencontrer dès septembre avec le pape à Avignon ou à Lyon. Grégoire renonça donc à partir précisément à la date fixée pour un tel congrès. Le 28 juillet 1375, il écrivit au doge de différer l’envoi des galères. Il partira en 1376, peut-être dès Pâques.

Cependant, les ennemis du pape en Italie représentaient ces retards diplomatiques, si facilement explicables, et dont on suit la ligne parfaitement nette dans la riche correspondance politique de Grégoire, comme des preuves de duplicité ou de lâcheté. « Il nous amuse avec ses promesses, mais il ne viendra pas. » Le pape comprenait fort bien cette exploitation contre lui des circonstances, car il s’épuise en éloquence, dans les lettres adressées alors aux puissances italiennes, pour leur expliquer son retard et s’engager d’honneur à réaliser son grand projet aussitôt qu’il le pourra. Dès janvier 1376, nous avons des lettres de sainte Catherine qui font allusion au retour et que nous avons analysées partiellement déjà 109.

Qu’on nous permette de noter encore trois points. Le premier, c’est la profonde injustice des écrivains italiens de l’époque à l’égard de ce pape : les Pétrarque, les Marsili, les Salutati et autres humanistes de renom (qui racontèrent par exemple que le pape cédait aux cardinaux, lesquels ne voulaient pas partir parce qu’ils préféraient les vins de Bourgogne aux vins romains, etc.) ont pourtant été crus jusqu’au jour où l’on étudia les pièces officielles sur cette affaire, et où le sérieux, la bonne foi, la noblesse de cœur, l’application diplomatique assidue de Grégoire XI emportèrent l’admiration des historiens, Le second point, c’est que toutes ces réalités politiques furent soit négligées comme hors du sujet (je pense à Raymond de Capoue), soit ignorées totalement ou du moins oubliées (je pense aux témoins du Procès) soit, il faut bien l’avouer, incomprises, comme hors des préoccupations habituelles de l’esprit (je pense à l’admirable sainte elle-même). Quant aux hagiographes qui suivirent, chacun sait que leur métier est de répéter de siècle en siècle leurs prédécesseurs en les comprenant de moins en moins.

Ma troisième remarque portera sur l’énorme différence qu’il y avait entre la situation de la France sous Urbain V en 1367 et celle du même pays sous Grégoire XI en 1376. Les historiens de la papauté n’ont pas assez noté ce point. En 1367, la France était toute en ruines, à la suite des victoires anglaises et de la captivité du roi Jean le Bon. Le pape était menacé à Avignon par les compagnies : il avait intérêt à quitter ces lieux peu sûrs pour l’Italie pacifiée par Albornoz. La France avait, au contraire, intérêt à le retenir pour que son autorité morale contribuât à la pacification, et à l’expulsion des Anglais. En 1376, grâce à la rapidité qui caractérisa toujours le relèvement de ce pays après les grandes crises, l’œuvre de Charles V a déjà porté ses fruits. Les Anglais sont battus, les compagnies éloignées, la France prospère. Si le pape se décide à gagner l’Italie en révolte, c’est par suite de raisons de principe plus encore que d’opportunité. De son côté, le gouvernement français n’a plus si grand besoin de lui : seul l’orgueil national, et surtout l’orgueil ecclésiastique et religieux, est intéressé à garder le pontife près de la « fontaine de foi » (l’université de Paris), en ce « royaume où l’Église a plus de voix et d’excellence que en tout le monde », comme dit Froissart 110. D’un point de vue plus général, il est clair que les conditions particulières au XIIIe siècle, qui avaient éloigné de Rome les papes, n’existaient plus à la fin du XIVe. Le plus grand, presque l’unique service politique rendu à la France par la papauté d’Avignon était d’avoir aidé au rapprochement du midi avec le nord. Seule la présence des papes, soucieux de répression, mais de répression juste, soucieux aussi et surtout d’enseignement dogmatique et de vie religieuse, avait pu achever de détruire l’hérésie cathare tout en effaçant la tache de sang tenace de la guerre des Albigeois. Du même coup, les provinces méridionales s’étaient senties françaises, la guerre contre l’Anglais y avait encore fortifié le sentiment national, et le Limousin Grégoire XI pouvait écrire à Charles V, en lui notifiant sa décision, ce que le Bordelais Clément V n’aurait jamais eu l’idée d’écrire à Philippe le Bel : « Certes, il nous est dur de quitter ce pays où nous sommes né... »

 

 

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Dans sa première lettre (conservée) à Grégoire XI, donc en janvier 1376, Catherine fait allusion au retour comme à une chose décidée : « Accomplissez », dit-elle, « avec une vraie et sainte sollicitude ce que vous avez commencé par un saint propos, c’est-à-dire votre avènement (avvenimento vostro : c’est toujours par ce terme qu’elle désigne le retour du pape à Rome) et le saint et doux passage. Et ne tardez plus, car le retard a causé beaucoup d’inconvénients... Venez, venez consoler les pauvres serviteurs de Dieu, vos fils. Nous vous attendons avec désir affectueux et amoureux 111. » On ne l’a pas assez remarqué, trois missives de la même période, adressées à trois prélats italiens d’Avignon, parlent aussi du retour et l’une d’elles, celle à l’archevêque d’Otrante, nous apprend que c’est par lui qu’elle a connu le progrès de la décision du pape : « J’ai eu grande joie », dit-elle, « des bonnes nouvelles que vous nous avez mandées sur l’avènement du Christ en terre et sur le commencement du saint passage 112. » La cause est entendue, dira-t-on : la décision était officielle et l’exécution commencée sans l’intervention de sainte Catherine 113, elle n’a donc fait qu’enfoncer une porte ouverte. Ce n’est pas tout à fait aussi simple.

Sans être dans les secrets des papes, j’imagine que la manière dont ils parlent d’une même affaire avec leur secrétaire d’État ou avec leur confesseur n’est pas du tout pareille. Le même homme dont la clairvoyance et la fermeté se font admirer dans ses actes officiels peut se trouver, en face du saint qui lui représente le Seigneur, avec assez de faiblesse personnelle et de doute sur la volonté divine pour désirer d’autres « signes » que ceux inclus dans la logique même des principes d’action de la droite conscience. Or, Grégoire XI croyait aux « révélations », puisque, non content de recevoir celles de sainte Brigitte, il lui avait fait demander certains éclaircissements avant qu’elle ne meure. Dira-t-on que c’est là une forme de superstition indigne d’un grand esprit ? Je ne le crois pas : il me semble au contraire que c’est une bonne manière d’user des charismes et de l’esprit de prophétie dans l’Église que de les considérer comme une contre-épreuve pour les décisions déjà prises à la lumière de la raison et de la foi. « Mon doux père », écrit Catherine à Grégoire dans sa dernière lettre avant de quitter l’Italie, « vous m’avez interrogée au sujet de votre avènement », (par l’intermédiaire de frère Raymond sans doute) « et je vous dis de la part du Christ crucifié que vous veniez le plus tôt que vous pourrez. Si vous pouvez venir, venez avant septembre, et si vous ne pouvez pas avant, ne reculez pas plus loin que septembre. Et ne regardez pas à aucune contradiction que vous avez à subir, mais venez, comme un homme viril et sans aucune crainte ». Je persiste à croire qu’il ne serait pas sage, en interprétant ces textes inspirés, mais unilatéraux, de conclure à la faiblesse de caractère d’un pape que la jeune sainte ne connaissait pas et dont les actes portent la marque d’une « suite dans les idées » vraiment exceptionnelle 114. C’est ce que ses contemporains bien renseignés appellent sa « constantia » et, chose piquante, les rapports les plus nets à ce sujet sont ceux des agents de la république de Sienne en Avignon. Dès février 1374, l’un d’eux écrit à son gouvernement la grande nouvelle du consistoire et ajoute : « Pour cette venue en Italie, je crois, maintenant qu’il en a parlé, qu’il est un seigneur très ferme dans ses propos (ipse est dominus valde constans) et, s’il s’en va, il est certain que, de sa vie, il ne reviendra pas ici comme avait fait Urbain V. Si cela doit être, je ne crois pas que ce soit avant une année, etc. » « Le pape fut toujours très ferme dans son propos », disent-ils une autre fois, et : « Le pape est tout à fait disposé à aller à Rome, et il n’y a pas d’homme vivant qui puisse le détourner de sa résolution 115. » Après cette affirmation (venant, ne l’oublions pas, non d’un panégyrique, mais d’une dépêche de diplomatie secrète), il faut tirer l’échelle et avouer que les hagiographes se moquent de nous lorsqu’ils expliquent gravement que Grégoire était un homme bon, mais faible, comme une pâte molle entre les mains tantôt de Charles V, tantôt de sainte Catherine ! Ils se moquent de nous, sans le vouloir, faute d’information suffisante et d’analyse assez approfondie 116.

Les lettres de Catherine écrites à Avignon même nous apporteront cependant un élément de plus. Les premières ne font qu’une allusion rapide à l’affaire du retour. C’est vers la fin de son séjour, donc au moment où se rapprochait le terme fixé pour le départ du pape, que la sainte en traite avec inquiétude, véhémence et acharnement. Or, cette inquiétude de Catherine paraît coïncider assez exactement avec la date probable de l’arrivée à Avignon, sinon du duc d’Anjou, du moins du duc de Bourgogne, dont le Siennois déjà cité entretient son gouvernement en ces termes, le 27 du mois d’août : « Je vous ai dit que le pape était ferme dans son propos... Mais, depuis, le duc d’Anjou et, ensuite, le duc de Bourgogne, frères du roi de France, sont venus avec très grand apparat. Le duc de Bourgogne a descendu le Rhône avec un navire admirable, comme on n’en avait jamais vu sur ce fleuve. Ces princes, de la part du roi de France, ont supplié instamment Sa Sainteté de daigner changer de résolution... car ils voyaient bien que, s’il partait, il ne reviendrait plus jamais ici... De même tous les seigneurs cardinaux, ses frères et ses parents, tant hommes que femmes, lui ont fait avec larmes la même supplication, en disant qu’il s’exposait avec toute sa suite au péril de la mort 117. Papa firmior et firmissimus dans la volonté de son propos répondit qu’il avait absolument l’intention... d’aller à Rome, voyage qu’il a promis depuis si longtemps. Quant à revenir ou non ici, cela dépendra de Dieu seul. Aussi tout le monde ici se désole... et j’espère qu’il partira bientôt, et les préparatifs se font tous les jours... »

Ces grandes manifestations « in extremis » (on était de fait à quinze jours du départ et une partie des bagages était déjà à Marseille 118) présentent quelque chose de si théâtral, avec le navire d’apparat sur le Rhône, les larmes des cardinaux et de la famille du pape, etc. que j’en suis à me demander si le roi de France et les dignitaires ecclésiastiques opposés au départ croyaient sérieusement pouvoir l’empêcher par là. Grégoire se serait déshonoré à jamais s’il avait cédé, au dernier moment, à de tels arguments. Peut-être s’agissait-il simplement d’une démonstration destinée à prouver aux populations de la région, qui vivaient de la cour, qu’on avait fait tout ce qu’on avait pu, jusqu’à la dernière minute, pour empêcher le départ pontifical 119. Le Siennois cité paraît avouer cependant un bref moment d’inquiétude. Quant au groupe catherinien, il fut très sérieusement affolé.

Ne suivez pas, écrit Catherine à Grégoire, « le conseil des conseillers perfides... qui, selon ce que j’entends dire, veulent vous faire peur pour empêcher votre avènement en disant : “Vous mourrez”... Si quelque familier veut vous empêcher, dites-lui hardiment, comme le Christ à saint Pierre, quand il voulait le détourner d’aller à sa Passion, etc. Mon père, le frère Raymond, m’a dit de votre part que je prie Dieu pour savoir si vous devez avoir un empêchement, et moi j’avais déjà prié, avant et après la sainte communion, et je ne voyais ni mort ni aucun péril »... « Par l’écrit que vous m’avez envoyé », dit-elle dans une autre lettre, « j’ai compris que les cardinaux allèguent que le pape Clément IV, quand il avait quelque chose à faire, ne voulait pas l’entreprendre sans le conseil de ses frères cardinaux... Très saint Père, ils vous allèguent Clément IV, mais non pas Urbain V 120 qui... dans les choses certaines et manifestes, comme votre départ, ne se souciait pas de leur conseil, mais suivait le sien, même si tous lui étaient contraires... Usez d’une sainte tromperie, faites semblant de prolonger, puis partez subitement !... Andiamci tosto, babbo mio dolce... » Allons-nous-en vite, mon doux papa : je ne sais comment frère Raymond traduisait cela en latin, mais je doute qu’il ait pu conserver l’émouvante caresse enfantine. C’est fâcheux, car j’imagine que le Pontife en eût été touché. Mais nous n’en sommes pas encore à la plus curieuse missive. Tout à coup, la direction spirituelle 121 que Catherine croit pouvoir exercer sur le pape en ces rudes circonstances se complique de l’apparition d’un rival. Il se montre par une lettre et annonce son arrivée. La lettre, autant que Catherine a pu en juger, vient d’un démon incarné, non d’un homme juste. Que le pape fasse une enquête. Non seulement cette lettre n’est pas l’ouvrage d’un serviteur de Dieu, mais il est probable qu’elle est celui d’un faussaire. Et encore d’un faussaire qui ne sait pas faire des lettres de saints ! Qu’il aille à l’école, dit Catherine avec une ironie qu’on trouve bien rarement dans sa correspondance. Comment ? Un saint qui s’adresse d’abord à ce qu’il y a de plus faible en l’homme, qui fait appel à la crainte charnelle ? D’une part, il dit que votre avènement est bon et saint ; d’autre part, que le poison est préparé ? Envoyez des gens de confiance, dit-il, et vous trouverez le poison sur des tablettes, préparé pour être donné à doses savantes, par jour, par mois et par an. Du poison, il s’en trouve à Avignon et dans les autres villes comme à Rome... C’est l’auteur de la lettre qui répand le pire poison qui ait été semé depuis longtemps dans la sainte Église, en voulant vous empêcher de faire ce que Dieu vous demande... Le poison, ce serait le scandale inouï qui viendrait de ce que vous reculeriez après avoir annoncé et fixé votre avènement... Ensuite vous ferez la croisade, au lieu de suivre le conseil de cet homme “juste” qui vous dit d’aller habiter parmi les Sarrasins, et non parmi les Italiens... Je conclus que la lettre ne vient pas du serviteur de Dieu qu’on vous a nommé, mais qu’elle n’a pas été écrite bien loin, œuvre des serviteurs du démon 122. Elle termine en insistant pour avoir une audience avant de partir. La dernière lettre de cette série, celle qui propose, nous l’avons vu, le duc d’Anjou comme chef de la croisade, considère la lutte comme terminée et le départ comme certain, « quand j’ai prié pour vous... le Seigneur me faisant savoir que je vous dise que vous deviez aller... moi, me réputant indigne d’annoncer un tel mystère, je disais : “Seigneur... si ta volonté est qu’il aille, fais croître et allume son désir.” Le doux Sauveur disait... « Dis-lui avec sûreté que je lui donne ce signe excellent de ma volonté : plus on lui sera contraire, plus il sentira croître en lui une force telle qu’il semblera qu’on ne la lui puisse enlever, et cela est contraire à sa manière naturelle 123. » Par cette belle et dernière confidence, nous voyons que Catherine a bien cru avoir agi sur le pape, lui avoir obtenu l’énergie par ses prières, avoir servi d’interprète entre le ciel et lui. Se faisait-elle illusion, comme il arrive aux contemplatifs qui se laissent aller parfois à introduire dans la trame terrestre des causes secondes leur impondérable action qui, de soi, gît au sein éternel et mystérieux de la cause première ? Peut-être, mais c’est déjà un fait considérable qu’elle ait cru elle-même avoir servi d’instrument. Quant à nous, d’une manière plus positive, disons que la résolution de Grégoire XI étant prise, déclarée et commencée d’exécuter, Catherine l’a aidé à écarter certains obstacles qui se sont présentés au dernier moment. Même si l’on peut soutenir que, sans elle, le pape serait également parti 124, elle aurait pourtant contribué moralement au départ par ses encouragements précieux. Elle fit plus encore : en montrant à Grégoire, avec une extraordinaire insistance, l’aspect surnaturel de sa propre résolution, elle l’a forcé à l’envisager comme un sacrifice de lui-même à la volonté divine, donnant ainsi à cette crise tragique de la vie de l’Église un caractère héroïque et vraiment divin.

 

 

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Le monde ignore les mystiques et, si nous n’avions ces quelques lettres, nous ne saurions presque rien du rôle de sainte Catherine dans le départ d’Avignon. La Legenda de Raymond dit trois mots de cette question, et ces trois mots sont juste bons à nous induire en erreur : « Demum quia Vicarius Christi deliberavit tunc, ipsa eum inducente, venire ad propriam sedem romanam sicut et fecit... » Stefano Maconi eut-il l’intention de corriger l’affirmation rapide et vague de l’hagiographe officiel lorsqu’il déposa, au procès de Venise, en ces termes : « Pontifex venit ad urbem romanam ipsa... solummodo confortante tamen ex divino praecepto... » ? C’est possible. Bartolommeo Dominici, de son côté, raconte une scène d’audience qui coïncide fort bien, pour le fond, avec le contenu des lettres analysées. Tandis que Grégoire, dit-il, « avait déjà fait préparer plusieurs galères pour aller à Rome avec toute sa cour, et que presque tous les cardinaux, les gens de cour et même le roi de France lui faisaient opposition, il lui demanda à Catherine s’il lui semblait bon qu’il poursuive le voyage qu’il avait ainsi préparé, surtout en ayant tant et de tels contradicteurs. Mais, elle s’excusant avec humilité et disant qu’il ne convenait pas à une petite femme de donner un conseil au souverain pontife, il répondit : “Je ne te demande pas de conseils, mais que tu me manifestes sur ce point la volonté de Dieu.” Comme elle s’excusait humblement de nouveau, il lui commanda par obéissance 125 de lui déclarer ce qu’elle savait de la volonté de Dieu sur cette affaire. Alors elle, inclinant humblement la tête : “Qui la connaît mieux que Votre Sainteté, qui a fait vœu à Dieu d’accomplir ce voyage ?” Alors le pape fut stupéfait, car, ainsi qu’il le dit, nul vivant ne connaissait ce vœu, hormis lui-même. À partir de là, il décida de faire le voyage et le fit. » La mémoire du religieux transpose-t-elle en conversation le contenu des lettres au pape que nous avons citées ? Ou bien Grégoire, les ayant reçues, entreprit-il d’en faire répéter l’essentiel à Catherine devant témoins ? Notons alors qu’il la traita bien en prophétesse, non en conseillère, ce que nous avons toujours compris, et ajoutons que le détail du vœu révélé nous est un peu suspect, du fait que nous ne le trouvons pas dans la correspondance, ni d’ailleurs dans la Legenda 126.

C’est encore Barthélemy Dominici qui nous apprend que le pape retint Catherine à Avignon jusqu’à son propre départ, la logeant et la nourrissant tout le temps de son séjour avec sa « familia », composée de vingt-deux personnes. Au moment de partir, il lui donna cent florins pour le voyage. Ce dernier détail nous est transmis également par le seul texte des archives pontificales où la sainte soit nommée, le registre 348 des comptes du trésor : « Die XII mensis septembris soluti fuerunt Caterinae de Senis ex dono speciali per dominum papam sibi facto, fratre Remondo de Capua, ordinis praedicatorum, pro ipsa recipienti, C. florenos communes, valent LXXXV florenos camerales XX solidos. » Le lendemain 13 septembre Grégoire XI quittait Avignon 127. Trois bulles se rapportant à Catherine avaient été délivrées en cet été 1376 ; l’une, du 17 août, confirmait, nous l’avons vu 128, Raymond de Capoue dans ses fonctions de supérieur du groupe ; l’autre l’attachait encore à Catherine en qualité de confesseur, avec maître Jean Tantucci, Augustin, et un troisième religieux mendiant au choix de la sainte, avec le droit d’absoudre (sans en référer aux ordinaires) tous les pénitents qu’elle leur présenterait ; la troisième concédait à Catherine un autel portatif, ainsi que la faculté d’y faire célébrer la messe et d’y communier, même en cas d’interdit. Enfin, nous savons l’existence d’un quatrième privilège pontifical autorisant la sainte à fonder un monastère de religieuses et à recevoir des aumônes dans cette intention. Notre Dominicaine était devenue un grand personnage ecclésiastique.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE IV

 

 

DU RETOUR D’AVIGNON À L’ARRIVÉE À ROME : L’ACTIVITÉ EN TOSCANE, L’ÉLECTION D’URBAIN VI, LE SCHISME (1377-1378)

 

 

L’infatigable femme, dès son retour à Sienne, avait obtenu de la commune l’autorisation de recevoir de Nanni di Ser Nanni (un de ses disciples, allié des Salimbeni) un ancien château fort, voisin de la ville, Belcaro, pour le transformer en couvent de religieuses 129. Le 16 avril suivant, Catherine pouvait dater de son « nouveau monastère » une lettre au pape 130. Cependant, elle ne resta guère à Sienne pendant cette année 1377. La nécessité de surseoir à la croisade et d’attendre les résultats du retour du pape à Rome l’amena à se préoccuper d’abord, non seulement de cette fondation qui, dans son esprit, devait être la première mise en œuvre de la réforme dominicaine, mais encore d’autres affaires se rapportant directement au bien des âmes. C’est ainsi qu’elle voyagea, avec son groupe, presque toute l’année, sur les terres des Salimbeni, dans la vallée d’Orcia, à Montepulciano (où se trouvait le grand monastère des Dominicaines), auprès de l’abbé de Sant’Antimo, qui devait, d’ordre pontifical, être le supérieur du nouvel établissement projeté. Tous ces voyages sont en rapport avec la fondation, même ses séjours au château des Salimbeni, famille dont deux dames, ses disciples, étaient considérées par elle comme les premiers sujets et sans doute les fondatrices pour le temporel de son monastère. Elle en profita pour évangéliser ces redoutables féodaux et pour organiser sur leurs terres de véritables « missions » prêchées. La république de Sienne s’émut de ce long séjour de la sainte chez ses ennemis héréditaires : Catherine proteste énergiquement, en deux lettres conservées, contre les soupçons infamants, à son égard, des magistrats de sa patrie.

Cependant elle ne se désintéressait nullement de la politique et continuait à écrire fréquemment au pape, l’exhortant toujours à faire la paix avec la Toscane. Vers la fin de l’année, d’ailleurs, nous trouvons fr. Raymond à Rome. Comme par hasard (mais, certainement, non pas par hasard), il avait été nommé prieur de la Minerve, fonction qu’il avait exercée déjà, nous l’avons vu, pendant le séjour à Rome d’Urbain V, une dizaine d’années plus tôt 131.

Le retour de Grégoire XI à son siège normal et son activité diplomatique avaient obtenu un premier résultat par la désagrégation progressive de la ligue florentine. Lucques, Pise, Sienne avaient envoyé des ambassades pour se rapprocher du pape. L’indignation produite par de cruels faits de guerre, comme le massacre de Césène 132, n’empêchait pas leur efficacité quant à la soumission des Marches. Bologne demanda une trêve dès mars 1377, et, bien que Florence, à force de le couvrir d’or, eût réussi à s’attacher Hawkwood, une paix séparée fut conclue par Bologne et ratifiée par bulle, du 20 août. Florence elle-même envoya dès avril à Rome une nouvelle ambassade, mais les marchandages n’aboutirent pas. Elle fit une autre tentative en août, mais, cette fois encore, les exigences du pape parurent inacceptables. En octobre, il fut décidé à Florence qu’on reprendrait la célébration de l’office malgré l’interdit. En outre, cette célébration fut déclarée obligatoire sous les peines les plus sévères.

Mais, en même temps, les capitaines de la « parte guelfa » faisaient jouer contre les fauteurs de la guerre l’arme redoutable de l’« ammonizione 133 ». Leur magistrature datait de l’époque où la commune de Florence, craignant sans cesse en son propre sein la trahison d’éléments dévoués à l’empereur ou à l’aristocratie féodale, avait institué cette curieuse procédure de censure perpétuelle. Les guelfes, par « l’ammonizione », déclaraient que tel homme politique était noble : du même coup il se trouvait privé de tous ses droits civiques et n’avait plus qu’à rentrer dans la vie privée. Avec le temps, la procédure, loin d’atteindre les seuls gibelins, était devenue l’instrument de choix des haines personnelles. À l’époque où nous sommes, elle avait pour but d’affaiblir le parti de la guerre, qui détenait le pouvoir. Lutte curieuse, qui se poursuivit pendant toute l’année 1377, où soixante-neuf personnes furent exclues ainsi des charges publiques.

En décembre, le parti de la paix avait fait d’immenses progrès. Comme Florence, d’ailleurs, le pape était fatigué de la lutte. Comme elle, il envoya des ambassadeurs à Milan, acceptant enfin la médiation de Bernabò Visconti (janvier 1378). Ce n’était pas une raison pour qu’il se désintéressât de ce qui se passait à Florence même, bien au contraire. Tandis que Catherine avait encore passé à la Rocca des Salimbeni l’avent de 1377, comme en font foi ses lettres, les premiers mois de 1378 la voient arriver à Florence. Sa correspondance est muette sur la date et les circonstances de ce nouveau déplacement. C’est Raymond de Capoue qui nous apprend qu’étant à Rome depuis plusieurs mois déjà, le pape le fit venir pour décider avec lui l’envoi de la sainte à Florence, afin qu’elle y travaillât à renforcer de son prestige le parti de la paix. Passons sur le récit plus ou moins légendaire de ce qu’elle fit en arrivant : Raymond n’était pas avec elle et commet évidemment certaines confusions 134. Le Procès donne également quelques détails assez invraisemblables. Mais nous avons un texte indépendant sur l’affaire, celui du chroniqueur florentin Marchionne di Coppo Stefani, grand partisan de la guerre. « En cette année », dit-il, « il y avait à Florence une femme nommée Catherine... Réputée très sainte, pure, de bonne vie et honnête, elle commença à blâmer la querelle avec l’Église. Ceux qui dirigeaient la « Parte » la voyaient volontiers et, parmi les autres, les chefs de l’intrigue étaient un certain Niccolò Soderini, qui lui avait fait aménager dans sa maison une chambre dans laquelle elle était venue quelquefois, un autre était Stoldo di Missere Bindo Altoviti, un autre Piero Canigiani. C’étaient ceux-là qui la louaient le plus. Et il est vrai qu’elle savait les affaires ecclésiastiques par intelligence naturelle et aussi par ce qu’elle pouvait en avoir appris accidentellement, et qu’elle dictait et écrivait fort bien. Et Piero Canigiani lui faisait faire une demeure, là-haut, au pied de San Giorgio 135, et il recueillait de l’argent de tous les artisans, et des hommes et des femmes, achetait des pierres et du bois et les faisait mener là-haut, en sorte que, quand sa maison eut été brûlée, sans respect pour la bienheureuse Catherine, il s’appropria ledit logis. Cette femme vint de nombreuses fois à la « Parte », soit de son propre mouvement, soit que la malice de ceux-ci l’y introduisît, pour dire que l’« ammonire » était une bonne chose pour que ceux de la « Parte » parviennent à mettre fin à la guerre. C’est pourquoi ceux de la « Parte » la tenaient poux prophétesse, et les autres pour une hypocrite et une mauvaise femme. On parlait beaucoup d’elle : les uns par mensonge, les autres parce qu’ils croyaient bien de dire du mal d’elle. »

Tandis que notre sainte s’installait à Florence, les Visconti convoquaient à Sarzane, pour régler la querelle de Florence avec le pape et, on pouvait le croire, le statut définitif de l’Italie avec l’Église, un véritable congrès européen, où Naples, la France, Venise étaient déjà représentées. Le pape Grégoire XI pouvait se réjouir de cette solution pacifique et universaliste, conforme à ses tendances, lorsqu’il mourut brusquement (27 mars 1378).

Cette catastrophe, qui devait être si fatale à l’Église, ne changea rien à la tâche de Catherine à Florence, si ce n’est en la facilitant. Au mois d’avril 136, elle pensait à envoyer Néri à Rome pour prendre les directives d’Urbain VI. Le 22 du même mois, un des Huit était frappé par l’« ammonizione ». Ce qui la préoccupait le plus alors, c’était d’amener les Florentins à respecter l’interdit. Elle écrit au cardinal Pierre de Luna en se plaignant de la désobéissance à l’Église, en cette affaire, des clercs florentins et notamment des religieux mendiants. Or, le 1er mai 1378, une nouvelle seigneurie décréta qu’on respecterait l’interdit, et Catherine s’en réjouit dans ses lettres à sa compagne Alessa et à William Flete. La déposition de Maconi au Procès attribue ce résultat à son influence.

Le rôle de Catherine auprès des Florentins était pourtant, avouons-le, particulièrement scabreux. Lorsqu’elle exhortait les clercs à se soumettre à l’interdit du pape, elle faisait œuvre purement religieuse, s’opposât-elle directement en cela au gouvernement établi. Mais, lorsqu’elle disait qu’il était juste de frapper de l’ostracisme les ennemis de la paix, elle intervenait dans une question nettement politique. En dépit du chroniqueur cité, Raymond dit peut-être vrai lorsqu’il affirme que, contrairement à l’opinion du public, Catherine avait recommandé à ses amis guelfes une certaine modération dans l’usage de « l’ammonizione ». De fait, je vois un Canigiani et Nicolas Soderini lui-même conseiller d’y mettre plus d’esprit de justice, cela en date du 20 mai. D’ailleurs, ils sortaient de charge le jour même. C’est contre leurs successeurs que s’éleva tout à coup la protestation populaire. Le 18 juin, une révolution éclata, dirigée contre la « parte guelfa », soulèvement des classes pauvres contre les riches bourgeois qui la constituaient. Deux jours après, incendies et pillages commencèrent. Nous avons vu que la maison de Nicolas Soderini, l’ami de sainte Catherine, fut brûlée 137. Les prisons furent ouvertes, les couvents envahis par la populace. C’est à ce moment qu’il faut placer l’incident raconté par la Legenda et par le Procès, et que confirme une émouvante lettre à Raymond, laquelle commence par un hymne au martyre et au sang divin. Puis, ayant décrit son désir ardent de donner sa vie, « l’Époux éternel », dit-elle, « m’a fait une grande farce... il semblait que les mains de celui qui voulait agir fussent liées. Et comme je disais : Me voici, prenez-moi et laissez cette famiglia tranquille, mes paroles étaient comme des couteaux qui lui traversaient le cœur tout droit... » L’émeutier s’éloigna donc, la laissant à la fois ivre et déçue. Raymond ajoute que Catherine se cacha dans les environs de la ville jusqu’à ce que le calme fût rétabli, puis regagna Sienne, lorsque Florence eut fait la paix avec Urbain VI. Ce ne fut pas bien long 138 : ce pape, que les circonstances obligeaient à être moins exigeant que son prédécesseur, accepta, dès juillet, les conditions florentines.

Catherine en avait d’ailleurs tout à fait assez de son séjour aux bords de l’Arno ; elle l’avoue non seulement dans sa lettre à Raymond 139, mais dans sa première lettre à Urbain VI. Avec quelle joie salua-t-elle, le 18 juillet, l’arrivée de l’olivier ! « Le Christ en terre est appelé saint où il était appelé patarin et hérétique », dit-elle. Et, dès qu’elle eut rejoint sa ville de Sienne, elle écrivit aux seigneurs de Florence une lettre que publia pour la première fois l’historien anglais Gardner et qui glorifie la charité comme lien et fondement de la société civile. Sans cette vertu, la réforme de Florence ne se fera pas, et l’on ne saura pas profiter de cette paix, que vous avez reçu de Dieu, dit-elle, « par le moyen des larmes et de l’oraison continuelle de ses serviteurs, non par nos vertus, mais à cause uniquement de la charité enflammée de Dieu, qui ne méprise pas l’oraison et le désir de ses serviteurs ». C’est toujours ainsi, et seulement ainsi, que Catherine pense avoir agi sur le monde. Sans l’esprit d’union, ajoute-t-elle pour conclure, « on ne peut pas même tenir une maison, à plus forte raison une cité ainsi faite... Tâchez de conserver vos citoyens à l’intérieur et non au dehors, car jamais exilés (usciti) ne fit bonne cité... Je ne croyais pas vous écrire, mais vous dire cela de vive voix ; mon intention était de vous rendre visite et de me réjouir avec vous de la sainte paix, pour laquelle j’ai travaillé si longtemps, selon mes possibilités et mon peu de vertu... Ayant remercié la bonté divine et vous-mêmes, je serais partie et retournée à Sienne. Mais il semble que le démon ait tant semé injustement dans leurs cœurs contre moi que je n’ai pas voulu voir l’offense s’ajouter à l’offense... Je suis donc partie avec la grâce de Dieu, et je prie la Bonté suprême éternelle qu’elle pacifie, unisse et lie vos cœurs entre eux, par l’affection de la charité... Je m’en vais consolée, car s’est accompli en moi ce que je m’étais mis dans le cœur quand j’entrai en cette ville, à savoir de ne jamais m’en aller, dussé-je en mourir, jusqu’à ce que je vous voie pacifiés, enfants, avec votre père... mais je m’en vais avec douleur et tristesse, laissant la cité en une telle amertume... » Ainsi les passions partisanes ne désarmaient-elles pas après cette dure guerre, même envers l’Innocente qui avait tant de fois intercédé devant Dieu et devant le pape en faveur de sa patrie.

 

 

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Une des plus heureuses intuitions de M. Fawtier essayant de dater d’une façon nouvelle telles ou telles épîtres catheriniennes concerne, à mon avis, la lettre 89 140. Mystérieuse, adressée à Raymond de Capoue, elle débute par un long sermon particulièrement bien venu et continue par un compte rendu d’expérience intime très spontané, comme il n’y en a que peu dans l’œuvre de la sainte, et presque toujours pour Raymond. En sa vie intérieure, cette fois, se mélangent étrangement le personnel et le public. Raymond lui a écrit de se réjouir et d’exulter, à propos de certaines nouvelles qui lui ont donné beaucoup de joie. Or, son âme était justement en proie à une grâce très complexe, qui la faisait habiter à la fois en trois lieux spirituels différents. En enfer avec les démons, comme Dante et comme sainte Thérèse, par l’atroce obsession du péché. En Dieu, qui pardonne et enflamme. Enfin, de Dieu venait comme une route lumineuse aboutissant au Christ en terre c’est-à-dire au pape et manifestant l’avenir : elle-même y allait, « en conversant avec les vrais jouissants les élus et avec la petite famille (famigliuola) du Christ en terre ». Elle voyait « venir des nouvelles de grande exultation et de paix » et il lui semblait « sentir l’exaltation de notre archevêque. Quand ensuite j’appris la réalité selon ce que vous m’écriviez, la joie rejoignit en moi la joie ».

C’est de cette étrange et admirable manière qu’au cœur de Catherine, alors à Florence d’ordre de Grégoire XI, se manifestait l’élection de son successeur Urbain VI. Si les éditeurs précédents n’avaient pu deviner la date et les circonstances de cette lettre (voyant seulement qu’elle était pascale, et sans trouver quel archevêque était alors exalté), c’est qu’ils ne l’avaient pas lue avec assez d’esprit de synthèse, mais c’est surtout qu’ils ignoraient la part très importante qu’avait eue Raymond de Capoue dans la préparation de l’élection historique de l’archevêque de Bari, le 8 avril 1378. De la « petite famille », du « clan » italien mystique de la cour pontificale, Barthélemy Prignano, le futur pape, et Raymond de Capoue, Napolitains tous deux, étaient peut-être avec l’Espagnol Alphonse de Valdaterra 141, ancien confesseur de sainte Brigitte, les membres les plus remarquables.

Il est certain par ailleurs que l’archevêque de Bari était « papable » avant l’entrée en conclave 142. Aux preuves qu’on a pu donner de ce fait (par exemple que la reine de Naples avait été avertie), la lettre citée de sainte Catherine peut être ajoutée, dans le même dossier que les dépositions subséquentes de Thomas et de Boniface degli Ammanati, de Raymond de Capoue lui-même, d’Alphonse de Valdaterra, de sainte Catherine de Suède. Entre le décès de Grégoire XI et le conclave, Raymond avait même eu le temps de faire connaître à Florence l’espoir de son parti et d’avertir sa fille spirituelle que le prélat napolitain, intègre et réformateur, naguère rencontré à Avignon, avait quelques chances de réunir la majorité des suffrages des cardinaux 143.

Dire que Barthélemy Prignano était « papable » avant le conclave, ce n’est pas affirmer du même coup que son élection fut canonique en tout point et que la terreur causée par l’émeute grondant autour des électeurs n’y contribua aucunement. L’exaspération du nationalisme italien, avec le danger qu’elle pouvait entraîner pour la liberté des cardinaux, avait été si fortement sentie par Grégoire XI que, peu de jours avant sa mort, il avait légitimé d’avance toute élection de son successeur qui serait faite hors de Rome ou sans les délais prescrits, en même temps qu’il signifiait au gouverneur du château Saint-Ange de ne livrer la forteresse à personne, pas même au futur pape, sans un ordre des six cardinaux demeurés en Avignon. De fait, les menaces des Romains à l’égard du sacré collège ne firent que croître pendant la préparation du conclave. Mais, par ailleurs, les cardinaux, très divisés d’intérêts 144, sentant qu’il serait presque impossible de faire accepter aux Italiens un nouveau pape français, paraissent avoir été résignés d’avance à choisir un étranger au sacré collège, et le nom de Barthélemy Prignano, qui leur était souillé par un parti puissant, d’une grande autorité morale, semble avoir agréé à la plupart d’entre eux, parce que l’archevêque était Napolitain et que, suppléant le cardinal de Pampelune à la chancellerie, il était connu d’eux comme un homme d’excellentes intentions et rompu aux affaires.

Il n’entre pas dans notre sujet de raconter, à notre tour, après tant d’historiens, la fameuse élection, avec ses incidents tragi-comiques (7 et 8 avril 1378). Ce qui est certain, c’est qu’Urbain VI en sortit pape dûment élu, sinon déclaré et intronisé, la populace ayant envahi le conclave avant que l’affaire ne fût tout à fait terminée, et la terreur des cardinaux, de toutes parts menacés, jointe à une série de quiproquos, les ayant amenés à introniser solennellement, sur l’autel de la chapelle, malgré ses dénégations, le vieux cardinal romain Tebaldeschi, qu’ils n’avaient nullement élu... Dans le désordre subséquent, malgré la fuite éperdue des électeurs, l’élu n’oublia pas ses droits. Il les fit reconnaître dans les jours qui suivirent et fut légitimement couronné. Rien ne faisait prévoir alors les évènements des mois d’août et de septembre.

Pour Raymond de Capoue et pour son parti, c’était une belle victoire. Un Italien, homme pieux et sage apparemment, avait été élu par les cardinaux français. Évidemment, on les avait bien un peu pressés dans leur choix par les menaces populaires et par l’attaque à main armée du conclave, mais qui pouvait penser que ces prélats ne s’inclineraient pas devant le fait accompli par eux, qu’ils trouveraient, dans leur arsenal de juristes, des arguments spécieux pour démontrer que l’élection n’était pas canonique, enfin qu’ils s’ingénieraient bientôt à secouer le joug tyrannique du « réformateur » le plus intransigeant, le plus maladroit, le plus violent qu’on puisse citer dans la série des papes ?

 

 

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Que se passa-t-il exactement entre le couronnement d’Urbain VI, le 18 avril, et le départ des cardinaux pour Anagni, au cours des mois de mai et de juin 1378 ? Malgré les efforts discordants des historiens, il est difficile de s’en faire une idée nette. Acceptation apparente du nouveau souverain, de la part des cardinaux, mais intime dépit d’avoir en quelque sorte été joués par les Romains. Opposition larvée, (que cristallise dès lors le cardinal d’Amiens, Jean de la Grange 145, ancien « conseiller général sur le fait des aides » du roi de France Charles V), mais méfiance mutuelle, doute complet sur le cas, crainte du milieu hostile et surtout du terrible Urbain lui-même. Ce dernier est tout le contraire d’un homme habile : son triomphe ignore toute mesure et son désir de réforme toute psychologie. Il manifeste dès lors tous les défauts du plébéien napolitain : ses colères sans frein le font passer pour fou 146, il écrase de ses reproches publics et de ses méprisantes exigences ces grands seigneurs français que les papes précédents avaient toujours traités avec déférence. C’était peut-être les tenter au delà de leurs forces. Ils étaient loin d’être des saints. Condamnés, contre leur désir, à terminer leur vie à Rome, il leur fallait encore accepter une pauvreté et un esclavage dont ils n’avaient point fait vœu. Ils avaient toujours pensé que leur rôle traditionnel était de tempérer la monarchie pontificale et de soustraire la papauté aux influences locales romaines. C’est certainement dans ce dernier but qu’ils avaient été institués au XIIe siècle, choisis de plus en plus nombreux outremonts, et que leur rôle avait grandi, au XIIIe et au XIVe siècle, jusqu’à devenir excessif, menaçant du même coup le principe monarchique de l’Église et aboutissant, au point où nous sommes, à créer la plus grave crise d’unité.

Les lettres de sainte Catherine, écrites durant cette période, nous apportent-elles des éclaircissements sur les faits ? Fort peu, à vrai dire. La sainte était à Florence, puis, au début d’août, à Sienne. Son information, absolument unilatérale, était entièrement l’œuvre de Raymond de Capoue, qui lui écrivait très fréquemment de Rome. Il est bien fâcheux qu’aucune de ces lettres ne nous ait été conservée. Nous y constaterions, sans doute, ce qui paraît évident même sans elles : l’influence de Raymond sur l’activité politique de la sainte s’exerçait depuis quelques années d’une manière toujours plus exclusive. Or, dans l’affaire Urbain VI, Raymond est à la tête d’un parti. Ce qu’il envoie à Catherine, ce sont des thèses avec les arguments appropriés, ce sont des ordres précis d’intervenir de telle et telle manière.

Lui seul, par exemple, peut avoir conseillé à notre sainte de s’adresser au cardinal Pierre de Luna, à qui elle écrivit deux fois en cette période 147. Le futur pape d’Avignon Benoît XIII (plus tard si entêté à refuser toute union avec le pape de Rome) s’était montré fort empressé à patronner la candidature de l’archevêque de Bari 148.

Il était sage de penser qu’il aurait l’oreille du nouveau pontife. Aussi Catherine le félicite-t-elle sur sa part dans l’élection et le charge aussitôt 149 d’exciter le pape à faire la réforme de l’Église, en la dotant de bons pasteurs. Qu’il pacifie l’Italie, afin que nous allions à la croisade 150. Qu’il punisse ceux dont l’amour-propre gâte la foi. Jusqu’ici, on le voit, rien de nouveau : ce sont les mêmes thèmes que du temps de Grégoire XI. Mais une idée de plus se fait jour, dont nous aurons à reparler, et qui me paraît propre à Catherine : que le pape appelle près de lui les serviteurs de Dieu. En d’autres termes, qu’écartant les hommes politiques, les diplomates, les gens d’affaires et les savants, il s’adresse aux contemplatifs (les arrachant, au besoin, à leur solitude) ; qu’il s’entoure de saints, formant autour de lui une garde spirituelle. Il sera en effet et nous serons persécutés, dit Catherine. Déjà Raymond a senti à Rome l’atmosphère lourde. Le futur réformateur des Dominicains voyait-il le salut de l’Église dans cet étrange appel de participation à son gouvernement, adressé à ceux qui, précisément, avaient renoncé à faire carrière à la cours 151 ?

Les premières lettres de sainte Catherine à Urbain VI présentent le même contenu essentiel. Avec la dernière imprudence, elle excite à l’audace cet homme qu’il eût fallu tant exciter à la circonspection. « Ne craignez pas », dit-elle, « le scandale et le murmure des sujets qui se scandalisent et murmurent quand ils sont repris. » Hélas ! Catherine ! « Unissez la justice et la miséricorde, corrigez virilement. » Et elle reproduit les mêmes expressions que dans ses lettres au pape Grégoire, le même procès des vices du clergé 152. Encore une fois, hélas ! la sainte ne s’adressait pas au même genre d’homme que précédemment. Avec la mort du dernier pape français, en réalité, l’âge du libéralisme, de la liberté de parole des mystiques allait se clore pour longtemps dans l’Église. Certes, Catherine allait jouir pendant deux ans d’une influence considérable sur son pape, mais, au cours du schisme, les voix contradictoires des saints se neutraliseront, et, au siècle suivant, lorsque sainte Françoise Romaine essaiera de se mêler des difficultés d’Eugène IV avec le concile de Bâle, le pape lui fera dire de se taire à jamais.

Urbain ne va pas encore jusque-là, certes, mais il se montre impatient de tous ces bons conseils. Ne vous irritez pas, dit-elle dans une seconde lettre. Le père de famille n’a qu’une paire d’yeux : « non può vedere più che per uno uomo ». Il sera trompé si ses bons fils ne veillent. « Ad autorità potete tutto ; ma, a vedere, non più che per uno 153. » Deux choses vous mettent en colère ; l’une est l’offense faite à Dieu : c’est bien ; l’autre est « quand un fils vient vous dire ce qu’il voit qui tourne au déshonneur de Votre Sainteté » : corrigez son ignorance, mais sans vous fâcher. Suivent d’humbles excuses (jamais Grégoire XI n’en avait exigé de Catherine, qui lui avait parlé parfois si durement), au nom de fr. Barthélemy (Dominici) qui a déjà irrité Urbain VI, « à cause de sa conscience scrupuleuse... » qui lui a fait croire qu’il devait dire au pape toute sa pensée. Raymond doit commencer à s’inquiéter et à déplorer les maladresses pontificales.

En tout cela, Catherine n’a pas encore prévu le schisme 154, mais elle est tenue par son supérieur au courant des évènements. Sa seconde lettre à Pierre de Luna manifeste déjà l’émotion la plus vive : « Soyez une colonne ferme, malgré les persécutions qui s’élèveraient entre vous, clercs, dans le corps mystique de la Sainte Église. Il me semble avoir appris que la discorde naît entre le Christ en terre et ses disciples. J’en ai une douleur intolérable, à cause de la crainte que j’ai de l’hérésie... je vous prie de ne pas vous détacher de la vertu et de votre chef... Priez le Christ en terre qu’il fasse vite la paix 155, car il serait trop dur de combattre au dedans et au dehors, pour être tout attentif à couper les voies par lesquelles le schisme pourrait venir. » Qu’il nomme de bons cardinaux, et qu’il ne tarde pas, car « une pierre menace nos têtes. Tout le reste – la guerre, le déshonneur – serait une paille à côté de ceci. Je tremble rien qu’en y pensant ». Et elle raconte une sorte de vision du schisme : son cœur et sa vie s’en allaient sous l’effet de la douleur. Invoquant la divine miséricorde, elle désirait ardemment la sueur de sang...

 

 

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À une grande espérance avaient, en effet, succédé les plus vives alarmes. Dans le courant de mai et de juin, les cardinaux, d’abord les Français, puis Robert de Genève et Pierre de Luna, avaient successivement quitté Rome pour Anagni, sous prétexte de villégiature. De la part d’Urbain, c’était une faute que de les laisser partir après les avoir exaspérés et sans s’être hâté, malgré l’excellent conseil de Catherine, d’augmenter le nombre de leurs collègues par une promotion rapide. Comme bien des violents, le pape n’avait guère montré d’esprit de décision. Sans cesser apparemment les relations normales avec leur chef, les princes de l’Église pouvaient désormais se concerter au loin et comploter contre lui. Déjà ils avaient pris les grands moyens pour assurer leur indépendance. Bernardon de la Salle, capitaine des routiers bretons et gascons que Grégoire XI avait fait venir en Italie à son service, était appelé par eux de Viterbe, où il se trouvait alors. Le 16 juillet, il traversait le Teverone au Ponte Salario, bousculait les Romains accourus pour lui barrer le passage et se dirigeait vers le sud. Cette victoire française rendait le schisme possible. Bientôt les treize cardinaux, invitant leurs trois collègues italiens à les rejoindre 156, allaient publier deux actes relatant la pression exercée sur eux pendant le conclave et déclarant nulle l’élection de l’archevêque de Bari (2 et 9 août 1378).

Sainte Catherine avait pu apprendre à Florence, dès avant le 3 juillet 157, que le sacré collège avait partie liée avec Onorato Caetani, comte de Fondi et gouverneur de Campanie. Anagni lui avait été livré par Grégoire XI en gage de 20 000 florins prêtés au Saint-Siège. Urbain refusa de reconnaître la dette et lui enleva son gouvernement pour le donner à un de ses ennemis personnels, non sans l’accabler d’injures. C’était se créer un puissant ennemi de gaîté de cœur. « L’amour-propre et le dépit », comme dit excellemment la sainte, se firent ses mauvais conseillers et le tournèrent contre Urbain VI. Une lettre éloquente et véhémente, écrite alors au comte, tenta de l’arracher au parti des cardinaux. D’après elle, il sait bien en son cœur qu’Urbain est vraiment pape. D’ailleurs, qui dit le contraire est hérétique, « un papa eletto con elezione ordinata è vicario di Cristo in terra », même s’il se montre père cruel. « Vous répondrez : On m’a rapporté le contraire. Si vous n’étiez pas en proie à la colère et au dépit, vous sauriez que c’est un mensonge... Eux-mêmes les cardinaux... ôtant la vérité qu’ils nous ont apportée, la transforment en mensonge. Vous savez bien que... ce qui les a mus, c’est l’amour-propre qui ne peut supporter les durs reproches et la privation de la terre... Les raisons manifestant cette vérité sont si claires qu’un idiot les comprendrait. Inutile de les donner ; d’ailleurs vous-même les aviez admises. Repentez-vous, le pape vous attend avec miséricorde... » Ce dernier point étant au moins douteux, la sainte exhorte fiévreusement le comte à penser à la vie future, auprès de laquelle celle-ci n’est rien.

Cette lettre au comte de Fondi est donc le prototype des nombreux plaidoyers, presque toujours essentiellement semblables, dont la rédaction va occuper désormais notre sainte en faveur du pape de Rome. Un seul d’entre eux fut-il jamais efficace, on en pourrait douter. C’est peut-être mal connaître le cœur faible et mauvais des hommes que de leur dire : cette idée est fausse puisqu’elle vous est inspirée par l’intérêt, le dépit ou l’amour-propre. Qui se sent la victime d’une injustice ou d’un abus trouvera spontanément mille bons arguments pour légitimer sa révolte, à moins qu’il ne soit aussi pur de conscience que Catherine elle-même et qu’il n’ait consacré, comme elle, toutes ses forces, depuis son enfance, à se renoncer en tout point. Eût-il donc mieux valu s’attaquer de front aux idées et raisonner sur elles ? Jusqu’à présent, Catherine affirme plutôt qu’elle ne discute. Aurait-elle dû nous expliquer ce qu’elle entendait par une élection « régulière », ordinata ? Hélas ! pendant quarante ans les théologiens et les canonistes, dans les deux camps, vont dépenser sans compter leur salive et leur encre sur ce sujet, puis conserver chacun leurs positions. Certes, les cardinaux, en toute hypothèse, seront toujours justement blâmables d’avoir menti (fût-ce pour sauver leurs vies 158) et d’avoir donné ainsi eux-mêmes à la chrétienté des déclarations et des lettres contraires à leurs paroles et à leurs signatures antérieures de trois ou quatre mois. Mais ceux qui prendront leur parti pourront répondre qu’ils étaient précisément seuls au monde capables de peser la sincérité ou la non-sincérité de leurs propres votes, de dire si l’élection avait été, de leur part, « ordinata » ou irrégulière. Non, âme infiniment droite et naïve, ce n’est pas « si clair qu’un idiot le comprendrait ». La preuve en est que la chrétienté va se diviser en deux fractions également sincères ou insincères, comme on voudra dire, que saint Vincent Ferrier en jugera autrement que Raymond de Capoue, le roi Charles V autrement que l’empereur, le chancelier Gerson, ce grand honnête homme, autrement que Catherine de Sienne, et les historiens, encore aujourd’hui, de bien des manières diverses...

 

 

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Cependant, Catherine est retournée de Florence à Sienne. Avec ses compagnes, elle a repris la paisible vie de communauté. On a des loisirs, puisqu’on songe à fabriquer des douceurs 159 et qu’une lettre au pape est accompagnée d’un présent de « cinq oranges confites et dorées ». Catherine a repris quelque sérénité ; en poète elle exploite la recette des oranges pour prier Urbain d’employer tous les procédés utiles à extraire l’amertume de son âme. Elle a bon espoir : cette peine amère, causée par « des hommes iniques, amateurs d’eux-mêmes », prendra fin par la conversion ou par la confusion des cardinaux. Mais ce ton tranquille est exceptionnel. Une lettre plus tardive, datée du 18 septembre 160, encourage le pape avec un autre genre d’éloquence, venant plus du cœur que du raisonnement allégorique : « Il est vrai que vous avez été élu par le Saint-Esprit et par eux. » « Abandonné par ceux qui doivent être des colonnes... faites venir près de vous des serviteurs de Dieu qui vous conseilleront sans aucun amour-propre... Ô mon doux pasteur, donné aux chrétiens ignorants par la douceur de la charité de Dieu... », va jusqu’à dire la sainte au brutal pontife, « ... je voudrais non plus parler encore, mais me trouver dans le champ de bataille, soutenant vos peines 161 et combattant avec vous jusqu’à la mort... » Catherine est infiniment généreuse : les échecs du pape en font à ses yeux un martyr ; la révolution maladroitement tentée par lui, elle y voit une grâce de Dieu (et certes, en définitive, elle n’avait pas tort) ; enfin la contradiction exalte son admirable courage ; à confiance absolue dans une idée, don absolu de soi-même : telle est la loi des héros.

 

 

 

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Le 27 août, les cardinaux avaient quitté Anagni pour Fondi, les États de l’Église pour le royaume de Naples. La reine avait pris leur parti ; leurs trois collègues italiens les avaient rejoints vers la mi-septembre. Il leur restait à accomplir la conséquence logique de leurs proclamations du début d’août : le 20 septembre, par douze voix sur treize votants, ils élisaient Robert de Genève 162, qui prenait le nom de Clément VII. Chaque fidèle allait désormais avoir à choisir entre Urbain et Clément, élus, à cinq mois de distance, par le même collège.

On a tout dit sur l’aspect lamentable d’une pareille affaire. Le terme de « schisme » (et l’époque employait même celui d’e hérésie », alors à peu près synonyme) a passé dans l’usage pour la désigner. Et pourtant, comme on finit par s’en apercevoir à la longue, s’il y avait schisme de fait entre les nations chrétiennes, il n’y avait nul schisme d’intention. Aucun partisan de l’un ou de l’autre pape ne niait la souveraine autorité religieuse du successeur de saint Pierre : il y avait simplement doute ou erreur sur la personne qui détenait de fait cette autorité 163. C’est ce que percevait nettement le chancelier Gerson lorsque, plus tard, ayant à peu près cessé de croire au bon droit de Benoît XIII, successeur de Clément VII, il conseillait au gouvernement français de ne pas lui refuser son obédience avant la réunion du concile général, de peur que, par l’absence d’une autorité pontificale quelconque, l’Église en France ne commençât à perdre sa qualité d’unité 164. Schisme matériel, mais non formel : telle fut l’épreuve que Dieu infligea, au XIVe siècle, à l’Église d’Occident.

Certes ce fut assez pour créer un énorme scandale et pour inciter ceux que mouvait e l’amour-propre » de sainte Catherine, l’intérêt matériel, dirions-nous, à profiter du cas pour chercher à satisfaire leurs ambitions personnelles. Mais, d’autre part, l’Église, brusquement diminuée dans sa force temporelle, fut contrainte de regarder le ciel et de se soucier plus exclusivement de sa mission propre. L’époque du Grand Schisme fut une grande époque ecclésiastique, où l’on travailla beaucoup, dans tous les domaines. Si l’esprit démocratique prospéra dangereusement, au point d’ébranler parfois le principe hiérarchique, la foi ne subit aucune atteinte et la sainteté abonda en tous lieux 165.

Mais, si nous pouvons, à distance, nous faire de cette grande infortune une idée relativement optimiste, ceux qui subissaient le déchirement, ceux qui prenaient part active à la lutte étaient bien loin de la sérénité de l’histoire. Leurs angoisses, leurs cris, leurs violences de langage, leurs malédictions sincères importaient également à l’accomplissement du destin.

Par quelle aberration les « gallicans » du XVIIe siècle ont-ils pu douter de l’authenticité de lettres 166 comme celle que Catherine écrivit aux trois cardinaux italiens après l’élection de Fondi ? Quel hagiographe aurait jamais osé mettre dans la bouche de son héros, prétendant à l’honneur des autels, de pareilles invectives ? Seule la vierge de Sienne pouvait répéter sans honte aux cardinaux ce qu’elle avait écrit au comte de Fondi et ajouter : « Votre amour-propre est une puanteur dont vous avez empesté le monde entier... vous avez pris l’office des démons : le mal que vous avez en vous, vous voulez nous le communiquer en nous retirant de l’obédience du Christ en terre, en nous induisant à l’obédience de l’Antéchrist, membre du diable, et vous avec lui... Vous saviez la vérité, vous nous l’avez annoncée. Vous nous avez donné la vérité, et vous-mêmes voulez savourer le mensonge. Vous dites que vous avez élu Urbain par peur, ce qui est faux. Qui le dit ment sur sa tête. Celui que vous avez élu par peur... ce fut messire de Saint-Pierre 167. Vous pourriez me dire : – Pourquoi ne me crois-tu pas ? Nous qui l’avons élu nous savons la vérité mieux que vous. – Je vous réponds que vous m’avez montré vous-mêmes que vous êtes séparés de la vérité en bien des manières. Je ne vous connais pas comme de si bonne et si sainte vie que vous puissiez vous éloigner du mensonge par conscience. Votre vie peu ordonnée me montre le poison de l’hérésie. D’ailleurs nous avons su que vous l’aviez élu canoniquement, et non par crainte... Vous avez prouvé la régularité de l’élection par la solennité du couronnement, le respect que vous lui avez témoigné, les grâces que vous lui avez demandées... Vous êtes des menteurs et des idolâtres... Maintenant ils ont fait l’antipape et vous avec eux, puisque vous étiez présents lorsque les démons incarnés élurent le démon... J’ai eu plus de surprise de votre faute que de celle des autres. Vous, du moins, deviez rester fidèles au pape Urbain. Car parlant naturellement (bien que, selon la vertu, nous devions tous être égaux) mais, humainement parlant, le Christ en terre étant Italien et vous Italiens, la passion de la patrie ne pouvait vous mouvoir comme les ultramontains... Ne résistez plus aux larmes et aux sueurs que versent pour vous les serviteurs de Dieu : vous pourriez vous en laver des pieds à la tête... »

Tel est (avec des coupures) ce terrible morceau d’éloquence qui fait encore trembler à la lecture, aujourd’hui. Cette fois, j’imagine qu’il dut effrayer Brossano, Corsini et Orsini 168, s’il leur parvint jamais, ce dont on peut douter. Comme saint Bernard au XIIe siècle, sainte Catherine juge le débat d’un point de vue moral : l’abbé de Clairvaux, entre deux papes élus à la faveur d’un tumulte, choisit et imposa celui qui lui parut le meilleur. Mais notre Dominicaine ne jouissait pas du prestige universel de saint Bernard. D’autres consciences, ailleurs, s’opposèrent à la sienne.

Vers la fin de notre citation, la sainte avait touché en effet le point sensible. Certes il y eut, dans la genèse du schisme, une grande part de contingence : les circonstances, les maladresses et le heurt de deux sortes d’orgueil ecclésiastique suffiraient à en rendre raison. Cependant s’il réussit, s’il s’implanta, si la conscience des peuples ne trouva ou n’imposa nulle solution, avant tant d’années, pour en sortir, c’est qu’il polarisa parfaitement l’opposition de deux ardents nationalismes 169.

 

 

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C’est au mois de juin seulement, semble-t-il, que le roi de France Charles V apprit avec certitude les résultats du conclave tenu le 8 avril. Il les apprit non d’abord par Urbain VI, mais par les cardinaux qui, dès ce moment-là, lui recommandèrent de ne pas reconnaître officiellement leur élu avant plus ample information. Lui, du moins, ne reçut pas d’eux cette première « vérité » dont parle constamment Catherine ; dès qu’il eut des nouvelles d’Italie, ces nouvelles disaient : se méfier et voir venir.

C’était d’ailleurs conforme à son caractère : il passait (rare synthèse) pour être à la fois un honnête et un habile homme. Comme devait dire bientôt de lui la reine Jeanne de Naples, « son jugement n’erra jamais dans les affaires importantes et ardues ». Paris logeait alors une seconde infaillibilité, aux yeux du monde chrétien : l’Université. Quand cette corporation générale des théologiens catholiques avait parlé, quand « la source de science », ainsi que devait dire Catherine elle-même, avait versé son oracle, nul ne pouvait prudemment conserver un doute. Quoi d’étonnant si les cardinaux français tournaient déjà de ce côté leurs regards ?

Quant au pape Urbain VI, peut-être par négligence, peut-être par une maladroite raideur, il attendit un mois avant de préparer l’information de Charles V. Pourtant son ambassade se trouva à Paris vers le milieu de juin. Seulement l’un des deux personnages qui la Composaient, ami dévoué des cardinaux, recommanda au roi de n’ajouter aucune foi au récit officiel des faits qu’il était chargé de lui transmettre 170. Charles répondit donc qu’il « n’avait encore eu aucunes certaines nouvelles de cette élection » et que « estoit son entencion de encore attendre jusques à tant que il eust autre certificacion ». Tandis que le gouvernement s’abstenait ainsi de reconnaître le pape, la nouvelle de son élection se répandait librement en France : au mois de juillet, des actes notariés y sont datés de la première année du pontificat d’Urbain VI. Enfin, en août, un envoyé spécial d’Anagni faisait connaître au roi la décision de nullité prise par le sacré collège. Le roi n’en frit naturellement pas étonné. Ce n’était pas la première fois qu’un prince de sa maison se trouvait appelé à protéger l’Église contre la turbulence romaine. Quoi de surprenant si, à la mort de Grégoire, les Italiens avaient tenté de forcer le suffrage des cardinaux ? Satisfait d’une vérité qui s’accordait, apparemment, avec les intérêts français, le roi répondit secrètement, de sa propre main, dit-on, par une lettre dont le texte est malheureusement perdu, mais qui encourageait les cardinaux de Fondi, leur promettant son aide en hommes et en argent. Cette réponse leur parvint le 18 septembre. Charles était trop prudent pour y nommer quelqu’un, mais le messager savait, vraisemblablement, son opinion sur la personne papable dont le nom avait pu être porté à Paris. Le surlendemain de son arrivée, les cardinaux, qui n’attendaient que cela sans doute, nommaient, nous l’avons vu, Robert de Genève 171.

Dans les grands malentendus de l’histoire, rien n’est plus curieux que l’accord, dans les esprits, des vraisemblances avec les intérêts. Deux autres choses pourtant sont bien curieuses également : d’abord la souveraine ignorance de l’adversaire, grâce à laquelle chacun se trouve incapable de concevoir que sa propre opinion n’importe pas universellement au monde, ensuite la soudaineté, semblable à celle d’un réflexe vital, avec laquelle la pensée se range immédiatement au seul parti conforme à ses tendances profondes. Les routiers bretons, descendus pour combattre en Italie avec, comme cri de guerre, le nom de leurs deux derniers saints canonisés : « Vostre merci, Charles et Yves ! », n’avaient pas attendu les ordres du roi de France pour voler à l’appel des cardinaux. Sainte Catherine n’eut jamais le moindre soupçon que les conditions canoniques du conclave n’aient pas été au-dessus de toute attaque. C’est l’honneur des théologiens de l’université de Paris et des trente-six évêques français réunis par le roi le 11 septembre que d’avoir demandé le temps de réfléchir.

 

 

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Catherine, bien renseignée à Sienne sur ce qui se disait dans l’entourage d’Urbain VI, s’était adressée au comte de Fondi et aux trois cardinaux italiens, dans l’espoir de les arracher au parti qu’on pouvait appeler déjà le parti français. Dès le 7 octobre, elle s’adressait de même à la reine d’origine capétienne, Jeanne de Naples et, dans le mois qui suivit, au roi de France lui-même.

La lettre à la reine ne nous apprend pas grand-chose après celle aux trois cardinaux. Elle en répète les thèses, mais le ton est infiniment plus modéré. Catherine avait toujours été satisfaite jusqu’alors de ses rapports avec Jeanne, notamment à propos de la croisade 172. Son discours roule sur l’idée de lumière ; c’est de voir clair qu’elle souhaite à la reine. Or elle se condamne aux ténèbres si elle a aidé les cardinaux à faire un antipape « ou si (selon ce qu’on dit qu’il a été fait avec l’aide de votre bras) vous admettiez qu’il fût pape ». Le bruit courait donc que Jeanne avait sa responsabilité dans l’élection de Fondi. Pourtant Catherine n’insulte pas la reine : elle lui dit même (détail curieux) que si sa conscience n’est pas éclairée, elle devrait se décider du moins à rester neutre. C’est aux cardinaux qu’elle réserve la violence de son indignation 173.

La lettre au roi de France 174 commence exactement comme celle à la reine de Naples : elle en est certainement contemporaine. On peut y constater un progrès dans la présentation de l’argumentation urbaniste : de ce point de vue, elle pourrait même passer pour un chef-d’œuvre. Certes, Noël Valois, puis Robert Fawtier ont pu s’étonner ou sourire du peu d’adaptation du texte au destinataire. Pour qui connaît le génie de Charles V, c’est là un exemple frappant de cette ignorance totale de l’adversaire, qui caractérisa les débuts du schisme et qui traduisait alors l’extériorité croissante des deux mondes : français et italien. Cependant, pour qui lit de près sainte Catherine, le sentiment dominant est celui de l’admiration pour ce mélange inextricable de naïveté et de prudence, de simplicité et d’effort de composition. Non, Catherine n’était pas seulement une voyante, une prophétesse. Elle avait le souci actuel du prédicateur qui veut adapter son verbe à son auditoire, fût-ce sans réel succès. Comme à Jeanne, elle souhaite à Charles V la lumière, que l’amour-propre aveugle : « Il paraît, selon ce que j’entends dire, que vous commencez à vous laisser guider par le conseil des ténébreux, et vous savez que, si un aveugle en guide un autre, tous deux tombent dans le fossé... Je suis très étonnée qu’un homme catholique... se laisse guider comme un enfant... par le conseil et les dires de ceux que nous voyons être membres du démon... » Suivent le récit de l’élection 175 et le procès des cardinaux. Si l’on admet leur version et qu’Urbain ne soit pas pape, ils sont coupables de lâcheté, de mensonge. S’ils avaient craint Dieu ou même le déshonneur (vergogna), ils auraient tout supporté de la part de leur élu, plutôt que de diviser le monde entier 176 : je crois que sur ce point il serait difficile de n’être pas de l’avis de Catherine. D’ailleurs, sa confiance dans son propre jugement moral et dans l’assistance du Saint-Esprit est telle qu’elle oublie qu’il pourrait y avoir des saints hors de la Toscane : « Nous voyons que les serviteurs de Dieu suivent seulement la vérité et qu’ils tiennent la vérité du pape Urbain. Vous ne trouverez pas un serviteur de Dieu qui tienne le parti contraire, pourvu qu’il soit serviteur de Dieu. Je ne parle pas de ceux qui portent le vêtement de la brebis et qui sont, au dedans, des loups rapaces. Croyez-vous que, si ce n’était pas la vérité, Dieu permettrait que ses serviteurs tombent en de telles ténèbres ?... » Alors la sainte va jusqu’au bout de sa noble et naïve idée. Comme au pape, elle souhaite au roi de France de s’entourer de mystiques : « Je voudrais que vous les appeliez à vous les serviteurs de Dieu pour vous faire déclarer cette vérité et que vous ne marchiez pas dans une telle ignorance. Que votre passion propre ne vous meuve pas : elle serait pire pour vous que pour personne... par l’amour-propre nous devenons aptes à recevoir toute mauvaise information qui nous serait donnée, contre la vérité, par les amateurs d’eux-mêmes »... Cherchez donc la vérité avec des « hommes de conscience et de science. Si vous le voulez, vous ne serez pas dans l’ignorance, car vous avez près de vous la Fontaine de la science, laquelle je crains que vous ne perdiez si vous vous y prenez comme cela. Et vous savez bien ce qu’il en résultera pour votre royaume... » Regardez donc « Dieu et sa vérité, non la passion, ni l’amour de la patrie, car, quant à Dieu, nous ne devons pas faire de différence, étant tous sortis de Son Intelligence sainte... » Enfin, « l’amour de votre salut », dit-elle en terminant, « me pousse à vous parler plutôt de vive voix, avec la présence, que par écrit ».

 

 

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Ainsi la petite Catherine de Sienne, petite à l’âme si grande, aurait voulu à la fois être près du pape Urbain, « pour combattre avec lui », et à Paris, pour éclairer le roi de France, concurremment avec les autres serviteurs de Dieu (les vrais, ceux qu’elle sait bien reconnaître des « peaux de brebis ») et les docteurs de l’université. Déjà, de Florence, elle suppliait le pape et Raymond de l’appeler auprès d’eux ; depuis son retour à Sienne, toutes ses lettres expriment l’humble désir d’aller à Rome. Depuis qu’un mystique est souverain pontife (et c’est un Italien et un ami), sa place est près de lui ; elle le sent, et Raymond doit le comprendre. De fait, il le comprenait parfaitement et préparait sa venue. Catherine parle à plusieurs reprises de son futur voyage dans ses lettres au tailleur florentin Francesco di Pippino. « Quand je saurai vraiment mon départ, je vous le ferai savoir », lui avait-elle écrit une première fois. Puis, le (4) novembre : « Par la bonté de Dieu et l’ordre du Saint-Père, je crois aller à Rome d’ici au milieu de ce mois environ, comme il plaira à Dieu... » Une admirable lettre à la tertiaire Daniella d’Orvieto (une des plus belles de tout l’Epistolario, au point de vue de la direction spirituelle) donne le même renseignement : « Quant au désir que tu as de sortir de ta maison et d’être à Rome, jette-le dans la volonté de ton Époux... » Ainsi, de même qu’au début de sa carrière publique notre héroïne éveillait dans les âmes le désir de visiter Jérusalem ; de même, proche de sa fin, elle les attire à Rome, où elle s’en va mourir... Ne cessons pas de prier pour le vicaire du Christ, qu’Il lui donne lumière et force pour résister aux coups des démons incarnés, amateurs d’eux-mêmes, qui veulent contaminer notre foi... Quant à ma venue près de toi, prie la bonté de Dieu... et spécialement à présent que je suis pour aller à Rome afin d’accomplir la volonté de Jésus crucifié et de son vicaire. Je ne sais quelle route je prendrai... » Une des deux routes possibles passait en effet par Orvieto, où elle eût rencontré Daniella. L’idée de « lumière », qui obsédait Catherine dans ses lettres politiques contemporaines à la reine de Naples, au roi de France, etc., elle l’exprime dans les mêmes termes en commençant sa lettre à Daniella, mais elle en tire, cette fois, un commentaire purement spirituel.

C’est également de cet automne 1378 qu’il faut dater ses très beaux conseils adressés à Tora Gambacorti, plus tard canonisée sous le nom de sainte Claire Gambacorti, qui débutait alors dans la vie spirituelle. C’est une pure splendeur ; nous sommes d’ailleurs au moment même de l’achèvement du Dialogue. Je ne m’éloigne pas de mon sujet : à l’idée que nous nous faisons de l’activité politique de sainte Catherine, il importe que nous sachions quelle était, dans la même saison, sa pensée religieuse. Or j’avoue que l’exceptionnelle maturité intérieure de Catherine, au point où nous sommes arrivés, est la seule raison qui m’incline à croire à la légitimité d’Urbain VI, après avoir beaucoup médité vainement sur cette obscure affaire (car, par ailleurs, je partage toute l’indignation des « gallicans » pour la partialité et les inexactitudes de l’historien officiel de l’Église romaine, le continuateur de Baronius). Peut-être n’est-ce pas outrer le rôle de la haute sainteté dans l’Église que de se ranger de préférence à l’avis de sainte Catherine 177.

 

 

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Raymond de Capoue raconte (non sans quelque déformation, sans doute) que le pape désirait beaucoup avoir Catherine à Rome, mais qu’elle, craignant le blâme de certains, ne voulait plus se déplacer sans un ordre écrit. Il fallait donc obtenir cet ordre papal, d’où sans doute le retard du voyage. Catherine avait écrit à Urbain, dès le 5 octobre : « Je ne demeurerai pas en paix tant qu’avec le son de la voix vive et avec la présence devant Votre Sainteté... car je désire donner mon sang et ma vie et distiller la moelle de mes os dans la sainte Église... et je vous demande de savoir en vérité votre volonté pour faire avec obéissance ce qui sera l’honneur de Dieu et votre volonté... » Dans son ardent désir du martyre, il ne s’agissait plus, comme autrefois, de la croisade. À la date où nous sommes, elle abandonne pratiquement l’idée du « saint passage », qui était, depuis sa jeunesse, non seulement le thème préféré de sa prédication, mais comme un élément de sa vie intérieure. À une certaine Agnès de Toscanella elle écrit : « ... quant à ce que vous m’avez fait dire au sujet du voyage au saint sépulcre, il ne me semble pas opportun d’y aller pour le moment, mais je crois que la douce volonté de Dieu est plutôt que vous restiez tranquille et priiez... spécialement à cause de l’hérésie qui s’est élevée du fait des hommes iniques pour contaminer notre foi en disant qu’Urbain VI n’est pas vraiment pape... » Au Chartreux Pierre de Milan, elle écrit en louant d’abord son désir du martyre, et : « ... je vous promets que, si le temps vient qui est désiré de vous et des autres serviteurs de Dieu et s’il m’est possible d’obtenir licence du vicaire de J.-C., je le ferai volontiers, afin que votre saint désir soit accompli. Priez-le aussi qu’on ne tarde plus. Je... meurs... de voir tant offenser notre Créateur... et contaminer notre foi par ceux qui sont placés pour l’éclairer... » Le schisme paraît donc être commencé, mais une autre lettre au même destinataire est plus nette : « Je vous prie que le désir que Dieu vous a donné du saint passage pour donner votre vie pour Lui ne diminue jamais dans votre âme, mais je veux qu’il croisse continuellement, commençant maintenant parmi les chrétiens à endurer pour la vérité de la sainte Église et du pape Urbain VI... pour cette vérité, il faut nous préparer à subir et, en subissant, nous bénirons Dieu dans la sainte Église... » Ainsi le principe spirituel du projet de croisade était bien chez Catherine le désir du martyre pour l’Église, lequel a maintenant un autre objet pratique, de par le schisme. Ce point a son intérêt, car le rôle, dans la sanctification chrétienne, du désir du martyre est peut-être plus important qu’on n’a coutume de le dire.

C’est le schisme, en tout cas, qui fournit maintenant à notre sainte la carrière tragique où elle pourra enfin donner son sang à l’Église. La grande catholique romaine sait maintenant le lieu où elle laissera sa dépouille mortelle à la terre : c’est là que sainte Brigitte avait voulu elle-même expirer. À Rome, disait-elle, « toutes les rues sont pavées des ossements des martyrs... ».

 

 

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Cependant le pape ne pouvait à la fois s’entourer des serviteurs de Dieu et les envoyer partout où sa légitimité avait besoin d’être soutenue et prêchée. Il fallait diviser les rôles. Catherine le savait bien : si elle avait pris la peine de composer son discours à Charles V, c’était pour le confier à Raymond qui, le 21 novembre 1378, se trouvait officiellement chargé d’une ambassade d’Urbain VI auprès du roi de France. La missive catherinienne fut vraisemblablement jointe aux dix lettres papales adressées au roi, au duc d’Anjou, à deux des cardinaux restés en Avignon, à Philippe de Mézières, à l’université de Paris, etc., et que Raymond devait rapporter plus tard à Sienne, où elles sont encore, lorsqu’il eut échoué dans sa mission, comme nous allons le voir.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE V

 

 

DE L’ARRIVÉE À ROME JUSQU’À LA MORT : LES SOLITAIRES À LA COUR ; L’ACTION EN TOSCANE, À NAPLES ET À ROME ; LES DERNIERS MOIS DE LA SAINTE (1378-1380).

 

 

La sainte eut donc à peine le temps de voir son supérieur et fils spirituel, qui partait pour la France 178. Elle était cependant à Rome depuis quelques jours le 30 novembre, puisque l’ambassadeur de Sienne écrivait sous cette date à son gouvernement : « Catherine, fille de Monna Lapa, est venue ici, et notre seigneur messire le pape l’a vue très volontiers et entendue. Ce qu’il lui a demandé, on n’en sait rien, si ce n’est qu’il l’a vue volontiers... »

Quant à Raymond de Capoue, il se trouva bientôt à Pise où Catherine lui écrivit, en manifestant déjà le désir de le voir revenu « en ce jardin, afin d’aider à en enlever les épines ». La suite de sa mission pourtant s’avérait périlleuse, et lui-même nous apprend qu’il ne dépassa pas Vintimille 179. Ce qui est certain, c’est que son compagnon, Jacques de Ceva, fut pris par les gens du comte de Genevois et qu’après une longue captivité il passa au parti de Clément VII. Raymond, lui, fut « empêché », dit un texte d’Urbain VI, « à cause des embûches de Robert de Genève et de ses satellites ». Catherine, dans une nouvelle lettre, lui parle d’une grâce reçue par lui tout en regrettant qu’il n’ait pas été traité en homme fort, comme ses compagnons, mais « éloigné du champ de bataille, comme un enfant » « vous en avez fui volontiers... Mon méchant petit père, comme votre âme et la mienne eussent été heureuses si vous aviez cimenté une pierre de la sainte Église par amour du Sang !... » Ayant ainsi échappé au martyre et manqué son ambassade en France, Raymond resta à Gênes pour y diriger la propagande d’Urbain VI : c’est du moins ce qu’il affirme.

À Rome cependant, Catherine, toujours expéditive en affaires, avait obtenu du pape la rédaction rapide d’une bulle par laquelle la convocation des « serviteurs de Dieu » à la cour devenait fait accompli. La liste de ces personnages avait évidemment été donnée par elle, et tous habitaient l’Italie centrale. Datée du 13 décembre, cette bulle 180 est adressée à D. Barthélemy de Ravenne, prieur de la chartreuse de la Gorgona, grand ami de la sainte 181. Avec l’ordre de venir à Rome, elle contient celui de transmettre un ordre semblable à D. Giovanni delle Celle, de Vallombreuse, au prieur de la chartreuse de Calci, à Luc, des Humiliés, à Taddeo d’Orvieto, Dominicain, à Léonard de Montepulciano, Franciscain, à William Flete, ermite de Saint-Augustin à Lecceto, près Sienne, et à Pierre de San-Casciano. Aux huit religieux nommés par ce texte, il convient d’ajouter Antoine de Nice, compagnon de William Flete, et trois ermites habitant Spolète : André de Lucques, Baldo et Lando, qui, dans l’esprit de Catherine, complétaient la sainte douzaine. La plupart de ces personnages sont connus par ailleurs ; quelques-uns n’ont laissé que par la présente occasion leur nom à l’histoire : dans les deux cas, il est émouvant de considérer ce « palmarès » de solitaires, élus par la vierge de Sienne comme étant les plus saints de leur temps pour conférer ensemble à Rome au sujet de la réforme de l’Église. Une lettre de l’ambassadeur siennois à son gouvernement, en date du 27 décembre, confirme le fait que la bulle était due à notre héroïne : « Catherine de Monna Lapa est ici », dit-il, « le Saint-Père lui a parlé bien des fois et l’a faite plusieurs... Elle a envoyé à Sienne fr. Tomasuccio, qui, par la volonté du Saint-Père, va convoquer beaucoup... ceux de Lecceto et beaucoup d’autres, et je vous dis qu’elle obtient du Saint-Père ce qu’elle 182... ». Si je comprends bien, Catherine avait envoyé un messager à Sienne avec l’ordre du pape pour ses amis de Lecceto, mais le document officiel était bien adressé à la chartreuse de la Gorgona, comme le prouve encore la lettre de la sainte au prieur, en date du 15 décembre : « Notre doux Saint-Père, le pape Urbain VI, vrai souverain pontife, semble vouloir prendre le remède nécessaire à la réforme de la sainte Église, à savoir de vouloir les serviteurs de Dieu près de lui et de se guider, lui et la sainte Église, par leur conseil. Pour cette raison, il vous envoie cette bulle, dans laquelle il est dit que vous avez à requérir tous ceux qui y sont inscrits. Faites-le... vite, car l’Église de Dieu n’a que faire de délais... Ne tardez pas, pour l’amour de Dieu... Entrez dans ce jardin à travailler ici, et frère Raymond est allé travailler là-bas, car le Saint-Père l’a envoyé au roi de France. Priez Dieu pour lui ; qu’Il le fasse vrai semeur de vérité, et, s’il le faut, qu’il y donne sa vie. Le Saint-Père s’affirme, bien et réellement, comme un homme viril, juste et zélé pour l’honneur de Dieu qu’il est 183... »

Sous la même date, une lettre adressée, à Lecceto, à William Flete et à Antoine de Nice leur demandait de « sortir du bois » de chênes où ils passaient leur vie... « Il ne s’agit pas de dire : Je n’aurai plus ma paix... puisque Dieu nous a donné la grâce d’avoir pourvu la sainte Église d’un pasteur bon et juste qui prend ses délices dans les serviteurs de Dieu et qui les veut près de lui... Et ne vous inquiétez pas de ne plus avoir votre bois, car il y a ici des bois et des forêts... Sus, mes très chers enfants !... »

Aux trois ermites de Spolète, à la même date encore, Catherine fait la même requête et ajoute : « Je sais que beaucoup, même de ceux qui sont serviteurs de Dieu... contrediront à cette sainte et bonne action... en disant : “Vous irez et rien ne se fera.” Et moi, comme une présomptueuse, je dis que quelque chose se fera, et, si notre principal désir ne s’accomplit pas maintenant, du moins la voie se fera... Et, si rien ne se fait... nous aurons montré à Dieu et aux créatures que nous aurons fait notre possible... et déchargé notre conscience. »

La sainte prévoyait donc fort bien l’objection, mais elle ne la résolvait pas d’une manière péremptoire à tous les yeux. Aussi écrivit-elle un peu plus tard à Giovanni delle Celle pour le presser d’obéir au pape qui « vous appelle humblement, non à cause de nos vertus ou justices, mais par la bonté de Dieu et son humilité... que les serviteurs de Dieu sortent... leur temps est venu 184... ». D. Giovanni ne se pressait donc guère d’obéir, et l’on ne sait ce qu’il fit. Ce qu’on sait, c’est que le bachelier anglais, William Flete, que les spirituels toscans admiraient tant d’avoir sacrifié sa carrière universitaire à la vie contemplative, refusa nettement de quitter son bois siennois de chênes verts. Adressée au seul Antoine de Nice, une nouvelle missive pour Lecceto se lamente sur des faiblesses que, par une ruse d’humilité assez élémentaire, Catherine s’attribue d’abord à elle-même. Puis, venant au fait : « Le vrai serviteur de Dieu... quand il est temps de fuir les bois et d’aller aux lieux publics pour l’honneur de Dieu, il y va, comme faisait le glorieux saint Antoine... Il me semble que la lumière nous manque, éblouis que nous sommes par nos propres consolations et par l’espérance mise dans les révélations... Le jeune homme qui porte cette lettre m’avait dit que vous viendriez avant Pâques. Or, il semble, par la lettre que frère Guillaume m’a envoyée, que ni lui ni vous ne venez... je m’afflige beaucoup de sa sottise... S’il ne veut pas venir par humilité ou par crainte de perdre sa paix... il devrait en user de la vertu d’humilité et demander avec douceur et humilité la permission au vicaire du Christ, suppliant Sa Sainteté qu’il lui plaise de le laisser dans son bois per più sua pace... mais il a fait le contraire, alléguant que celui qui est lié par l’obédience divine ne doit pas obéir à la créature. Je ne me soucierais pas des autres créatures, mais qu’il y mette le vicaire du Christ, cela me fait beaucoup de peine... car l’obédience divine ne nous ôte jamais de celle-ci... Selon ce qu’il a écrit, deux serviteurs de Dieu ont eu une grande révélation, que le Christ en terre et qui lui a conseillé d’envoyer chercher ces serviteurs de Dieu ont été trompés, et que c’est chose humaine et non divine, et que ce fut plutôt l’inspiration du démon que de Dieu, pour vouloir enlever ses serviteurs de leur paix et consolation, disant que, si vous venez ainsi que les autres, vous perdrez l’Esprit et ne pourrez plus subvenir au Saint-Père par l’oraison... L’Esprit est attaché trop légèrement s’il se perd en changeant de lieu 185. Il semblerait que Dieu... se trouve seulement dans les bois, et non ailleurs, au temps de la nécessité. Alors que dirons-nous : d’une part, nous désirons que l’Église soit réformée... qu’on y mette les fleurs des serviteurs de Dieu et, d’autre part, nous disons que les appeler... est une tromperie du démon ! Si au moins il parlait pour lui-même et non en général pour les autres serviteurs de Dieu !... Fr. André de Lucques et fr. Paulin n’ont pas fait comme cela, eux, si grands serviteurs de Dieu, vieux et malades, restés si longtemps dans leur paix... ils sont venus... et bien que désireux de retourner à leurs cellules... ils noient leur volonté... Celui qui vient vient pour endurer et non pour des prélatures, mais pour les dignités des fatigues nombreuses, avec larmes, veilles et oraison continuelle. Ainsi doit-on faire. Or, ne nous chargeons plus à ce sujet, nous aurions trop à dire. Mais je m’étonne d’une chose (chose dont je sais le contraire) : voir porter ce jugement que le Maître Jean Tantucci soit venu seulement pour s’élever lui-même... nous ne devons pas juger l’intention... De votre venue... à vous et à frère Guillaume, que la volonté de Dieu soit faite. Je n’attendais pas qu’il vienne, mais je n’attendais pas non plus qu’il réponde avec tant d’irrespect pour la sainte obéissance, ni avec tant de sottise... Je vous prie, vous et lui, que, si j’ai été pour vous occasion de scandale et de peine, vous me pardonniez... »

On trouvera peut-être que je m’étends trop sur cette affaire et cite trop longuement cette dernière épître, dont la nervosité rappelle celle d’Avignon à Grégoire XI (quand on opposait, là aussi, d’autres révélations à Catherine), montrant ainsi toute la vivacité de tempérament et la combativité de la sainte. Et certes je goûte cette spontanéité si directe, et j’aime aussi le mystère de l’insondable problème pratique où l’on se trouve plongé dès qu’on oppose, surtout chez les plus saints, conscience à conscience. Mais on me pardonnera pour une raison tout autre : cette tentative d’appeler en masse les mystiques à la cour, quels qu’en dussent être les résultats, valait d’être étudiée de près, étant la seule de ce genre, à ma connaissance, dans toute l’histoire de l’Église 186, et d’ailleurs c’était, pratique ou non, la grande idée de sainte Catherine, sa dernière idée politique, car, encore seize mois, et elle va en mourir.

 

 

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Urbain VI, malgré sa folie, était un pape d’une piété très sincère. Pourtant l’heure était alors peut-être encore plus aux militaires qu’aux spirituels. À la fin de l’année 1378, en effet, la situation politique du pape romain n’était pas fort brillante. Non seulement le roi de France s’était officiellement déclaré pour son rival (16 novembre), mais, en Italie même, les forces des deux prétendants étaient équivalentes à peu près. Si Urbain avait pour lui le sentiment public italien, s’il pouvait compter sur les puissances de l’Italie centrale, la partie méridionale de la péninsule, suivant l’exemple et l’autorité du comte de Fondi et de la reine Jeanne de Naples, était acquise à Clément. Le parti de ce dernier avait des intelligences nombreuses dans la Haute-Italie. Plus près de Rome, le préfet de Vico, qui tenait pour lui, possédait toujours Viterbe ; Jourdain Orsini, installé à Marino, défendait les monts Albains, tandis qu’une flotte au service de Clément gardait l’embouchure du Tibre. Il entretenait encore à Capoue, à Naples, à Traetto d’importantes garnisons de troupes françaises, dont nous avons parlé déjà. Bien mieux : à Rome même, Urbain VI n’était pas chez lui. On se souvient que Grégoire XI avait défendu au gouverneur du château Saint-Ange de le livrer, même à son successeur, sans l’ordre des six cardinaux restés en Avignon. Or, Urbain ne put obtenir cet ordre que de deux cardinaux, et encore pour peu de temps. Deux gentilshommes dauphinois, le gouverneur de la forteresse et son oncle, soutinrent pendant de longs mois, avec leur garnison française, un siège héroïque 187. Les abords de Saint-Pierre se trouvant dangereux de ce fait, Urbain dut se contenter d’habiter Sainte-Marie-du-Transtévère.

Les premiers mois de l’année 1379 devaient cependant être favorables au pape de Rome, et, même sans tenir compte du facteur proprement surnaturel, il faut avouer que l’activité de sainte Catherine y eut sa part. De nombreuses lettres d’elle font allusion à cette croisade de l’opinion italienne qu’entreprenait le pape à force d’indulgences, et qu’elle-même prêchait ardemment. Pour en donner quelque idée, citons sa lettre à Thomas Caffarini : « Le Saint-Père Urbain VI », dit-elle, « m’a concédé l’indulgence de coulpe et de peine pour vous et pour plusieurs autres, et vous êtes obligé, dans les confessions et prédications, d’induire les gens à faire leur possible pour que la Commune de Sienne accomplisse son devoir envers le Saint-Père et lui vienne en aide dans une si grande nécessité. Vous y êtes obligé, ainsi que tous les autres frères à qui il l’a concédé. » On comprendra qu’il suffisait de quelques religieux ainsi armés dans chaque ville pour que bien des hésitants fussent amenés à se rallier à Urbain VI. À Matteo Cenni, Catherine envoie « un privilège avec bulle papale, que j’ai obtenu pour soixante-dix-sept personnes » ; elle mande aux sœurs de Montepulciano : le pape « a daigné concéder la sainte indulgence à vous toutes, et même à votre famiglia du dehors... Aussi je vous écris par sa volonté que chacune de vous dise les psaumes de la pénitence avec les litanies, chaque jour une fois, jusqu’à ce que cette tribulation cesse... » Une autre lettre aux mêmes sœurs mentionne d’autres indulgences. À tous ses correspondants, notre sainte demande des prières pour Urbain VI. Elle écrit à Stefano Maconi : « ... il a de nouveau donné une indulgence de cent jours à quiconque prie pour la sainte Église. » Catherine est devenue la grande préposée à ce genre de privilèges ; une lettre un peu postérieure au même Maconi contient ces mots : « Les indulgences que tu me demandes, je m’efforcerai de les obtenir avec les premières que je demanderai, je ne sais quand, car j’ai fatigué les scribes de la cour. Il faut patienter un peu. » Ce dernier trait nous montre l’importance grandissante de la sainte à Rome : elle obtient tant de privilèges qu’elle fatigue les scribes en leur imposant trop de copie 188.

Aux armes spirituelles, cependant, la diplomatie devait être jointe. Notre sainte essaya naturellement d’agir en Toscane, où elle avait tant d’amis. Nous le voyons par ses lettres adressées à Sienne (à Étienne Maconi, à Thomas Caffarini et aux Seigneurs de Sienne) ou à Florence (à D. Giovanni delle Celle, au nouveau cardinal de Padoue, le général des Augustins Bonaventure Badoara, et aux Seigneurs de Florence). Il lui était facile de prêcher aux Toscans une reconnaissance effective pour l’avantageuse paix qu’Urbain VI leur avait accordée 189. Dans l’avenir, il est vrai, la politique florentine affectera une certaine neutralité que sainte Catherine eût condamnée ; mais, pour le moment, on pouvait espérer justement ce qui arriva : Florence, comme toutes les communes de l’Italie centrale, repoussa les offres des Clémentistes et resta fidèle au pape italien.

Une autre puissance voisine posait un problème bien plus grave. Raymond de Capoue raconte que le pape avait songé à envoyer Catherine à Naples, pour un genre de mission comparable à celui qu’elle avait rempli, six mois plus tôt, à Florence. Bien que le gouvernement fût monarchique à Naples, les deux opinions ecclésiastiques y étaient représentées, et rien n’importait plus au pape de Rome que de s’assurer à tout prix l’appui de ce royaume, traditionnellement lié au Saint-Siège, en telle sorte que leurs destinées politiques étaient parfaitement connexes 190. Or, pour le moment, la reine était la tête de la faction clémentiste en Italie. Dès le 20 novembre 191, elle avait pris parti officiellement pour le pape de Fondi, son hôte. D’après Raymond, le pape Urbain eût envoyé à Naples, avec notre héroïne, une autre sainte Catherine, la fille de sainte Brigitte de Suède, qui se trouvait alors à Rome. Mais sainte Catherine de Suède déclina la proposition. Sans doute jugeait-elle l’entreprise impossible et se rappelait-elle l’impuissance de sa propre mère à Naples lorsque son frère aîné, Charles, s’était épris de la reine et qu’à cette passion réciproque Brigitte n’avait pu opposer qu’une prière à Dieu, d’ailleurs exaucée, de retirer son fils de ce monde avant que le scandale ne fût consommé 192. Le pape changea d’avis et les deux saintes restèrent à Rome 193.

La Siennoise regretta cette décision. Déjà, dans sa première lettre à Jeanne après le schisme, elle émettait le désir d’aller la convaincre de vive voix. Elle l’émet de nouveau dans la seconde, plus dure et plus violente que la première, où elle se plaint amèrement du u changement » de la reine et des influences mauvaises qu’elle subit, répète ses arguments ordinaires et attaque les cardinaux : « ...la vie scélérate, sans aucune crainte de Dieu, de ceux qui vous ont mise en une telle hérésie... » Elle renouvelle son conseil de rester du moins neutre 194 et ajoute, à l’adresse de Jeanne, des menaces vraiment terribles et qui le paraissent d’autant plus qu’elles se réalisèrent. Elle insinue que le peuple napolitain se fera l’instrument de ces malédictions, et ce détail me fait croire que la lettre ne date que du printemps 1379, époque où les premières victoires urbanistes devaient rendre la révolution possible à Naples 195.

Clément VII, en effet, n’avait pas été heureux avec ses routiers. Il leur avait pourtant donné comme général un de ses neveux, Louis de Montjoie, et les avait comblés de faveurs. Le 4 février 1379, ils avaient reçu l’ordre de marcher sur Rome, mais, dès le lendemain, le comte de Fondi et une troupe de Gascons se faisaient battre à Carpineto. Clément perdait bientôt Césène, Ravenne, Ancône. Enfin il échouait dans ses tentatives d’engager la compagnie de Saint-Georges, que conduisait le grand condottiere italien Alberigo di Balbiano, lequel se mettait au service d’Urbain VI. En avril, Montjoie était à Marino, attendant le choc de la compagnie de Saint-Georges, qui venait de Pérouse. Dès le 27, le château Saint-Ange se rendait, à la suite de longues négociations 196. Le 30 avril enfin, Bretons et Gascons étaient mis en complète déroute à Marino.

C’est à la suite de cette grave défaite qu’une émeute urbaniste éclatait à Naples. Jeanne, cédant à la force 197, faisait proclamer le pape Urbain VI, dès le 18 mai. Quatre jours plus tard, Clément, quittant le royaume de Naples, s’embarquait pour Marseille avec ses cardinaux 198. Catherine avait tendu la perche à la reine par la lettre que nous venons d’analyser : pour rendre sa conversion vraisemblable, Jeanne écrivit à la sainte tertiaire en lui signifiant qu’elle se soumettrait désormais au pape de Rome. Cette lettre royale est malheureusement perdue, mais plusieurs épîtres de la sainte se rapportent aux évènements que nous venons de résumer.

La plus curieuse est peut-être celle qu’elle adressa, le 6 mai, à Albéric de Balbiano, capitaine de la compagnie de Saint-Georges. Les historiens anciens en contestaient la date : postérieure de quelques jours à cette bataille où Montjoie, Sylvestre Budes et Bernardon avaient été faits tous trois prisonniers, (véritable triomphe par conséquent de la cause urbaniste), comment cette lettre pouvait-elle consister en un sermon inquiet sur la loyauté et la fidélité, reprendre les arguments sur la légitimité du pape, recommander au condottiere de se méfier des trahisons, « dedans ou dehors » ? Noël Valois a répondu par les comptes de Clément VII pour cette même semaine. Tandis qu’il envoyait 4 000 florins aux débris de son armée, il en joignait 5 000 autres pour « illis de societate sancti Georgii qui debent retineri ad servitium Ecclesie, sive de presenti sunt retenti ». Ainsi une partie de l’armée victorieuse passait-elle, sur des offres immédiates, au parti des vaincus. Catherine avait raison de craindre pour la fidélité de ces « martiri novelli », et les historiens italiens ont exagéré en faisant de Marino la première grande victoire nationale. Il est certain pourtant que le succès d’Urbain VI était dû en grande partie à la haine commune de l’étranger.

Le même jour (6 mai 1379), notre sainte écrivait aux « signori banderesi », aux bannerets, magistrats de la ville de Rome. Elle leur prêche la reconnaissance, envers Dieu et envers le prochain. Envers Dieu : le pape leur a donné l’exemple en participant pieds nus à une procession d’actions de grâces. Envers le prochain : notamment envers la compagnie de Saint-Georges. Il serait bon de s’occuper de faire soigner leurs blessés. « Agissez charitablement et pacifiquement avec eux », dit-elle, « afin de les conserver à votre aide et de leur enlever tout sujet d’avoir occasion d’agir contre vous. Cela, tant par devoir que par nécessité. » Il est clair que nous avons là une allusion aux craintes fondées qu’exprimait, sous une forme complémentaire, la lettre à Albéric. Si ce dernier pouvait être tenté d’accepter les offres de l’ennemi 199, Rome, comme toutes les républiques italiennes médiévales dans des cas semblables, ne songeait plus qu’à écarter le triomphateur qui risquait d’abuser de la victoire à ses dépens. C’est pourquoi Catherine conseillait aux Romains de ne pas croire trop facilement la calomnie inspirée par l’envie. Elle se plaint en outre qu’ils se montrent ingrats envers Jean Cenci qui « avec tant de sollicitude et de fidélité... abandonnant tout pour vous débarrasser du fléau qui vous venait du château Saint-Ange, s’est employé à cette affaire avec tant de prudence ». Ces difficultés entre la commune et le sénateur Cenci, capitaine du siège, qui avait joué aussi le rôle de négociateur lors de la capitulation, ne sont connues que par ce seul texte. « Je ne dis cela », ajoute la sainte, « par aucun attachement à un parti ; vous savez que je suis peregrina et que je vous parle pour le bien de votre État. »

Remarquons-le en passant : Catherine, depuis quelques années, a fait de grands progrès en politique. Raymond, qui a formé ses convictions sur le schisme, n’est plus là pour la guider dans les jugements de détail à porter chaque jour 200. Elle n’est plus seulement la jeune Prêcheresse de talent que son ordre a chargée de défendre telles ou telles causes théoriquement définies : la croisade, la réforme, la paix, le retour du pape. Depuis son voyage à Avignon, depuis qu’elle a été mêlée personnellement, à Florence, aux difficiles intrigues des partis, depuis surtout qu’installée à Rome elle voit de tout près son pape en lutte avec les plus graves complications, des illusions ont disparu, son esprit s’est mûri et s’applique plus directement aux objets mouvants de la pratique politique. Son génie s’est épanoui au moment même où sa sublime sainteté s’achève : elle n’a plus une année entière à passer ici-bas, et son abondante correspondance ne contient aucune marque de fatigue ni de mépris des conjonctures terrestres. Plus réaliste et plus italienne alors même que la souffrance l’invite davantage à manger ce « cibo angelico » de l’oraison, sur lequel elle dicte, en mai 1379, une lettre admirable 201, sa figure atteint son plus haut point de perfection, d’équilibre et de beauté.

C’est auprès du pape Urbain VI que son action était la plus importante et la plus délicate. Il est probable qu’elle le voyait souvent, car, de ce séjour à Rome, trois lettres au pape, seulement, nous sont conservées. Dans l’une d’entre elles, sans date, Catherine exhorte Urbain à corriger les vices de ceux qui l’entourent, car (mélancolique réflexion !) « l’Église est débarrassée des vieilles plantes, vieillies dans le vice, et les nouvelles plantes commencent à grandir et à prendre le même style... » « Votre Sainteté n’a pas pour cela la sollicitude qu’elle devrait avoir. Vous ne pouvez pas corriger le monde entier, mais en conscience vous devez... veiller à ceux qui sont auprès de vous... qu’ils ne se laissent pas contaminer par les tromperies et par l’argent... » Si vous faites la réforme, « l’hérésie s’éteindra par l’odeur de la vertu » « Faites vos affaires secrètement et avec la manière (con modo)... car agir sans la manière voulue, c’est plutôt gâter qu’arranger. Agissez avec bienveillance et un cœur tranquille... Écoutez ceux qui vous font connaître les défauts de votre entourage... Adoucissez un peu, pour l’amour de Jésus crucifié, ces mouvements subits qui viennent de la nature... Ayez près de vous des gens fidèles qui n’aillent pas rapporter à l’antipape ce qui se dit et se fait chez vous... Je serais venue et je n’aurais pas écrit, si ce n’est pour ne pas vous ennuyer de ma venue trop fréquente. Ayez patience : je ne m’arrêterai jamais de vous stimuler avec l’oraison, avec la voix vive et avec l’écriture, tant que je vivrai... »

Comment réagissait le pontife ainsi chapitré ? Il est bien difficile de le savoir. Le 30 mai, lorsque Urbain VI eut réussi à se réinstaller à Saint-Pierre, elle lui envoie un sermon de Pentecôte. Traitant des moyens de recevoir le Saint-Esprit, elle donne une magnifique théorie de l’oraison. « La vertu, » dit-elle à ce propos, « qui est une oraison continuelle... » « Il y a déjà quatre semaines que Dieu a opéré des choses admirables la victoire sur les Clémentins par le moyen de la vile créature... » « Je me réjouis de cette humble action, qui n’était plus en usage depuis des temps très anciens, de la sainte procession qu’Urbain avait suivie pieds nus)... les démons se sont efforcés de vous donner du scandale dedans et dehors... » « Faites de votre jardin un jardin de serviteurs de Dieu. Vous les nourrirez de la substance temporelle, et eux vous nourriront de la spirituelle... Ces soldats-là vous donneront une parfaite victoire non seulement sur les mauvais chrétiens... mais sur les infidèles ; j’ai grand désir de voir lever sur eux l’étendard de la sainte croix... » Ainsi Catherine est si contente du triomphe momentané d’Urbain VI qu’elle reparle, une dernière fois et en passant, de son rêve de croisade.

Le pape était lui-même remis au comble de l’espoir. C’est à ce moment-là qu’il voulut tenter de nouveau d’agir directement sur le roi de France, par une ambassade exprès. Sans doute ignorait-il les progrès décisifs de la cause clémentiste à Paris. Trois cardinaux de ce parti étaient venus emporter les hésitations dernières et, le 3o mai, précisément, l’université (à l’exception des nations picarde et anglaise de la faculté des arts) adhérait au pape de Fondi. Dès le début du mois, pourtant, Urbain avait écrit au roi d’Aragon en lui demandant un sauf-conduit pour Raymond de Capoue. Ce dernier serait allé de Gênes en France par les terres de ce roi 202, les routes de Provence, de Savoie et de Suisse étant aux mains des Clémentins. Noël Valois a retrouvé au Vatican les instructions très détaillées que le pape comptait donner à son ambassadeur 203. Mais certains messagers d’Urbain VI en Aragon avaient eux-mêmes éprouvé de tristes aventures. Le cardinal de Luna, légat de Clément VII en Espagne, était très écouté à la cour aragonaise, et saint Vincent Ferrier s’y appliquait ardemment à convertir définitivement le roi au second élu. Enfin, le maître général des Dominicains, Élie de Toulouse, était lui-même en Aragon avec le cardinal de Luna.

Raymond ne l’ignorait pas, sans doute : cette fois encore il resta à Gênes. « Si vous aviez été fidèle », lui écrivit sa mère spirituelle en une très longue missive, toute pleine de reproches directs ou indirects, « vous n’auriez pas ainsi vacillé, vous ne seriez pas tombé dans la défiance envers Dieu et envers moi, mais, comme un fils fidèle et prompt à l’obéissance, vous seriez allé et auriez fait ce que vous auriez pu faire. Si vous n’aviez pu aller debout, vous seriez allé courbé ; si vous n’aviez pu aller comme frère, vous seriez allé comme pèlerin ; si vous manquiez d’argent, vous seriez allé en mendiant. Cette obéissance fidèle aurait plus travaillé devant Dieu et dans le cœur des hommes que toutes les prudences humaines. Mes fautes ont empêché que je voie cette obéissance en vous. » Ces conflits entre saints, et entre saints liés par « un amour étroit particulier », comme elle dit au même endroit, sont toujours très intéressants à étudier. Mais la lettre nous renseigne sur d’autres points importants, et d’abord sur les soucis qu’Urbain donnait à Catherine : « Jour et nuit, j’étais contrainte par Dieu au sujet de votre affaire et de beaucoup d’autres, lesquelles, par le peu de sollicitude de qui les a à effectuer, mais surtout par mes iniquités qui empêchent tout bien, s’en vont toutes à vide. Hélas ! nous nous voyons noyer et les offenses envers Dieu croître avec beaucoup de souffrances, et j’ai peine à vivre. Que Dieu, par sa miséricorde, m’ôte bien vite de cette vie ténébreuse... »

Les succès des mois de mai et de juin n’avaient donc pas porté tous les fruits espérés. Ce qui date notre épître, c’est que la sainte se plaint d’une nouvelle volte-face de la reine Jeanne, qui, dès le mois d’août 1379, avait rappelé l’ambassade envoyée à Rome et puni les Urbanistes napolitains. « Nous voyons », dit Catherine, « dans le royaume de Naples, la dernière ruine pire que la première. Dieu... par sa bonté a fait connaître la ruine et les remèdes qu’il faudrait y apporter... Sur ces sujets, j’aurais beaucoup à vous dire, si je ne reçois pas la très grande grâce, avant de vous revoir, d’être ôtée de cette terre. C’est pourquoi je vous dis que j’aurais voulu que vous fussiez allé en France. Néanmoins je suis en paix, sachant que rien n’arrive sans mystère, et aussi parce que j’en ai déchargé ma conscience, ayant fait ce que j’ai pu pour qu’on envoie quelqu’un au roi de France... Le projet d’aller vite vers le roi de Hongrie 204 a plu beaucoup au Saint-Père ; il avait décidé que vous iriez avec d’autres compagnons. Maintenant, je ne sais pourquoi, il a changé d’avis et veut que vous restiez dans la région où vous êtes et fassiez le bien qui est possible. Je vous prie de vous y appliquer »... « Vous me recommandez notre ordre, et je vous le recommande, car, entendant ce qui se passe, mon cœur éclate en ma poitrine. Notre province, en général, se montre pourtant obéissante au pape Urbain et au vicaire de l’ordre 205... Il est temps... de prier notre doux Espagnol qu’il ne dorme pas sur ion ordre, lequel fut toujours l’exaltation de la foi et qui maintenant en est fait la contamination. J’en souffre jusqu’à la mort... Sachez que je ne serais plus ici si l’on avait pu partir en sûreté, mais on ne l’a pu ni par mer ni par terre, car il avait été décidé que j’irais à Naples 206... »

Les affaires de Naples étaient toujours en effet de beaucoup les plus importantes pour Urbain VI. En écrivant, en mai, à trois dames napolitaines, Catherine s’était réjouie de « l’avènement de la lumière » là-bas et de ce que « le cœur de Pharaon est brisé, c’est-à-dire le cœur de la reine, qui jusqu’ici a montré tant de dureté ». Grâces au Sauveur, qui l’a éclairée « par force ou par amour ». Comme on voit, la sainte ne semble pas avoir beaucoup cru à une vraie conversion de Jeanne. Par Christophe de Plaisance, nous savons, d’ailleurs, que, dès le mois de février, les ambassadeurs du roi de Hongrie étaient venus à Rome, « disant qu’il descendrait en Italie avec une grande armée au service du pape. Il sera à Forli pour la Saint-Georges 23 avril 207 ». Or, cette menace, qui avait certainement contribué à démoraliser les Clémentistes italiens, s’adressait directement à la reine Jeanne, vieille ennemie du roi de Hongrie, qui descendait comme elle du grand Charles d’Anjou, frère de saint Louis, fondateur, au XIIIe siècle, des deux dynasties, hongroise et napolitaine, et qui avait toujours eu des prétentions sur Naples. De fait, Christophe ajoutait, quelques jours plus tard : « Les ambassadeurs... ont quitté la curie et vont de la part du roi vers la reine et, d’après ce que j’ai pu entendre, ils lui apportent des nouvelles désagréables. Car, ainsi que l’a écrit le roi lui-même, il sera au mois d’avril en Italie... » Les convictions clémentistes de Jeanne se trouvèrent donc confirmées par la crainte de la conquête hongroise. Mais, comme il arrive en pareil cas, elle hésitait entre faire face à l’ennemi et composer avec lui. Le retard apporté par le roi dans son intervention, les premiers succès d’Urbain VI, les émeutes de Naples lui avaient fait juger plus politique de se rallier au pape de Rome. Celui-ci avait accueilli sa conversion sans enthousiasme. Comme l’écrivait Christophe, le 16 juillet Les ambassadeurs de la reine sont ici... mais ces affaires dépendent du roi de Hongrie et du seigneur Charles de la Paix, et l’on travaille beaucoup là-dessus ». Ainsi le pape se sentait-il déjà lié, pour tout arrangement avec Naples, à la maison de Hongrie 208, et il y avait là une injustice ou une imprudence qui fut la première cause des malheurs prolongés de l’Italie du Sud pendant le schisme. C’est seulement le 1er octobre que Jeanne, prenant prétexte de ce que le chapitre général des Mineurs, réuni à Naples, adhérait à Clément VII, se déclara de nouveau officiellement pour ce pape. En novembre enfin, le comte de Fondi se rendit de sa part à Avignon afin de négocier les conditions de l’aide effective que pourrait lui apporter Louis d’Anjou, frère du roi de France. Mais n’anticipons pas.

On peut dater du mois d’août en effet une nouvelle et dernière lettre de sainte Catherine à la reine Jeanne : « ...si vous ne regardez pas à votre salut, regardez aux peuples qui vous sont confiés... que vous avez gouvernés si longtemps avec tant de diligence et dans une si grande paix, et maintenant, parce que vous avez agi contre la vérité, vous les voyez révoltés, occupés à se faire la guerre et à se tuer, comme des animaux, par cette division maudite... Si cela ne vous émeut pas, le déshonneur ne devrait-il pas vous émouvoir... beaucoup plus après votre conversion qu’auparavant... vous aviez confessé la vérité et votre faute... et après cela il s’est fait pis qu’avant, soit que votre cœur ne fût pas sincère... je ne pourrais porter de plus grande croix en cette vie, quand je considère la lettre que j’ai reçue de vous, où vous confessiez que le pape Urbain était vrai souverain pontife, disant que vous lui obéiriez, et que je vois le contraire... Retournez à votre père... et vous trouverez miséricorde en Sa Sainteté... » Cette lettre fut probablement portée par Neri à la cour de Naples.

Il m’est difficile de croire, comme M. Fawtier, que la lettre de sainte Catherine au roi Louis de Hongrie fut écrite dans le même mois que celle dont nous venons de citer quelques passages. L’on ne saurait admettre, psychologiquement et moralement, chez sainte Catherine, le synchronisme d’une tentative d’apaisement comme celle qu’attestent, en août, et la lettre citée, et le projet de voyage personnel à Naples (dont elle parle à Raymond), et l’envoi dans cette ville de Neri di Landoccio, avec un appel direct au roi de Hongrie. Or, dans la lettre adressée à ce dernier, il n’y a aucune allusion à un changement d’obédience de la part de la reine Jeanne. Par contre, la sainte éprouve le besoin d’exposer toute l’argumentation urbaniste contre les cardinaux. Elle ajoute, il est vrai, qu’elle ne s’étendra pas davantage sur ce sujet, car « il semble que Dieu ait illuminé l’œil de votre intelligence pour connaître leur mensonge », mais cette formule s’applique mieux à une adhésion officieuse du roi (comme celle dont pouvaient déjà parler ses ambassadeurs au mois de février) qu’à son adhésion officielle du mois de juin. Enfin, si elle exhorte le roi, qui comptait venir en Italie pour guerroyer contre sa vieille rivale, Venise, à faire la paix avec ses ennemis personnels et à tourner ses armes contre les seuls ennemis de l’Église, il faut avouer que cette exhortation a plus de sens avant qu’après cette campagne contre Venise. Tout ce que la sainte dit de la reine de Naples s’applique admirablement à l’état de choses qui précéda le printemps et les premiers faits de guerre. Beaucoup de bien sortira de votre venue. Peut-être que cette vérité se manifesterait sans la force humaine et que cette pauvre reine abandonnerait son obstination, ou par crainte ou par amour... » Cette lettre, à mon avis, a été confiée dès février aux ambassadeurs dont parle Christophe de Plaisance. À cette époque, Catherine pouvait croire encore que la descente de Louis de Hongrie en Italie serait pacifique et produirait la réconciliation du royaume de Naples grâce à un peu d’intimidation seulement. Six mois plus tard, cette naïveté eût été énorme. Il faudrait admettre que la sainte ait compté alors sur les Hongrois pour rétablir l’ordre par la violence dans la péninsule. Or, ce serait, sur son patriotisme, une tache dont rien n’autorise à le souiller 209.

Si le roi de Hongrie avait tardé à répondre à l’appel du pape, c’est peut-être qu’il avait voulu d’abord régler son affaire avec les Vénitiens, c’est aussi qu’il avait cru devoir réfléchir prudemment aux divers aspects d’une entreprise sur Naples. Déjà, quelques années plus tôt, sous Grégoire XI, il était entré en négociation avec le roi de France au sujet de l’héritage de la reine Jeanne qui, malgré ses quatre maris successifs et les nombreux amants qu’on lui prêtait, n’avait pas d’héritiers directs. Le roi de France convoitait la Provence, frontière de ses propres États, pour en faire l’apanage d’un de ses fils ; le roi de Hongrie avait toujours été intéressé par le royaume de Naples. Sur ces bases, à l’aide d’un mariage entre princes des deux maisons, peut-être auraient-ils pu s’entendre. Mais le pape contesta les fondements juridiques de ces pourparlers, et les contraria. Ils auraient abouti à englober le Comtat-Venaissin dans des terres françaises et à installer tout près de Rome la forte monarchie hongroise. Jeanne avait des nièces : l’une d’elles était mariée à un prince de la maison de Hongrie, cousin du roi, Charles de Duras, qui avait été élevé à Naples. La vieille reine en avait fait son héritier et l’avait comblé de ses bienfaits. Ce prince avait été surnommé Charles de la Paix, tant on espérait qu’il réconcilierait en sa personne les diverses branches de la première maison d’Anjou. En somme, il avait toujours été le candidat du Saint-Siège pour la succession napolitaine.

Or, à l’époque où nous sommes, le roi de Hongrie était vieux et n’avait que des filles ; Charles était jeune et ambitieux. Le roi désirait avant tout que sa propre couronne restât aux mains de ses descendants directs. Il convint avec Charles de Duras que ce dernier descendrait en Italie avec une forte armée hongroise, châtierait les Vénitiens, puis s’emparerait du royaume de Naples, dont il était d’ailleurs l’héritier présomptif. En échange, il abandonnerait toutes prétentions sur la Hongrie.

Ces arrangements et la soumission momentanée de Jeanne retardèrent donc les préparatifs. C’est seulement en août 1379 que la campagne hongroise commença dans le nord de l’Italie, où elle devait traîner en longueur. Je ne vois aucune raison péremptoire pour que la lettre de sainte Catherine à Charles de Duras soit contemporaine de cette campagne, comme le veulent Gardner et Fawtier. Très analogue à celle qui fut adressée au roi de Hongrie lui-même, on pourrait aussi bien la dater de la même époque (février 1379). On savait, en effet, dès l’origine des négociations, que Charles, général des armées du roi, serait l’instrument de sa décision, d’autant plus qu’il était déjà l’héritier présomptif de Naples. Le thème de Catherine, s’adressant à ce peu sympathique personnage, est qu’il ne sera vrai chevalier de l’Église que si sa vie est pure. Elle insiste trop, et avec trop de détails, sur ce point pour qu’on n’en déduise pas qu’il avait en Italie la réputation d’un homme de mœurs détestables.

Pour ce qui concerne la sainte, son intervention dans cette affaire en resta là. Neri la représentant à Naples, elle continua, par son intermédiaire sans doute, à correspondre avec diverses dames napolitaines, les confirmant dans leur foi à Urbain VI : action toute pacifique, par laquelle elle espérait l’emporter un jour sur les idées de la reine. Les négociations d’Avignon, entre les représentants de Jeanne de Naples, le pape Clément VII et le duc Louis d’Anjou, ne commencèrent vraiment qu’en janvier 1380 210. Le traité ne fut rédigé et confirmé qu’en juin-juillet. Catherine avait alors quitté « cette vie ténébreuse ». Le bruit, vague encore, de ce projet d’intervention française, était parvenu à Rome au mois de mars. Mais c’est en mai seulement (Catherine mourut le 29 avril) qu’Urbain VI, privé de son ange modérateur et n’espérant plus dans les moyens pacifiques, déclara Jeanne déchue de tous ses droits sur le royaume qu’elle administrait depuis trente-six ans 211.

 

 

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À l’automne de l’année 1379, la pensée de sainte Catherine s’était tournée vers Sienne. Son ami le peintre Andrea Vanni était alors capitaine du peuple. Catherine lui adressa trois lettres successives pour le pousser à être un « juste et bon recteur », afin que sa chère ville natale profitât, elle aussi, de ses bons conseils. Puis, le 9 décembre, c’est encore à Sienne qu’elle expédie trois lettres pressantes, l’une à Stefano Maconi (envers qui elle se montrait fort sévère depuis quelque temps), l’autre aux Seigneurs de Sienne, la troisième aux membres de la Compagnie de la Sainte-Vierge. Toutes trois ont pour but de persuader directement ou indirectement la République de venir enfin effectivement en aide à Urbain VI. Des bonnes paroles, on en a donné tant et plus, mais, en fait, Sienne voudrait « stare di mezzo », tenir une voie moyenne, disant du pape Urbain « forse che è, forse che non è ». Et cette neutralité, la sainte ne peut l’admettre : « Jusqu’à la mort, je confesserai qu’il est le vrai pape 212 »...

Mais, si l’esprit des mourants se retourne naturellement vers leurs origines, la véritable nature de l’âme de Catherine l’emportait bien ailleurs qu’en sa vieille Toscane. Et, tandis qu’elle volait vers sa propre Patrie, la politique d’Urbain VI devenait pour elle de plus en plus préoccupante. Il faut probablement dater de ces tout derniers temps l’étrange lettre, adressée au pape, qui se rapporte à des évènements presque inconnus aux autres sources. Avec une insistance rare, elle lui prêche la prudence et encore la prudence. Elle le connaît, maintenant, et elle est terrifiée des risques qu’il court d’un cœur léger. On sait, par Christophe de Plaisance, que les Romains étaient alors décidés à entreprendre une guerre contre le préfet de Vico 213 (qui occupait Viterbe) et, par une autre source, que les Siennois envoyèrent en 1379 deux ambassadeurs pour tenter de réconcilier le pape et le préfet. C’est peut-être à cette affaire que se rattachent les observations de Catherine au sujet de la réponse insolente du préfet et du conseil que les Romains vont tenir en conséquence. Elle supplie le pape de traiter ces derniers avec douceur, afin de les conserver dans l’obéissance à l’Église, et de ne pas faire de promesses qu’il ne pourra pas tenir... qu’il apporte un remède au scandale qui croît tous les jours... Que Votre Sainteté... « condescende à l’infirmité des hommes et se procure un médecin qui sache mieux soigner votre infirmité, et n’attendez pas que la mort s’ensuive... Je vous rappelle la ruine qui est venue dans toute l’Italie par la faute des mauvais recteurs... »

Le 6 mars 1380, Christophe de Plaisance écrivait au duc de Mantoue une relation visiblement réticente d’une révolution romaine, qui s’était bien terminée, dit-il, le ter mars précédant sa lettre. Un conflit entre le pape et la commune avait été résolu par la création d’une magistrature nouvelle, confiée à Jean Cenci (celui que nous avons vu Catherine recommander aux bannerets) et à un certain « Nutius Niger ».

C’est d’un point de vue assez différent que notre sainte parle de cette révolution dans sa dernière lettre à Raymond de Capoue, écrite le 15 février 138o, deux mois avant sa mort. Avec l’année 1379 s’est achevée en effet l’activité politique de sainte Catherine dont il nous soit possible de traiter en faisant abstraction du mystère de sa vie intérieure. Nulle citation, nulle analyse ne peuvent dispenser aucun lecteur de l’étude directe de ce dernier texte, testament mystique de cette fille prodigieuse. C’est cependant aussi bien un testament politique, mais de quel style ! Depuis le 1er janvier, mais surtout depuis le 29, dimanche de la Sexagésime, Catherine est en proie à des extases atrocement douloureuses. Le lundi 30, « je me sentis contrainte d’écrire au Christ en terre et à trois cardinaux, aussi je me fis aider et m’en allai dans le bureau. Et, quand j’eus écrit au Christ en terre, je n’eus plus le moyen d’écrire, tant furent les peines qui augmentèrent pour mon corps ». Un peu plus tard, tandis que « l’intelligence restait fixée dans l’abîme de la Trinité, la mémoire était pleine des nécessités de la sainte Église et de tout le peuple chrétien ». Plus tard encore, c’est le Seigneur qui lui dit : « Ne crains pas ; j’accomplirai tes désirs et ceux de mes autres serviteurs... » Le jour de la Purification, « Dieu me montrait le grand besoin qu’il y avait, car Rome était toute pour se révolter, parlant du pape misérablement et avec beaucoup d’irrévérence. Mais Dieu a mis un onguent sur leurs cœurs, et je crois que cela aura une bonne fin... » « Ce n’est pas », conclut-elle un peu plus loin, en décrivant son état extraordinaire, « que je refuse pour cela les choses d’ici-bas, mais, conversant avec ses vrais concitoyens, l’âme ne peut ni ne veut se délecter dans leurs délices, mais dans leur faim, qu’ils ont et qu’ils eurent tandis qu’ils furent pèlerins et voyageurs sur cette terre. De cette manière et de beaucoup d’autres que je ne puis narrer, ma vie se consume et se distille en cette douce Épouse, moi par cette voie et les glorieux martyrs par leur sang. Quand vient l’heure de tierce... vous pourriez voir une morte aller à Saint-Pierre 214, et j’entre travailler dans la nacelle de la sainte Église... je ne voudrais en sortir ni le jour ni la nuit, jusqu’à ce que je voie ce peuple romain un peu affermi et stabilisé avec son père... » Après bien des conseils concernant Raymond lui-même, elle lui recommande encore le dévouement à l’Église et l’obéissance au pape.

À cette lettre incomparable, une annexe était jointe, où Raymond pouvait lire les paroles divines. Étonnante synthèse de la foi catholique : Catherine voyait qu’on n’allait à la Trinité que par Jésus crucifié et que Jésus ne se trouvait que dans l’Église immortelle et de soi impassible. Hélas ! dans ce Corps mystique, combien ne voient que « le vêtement du dehors, c’est-à-dire la substance temporelle », combien peu y cherchent « le fruit du Sang » divin, et perçoivent qu’elle est l’Amour même ! Et le Seigneur exhortait Catherine à offrir de nouveau sa vie. Il l’a destinée à cet exercice, elle « et tous ceux qui la suivent et la suivront ». Le pape Urbain a de bonnes intentions. Dieu permet que par les moyens désordonnés qu’il emploie et « par la terreur qu’il inspire à ses sujets, il déchire la sainte Église. Mais d’autres viendront qui par l’amour la répareront et la rempliront ». L’Épouse fera comme l’âme, qui commence par la crainte et achève par l’amour. « Mais dis à mon vicaire qu’il se pacifie autant qu’il pourra et donne la paix à qui voudra la recevoir. » Et l’Esprit entre dans cent détails sur ce qu’il faudra dire aux cardinaux, sur leur union, leur respect pour le pape, le courage à lui dire la vérité. Cas vraiment exceptionnel dans l’histoire de la sainteté féminine : Catherine unit le souci spirituel et général de l’Église à la perception concrète des conseils pratiques à donner immédiatement au pape et aux cardinaux. Il lui faut se sacrifier « pour la sainte Église et pour ôter l’ignorance et la négligence de ceux que Dieu m’avait mis dans les mains ». « Enlève mon cœur », disait-elle à Dieu, « et presse-le sur la face de l’Épouse »...

À ce paroxysme spirituel, la sainte n’était pas sans éprouver la réaction atroce de la lutte assidue contre les puissances infernales, lutte qui dura jusqu’à ses derniers instants. Nous n’avons pas à en parler ici et peut-être serait-il déplacé de citer saint Paul à ce propos, mais il est remarquable que le dernier texte à donner de Catherine soit celui-ci : « Grâces au Dieu très-haut éternel qui nous a mis dans le champ de bataille, comme des chevaliers, à combattre pour son Épouse avec l’écu de la très sainte foi... Le démon ne sera pas vaincu par la souffrance de nos corps, mais en vertu du feu de la divine, ardente et inestimable charité. » Ayant eu, plus qu’aucun saint peut-être, le sens du mystère de l’Église, elle termine donc sa vie dans l’attitude du combat, apparemment indifférente à la récompense céleste, comme si elle eût voulu prouver que, si haute que soit la vie de l’Esprit, elle encore et toujours lutte, effort et course, comme la vie politique, et comme toute sorte de vie.

 

 

 

 

 

 

CONCLUSION

 

 

Pour résumer et conclure en ce qui concerne le rôle politique de sainte Catherine de Sienne nous dirons qu’elle a travaillé de son mieux à servir les causes qui furent celles des deux derniers papes d’Avignon, Urbain V et Grégoire XI, à savoir la réforme de l’Église, notamment des pasteurs des âmes, la pacification de la chrétienté, la croisade contre les Turcs, le retour du Saint-Siège à Rome. Eut-elle la primauté de ces idées, en fut-elle l’initiatrice ? Évidemment non, en ce qui concerne Urbain V : elle n’avait que vingt-trois ans lorsqu’il mourut, et M. Fawtier a échoué dans sa tentative de la vieillir de dix ans, en bouleversant la chronologie traditionnelle. En ce qui concerne Grégoire XI, l’étude de détail a montré, par la comparaison des dates et des textes, qu’il donna l’impulsion et que Catherine se contenta de suivre, cela pour les différents chefs. Si quelque mystique influença profondément ce dernier pape, quant à la formation du programme de son règne, ce fut plutôt sainte Brigitte, qu’il connut dès sa jeunesse, étant cardinal de Beaufort. La Suédoise et son groupe eurent d’ailleurs une influence plus ou moins directe sur les débuts de la carrière politique de sainte Catherine.

Demandera-t-on, cependant, par quel moyen essentiel parvinrent à la jeune religieuse les consignes de la papauté de son temps ? Très vraisemblablement par son ordre, pourrait-on répondre à priori : de fait tout s’explique s’il en fut ainsi, et tout reste inintelligible dans le cas contraire.

Le bienheureux Raymond de Capoue eut donc le tort, dans sa légende-panégyrique, de négliger d’exposer ce côté positif des faits et d’exagérer l’action de la sainte, en la présentant comme entièrement miraculeuse. Ces défauts furent encore augmentés par ses continuateurs. Catherine ne fut pas la directrice de l’Église du XIVe siècle : elle en fut la servante géniale et inspirée, comme son père saint Dominique avait été le serviteur génial et inspiré de l’Église du XIIIe siècle et plus particulièrement de la papauté d’Innocent III. La vierge commençait ses épîtres par ces mots : « Io Caterina serva e schiava de’servi di Gesù Cristo. » C’est le titre qu’avait pris autrefois le pape saint Grégoire ; il n’en est pas de plus grand sur terre et l’ordre dominicain mit toujours son idéal à servir l’Église et le Saint-Siège.

Elle les servit donc à la manière de son ordre, c’est-à-dire par la doctrine contemplée et prêchée, cela par le moyen de ses entretiens et surtout de ses lettres. Contemplative et prêcheresse, elle inspire une immense admiration, mais il ne faut pas lui attribuer d’autres compétences. Elle n’a rien de l’homme d’État, du politicien, du diplomate, de l’historien. Son information n’a rien de remarquable. Jeune fille, morte à trente-trois ans, son génie, conforme à celui des poètes de sa province et de son temps, n’exclut nullement la simplicité la plus naïve. C’est d’ailleurs cette simplicité grandiose qui lui dicte ses plus étonnantes audaces. À ses yeux, la chrétienté est comme un vaste monastère où les supérieurs seuls ont charge de diriger, de gouverner, de punir, mais où tout saint enfant peut se faire écouter d’eux. Elle ne soupçonne même pas la complexité des points de vue qu’engendre celle des intérêts et des mentalités diverses.

Aussi la crise du grand schisme aurait-elle pu la trouver désemparée. Réduite au comble de la douleur, c’est encore sa simplicité qui lui permettra de prendre parti sans hésiter. En ces circonstances tragiques, elle est plus grande que jamais par la ténacité et le courage héroïques. Sa limite est pourtant dans son incapacité naturelle à comprendre le point de vue des partis adverses. On l’eût bien étonnée si on lui eût dit que de vrais saints, plus tard canonisés, prenaient alors le parti de ces « dimoni incarnati » de cardinaux. Elle eût été plus stupéfaite encore si elle eût su que, trente ans après sa mort, l’Église sortirait de l’impasse par des moyens, somme toute, peu canoniques. Mais quelle n’eût pas été sa surprise en apprenant que le Dominicain saint Vincent Ferrier, théologien éminent, homme d’État, pour de bon, et religieux vénérable, deux fois dans sa vie, en deux circonstances différentes, au moment même où il s’acharnait à prêcher, comme elle, (mais en sens opposé) ce qu’il croyait être la légitimité et le droit divin, avait brusquement changé de point de vue pour se soumettre à la réalité des faits. C’est que la vie de l’Église l’emporte encore sur la théorie, même la plus juste et apparemment la plus féconde.

Se scandaliser de ces limites d’une sainte admirable, ce serait se montrer hagiographe superficiel et chrétien insuffisamment sage. Les tâches auxquelles nous consacrons notre esprit, si primordiales puissent-elles nous paraître, ne constituent jamais l’essentiel de notre vie et n’expriment jamais le tréfonds de notre cœur. Aimer Dieu et le prochain, c’est là toute la grandeur chrétienne. Catherine, âme de feu, aima son Créateur comme elle en était aimée. C’est sa vie intérieure et mystique qui fait seule et la qualité et l’intérêt durable de son action.

Dans les derniers mois de sa vie, des circonstances toutes spéciales la placèrent aux côtés d’un pape bizarre et contesté dont le règne marquait la plus grande crise d’unité qu’ait subie l’Église catholique. En même temps, les Dominicains italiens, privés brusquement de leurs supérieurs ralliés au parti adverse, ne pouvaient plus se relever que par un effort de réforme dont la mémoire de Catherine devait bientôt se trouver constituer le drapeau. La conscience suraiguë de ces drames et l’expérience durement acquise dans les dernières années ayant mûri brusquement son génie juvénile, la sainte se trouva éprouver la sollicitude inquiète d’un conseiller d’État fort peu écouté et toujours mal compris. Fille de l’Église et de son ordre, elle en pâtissait alors l’évolution, comme une mère pâtit la croissance de son fruit. Âme divinement droite, elle constatait, après un bouleversement qui avait anéanti apparemment toutes les traditions ecclésiastiques, la persistance d’abus qu’elle avait jugés déracinables, et qui sont éternels comme la faiblesse même de la nature humaine. De ce rôle nouveau, de cette sollicitude concrète, de cette atroce déception, Catherine devait mourir. Son miraculeux organisme, qui avait trouvé je ne sais quel équilibre dans les jeûnes absolus, les longues oraisons extatiques, les prédications épuisantes et ces directions d’âmes où se croisaient les feux ravissants de toutes sortes de lumières, son organisme, dis-je, ne résista pas au contact quotidien de la curie. Mais, comme la lutte contre soi-même était pour sainte Catherine le seul climat supportable, elle enrichit son offrande de cet univers de tortures intimes et se chargea d’un poids qui la précipita dans l’au-delà, cette fois sans retour. « L’âme », avait-elle dit, « ne peut ni ne veut se délecter dans les délices célestes, mais dans la faim des élus. » Faim rassasiante et dévorante à la fois, dont le spectacle nous confond chez cette fille des hommes, même vu à travers des textes qu’on ne peut goûter que grâce à un effort patient de méditation et d’analyse. À cet effort nous avons apporté, après bien d’autres, mais, nous l’espérons, avant bien d’autres encore qui feront mieux, notre modeste contribution.

 

 

 

Noële M. DENIS-BOULET,

La carrière politique de sainte Catherine de Sienne,

Étude historique, Desclée De Brouwer, 1939.

 

 

 

 

 

 

 



1 Il est d’usage de nommer ainsi notre sainte, mais il faut remarquer, après le savant P. Laurent, professeur au Collège Angélique à Rome, que « Benincasa » n’est pas un nom de famille, mais seulement le nom du grand-père de Catherine, dont le père était appelé, selon la coutume de l’époque, « Iacopo di Benincasa ».

2 Bulle de Grégoire XI, à Catherine. Bullarium ord. ff. Praedicatorum  t. II. Roma 1730 ; pp. 292-293.

3 Legenda, pars II, cap. XV, in fine.

4 Lettre 102 (édition Gigli), après la Sexagésime 1380.

5 Legenda, loco citato. Le même prieur, dans sa déposition du procès de Venise, parle de la tentation de suicide d’un de ses moines qu’il fit échouer grâce à Catherine qui l’avait prévue.

6 Raymond de Capoue, Étienne Maconi, le notaire Christophe de Guidi nous répètent que la sainte dictait en état d’extase. Il faut accepter ces témoignages tels quels, mais, avant d’en faire état, il faut être attentif au sens que les gens de cette époque pouvaient donner au mot « extase ». Je crois que leur sens était celui de saint Thomas d’Aquin qui définit l’extase par le fait de se trouver hors de soi : « extra se ». Il est clair qu’il y a bien des façons d’être « hors de soi ». Pas un mot dans saint Thomas des effets psychiques et somatiques très particuliers décrits par les mystiques modernes. Je sais que ces effets ont été abondamment observés chez Catherine, mais le terme reste assez souple pour que, par « extase », ses amis aient voulu désigner des états assez divers. Cette remarque peut enlever à la discussion du P. Hurtaud (dans sa préface au Dialogue) contre son illustre prédécesseur le P. Chardon, une partie de sa signification. Mais je n’ai pas la prétention qu’elle résolve le problème.

7 Quelques-unes de ces lettres nous ont été conservées (en original, à Sienne). Ce sont des témoignages utiles de l’influence posthume de Catherine sur les siens.

8 « Carissimo e dolcissimo padre, e negligente e ingrato figliuolo in Cristo dolce Jesù » : ainsi commence une des lettres de la sainte. Raimondo delle Vigne appartenait à une famille de jurisconsultes de la cour des rois de Naples. Son père avait été au service de Robert d’Anjou et l’un de ses ancêtres, ministre de Frédéric II.

9 « Protestor autem cuilibet qui leget hunc fibrum quod, teste ipsa Veritate quae nec fallit nec fallitur, nihil fictum, nihil adinventum inseritur in eo, nec saltem in substantia rei gestae, quantum mea fragilisas investigare potuit, quomodolibet falsum. »

10 Il est certain que Caffarini attachait trop d’importance pratique à ces stigmates invisibles dont l’intérêt avait été purement mystique. Il les a « vulgarisés » en les faisant représenter, peut-être par Iacopo Bellini (?), sur deux manuscrits conservés à Bologne et à Sienne. De sa part, il y avait certainement ce calcul antipathique : saint François fut stigmatisé et non pas saint Dominique, mais nous avons, nous aussi, nos stigmates... D’où réclame et bluff autour d’un fait auquel Raymond de Capoue avait su garder son caractère discret et tout intérieur. Sixte IV, en interdisant, par une bulle de 1475, de représenter sainte Catherine avec des stigmates, privilège iconographique de saint François, tirait argument du fait que ces stigmates de Catherine n’avaient jamais été visibles.

11 Il y a peut-être un peu d’exagération à l’appeler, comme on l’a fait, le second fondateur des Dominicains. Toutefois, on ne saurait diminuer l’importance de son généralat (pourtant limité à la moitié urbaniste de son ordre). C’est alors, en effet, que des couvents de stricte observance s’établirent en Italie (avec le futur cardinal Jean Dominici) et en Allemagne. Or, il y avait au moins un siècle que la vie privée (c’est-à-dire l’exclusion de la pauvreté individuelle) avait réduit l’ordre dominicain à une association d’ecclésiastiques, professeurs ou prédicateurs, vivant chacun de ses revenus dans son propre appartement. Raymond, chose remarquable, n’a pas imposé la réforme que tous ses prédécesseurs et tous les chapitres généraux avaient commandée en vain, parfois sous des peines sévères. Mais elle était impossible. Il eut l’idée géniale de laisser se créer des couvents modèles, d’observance primitive, partout où des religieux le demandaient, jusqu’à ce que l’existence d’un de ces couvents fût rendue par lui obligatoire dans chaque province. Il risquait gros, par suite de cette dualité d’obédiences sous les mêmes supérieurs majeurs, et les luttes du XVe siècle le firent bien voir. Mais, enfin, il obtint le premier, dans cet ordre d’idées, un résultat tangible. Deux remarques : 1o la finesse de son génie souple et concret, qui sans faire aucun règlement nouveau et sans forcer personne, réalisa la réforme en bien des lieux ; 2o l’influence, impondérable peut-être, mais certaine et évidente, sur ce magnifique mouvement, de celle à qui il devait et le meilleur de sa vie spirituelle et la réputation qui le fit élever au généralat dès le lendemain de sa mort.

12 MARTÈNE et DURAND, Veterum scriptorum et monumentorum amplissima collectio, t. VI, pp. 5238-5282. Cf. Acta Sanctorum. Apr. t. III, pp. 969-975.

13 Je ne puis insister ici sur la sainteté de ce personnage, assez important dans l’histoire de la Chartreuse. Dom Étienne le Chartreux, comme d’ailleurs Fr. Raymond de Capoue, est inscrit au catalogue des bienheureux.

14 L’édition Misciattelli reproduit à peu près celle de Tommaseo, de 1868, à laquelle il faut joindre, pour cette époque-là, les travaux de Grottanelli.

15 M. Fawtier, par opposition à Raymond et à son groupe, paraît éprouver beaucoup de sympathie pour ce « pauvre », ce « bon » P. Thomas della Fonte, que Caffarini traite avec un certain mépris. Sympathie gratuite, au point de vue de sainte Catherine s’entend. Il suffit de comparer l’abandon confiant, la tendresse ardente des lettres de la sainte au P. Raymond avec le ton de ses lettres au P. Thomas. Il y a même un passage de « l’epistolario » où elle fait allusion à une récente « conversion » dudit Père. Ce passage fait entrevoir un de ces petits drames de communauté comme on pourrait en deviner d’autres si on lisait ces textes avec perspicacité. Le fait qu’il était « rozzo d’ingegno », que c’était un homme simple, peu cultivé, sans malice, ne le désignait pas spécialement pour diriger une aussi grande mystique ; au contraire ! Et pourquoi est-ce le P. Ange Adimari, et non le P. Thomas della Fonte, qui prit la défense de Catherine au chapitre de 1374 ?

16 M. Fawtier donne la reproduction photographique de ces huit originaux, dont six se trouvent à Sienne, un en Sicile et un à Oxford. Ce sont bien des lettres originales, mais non pas de la main de Catherine, puisqu’elle n’écrivait pas elle-même : on y reconnaît sept mains différentes, ce qui prouve qu’en plus de ses trois secrétaires préférés, ceux à qui elle dicta le Dialogue, elle utilisait ses amis comme secrétaires occasionnels. Qu’on ne s’étonne pas de ce petit nombre de lettres conservées en original ; c’est déjà beau pour une correspondance du XIVe siècle, de caractère purement privé. Sur les 382 lettres existant actuellement de Catherine, 372 avaient été publiées par Gigli au XVIIIe siècle, six ont été découvertes par Gardner, deux par Fawtier, deux par Dupré-Theseider.

17 FAWTIER, II, p. 319.

18 C’est la seule exception que fasse M. Fawtier, parce qu’il n’a pu retrouver trace de l’exécution de Tuldo, dont on sait bien par ailleurs qu’il avait été emprisonné pour raisons politiques par la république de Sienne. Argument purement négatif, donc bien insuffisant, car les archives de la cité sont loin d’être complètes pour cette période (1374-1380). D’ailleurs, c’est le procès de canonisation et la notice mise en tête de la lettre par le copiste qui nomment Tuldo. Le texte ne donne pas le nom du condamné.

Il y a bien une autre exception, d’après M. Fawtier, quant à l’authenticité des Lettres. Elle concerne un certain post-scriptum d’une lettre à Raymond, où la sainte raconte avoir appris miraculeusement à écrire. Déjà le P. Hurtaud avait rejeté l’authenticité de ce post-scriptum, parce qu’il est certain que la sainte ne savait pas écrire et que Thomas Caffarini voulait à tout prix qu’elle ait su, afin d’authentiquer une prétendue relique de sa main, une petite prière en vers, que quelqu’un lui avait donnée comme étant d’elle et à laquelle il était fort attaché.

19 M. E. GILSON vient de faire paraître un brillant ouvrage (Héloïse et Abélard, Paris 1938) où il défend l’authenticité des lettres d’Héloïse en ruinant les arguments textuels de Lalanne et de M. Schmeidler, repris et développés par Mlle Charrier. Il ne m’appartient pas de juger du détail de la dispute ni de la valeur positive de son point de départ, mais aucune des savantes explications de M. Gilson ne détruisent la possibilité d’un profond remaniement ou plutôt d’une falsification du texte par Abélard, falsification que l’opposition de la psychologie masculine et de la psychologie féminine rend presque évidente à mes yeux.

20 Ce n’est pas le manuscrit découvert à Vienne en 1931 par M. Dupré-Theseider, mais un autre manuscrit, se trouvant à Florence, depuis longtemps connu, et également de la main de Neri. Il ne contient que vingt-deux lettres, parmi des poésies pieuses. Neri l’avait fait vraisemblablement pour son usage personnel ; aussi avait-il copié les « post-scriptum » dont nous parlons, qui l’intéressaient, et qu’il a supprimés en majeure partie dans son grand manuscrit destiné au public et à la postérité. À moins qu’entre les deux rédactions ne soit intervenu un ordre, par exemple de Raymond de Capoue, de ne recopier que la partie exhortative des lettres (?).

21 Il suffit d’avoir eu l’occasion, comme c’est mon cas, d’écrire la liste des papes au XIIIe siècle avec, en regard, celle de leurs œuvres monumentales à Rome, pour comprendre qu’à partir de la mort de Grégoire IX, la séparation de la papauté et de la ville de Rome est déjà presque un fait accompli. Les papes ne vivent à Rome, au point d’y pouvoir travailler, que quelques années dans l’ensemble de cette période où deux grands conciles se tinrent à Lyon. C’est déjà la politique pontificale du XIVe siècle qui s’annonce. D’ailleurs, c’est le XIIIe siècle (avec le commencement seulement du XIVe, jusqu’à l’avènement des Valois) qui est le grand siècle de la puissance française au Moyen Âge.

22 I. La vie de saint Pierre Célestin mériterait d’être plus connue. Sa jeunesse solitaire, ses fondations multiples en Italie, ses miracles, son caractère à la fois sévère et bienveillant en font vraiment le saint Benoît du XIIIe siècle. On possède un commencement d’autobiographie, dont la valeur psychologique est incontestable.

23 Il s’agissait de s’emparer de la personne du pape pour le faire juger par un concile général. L’acte d’accusation de Nogaret contre Boniface VIII, suite de celui des Colonna quelques années plus tôt, inaugure donc en quelque sorte la longue série des actes de ce genre au XIVe et au XVe siècle ; c’est le premier témoignage de l’idée conciliaire à la fin du Moyen Âge. L’attentat d’Anagni échoua par suite du revirement des habitants de cette ville qui, après avoir ouvert leurs portes aux conjurés, les chassèrent. Le pape épuisé mourut peu après. Sa mort seule ouvrit la porte de l’affreux cachot où le bon fra Jacopone était enchaîné depuis six ans.

24 Et donc sujet direct du roi d’Angleterre, à qui appartenait la Gascogne.

25 La ville relevait alors des Anjou de Naples (le pape ne la racheta qu’en 1348), mais le pays environnant, le Comtat-Venaissin, appartenait au Saint-Siège depuis 1229.

26 C’est à lui que nous devons l’institution féconde et belle d’une procession solennelle pour la fête du Saint-Sacrement, si du moins nous en croyons l’inscription de la fresque de la bibliothèque vaticane illustrant son pontificat. D’autres l’attribuent à son successeur Jean XXII.

27 Par ses promotions nouvelles, il avait mis les Italiens en minorité dans le Sacré-Collège. Déjà Célestin V avait créé une majorité de cardinaux français et napolitains pour se libérer de la féodalité italienne. Le Sacré-Collège avait d’ailleurs compté beaucoup de Français au cours du XIIIe siècle ; l’exclusion des Allemands remontait à Grégoire IX. D’après Mollat, sur 134 cardinaux créés par les papes d’Avignon, 13 seulement furent italiens, 5 espagnols, 2 anglais, 114 « français ». Encore faudrait-il noter que l’immense majorité de ces derniers étaient français de langue d’oc.

28 Il ne faudrait pas exagérer la portée de ce fait et prendre au pied de la lettre les descriptions de Pétrarque touchant la désolation de Rome et des basiliques. En réalité les papes du XIVe siècle travaillèrent à Rome autant que ceux du XIIIe : c’est ce que prouve l’étude minutieuse de leurs livres de comptes.

Après l’incendie du Latran (1308), Clément V envoya de grosses sommes et créa une commission pour la restauration de cette basilique : l’œuvre aboutit de son vivant. Jean XXII reconstruisit la façade de Saint-Paul-hors-les-Murs et la fit orner de mosaïques par le grand Cavallini : on y voyait le portait du pape. Benoît XII reprit la restauration du Latran et entreprit celle de Saint-Pierre, où sa statue (actuellement dans la crypte) fut érigée en souvenir de ses travaux : il y dépensa en tout 50 000 florins. Les comptes de Clément VI sont tout aussi éloquents. À la fin du règne d’Innocent VI, le Latran fut détruit par un nouvel incendie (1361). Urbain V dut, par suite, refaire toute la charpente de la basilique, sous la direction de Giovanni di Stefano (de Sienne), à qui nous devons l’élégant baldaquin encore en place au Latran. C’est à Sienne aussi que furent fabriqués alors les reliquaires des chefs des Apôtres. Par contre, le palais du Latran fut définitivement abandonné ; celui du Vatican, négligé, occupé militairement au moment des révolutions et des guerres, ne fut reconstruit qu’au XVe siècle.

29 En somme, par rapport à l’Italie féodale, la politique des premiers papes d’Avignon fut surtout expectante, et c’est cette abstention qui irrita le plus les Italiens. Elle était pourtant tout à fait logique et sage. Le gibelinisme du XIVe siècle était une force basée sur des conceptions purement théoriques, sur des aspirations unitaires tout idéales. Il fallait la laisser s’user d’elle-même au contact des faits – et c’est ce qui arriva. Il fallait aussi laisser les démocraties italiennes lutter contre la féodalité, élaborer une notion plus moderne de l’État et préparer l’organisation de l’âge suivant. Nos papes étaient fort en avance sur leur temps ; c’est ce qu’on ne comprenait pas.

30 J’imagine que c’est le mot de « Babylone » qui avait ancré dans l’esprit des romanciers du siècle dernier l’idée saugrenue que les toits du château d’Avignon comportaient des jardins suspendus, malgré le mistral ! Il fallut que les archéologues prissent la peine d’en démontrer l’impossibilité. Mais ce sont les historiens qui parlèrent de la « captivité de Babylone », à cause des 70 ans que les papes passèrent en France, comme s’ils y avaient jamais été captifs de quiconque !

31 Tous les personnages ici mentionnés ne sont pas officiellement béatifiés ; aussi, je n’emploie les termes de « saint » et de « bienheureux » que pour ceux dont le culte a été reconnu expressément par le Saint-Siège. J’aurais pu, il est vrai, être moins scrupuleuse, par exemple à l’égard de fra Jacopone, que tous les écrivains, même Ozanam, qualifient de « bienheureux », et dont l’Église a approuvé tacitement le culte public, constamment rendu à Todi, où son monument, élevé en 1596, dans la cathédrale, porte le mot de « bienheureux ». Les grands bollandistes donnent de même au 15 juin la vie et les miracles du « bienheureux » Ange Clareno. Celui-là ne sera jamais béatifié, c’est certain, à présent que ses écrits ont été identifiés clairement et que ses dernières années sont mieux connues. Pourtant, c’est le même cas que Jacopone, et les paroles de ces deux héros rendent vraiment le même son que celles de leurs frères moins compromis vis-à-vis de l’autorité légitime.

32 Ce qui explique en partie cette persistance, c’est le malheureux destin de l’ordre franciscain presque tout entier sous Jean XXII. Fait vraiment paradoxal : le général des Mineurs, Michel de Césène, qui avait été un des plus acharnés contre Ange Clareno et les Spirituels, et qui avait obtenu leur condamnation en 1317, refusa lui-même de se soumettre au pape six ans plus tard, en 1323, lorsque Jean XXII mit fin aux controverses concernant la pauvreté du Christ. Il s’échappa d’Avignon en 1328, se réfugia à la cour de Louis de Bavière, et sa révolte fut la principale cause du schisme de l’empereur. Or, les Franciscains, de par leur caractère populaire, étaient les grands maîtres des puissances d’opinion dans la chrétienté d’alors. Du fait que leur majorité, avec leur général et Louis de Bavière, s’élevait contre le pape, ce dernier devait avoir à s’opposer aux murmures et aux calomnies de l’Europe entière, même si l’antipape échouait complètement dans sa tentative (ce qui fut le cas). Les répercussions du schisme franciscain sur la littérature, sur l’histoire, sur les consciences, devaient être énormes, au détriment des papes d’Avignon.

Cela ne veut pas dire que les Spirituels du groupe Clareno, les ermites du Mont-Majella ou de la Calabre se soient ralliés du même coup à Michel de Césène, et à l’empereur. La vérité est bien plus complexe et il y avait une grande division d’esprit entre ces divers groupes franciscains.

33 En contestant plus ou moins le droit de l’Église à exercer une suprématie temporelle. Déjà au XIIIe siècle le bienheureux Pierre de Sienne faisait un cas de conscience aux clercs de refuser l’impôt dont essayaient de les grever les pouvoirs laïques. L’exemption d’impôt des clercs, le cheval de bataille des papes du moyen âge ! Pierre Pettignano d’accord avec Philippe le Bel !!!

34 Une des découvertes les plus intéressantes qu’ait amenées la publication des registres des papes avignonnais, c’est l’importance de l’effort missionnaire accompli par le Saint-Siège au XIVe siècle. Dans toute l’Asie, mais surtout en Arménie, en Perse, en Chine, où ils organisèrent la hiérarchie épiscopale, dans l’Afrique du Nord, en somme dans tout le monde païen ou musulman alors connu, les papes français envoient des ambassades, des groupes de religieux mendiants, bref, cherchent à faire rayonner partout quelque chose de l’Évangile. À la même époque, l’Église d’Orient produit des tentatives analogues : les saints russes essaient d’implanter leurs fondations jusqu’à l’Oural. Mais, dans le proche Orient, la question était dominée par celle du schisme à résoudre et des Turcs à repousser. Rien de plus complexe que ce double problème qui se confond avec celui de la croisade.

Saint François d’Assise était personnellement dévoré par le feu missionnaire. Mais ses disciples italiens inclinèrent en majorité à la vie exclusivement contemplative et érémitique, dans leur pays même.

35 De fait, pour tous les papes d’Avignon, on a l’attestation, dans leurs registres mêmes, de leur désir ou même de leur projet de retourner à Rome (ou du moins en Italie, à Bologne). Ils n’étaient pas les premiers de l’histoire qui renonçaient à la prise de possession symbolique de Saint-Pierre et du Latran. Saint Célestin V avait fait scandale en se contentant d’une petite procession faite à Aquila, monté sur un âne, car il ne voulait pas se permettre le luxe d’un cheval !

36 Lorsque Benoît XII voulut essayer de s’installer à Bologne, ville des États de l’Église apparemment plus calme que Rome, il envoya des légats préparer son logement. Les Bolonais chassèrent aussitôt les légats. On pourrait multiplier les exemples décourageants du même genre, au cours du XIVe siècle.

37 L’objectivité historique concernant une question est susceptible de progresser au fur et à mesure qu’on atteint mieux les sources proprement dites, c’est-à-dire les documents contemporains sérieux et directs. Or, ces sources abondent pour la papauté du XIVe siècle, surtout depuis que les archives du Vatican ont été ouvertes au public studieux (en 1880). Elles contiennent en effet pour cette période les Registres des lettres papales, les Registres des suppliques reçues, enfin les Archives de la Chambre apostolique (livres financiers) : énorme ensemble, auquel il faut ajouter les documents supplémentaires conservés à Paris, à Avignon, et ailleurs. (Les Registres existent pour la plupart en double exemplaire : l’un fut transporté à Rome dès le XVe siècle, l’autre resta à Avignon jusqu’à la Révolution française.) Une partie de ces archives papales du XIVe siècle est maintenant imprimée et publiée ; le travail, commencé par les Bénédictins du Mont-Cassin, fut continué par l’École française de Rome et par la Görrelgesellschaft de Cologne. Les Annales ecclesiastici de Rinaldi (continuateur de Baronius), qui les avaient utilisées autrefois en partie, sont un ouvrage défectueux et souvent erroné. Les Vitae paparum avignonensium, sources narratives de l’époque, publiées par Baluze au XVIIe siècle, conservent leur intérêt. Par contre, il faut se méfier des « chroniques » anciennes, à caractère littéraire et populaire, comme celles de Froissart, en français, ou des Villani, en italien. Ce sont des textes fort amusants à lire, mais partiaux et farcis de racontars dont beaucoup sont précisément reconnus faux par la confrontation avec les archives. Malheureusement, les chroniques des Villani furent traduites en latin et insérées par saint Antonin de Florence dans ses propres chroniques, ce qui leur a donné une autorité qu’elles ne méritaient guère, notamment en ce qui concerne les papes français. Signalons enfin que l’Histoire des papes depuis la fin du moyen âge, de Pastor, est insuffisante et tendancieuse pour la période avignonnaise.

38 Legenda, II, n° 152 (A.A.S.S. Apr., t. III, p. 900). « C’est qu’il faut qu’on soit une fois bien persuadé que toutes les actions des saints ne sont pas des effets et des marques de leur sainteté, comme le prétendent ceux qui, voulant faire de gros volumes en écrivant leur vie, veulent aussi que tout y entre et que tout y soit admirable. » MAIMBOURG, Histoire du grand schisme d’Occident.

39 Il n’y a pas trace, on le sait, d’indulgence jubilaire à Rome avant celle de l’an 1300. Comment l’idée géniale vint-elle à Boniface VIII, pour réagir contre la décadence de la dévotion à saint Pierre, si vive dans le haut Moyen Âge, et créer de nouveau un mouvement de pèlerinages à Rome ? Historiquement, il faut tenir compte, croyons-nous, de l’indulgence plénière de la Portioncule, attestée en 1277, semble-t-il, et dont l’origine remonte peut-être à saint François lui-même. C’était une indulgence inouïe, jusque-là réservée aux croisades, au pèlerinage de Jérusalem. Saint Célestin V eut l’étrange idée de créer une indulgence plénière, analogue à celle de la Portioncule, en faveur de son propre monastère d’Aquila. Boniface VIII l’abolit et eut beau jeu à réserver cette grâce exceptionnelle, pour une année entière tous les cent ans, à la ville de Rome, capitale de l’Église. Était-ce consacrer l’abandon pratique de l’idée de croisade, alors que venait de tomber le royaume latin de Terre-Sainte ? On avait déjà suggéré cette crainte à propos de la Portioncule. En tout cas, c’était consacrer d’une manière nouvelle l’importance spirituelle de Rome, au moment où la papauté allait se voir contrainte de la quitter pour longtemps.

40 Je dois avouer que je ne comprends pas sainte Brigitte autant que j’en aurais envie, faute de savoir le suédois. Je confesse en outre que j’ai cédé – et cède encore – à la tentation d’en faire une sorte de « repoussoir » pour la merveilleuse sainte Catherine. Et pourtant j’ai étudié bien des fois ses « Révélations » dans la grande édition latine du XVIIe siècle, ou dans la belle traduction française de Ferraige, et toujours avec la même profonde émotion. L’oraison de Brigitte se heurte sans cesse aux mêmes obstacles, et toujours les surmonte, à force de droiture et d’énergie. Quelle pureté de cœur chez la jeune veuve encore impérieuse comme chez la vieille femme à peine lassée des derniers jours ! Mais elle n’était pas très intuitive et je crois qu’elle s’est beaucoup trompée dans sa vie. Sur sa jeunesse, on peut discerner, semble-t-il, une forte influence franciscaine qui contribua beaucoup à lui donner d’Avignon une idée extrêmement noire. Les Suédois étaient très frappés par le prestige impérial ; assez arriérée d’esprit pour son époque, Brigitte parle de l’empereur de la même façon que Dante, et de la chevalerie de la même façon que les romans. Or, l’empereur, de son temps, c’était Louis de Bavière, protecteur des Franciscains condamnés et grand ennemi des papes. Il ne mourut qu’en 1347, et Charles de Bohême était élu en 1346. À partir de cette date, Brigitte est comme libérée ; elle pense sérieusement à venir à Rome, prévoit la réconciliation du pape et de l’empereur, se met en peine pour se faire entendre d’eux, entreprend sa campagne pour la croisade, bref, reçoit sa mission si particulière et si difficile à interpréter correctement.

41 Depuis longtemps, hélas ! de semblables « compagnies » étaient établies dans la péninsule. Des Allemands amenés par Louis de Bavière et abandonnés par lui en constituèrent une dès 1329. D’ailleurs les puissances italiennes, par suite du grand nombre des guerres locales et de la décadence sociale de la noblesse féodale, ne savaient plus se passer des mercenaires. En 1360, les Anglais congédiés ayant pris Pont-Saint-Esprit, près d’Avignon, touchèrent du pape 14 500 florins d’or et partirent pour l’Italie, ils menèrent longtemps leur vie d’aventures. En 1365, Du Guesclin extorqua de nouveau à Urbain V une somme énorme pour emmener en Espagne de nouvelles bandes de soudards qui parcouraient le Comtat-Venaissin.

42 En quittant l’Italie, Urbain leur adressa une bulle qui est une sorte de certificat de bonne conduite pendant son séjour à Rome, à l’usage de ses successeurs.

43 Pérouse prit à son service les mercenaires anglais d’Hawkwood et les lança à l’assaut de Viterbe.

44 Guillaume de Grimoard, abbé de Saint-Victor de Marseille, n’avait jamais été cardinal et était resté, sur le trône pontifical, un moine bénédictin avant tout. Ses biographes contemporains nous racontent son horreur du luxe, son amour de la règle et du travail, sa délicatesse de conscience, son austérité. Ils nous parlent aussi de sa généreuse passion pour la science, qui était peut-être le trait le plus marquant de son caractère : « Je souhaite que les hommes instruits abondent dans l’Église de Dieu. Tous ceux que je fais élever et soutiens ne seront pas ecclésiastiques, je l’avoue. Beaucoup se feront religieux ou resteront dans le monde et deviendront pères de famille. Eh bien, quel que soit l’état qu’ils doivent embrasser, dussent-ils même exercer des métiers manuels, il leur sera toujours utile d’avoir étudié »... À la suite de miracles, des enquêtes canoniques furent faites dans les années qui suivirent la mort d’Urbain V, mais sa béatification ne fut ratifiée qu’en 1870.

45 Le bienheureux Urbain V était célèbre pour ses mots d’esprit. Quand Brigitte lui présenta ses fils, Charles et Birger, et lui demanda l’absolution pour eux, il considéra les lourdes ceintures d’argent ouvragé, alors à la mode, que portaient ces brillants chevaliers dont la mère avait tant maudit le luxe des papes et des rois. « Porter ces affaires-là », dit-il, « me paraît une pénitence suffisante ». Mais Brigitte n’entendait nullement la plaisanterie : « La pénitence, très saint Père, je m’en charge », répondit-elle avec ardeur.

On ne peut pas dire que sainte Brigitte ait eu la moindre influence sur Urbain V. Par contre, il me paraît certain qu’elle en eut une, très réelle, sur Grégoire XI, alors cardinal, et qu’elle contribua à le persuader que le retour du pape à Rome était pour lui un devoir.

46 La mère spirituelle du bienheureux Colombini, l’abbesse de Santa-Bonda, près de Sienne, Paola, était allée à Avignon sous Innocent VI pour faire approuver la réforme de son monastère. Les étonnantes lettres, brûlantes d’une ferveur continue, écrites à cette abbesse par Jean Colombini annoncent de très près (style et esprit) la correspondance catherinienne. Dans tous ces milieux italiens médiévaux, aucune répugnance de l’homme, fût-il prêtre, à accepter la maternité spirituelle d’une sainte femme.

47 Le règne de Jean XXII fut avant tout « l’âge d’or des missions ». C’est l’époque où l’idée moderne de conversion des peuples infidèles commença à l’emporter, dans l’esprit des papes, sur l’idée médiévale de croisade proprement dite. Cette évolution fut favorisée par les circonstances : rapports diplomatiques avec les Mongols, succès des Franciscains en Chine, etc.

48 L’expression latine « passagium » (qui correspond à « passagio » dans l’italien de sainte Catherine) est, à cette époque, le terme officiel pour désigner la croisade. Dans les actes des papes d’Avignon, on trouve souvent « passagium generale » ou « passagium ultramarinum ». Je ne sais à quelle date remonte cette expression. Innocent III, au concile du Latran, en 1215, avait pris comme texte de son discours : « J’ai désiré célébrer la Pâque avec vous avant de souffrir » (Luc, XXII, 15) et, expliquant que Pâque signifie passage, il l’appliquait à la croisade. Mais le terme est sans doute encore plus ancien : il indique assez que, dans l’esprit de l’Église, la croisade était pèlerinage à Jérusalem ou moyen de ce pèlerinage avant d’être guerre aux infidèles.

49 C’est alors qu’Urbain V rappela Albornoz. C’était une gaffe, du moins tous les historiens le disent : il fallait laisser le cardinal achever son œuvre en écrasant les Visconti. On ajoute que l’or de Milan, répandu à flots dans Avignon, fut la principale cause du rappel. Mais c’est peut-être un peu simpliste. N’oublions pas qu’en 1360, lors du traité de Brétigny, Jean le Bon avait accordé sa fille au fils de Galéas Visconti, lequel avança la rançon du roi. Il y avait donc des liens étroits entre la cour de Milan et celle de France. D’autre part, Milan, par position politique et géographique (entre Venise et Gênes par exemple), n’avait qu’un mot à dire pour favoriser ou empêcher la croisade. Urbain sacrifia donc, en 1364, sa politique italienne à cette grande cause d’Orient. Contrairement aux apparences et à ce que croyait sainte Catherine, les deux projets (le retour en Italie et la croisade) étaient en opposition pour toutes sortes de raisons financières, militaires et diplomatiques. Si Urbain V échoua dans les deux affaires, c’est peut-être justement parce qu’il les entreprit toutes deux à la fois.

50 Les faits d’armes continuèrent, après ce coup de main assez ridicule. Amédée VI de Savoie, en 1366, alla aider les Byzantins à délivrer leur empereur, pris par les Bulgares. Pierre de Lusignan détruisit Tripoli (1367) et fit beaucoup de mal au soudan par les exploits de sa flotte. Jusqu’à sa mort en 1369, il essaya d’entraîner l’Occident à sa suite, sans beaucoup de succès réel.

51 Pourquoi le grand et bon roi Charles le Sage fut-il opposé au départ d’Avignon, à cette époque et de nouveau, semble-t-il, dix ans plus tard ? Les explications purement diplomatiques et politiques ne suffisent guère. Le gouvernement français n’avait aucun intérêt positif à ce que le pape demeurât dans le Comtat. Je crois que, si le roi retenait le pape, c’était comme représentant l’Église gallicane, qui tenait à conserver le rôle qu’elle avait acquis depuis longtemps de directrice de la chrétienté. C’est encore ce point de vue qui domina au moment du schisme. Il n’y a pas là d’ailleurs de gallicanisme proprement dit : l’Église de France ne désire pas alors l’indépendance et le particularisme ; elle désire, au contraire, imposer universellement son influence, liée à celle de l’université de Paris.

52 Elle n’avait donc nullement la primauté de cette idée, comme l’insinuent certains hagiographes.

53 Voir son discours supposé dans Raymond de Capoue, Legenda, pars II, c. xv (290).

54 Il est curieux de constater que cette lettre, destinée à être lue par tout un groupe, fut cause, quelques années plus tard, d’un incident assez vif entre don Giovanni et les amis de Catherine, qui l’accusaient de calomnier leur mère. D. Giovanni se disculpa et devint lui-même un « caterinato ».

55 Depuis l’assassinat du roi Pierre (1369), dont l’héritier était encore enfant, Chypre était en pleine anarchie. Des ambassadeurs génois ayant été victimes d’une querelle avec des Chypriotes, la république voulut en profiter pour conquérir l’île, depuis longtemps convoitée, et faire pièce ainsi aux Vénitiens. La reine-mère prit le parti génois contre ses beaux-frères, régents du royaume, et envoya une ambassade à Avignon pour détourner le pape de donner tort à la république de Gênes, qui, en fait, s’empara de Famagouste et imposa son protectorat au malheureux royaume.

Sainte Brigitte, revenant de Jérusalem, se trouvait précisément à Chypre, pour les fêtes du couronnement du jeune roi Pierre II, lors du meurtre des Génois (septembre 72).

56 Une lettre de Catherine au cardinal d’Estaing, datable de 1370, fait déjà allusion à la croisade, quoique d’une manière fort vague. Ce fait poserait la question, très obscure à vrai dire, des rapports possibles entre notre sainte et Urbain V.

57 D’après Mme de Flavigny (Sainte Brigitte de Suède, Paris 1892) qui ne donne pas sa source (peut-être le procès de canonisation de sainte Brigitte).

58 Catherine avait pu d’ailleurs entendre parler de la croisade à Sienne même. En 1368, le roi Pierre de Lusignan était passé par Sienne et l’on nous dit (détail à noter) qu’il était allé tout droit faire ses dévotions chez les Dominicains de Camporeggio, autant dire chez sainte Catherine. Pourtant Florence et Sienne avaient, plus que d’autres cités, besoin d’être excitées sur le « saint passage », pour lequel elles se passionnaient peu, faute d’être de grandes puissances maritimes.

59 Il faut bien comprendre que ce n’était pas une fantaisie romanesque du Saint-Siège, mais une nécessité vitale pour la chrétienté. Les progrès incessants des Turcs, malgré les efforts signalés, constituaient une menace directe pour Constantinople, la Hongrie et même l’Italie du Sud. L’évènement devait montrer, hélas ! combien les papes avaient vu juste.

60 Pierre Roger de Beaufort, le dernier pape français, n’avait que quarante-deux ans lors de son exaltation. Neveu de Clément VI, membre d’une famille qui comptait déjà plusieurs cardinaux, il reçut le chapeau à l’âge de 19 ans, alla étudier le droit à Pérouse, et revint encore en Italie avec Urbain V. Préparé, pour ainsi dire depuis l’enfance, à son rôle pontifical, il s’était fait des convictions fermes et généreuses sur tous les problèmes de l’heure. Prudent, modeste, pieux, foncièrement honnête et bon, en même temps qu’habile et énergique, il eût été un très grand pape s’il n’avait dépensé sans compter, dans une activité prodigieuse, des forces physiques très insuffisantes : il mourut avant la cinquantaine et moins de deux ans après son retour à Rome. Il fut enseveli à Sainte-Marie-la-Neuve (Sainte-Françoise-Romaine).

61 On ne peut exclure le cas où les lettres patentes de maître Élie n’auraient pas été strictement contemporaines du chapitre général, mais l’auraient suivi de quelques mois ou même d’une année, après que fr. Raymond aurait fait ses premières expériences auprès du groupe catherinien. Mais alors il aurait fallu que Raymond demandât ces lettres par correspondance, car Élie ne retourna pas en Italie, et la bulle citée dit « Olim ». D’ailleurs, cela ne modifie pas la substance du fait.

Ce qu’il ne faut pas exclure surtout, c’est que les Dominicains aient eu, pour faire choix de Raymond, d’autres raisons que l’affaire de la croisade : raisons psychologiques, disciplinaires ou même spirituelles. Tout cela se concilie fort bien, et nous ne considérons ici que l’aspect politiqué de l’évènement, en soi assez curieux, car enfin le groupe catherinien était constitué bien avant 13743 Catherine avait été formée (et admirablement) par les pères de Sienne, elle n’éprouvait aucun besoin de nouveaux conseils. Elle aima beaucoup Raymond, mais il ne fut jamais proprement son « directeur ». Il était son fils spirituel et son supérieur canonique.

62 Sainte Catherine passa à Pise presque toute l’année 1375 (peut-être avec des interruptions). Ce séjour prolongé dans la ville maritime, où elle était déjà allée en 1372, ne peut s’expliquer que par les affaires de la croisade.

63 « Istaque fuit causa principalis quodammodo quare ad dictum dominum Gregorium usque Avinionem accessit, ut scilicet eum induceret ad sanctum passagium ordinandum, quod et fecit me teste » (Legenda pars II c. xv (290). Le « quodammodo » s’arrange bien mal dans la phrase : on pourrait se demander s’il n’a pas été rajouté, après relecture du texte, lorsqu’on se fut aperçu qu’il y avait une certaine contradiction entre ce passage et le tout dernier chapitre de la légende rédigé, à la fin de la vie du bienheureux Raymond, sous l’influence et avec l’aide de Caffarini. Ce n’est là qu’une hypothèse.

64 Voir ci-dessus, p. 67-68.

65 Sur la question du retour à Rome, voir plus loin p. 126 et suivantes.

66 L’évêque de Sienne fut utilisé par les légats dans les négociations contre les Visconti. Plus tard, lorsque Florence eût, à son tour, engagé des hostilités contre le Saint-Siège, il offrit de tenter une conciliation. Une lettre du gouvernement florentin l’en remercia officiellement.

67 Il se pourrait même que les espions florentins aient eu vent d’un projet secret de traité qui s’élaborait alors entre le pape et le duc d’Anjou, frère du roi de France, en vue d’investir le duc, avec le consentement de l’empereur, du royaume de Lombardie, aux lieu et place des Visconti.

68 F. Tocco a montré qu’à cette époque, malgré l’approbation accordée, sous Urbain V et sous Grégoire XI, au fr. Paolo dei Trinci qui représentait l’élément orthodoxe de l’Observance primitive franciscaine, les Fraticelles hérétiques abondaient en Toscane et notamment à Florence.

69 De son temps, en 1369, l’empereur ayant voulu établir son quartier général à Sienne, sans aucune intention de porter atteinte aux libertés de la ville, il en fut honteusement chassé par une révolution des plus violentes, à laquelle il ne comprit rien. C’est probablement à la suite de cette révolution que les frères de sainte Catherine, qui appartenaient au parti adverse, furent menacés de mort, puis contraints de payer une énorme amende qui les ruina. Il semble bien qu’ils se réfugièrent dès lors à Florence. L’année d’après, en 1370, ils y demandèrent le droit de cité, en déclarant qu’ils y étaient établis depuis 28 ans, ce qui paraît signifier que leur teinturerie y avait une succursale.

La révolution siennoise précédente, celle de 1355, qui paraît se rattacher au mouvement général créé alors par Albornoz, semble au contraire avoir été favorable à la famille de Catherine. Sur ces deux importantes révolutions, voir les « Documenti per la storia dei rivolgimenti politici del Comune di Siens » publiés en 1906 par M. J. Luchaire.

70 Des « huit saints », du nom donné ironiquement par les Florentins aux magistrats chargés de la conduire contre le Saint-Siège.

71 Notamment par Gherardi (Archivio storico italiano, 3e série, V-VIII) et par ceux qui ont utilisé ses travaux.

72 Les archives du Vatican abondent en documents concernant des plaintes des administrés contre les fonctionnaires pontificaux. Grégoire XI y répond toujours par les recommandations les plus sévères et les plus minutieuses à ses représentants en Italie ; il tient compte des moindres protestations, a toujours tendance à donner raison aux sujets, bref se montre extrêmement soucieux de justice. Répétons-le : il y a toujours eu des abus, mais on ne voit pas toujours les administrés si libres de s’en plaindre, ni l’autorité suprême si empressée à réparer les fautes commises. Le pape alla jusqu’à destituer un légat, l’abbé de Marmoutiers, bien que, dit-il, il ne soit pas certain des torts qu’on lui reproche. De fait, il l’éleva aussitôt au cardinalat.

73 Nationalisme et anticléricalisme furent donc les deux pôles de la guerre des huit saints. Notons toutefois qu’en beaucoup de cités italiennes, la présence d’un podestat étranger aux rivalités locales était souvent considérée comme une bénédiction. Albornoz fit le bonheur de Rome le jour où il remplaça le sénateur romain par un sénateur annuel étranger. Le premier nommé, fait notable, fut un Siennois, Raimondo de’ Tolomei. Le roi de Chypre, Pierre de Lusignan, fut sénateur à Rome dans la même période. Ces deux aspects se concilient d’ailleurs. On aimait à avoir un magistrat étranger à la cité, mais non pas au pays. C’est le « Français », le transalpin comme tel, qui était haï, preuve du remarquable progrès de la nationalité italienne au cours du XIVe siècle.

74 L’édition la plus courante de l’Epistolario est malheureusement celle de Tommaseo, réimprimée sous le nom de Misciattelli. Or, Tommaseo, travaillant en plein « Risorgimento », a annoté le texte avec des réflexions politiques toutes personnelles, ayant fort peu à voir avec le XIVe siècle, si ce n’est quant au patriotisme italien qui l’inspirait. Quand il écrit « Grégoire XI », il pense « Pie IX ». Ce n’est rien quand on le sait, mais la loi du moindre effort a souvent fait prendre ces notes au sérieux par ceux qui lisent plus volontiers les notes que les textes.

75 Je crois que dans tous ces textes catheriniens « prelati » désigne les évêques et supérieurs majeurs, « pastori » les curés ou prêtres chargés d’âmes, « rettori » les gouverneurs laïques relevant directement ou non de l’Église. En 1372, Grégoire XI fait réformer les monastères de Pérouse ; en 1373, il se plaint du mauvais état de ceux de Pise et de Florence et commande qu’on les corrige, etc. Voilà le genre de faits à rapprocher des lettres de sainte Catherine.

76 Cette expression de « démons incarnés », qui revient si souvent dans les textes de Catherine, est la principale de celles qui choquaient nos bons gallicans du XVIIe siècle, au point de leur faire croire que les lettres de la sainte n’étaient peut-être pas authentiques, surtout celles qui traitaient avec la plus rude violence l’antipape Clément et les cardinaux du schisme. Mais Catherine employait ce terme bien avant la période des grandes divisions politico-ecclésiastiques ; il n’était donc nullement réservé aux polémiques et il me paraît clair qu’il ne faut pas l’entendre au sens propre, nul théologien ne pouvant admettre que les démons s’incarnent dans la personne de certains pécheurs. Je crois plutôt que Catherine n’a pas inventé le terme et qu’il était courant dans les milieux monastiques et mystiques pour désigner très précisément les objets de scandale. Comparons la parole de l’Évangile adressée à saint Pierre : « Retire-toi, Satan, car tu m’es un scandale. » Ceux qui causent le scandale font l’office des démons, ils sont le démon même, c’est-à-dire l’esprit tentateur qui porte au péché, donc le démon sous forme humaine ou « incarné » pour l’âme qu’ils entraînent au mal. L’expression a donc un sens précis, restreint et pour ainsi dire technique. C’est moins une injure qu’une façon pittoresque et subjective de désigner le scandale. Je suppose qu’en cherchant bien on la trouverait chez les écrivains spirituels antérieurs à sainte Catherine.

77 Une troisième lettre de Don Giovanni nous apprend que, d’après lui, « les purs et innocents ne se peuvent excommunier, selon ce que disent les décrétalistes ». Il s’agit de trois jeunes moines florentins qu’il a envoyés à Catherine et que son confesseur (l’Augustin Jean Tantucci, adjoint de Raymond de Capoue) a refusé de recevoir comme excommuniés. Notons qu’il se plaint de Jean Tantucci et non de Catherine, qui les a bien reçus. De même, dans la lettre citée : « Aucun innocent ne peut être excommunié. S’il l’est, cela ne vaut pas auprès de Dieu... »

78 Ne pouvant raisonner que sur les textes donnés, on doit toujours réserver le cas où la partie supprimée par les copistes ajouterait quelque élément imprévu. Cela ne paraît pas être, à vrai dire, le cas de la correspondance avec Grégoire XI. Les missives conservées semblent l’être intégralement. Seulement, il est certain qu’il y en a eu de perdues. Le 25 mars 1374, relatant la visite d’Alphonse de Valdaterra, Catherine dit : « J’ai écrit une lettre au Saint-Père. » Or la première lettre que nous possédions, adressée à Grégoire, est de janvier 1376. Pour le contenu de celle ou de celles qui précédèrent, on est réduit aux conjectures.

79 Depuis novembre 1373, Florence, officiellement alliée au pape contre les Visconti, était en rapports suivis et secrets avec eux. Grégoire ne put, dès lors, rien obtenir de sa soi-disant alliée. En 1375, Bernabò ne pouvait, à son tour, refuser son amitié aux Florentins, mais il les traita à peu près comme ils avaient traité le pape : officiellement leur allié, il en fit le moins possible, et s’arrangea ensuite pour tenir le rôle d’intermédiaire et de négociateur.

80 Lettre 1 de l’édition Gigli, 185 de l’édition Tommaseo.

81 Catherine, bien que Siennoise, était presque Florentine d’adoption puisque ses frères étaient, nous l’avons vu, depuis 1370, citoyens de Florence, et que sa famille y avait d’importants intérêts depuis fort longtemps.

82 Ed. Gigli, 1, 4 ; Tommaseo, 1, 196.

83 « Ils ordonnèrent que je me rendisse de la part de cette vierge auprès du Souverain Pontife afin de calmer sa colère. » La formule est étrange, assurément. Il ne faut pas exclure que Raymond ne soit allé à Avignon en partie pour d’autres affaires : dans les mêmes mois, deux lettres de Catherine à des prélats italiens en cour d’Avignon, traitant du choix d’un vicaire pour l’ordre, contiennent ces mots : « S’il fallait, pour cela ou pour toute autre chose utile à la sainte Église, que frère Raymond aille à vous, écrivez-le ; il vous obéira toujours. »

84 Ed. Gigli, 1, 5 ; Tommaseo, 1, 206.

85 Le chiffre, donné par un chroniqueur, me paraît exagéré.

86 Ed. Gigli, 1, 6 ; Tommaseo, 1, 229.

87 Nous ne partageons pas ici l’opinion de M. Fawtier, pour qui la lettre est de fin mars ou début avril. Catherine avait eu le temps de recevoir des lettres de Raymond, depuis son arrivée à la cour, elle avait entendu parler de l’enrôlement des Bretons (la gente che avete soldata). « Costà » ne peut désigner qu’Avignon ; et elle dit : « Subito vengo costà », et non « vado ». La lettre est sans doute de fin mai, envoyée au moment de partir. Sur ce point et sur quelques autres, mes conclusions rejoignent celles de Mademoiselle Alessandrini : Il ritorno dei papi da Avignone (Archivio della R. Società romana di storia patria, 1933-34), dont je n’avais pas encore lu le travail lorsque j’écrivis ces pages.

88 Raymond de Capoue a brossé un tableau de légende en nous racontant que les prieurs (en groupe ?) étaient sortis de la ville pour rencontrer la sainte et conférer avec elle de sa mission : il oublia que ces magistrats, pendant la durée de leur mandat, n’avaient pas le droit de sortir du Palazzo Vecchio, où ils habitaient et donnaient leurs audiences. Ce n’est qu’un détail, mais ce qui est exagéré jusqu’à la complète déformation, c’est de nous dire, comme tant d’hagiographes, que Catherine fut « ambassadrice » de Florence à Avignon.

89 Elle fait toujours allusion alors à la croisade, soit dans ses lettres au Saint-Père, soit dans celles qu’elle adresse à des prélats italiens d’Avignon.

90 Ils avaient quitté Florence, en effet, le 2 juin et ne s’étaient donc guère hâtés. Ils étaient cependant arrivés depuis quelque temps le 17 juillet. Les dépêches des agents des puissances à Avignon nous renseignent sur leur séjour : on peut noter, avec M. Fawtier, qu’aucune ne nomme seulement Catherine, preuve certaine qu’aucun diplomate ne pouvait prendre au sérieux sa « mission » toute morale.

91 Il est juste d’ajouter que Raymond lui-même, s’il n’accuse pas son héroïne de naïveté, s’étend sur l’hypocrisie du gouvernement florentin en cette affaire et sur la tromperie dont la sainte fut victime. Il raconte même que le pape disait, avant l’arrivée des ambassadeurs : « Crede mihi, Catherina, ipsi deceperunt et decipient te ; ipsi non minent, et, si mittant, talis erit missio quod nihil valebit. » Lorsqu’ils furent à Avignon : « perpendens eorum versutias venenosas, fassa est summum pontificem fuisse prophetam », la bonne sainte dut avouer que le pape avait été prophète ! On ne peut raconter plus clairement les phases de son erreur. Legenda, pars III, c. VIII (420).

92 Ce Florentin, qu’elle appelle « frère très cher », a laissé la réputation d’avoir été le plus grand fripon de son siècle. Mais peut-être ceux qui nous l’ont transmise n’étaient-ils pas eux-mêmes de fort honnêtes gens.

93 En fait, la guerre de Florence et le schisme qui s’ensuivit furent les principales causes de l’abandon de la guerre contre les Turcs, abandon qui devait rendre possible, au siècle suivant, la perte de Constantinople.

94 Il y avait eu, cette année-là, à Avignon, une assemblée générale des chevaliers de Rhodes, qui avait décidé, en exécution de la bulle du 8 décembre précédent, l’envoi en Orient d’un contingent, lequel devait quitter l’Italie en mars 77.

95 Il était lieutenant général en Languedoc et lutta victorieusement contre les Anglais en Guyenne.

96 La béatification de Charles de Blois († 1364), prétendant malheureux au trône de Bretagne, fut proclamée en 1904 par Pie X, contestée qu’elle était depuis Benoît XIV. En réalité, Charles fut canonisé par Grégoire XI dès septembre 1376, comme le prouve un passage trop peu remarqué d’une lettre de Christophe de Plaisance, ambassadeur de Mantoue à Avignon : « ... et de presenti edomada recesiset papa, nisi quod in die mercurii, qui erit X presentis mensis, ducem Britanie qui, uti audio, fuit justus dominus, canonizat, et in die jovis celebravit sic misam canonizationis in Sancto Dominico, in die veneris duodecim presentis mensis faciet publicum consistorium et ibi... dabit benedicionem omnibus cortesanis et pronunciabit sicut transfert curiam de civitate Avenionense ad Urbem... ». Cette lettre est datée du 7 septembre. Ainsi, le pape retarda son départ d’une semaine et ne quitta Avignon que le 13, parce qu’il voulut effectuer la canonisation de Charles de Blois avant de partir.

97 On ne sait cela que par ces deux sources. Ce ne fut d’ailleurs qu’une velléité. Il n’est pas impossible que le duc d’Anjou l’ait eue avant de rencontrer Catherine : ses relations étroites avec Philippe de Mézières, qui était venu avec lui à Avignon l’année précédente, suffiraient à expliquer ce projet.

Nous avons déjà nommé deux fois (voir ci-dessus, p. 77 et 85) ce brillant cadet de Picardie, ami, puis chancelier du roi de Chypre, Pierre de Lusignan, qui se servit de lui pour ses démarches diplomatiques en vue de la croisade. À la mort du roi, Philippe de Mézières se retira d’abord à Venise, dont il fut fait citoyen d’honneur, puis à Paris, où il conquit la confiance de Charles V. En 1375, il accompagna le duc d’Anjou à Avignon, puis s’en fut à Milan pour gagner Bernabò à l’idée de croisade, dont il avait été toute sa vie le propagandiste infatigable. En 1376, il était, je crois, à Milan ; aussi ne put-il rencontrer sainte Catherine, avec laquelle il se serait si bien entendu, à cette date. Mais il est possible que le duc d’Anjou passant pour s’intéresser spécialement à la croisade, ait été mis, précisément pour cette raison, en rapports avec la sainte, lorsqu’il arriva à Avignon. Écrivain très abondant, tant en latin qu’en français, Mézières laissa toute une littérature sur les questions touchant à la croisade, lorsqu’il mourut au couvent des Célestins de Paris, où il s’était retiré à la mort de Charles V. C’est là qu’il connut le jeune Pierre de Luxembourg, futur cardinal de Clément VII et futur bienheureux dont il contribua à orienter le destin. M. N. Jorga a consacré une belle thèse française à ce très intéressant personnage. (N. Jorga, Philippe de Mézières, Paris 1896.)

98 Ce renseignement ne provient pas du procès, mais nous l’avons de sources sûres : les comptes du pape et ceux du duc. Réflexion faite, j’exclus l’hypothèse d’une influence exercée par Catherine sur Louis d’Anjou au sujet du retour du pape à Rome. Il faut en effet que ce gros emprunt ait été négocié dès le début d’août (époque où le duc était donc déjà auprès du pape) pour que l’aumônier et les deux écuyers envoyés d’Avignon au château d’Angers avec mission d’y prendre les 60 000 florins d’or aient eu le temps d’acheter, à Angers même, les chevaux nécessaires pour le transport de cette somme jusqu’à Lyon (on a trace des sommes versées à différents marchands de chevaux), d’effectuer ce voyage, puis le transport par eau de Lyon à Avignon. Toutes leurs dépenses étaient déjà ordonnancées en date du 6 septembre, et, le 20 septembre, le trésorier du pape emportait à Marseille 88 713 florins dont faisaient partie certainement les 60 000 du duc. Or, au début d’août, en supposant même que le duc ait déjà vu Catherine, ce qui est peu probable, elle ne pouvait avoir eu le temps de l’influencer à ce point. Allons plus loin : Grégoire savait qu’il ne pouvait partir sans être muni d’une grosse somme ; il avait déjà engagé beaucoup de dépenses ; il avait donc dû prévoir à qui il emprunterait, car peu de personnes, au XIVe siècle pouvaient disposer d’un coup de 60 000 florins. Reste à expliquer comment ce prince, venu à Avignon pour retenir le pape de toute son éloquence, d’ailleurs fameuse, décidait immédiatement de lui avancer une somme, énorme pour l’époque, nécessaire au départ dont il se faisait ainsi l’instrument. S’il avait mission du roi, il faut avouer qu’il la trahissait étrangement. Mais peut-être la mission était-elle tout apparente : je crois qu’il ne s’agissait que d’une démonstration officielle, d’une cérémonie destinée à enregistrer solennellement la protestation du gouvernement français contre un départ auquel on ne pouvait plus opposer rien d’effectif.

Le pape comptait bien exiger des Florentins vaincus une amende assez forte pour se libérer vis-à-vis du duc, mais son attente fut trompée, et ses successeurs eux-mêmes furent longtemps engagés vis-à-vis des héritiers du prêteur. Sur toute cette affaire, voir l’étude de M. Mirot dans les Mélanges d’archéologie et d’histoire de l’École française de 1897.

99 Nous avons aussi une lettre de Catherine adressée au duc d’Anjou lui-même, pour l’encourager dans son dessein et l’exhorter à prendre la croix avant que le pape n’ait quitté Avignon. Ces trois lettres sur la croisade (au pape, au duc, au roi) sont strictement contemporaines.

100 Avec M. Fawtier, nous croyons volontiers que certaines des lettres de la sainte ne parvenaient pas ou même ne partaient pas, car l’occasion de l’envoi n’était pas toujours facile à trouver. Comment, dit avec raison cet auteur, eût-on pu avoir communication, pendant le schisme, de lettres restées en la possession de clémentistes aussi notoires que Charles V ou le duc d’Anjou ? Il ne faut pas exclure cependant la possibilité de doubles pris, dès la dictée, pour les lettres importantes du moins. Je dois signaler que M. Delachenal (Histoire de Charles V, t. V, p. 9) admet la possibilité d’une influence de la missive catherinienne sur le roi de France, qui, l’année suivante, en 1377, fit offrir aux Anglais des conditions de paix extraordinairement généreuses. Le fait peut d’ailleurs s’expliquer sans Catherine.

101 Voir ci-dessus, p. 66-71.

102 Dans les lettres de la sainte, en cette période, adressées à d’autres personnages, je ne relève qu’une allusion au retour à Rome, et elle est fort brève. Il s’agit d’une lettre au cardinal Orsini, peut-être de 1374.

103 Sainte Catherine de Suède dépose au procès de sa mère que le pape, ayant reçu de cette sainte une certaine « révélation » à ce sujet, lui fit demander des éclaircissements par l’abbé de Marmoutiers. Alphonse de Valdaterra déclare de son côté que, non content de cette correspondance, Grégoire XI le manda lui-même à Avignon pour traiter oralement de la question du retour à Rome. Il y alla, emportant les dernières « révélations » de Brigitte, et le pape envoya une dernière réponse à la sainte. Malgré le préjugé violent, on peut dire la haine contre Grégoire que respire le texte du confesseur de sainte Brigitte, il me paraît prouver que le pape ne méprisait pas les mystiques et tenait compte de leurs inspirations autant que la réalité politique le lui permettait. Curieuse et, à certains égards, admirable époque !

104 Léon Mirot, La politique pontificale et le retour du Saint-Siège à Rome an 1376. Paris 1899.

105 Dans l’Archivio storico italiano, t. 43 et 44 (1909).

106 Il déclare à l’empereur qu’il a formé ce dessein dès le début de son pontificat et c’est incontestable, puisque Christophe de Plaisance y fait allusion dès septembre 1371 et que les lettres du pape, adressées, vers la même date, aux Florentins, aux Lucquois et aux Siennois, ne sauraient avoir d’autre sens.

107 Voir plus haut, p. 88.

108 Voir ci-dessus, p. 91 et suiv.

109 Voir ci-dessus, p. 96-101 et 106-110.

110 Les études du P. Denifle ont montré que la guerre de Cent ans avait ruiné l’Église de France plus que les autres ordres de la nation, au point que le résultat financier le plus clair de la lutte fut la transformation de la fortune immobilière française, jusque-là épiscopale ou monastique pour la plus grande part. En outre, les papes d’Avignon exigeaient des clercs français de lourds impôts ou permettaient au roi de les exiger pour les besoins de la guerre. L’Église de France payait incomparablement plus que les autres Églises : elle avait alors toute la gloire de la papauté, mais elle en faisait presque tous les frais.

111 Deux autres lettres, écrites entre celle-ci et son départ pour Avignon, contiennent des exhortations tout à fait analogues.

112 On trouve presque la même phrase dans la lettre à Niccolo da Osimo, protonotaire apostolique et, lui aussi, ami de Raymond de Capoue. L’allusion dans celle adressée au cardinal Corsini est plus vague.

113 Dès le mois de juin 1376, la chambre apostolique acquittait le coût d’un contrat de location de deux galères marseillaises, retenues donc avant l’arrivée de Catherine. Déjà un courrier avait été envoyé à Naples pour réclamer l’envoi des vaisseaux promis. Des serviteurs étaient partis pour Rome avec des vins afin de constituer la cave pontificale. La chapelle du pape partit le 9 juillet. Le rendez-vous à Ostie était alors fixé au 20 septembre. Dès le 17 juillet, la galère personnelle du pape, envoyée par Ancône, l’attendait à Marseille. Le plus curieux est de voir les Anciens de Pise (ville alors sous le coup de l’interdit) décider, le 14 juillet, qu’on enverrait cependant au pape la galère promise et qu’il réclamait en date du 25 juin !

114 De fait, il fit preuve de plus de cohérence dans ses actes que son saint prédécesseur Urbain V, dont la bonhomie était quelquefois un peu fluctuante. Et pourtant le bienheureux Urbain V, comme bientôt saint Vincent Ferrier, ne croyait pas aux « révélations ». Ces questions psychologiques me paraissent bien plus complexes qu’à Mlle Alessandrini (Il ritorno dei papi da Avignone, dans Archivio della Società romana di storia patria, t. LVI). Je ne puis arriver à comprendre comment cet auteur (dont le travail n’est d’ailleurs pas sans mérite) peut déclarer que Grégoire XI annonça son départ « avec désordre ». Ce qui frappe dans la politique de ce pape, c’est l’énergique convergence des efforts tentés pour réaliser en même temps la paix européenne, la croisade et le retour à Rome.

115 De même Collucio Salutati, parlant des vertus du pape : « ...et, quod in principe tali splendidissimum approbatur, veritas et constantia dictorum factorumque est ». On ne peut que s’affliger de constater la mauvaise réputation faite par les hagiographes à la « faiblesse » d’un homme qui réussit à accomplir, à force de volonté, cette grosse affaire du déménagement de la papauté d’Avignon, installée depuis 70 ans et devant secouer d’un coup toutes ses habitudes acquises.

116 Que sainte Catherine elle-même ait cru à la faiblesse de caractère du pape, ce n’est pas douteux. Mais elle croyait à la faiblesse de la grande majorité des humains, de ses amis, de ses confesseurs (de Raymond notamment), de tous les supérieurs ecclésiastiques ou à peu près. Elle n’avait pas tort, à son point de vue de contemplative qui, considérant l’homme sous l’angle de l’absolu, distinguait trois catégories de gens : les saints comme elle (elle ne paraît pas en avoir réellement connu, si l’on en juge par sa correspondance), les « démons incarnés », les scandaleux, très nombreux, hélas ! et les faibles qui se nomment légion. En cette troisième catégorie, elle plaçait tous ses supérieurs légitimes, tous ceux qui, détenant l’autorité, n’en faisaient pas l’usage universel immédiat qu’elle croyait possible. Mais cette manière de voir n’est pas assez humaine pour nous fournir une véritable observation historique. N’oublions pas que nous avons affaire à une jeune fille extatique, qui n’a pas encore trente ans.

117 Il s’agit bien, je crois, d’une séance solennelle de protestation pour laquelle le duc d’Anjou, présent à Avignon depuis un certain temps (et ayant déjà promis, nous l’avons vu, ses 60 000 florins), a attendu l’arrivée de son frère de Bourgogne. Notons que notre agent siennois ignore totalement le rôle de sa sainte compatriote auprès du pape et ne la nomme jamais.

118 Dès le début d’août, des travaux étaient entrepris au Vatican. Au milieu du même mois, des sommes sont versées à deux boulangers de Marseille pour fabrication de biscuit, sans parler des 384 quintaux fabriqués à Avignon même. Des écuries sont louées à Marseille pour loger les chevaux en attendant l’embarquement ; toute la cavalerie est ferrée à neuf. Un pareil déménagement ne se préparait pas en un jour ! ! !

119 Je n’arrive pas à me persuader du sérieux de l’opposition du roi de France au départ pontifical, malgré tous les témoignages contemporains. Évidemment, il n’était pas dans la manière française d’user de la force contre le pape, comme les empereurs avaient fait si souvent. Mais on aurait pu du moins (Philippe le Bel l’avait fait) user de menaces et non pas seulement de prières. L’armateur de Marseille qui loua des galères au pape était Étienne de Brandiz, lequel portait le titre de « maître du port de Rouen », (alors arsenal royal) ; il était l’homme de Charles V. Or, sa conduite est comparable à celle du duc d’Anjou : il favorise le départ. Il y a encore autre chose : les rois de France étaient contents de leurs bons rapports avec Avignon, mais ils eussent préféré pouvoir l’acquérir. Christophe de Plaisance rapporte un bruit d’après lequel, en mai 1376, le pape aurait envoyé un cardinal à Paris pour demander au roi des fonds pour son voyage, et lui proposer de lui inféoder Avignon. C’eût été très habile de la part du pape, dont le roi serait devenu vassal pour le Comtat, et il aurait prouvé ainsi sa volonté de s’éloigner à jamais. Mais il eût été contraire à la tradition capétienne d’accepter un tel marché, le roi de France n’étant vassal de quiconque, pas même du pape. D’ailleurs, dès que Grégoire fut en Italie, il dut se plaindre des officiers français qui passaient le Rhône et implantaient leur administration sur ses terres du Comtat.

120 L’exemple est d’autant mieux choisi qu’Urbain, au moment même de s’embarquer à Marseille, en 1367, avait dû s’emporter violemment contre les protestations indiscrètes des cardinaux.

121 À qui connaît un peu le Moyen Âge il apparaît clairement que le pape n’a pas accepté cette « direction » sans prendre toutes ses sûretés au sujet de la sainteté de Catherine (comme Urbain V avait fait, par exemple, pour le bienheureux Colombin). De fait, le Procès nous raconte un certain examen subi par la tertiaire de la part de trois théologiens d’Avignon, et « permis » par le pape, lequel examen ne manque pas d’une allure inquisitoriale assez caractérisée dans sa forme pourtant discrète. Maconi dépose en effet que le médecin du pape, un Siennois, lui fit remarquer le lendemain qu’il était heureux que Catherine s’en soit bien tirée, « sans cela, elle n’aurait jamais fait pire voyage ». À la fin de l’été, au contraire, Grégoire était convaincu et considérait la Dominicaine comme une sainte évidente. Cf. le mot de Giovanni delle Celle : « ... papa ... eam prudenter examinavit et sagaciter inquisivit... » C’est sans doute au début du séjour que la nièce du pape, soupçonnant l’extase de Catherine, lui enfonça un poinçon dans le pied, pour s’assurer de son insensibilité.

122 Je traduis à peu près littéralement, cette fois encore, mais resserrant un peu certaines phrases très diffuses, je n’ose mettre des guillemets. Les hagiographes admettent qu’il s’agissait d’un faux attribué au vénérable Pierre d’Aragon, franciscain célèbre. Je ne voudrais pas fatiguer le lecteur, mais, faisant le travail de reconstitution de la prophétie reçue, d’après les citations directes ou indirectes de Catherine, j’obtiens un texte qui est parfaitement attribuable à ce bon franciscain ou à quelque autre « serviteur de Dieu », et pas nécessairement du parti adverse, car je ne vois pas qu’il ait eu pour but de détourner le pape du voyage, malgré les prophéties de malheur qu’il contenait. Seulement, on pouvait bien le sortir pour cet usage et c’est sans doute ce qu’on a fait. Pour tout dire, l’auteur ne s’est pas révélé mauvais prophète, puisque Grégoire XI (délicat de complexion et surmené, il est vrai) est mort dix-huit mois après son départ d’Avignon et qu’en mettant le retour en Italie avant la croisade, il a abouti à ce que celle-ci n’ait pas lieu. Mais peut-on faire discuter entre eux les prophètes ?

123 Avouerai-je, pour finir, qu’en tout cela j’admire encore plus le pape que la sainte ? Elle, jouissant, jusque dans l’angoisse, de cette meilleure part qu’elle a si fermement choisie, reçoit les mystérieuses communications du Seigneur, mais lui, pour Le servir, doit lutter contre ses propres scrupules et faire face à toutes les nécessités en même temps. Il y a, chez Grégoire XI, du saint Charles Borromée : comme lui, produit inquiet du népotisme, soucieux dès sa jeunesse de consacrer à l’Église toutes les forces de son corps et de son génie, il unit beaucoup d’énergie à la souplesse et à des scrupules assez caractérisés. Son propre frère, à cette époque, était depuis plusieurs années prisonnier des Anglais qui avaient fixé la rançon à un chiffre très élevé, un pape pouvant évidemment payer. Cependant Grégoire, qui s’endetta sans compter pour gagner son siège de Rome, s’inquiétera en vain, jusqu’à sa mort, de trouver les fonds pour délivrer son frère. La question de la rançon de Beaufort fut une des causes du schisme. Urbain VI ne sut pas faire, à son avènement, le geste généreux et habile que lui conseillaient les cardinaux.

124 Il est clair que l’historien peut raisonner sur les faits, non sur les possibles. Personnellement, je crois que Grégoire XI serait parti sans Catherine, mais je n’oserais pas soutenir cette opinion, puisque, de fait, elle a poussé à la roue.

125 Cette humilité insistante est sans doute ce qui, dans la déposition de Barthélemy, paraît le plus suspect et le plus éloigné de la manière habituelle de Catherine. Il est vrai que nous en jugeons par ses lettres, qu’elle dictait toujours « en extase », dans un état second créé par la contemplation actuelle. En conversation, j’imagine qu’elle se montrait plus modeste, plus humaine, et plus femme.

126 Plusieurs auteurs italiens récents ont insisté sur une longue note en forme de lettre que Thomas Caffarini ajouta, au procès de Venise, à la déposition d’un certain Mino di Giovanni, lequel n’était pas, semble-t-il, du voyage d’Avignon, non plus que Caffarini lui-même. (Raymond de Capoue, Étienne Maconi et Barthélemy Dominici sont au contraire des témoins directs.) Mino s’étant excité sur la merveille de la « virginella » disputant à Avignon avec pape et cardinaux et les faisant tous revenir à Rome « uti agnos mansuetos », Caffarini éprouva le besoin d’apporter quelques correctifs, en disant que telle était en effet « l’opinion du vulgaire », mais qu’en s’en tenant à la déposition de Barthélemy, l’histoire du vœu révélé ne prouverait pas que Catherine fut proprement cause du départ. D’ailleurs, même si elle avait été cause de ce départ d’où résultèrent ensuite tant de maux, il ne faudrait, pas conclure de ces maux que le retour n’était pas conforme à la volonté de Dieu. Là-dessus le théologien raisonne longuement en donnant des exemples analogues, etc. Les auteurs qui tiennent à garder de cette affaire la conception « traditionnelle » et hagiographique en concluent que les témoins du Procès ont eu tendance à minimiser l’action de Catherine sur Grégoire XI, à une date (1415-16) où les deux fractions du schisme, lasses de s’excommunier depuis plus de trente-cinq ans, en arrivaient à maudire non seulement la double élection de 1378, mais même le retour à Rome de 1376, qui l’avait permise. Le concile de Constance s’ouvrait ; on tendait à la conciliation. Dom Étienne Maconi avait déjà donné sa démission de général des Chartreux urbanistes pour rendre l’unité à son ordre, etc. Mais, après tout, peu nous importe ce qu’on pensait en 1416 des évènements accomplis quarante ans plus tôt, si nous pouvons nous faire de ces évènements une idée suffisante grâce aux documents de 1376 et à eux seuls. C’est là tout le sens de mon propre effort. Je dois la communication de ce texte curieux et inédit du procès à l’obligeance du R. P. Laurent.

127 Depuis les jours lointains d’Ulysse, nul n’avait fait plus mauvais voyage sur la Méditerranée que le pauvre Grégoire XI. Les vents d’équinoxe s’acharnèrent à l’empêcher de faire une chose aussi simple que de longer la Riviera de Provence et d’Italie. Un cardinal mourut en route, deux galères furent englouties en vue de l’île d’Elbe, une partie des archives fut noyée, etc. Dès qu’il prenait la mer, les flots se montraient de véritables « dimoni incarnati ». Bref, il n’arriva à Rome qu’en janvier, quatre mois après avoir quitté Avignon... Il est vrai qu’il fit de longs arrêts dans certains ports en vue d’arrangements diplomatiques. C’est égal, pour un homme qui manquait d’énergie !...

Je n’ai pas tenu compte de l’entrevue entre Grégoire XI et Catherine à Gênes, où la sainte aurait encouragé de nouveau le pape, en un moment où il aurait pensé à retourner en arrière, parce que cette entrevue n’est rapportée que dans le Supplementum de Caffarini. Néanmoins, je dois dire que je la crois très probable, parce que les dates coïncident (Catherine, qui était arrivée à Gênes avant le pape, dut y rester longtemps par suite de la maladie de plusieurs compagnons de voyage), et parce que l’intimité entre Grégoire et Catherine à la fin du séjour d’Avignon était de nature à permettre une entrevue dès la première occasion. Qu’il ait réellement songé à retourner de Gênes en France, c’est un autre problème.

128 Voir ci-dessus, p. 86-87. Nous avons le texte de ces bulles, mais non les originaux.

129 Procès-verbal du conseil général de Sienne, en date du 22 janvier 1377. On ne pouvait aliéner les forts environnants sans l’autorisation communale. Celle-ci fut accordée par 333 voix contre 65.

130 Je suppose qu’elle essaya de camper tant bien que mal dans le château ruiné et qu’elle ne réussit pas à reconstruire. En effet, en juillet, une nouvelle délibération de la commune décide seulement de ne pas relever les fortifications de Belcaro, et, plus tard, une lettre de Catherine, adressée le 4 décembre 1379 à Neri (qui se trouvait alors à Naples), contient ces mots : « J’ai eu des nouvelles de Sienne : ils ont eu la permission de construire (mu-rare) Belcaro et donc, si tu crois pouvoir là-bas obtenir de l’aide pour les travaux, fais-le. »

Quelques années après la mort de la sainte, le château était rentré en possession de Nanni, qui l’aliénait de nouveau.

131 Dans les lettres de la sainte au bienheureux Raymond, en cette période, on relève des allusions à certaines difficultés du destinataire (et aussi de l’auteur) avec la cour et avec Grégoire XI lui-même, mais rien ne prouve que la cause en fût politique. J’ai l’impression qu’il s’agissait de difficultés venant des affaires intérieures de l’ordre (que Raymond songeait déjà à réformer), et d’abord de la communauté de la Minerve.

132 Les Bretons avaient établi leur garnison à Césène, avec le consentement des magistrats de cette ville. Mais la population (outrée de leurs excès, paraît-il) se souleva brusquement contre eux, leur tua 400 hommes et les tint assiégés dans la citadelle jusqu’au moment où le cardinal de Genève obtint d’Hawkwood que ses Anglais vinssent les délivrer. À l’arrivée des Anglais, les Bretons furieux firent leur sortie et la malheureuse population, prise entre les deux armées, fut massacrée entièrement. Les chroniqueurs, qu’ils soient florentins ou ecclésiastiques, chargent le cardinal de Genève (qui devint l’antipape Clément VII), en attribuant ce massacre à ses ordres formels. Mais les circonstances et la férocité des soudards suffisent bien à l’expliquer. Pourtant la destruction des habitants de Limoges, par exemple, quelques années plus tôt, s’était faite sur l’ordre exprès du prince de Galles (le Prince Noir).

133 Voir ci-dessus, p. 111.

134 Il paraît placer avant la mort de Grégoire XI certains évènements bien connus, comme l’émeute de juin 78, qui sont postérieurs à ce décès.

135 Une lettre de Maconi à Neri, du 22 mai 78, est adressée « Florentiae apud sctum Georgium ». Je cite Marchionne d’après M. Fawtier. Notons que cet intelligent politicien ne met pas en doute la sincérité de Catherine. Il exprime son mépris tant à ses ennemis, qui l’ont utilisée, qu’aux gens de son parti, qui ont cru devoir l’attaquer personnellement sans raison.

136 M. Fawtier a remarqué une note de Georges Naddi, maître des tertiaires de Sienne, qui déclare avoir fait la visite canonique en avril 1378 et avoir trouvé toutes celles que nomme la liste (dont Catherine). La sainte aurait donc été à Sienne en avril. Mais cette expression « omnes inveni » peut signifier qu’aucune n’était morte, disparue ou apostate, et non pas qu’aucune ne se trouvait hors de Sienne pour motifs légitimes.

137 Elle lui écrivit pour l’exhorter à la patience en cette épreuve.

138 Les troubles sociaux continuèrent longtemps après la signature du traité.

139 « Priez le Christ en terre qu’il ne retarde pas là paix à cause de ce qui est survenu... Si la paix ne se fait pas, il ne semble pas que je puisse sortir d’ici, et je voudrais ensuite aller près de vous goûter le sang des martyrs et visiter Sa Sainteté. »

140 89, Ed. Gigli, Tommaseo : 226.

141 Sur ce personnage, voir ci-dessus, p. 81-82.

142 N. Valois, La France et le grand schisme, t. I, p. 26-35. Cet admirable travail reste le plus complet et le plus impartial sur toute la question du schisme.

143 Un fait curieux, raconté par Raymond, et qui montre le genre d’intrigues auxquelles le parti italien pouvait se livrer alors, sinon en faveur de l’archevêque de Bari, du moins pour forcer les cardinaux à écarter les candidats ultramontains : un notable romain serait venu dire avant le conclave à Raymond, sous le secret de la confession, que l’émeute projetée serait factice et n’irait pas jusqu’au meurtre. « Je lui conseillai », dit Raymond, « d’en avertir les cardinaux... » Christophe de Plaisance, dans une lettre écrite dès le 9 avril, a une expression bien remarquable à ce sujet : « domini cardinales », dit-il « bonitate et industria Romani populi, elegerunt in papam dominum Bartholomeum... »

144 Français en majorité, certes (il n’y avait que quatre Italiens sur seize votants), mais limousins ou anti-limousins, etc.

145 Représentant du Saint-Siège au congrès de Sarzane, lors de la mort de Grégoire, il n’avait pu rejoindre Rome que le dimanche de Quasimodo, après le couronnement du nouveau pape.

146 La meilleure explication qu’on puisse donner du cas d’Urbain VI est sans doute l’explication pathologique. Sans elle on ne peut concilier les éloges universels faits de lui avant son exaltation et la conduite absurde ou cruelle qui la suivit. Il faut que son nouvel état lui ait fait perdre la raison. Le bruit en courait ; quand ses envoyés au roi Charles V traversèrent la Provence, l’évêque de Sisteron leur dit : on raconte que votre maître est fou... « Si, dans les premiers jours », répondirent-ils, « à la suite de longues veilles, sa raison a paru quelque peu ébranlée, il se trouve maintenant complètement rétabli ». On peut rapprocher de ce mot la réflexion de Christophe de Plaisance (écho fidèle, autant que crédule parfois, de tous les potins de la cour), en date du 24 juin : « ...licet in primordio sui apostolatus fuerit valde durus et precipue dominis cardinalibus, sed incipit mutare mores... » La folie du pauvre pape ne se manifesta vraiment que plusieurs années après la mort de sainte Catherine, lorsqu’il fit mettre à la torture six de ses cardinaux et que, si l’on en croit Thierry de Niem, témoin direct lui aussi, il récitait son bréviaire près de la porte afin d’entendre leurs cris de douleur.

147 Il n’existe pas d’autres lettres de Catherine à ce cardinal, dans les collections conservées.

148 Ce n’est pas un des moindres paradoxes de cette obscure affaire. Le pieux et savant Aragonais, disciple de saint Vincent Ferrier, fréquentait les mêmes cercles mystiques que nos héros. Alphonse de Jaen raconte qu’ayant donné la sainte communion, le matin même du conclave, au cardinal, ce dernier lui avait dit être décidé d’avance à voter pour Bari.

149 La lettre est d’avant le Ier mai, puisqu’elle se plaint que les Florentins n’observent pas l’interdit. (Voir ci-dessus, p. 150.) Dans le courant du même mois, elle écrivit à sa compagne Alessa pour se réjouir que le pape « commence virilement » la réforme, « selon ce qu’on lui a écrit de Rome ».

150 Après la paix du 18 juillet, écrivant à Sienne pour l’annoncer aux siens, Catherine parle encore de croisade : La paix est faite, maintenant nous allons pouvoir faire la croisade... L’énergique logique de son esprit était telle que, même en ce moment-là où le schisme était tant à craindre, elle reprenait le thème de sa vie sans faiblir.

151 Inutile de souligner le côté chimérique de cette idée : ne se croirait-on pas revenu au temps de saint Pierre Célestin ? Voir ci-dessus, p. 47-49. De fait, l’appel des solitaires à Rome fut effectué mais Raymond n’en souffle pas mot dans sa Légende.

152 Comme par l’intermédiaire de Luna, elle lui demande de choisir « une brigata de santissimi uomini » et « una brigata di buoni cardinali » : les deux équipes ne paraissent pas se confondre. Puis, qu’il pardonne aux Florentins et permette à Catherine de ne plus rester à Florence. Enfin : les infidèles vous invitent ; il faut faire la croisade.

153 « Vous pouvez tout quant à l’autorité, mais, quant à voir, vous ne pouvez pas plus qu’un seul. »

154 Raymond ne lui attribue aucun esprit de prophétie en cette période. Quand il dit qu’elle a prédit le schisme, il fait allusion à un mot sur la « révolte des clercs », prononcé par elle à Pise, en 1375.

155 La lettre est donc certainement antérieure au 18 juillet, date de la conclusion de la paix entre le Saint-Siège et Florence. M. Fawtier la croit même antérieure au 24 juin, date du départ du cardinal de Luna pour Anagni, mais rien ne prouve que les Urbanistes n’aient pas essayé de le toucher après son départ. Il semble qu’écrivant à Raymond après le tumulte florentin du 22 juin, Catherine n’ait encore manifesté aucune inquiétude quant au schisme.

156 Tebaldeschi était mourant : il rendit l’âme, fidèle à Urbain VI.

157 Une chronique florentine parle de ce fait, en date du 3 juillet.

158 Il est tout de même gênant que Catherine, en présentant cet argument dont j’admets certes la valeur, n’ait jamais eu le moindre mot de blâme ou de regret pour les violences exercées par les Romains contre le sacré collège. D’après elle, les cardinaux seraient dignes de « mille milliers de morts, s’ils avaient dit, par peur, avoir élu un pape et que ce ne fût pas vrai ». (Lettre à la reine Jeanne.) Soit, mais de combien de morts punirait-elle ceux qui les auraient épouvantés à ce degré-là ?

159 Ses compagnes du moins, car Catherine profite de ces quelques mois d’arrêt pour dicter (ou pour terminer) le Dialogue.

160 C’est précisément le 18 septembre qu’Urbain se décida à faire une promotion de 29 cardinaux d’un seul coup. Plusieurs n’acceptèrent pas le compromettant honneur ; certains, bientôt rangés à l’autre parti, reçurent le chapeau de Clément VII.

161 C’est le moment où, d’après un témoin oculaire, Thierry de Niem, le pape désolé se laissait aller à pleurer en public.

162 Les trois cardinaux italiens assistèrent au vote sans y prendre part, mais sans le désapprouver. Le choix de Robert de Genève était une provocation pour l’Italie : sa campagne de Romagne l’avait rendu souverainement impopulaire et chacun lui attribuait la responsabilité des excès de ses troupes à Césène (voir p. 247).

163 On pourrait m’opposer le succès subséquent des théories conciliaires, mais ce succès est dû précisément à l’impossibilité de fait où l’on se trouva bientôt de terminer le schisme autrement que par le concile général. Sur ce point, il faut donner raison à Maimbourg. « Jamais, dit-il, l’unité du Saint-Siège, auquel toutes les églises de la chrétienté se doivent rendre comme les lignes à leur centre dont elles sont sorties, ne fut mieux conservée que dans ce grand schisme de l’Occident, où elle fut reconnue et révérée de tous les peuples, nonobstant la pluralité des papes. »

164 Une confirmation qu’on pourrait donner de ce point de vue, c’est le fait que les actes des deux séries de papes furent enregistrés au concile de Constance, sauf ceux qui visaient directement l’adversaire. Sur certaines questions, comme celle de l’immaculée conception de la Vierge, les décisions d’Avignon préludèrent à celles de l’Église universelle. Chose amusante, le Dominicain alors condamné par l’université de Paris pour avoir nié l’immaculée conception, en conclut qu’il lui fallait sortir de l’obédience hérétique d’Avignon pour entrer en celle de Rome.

165 C’est même une période où il y eut assez peu d’hérésies, peut-être parce que chaque parti se sentait surveillé de près par l’adversaire. Quant aux saints, on en connaît dans les deux obédiences. Le cas le plus curieux est peut-être celui du bienheureux Pierre de Luxembourg, sorte de saint Louis de Gonzague, mort à 19 ans, cardinal, depuis l’âge de 16 ans, de Clément VII qui avait su distinguer son rare mérite. Les miracles accomplis sur son tombeau, à Avignon, en 1387, parurent une confirmation surnaturelle de la cause clémentiste. Il fut béatifié par le second Clément VII (Médicis), au XVIe siècle.

166 ... « ces lettres de sainte Catherine qui sont toutes remplies de terribles injures, contre le style ordinaire des saints, et qu’on dit pourtant qu’elle dicta pendant qu’elle était en extase, me sont extrêmement suspectes, et... elles pourraient bien être supposées, vu... le peu d’apparence qu’il y a qu’on ait l’esprit appliqué à écrire ou à dicter des lettres, et des lettres pleines d’injures, tandis que l’on est extase... » Maimbourg (Histoire du grand schisme d’Occident).

167 Allusion à l’intronisation fictive du cardinal de Saint-Pierre, Tebaldeschi, pendant l’invasion du conclave par les émeutiers.

168 Les trois cardinaux italiens se tinrent longtemps dans une voie moyenne et apparurent surtout comme les premiers et les plus importants promoteurs de l’idée de réunir un concile général. Orsini mourut dès 1379 ; Brossano en 1381, après s’être rapproché d’Avignon. Quant à Corsini, il se réunit aux cardinaux de Clément VII avant 1386.

169 Un certain « matérialisme historique », à la mode aujourd’hui en certains milieux, peut tenter d’expliquer le schisme d’Occident exclusivement par les intérêts politico-économiques. C’est se moquer du lecteur. Le fait fut ecclésiastique à l’origine, éminemment. Il n’était nullement nécessaire. Supposons que Grégoire XI ait vécu assez pour pacifier l’Italie et pour préparer prudemment sa succession, il n’eût pas eu lieu. Si Urbain VI n’avait pas commis des extravagances, le fait accompli eût vite passé dans le domaine du droit incontestable, même aux yeux des cardinaux ultramontains.

170 À Noël Valois revient le mérite d’avoir prouvé que Pierre de Mufles avait à la fois mission officielle d’Urbain VI et mission secrète de ses adversaires.

171 Il faut restreindre très probablement à ces faits bien connus la part de Charles V dans la genèse du schisme, en notant les fables absurdes qui circulèrent alors en Italie. Pour l’un la révolte des cardinaux s’explique uniquement par les ordres du roi ; pour l’autre, il a déjà fait nommer un pape par les six cardinaux restés à Avignon ; pour un troisième, on lui a offert à lui-même la tiare et il aurait accepté si l’infirmité de son bras droit n’avait pas dû l’empêcher de dire la messe, etc. C’est une des faiblesses d’Urbain VI que d’avoir trop facilement ajouté foi à ces fables, rendant ainsi sa cause solidaire d’invraisemblables légendes.

172 Raymond de Capoue ne semble pas avoir jamais eu à se plaindre de sa souveraine.

173 Ce texte répète certaines expressions d’une lettre à Urbain VI, écrite deux jours avant, le 5 octobre, où Catherine fait acte de soumission au pape, en son nom et au nom de son groupe. Elle termine en lui recommandant de veiller sur sa propre vie qu’elle croit en danger par suite des embûches des cardinaux.

174 Cette lettre porte, dans les manuscrits, la date du 6 mai 1379. M. Fawtier a prouvé que c’est par erreur et que le texte ne peut s’expliquer que s’il fut écrit en novembre 1378. À ses arguments je pourrais en ajouter d’autres, tirés du détail même des formules, très semblables dans cette lettre et dans celles qui datent certainement de la même période. Je crois que la lettre a été rédigée à Sienne, dès que Catherine a cru partir pour Rome, et que son départ a été un peu retardé.

Il est vrai que, d’après le P. Laurent (Santa Caterina da Siena e il beato Raimondo da Capua, ambasciatore della santa Sede presso Carlo V, Studi Cateriniani 1936, no 1, p. 1.), Catherine n’aurait guère pu apprendre le projet d’ambassade de Raymond à Paris qu’une fois arrivée à Rome (28 novembre 1378), et la lettre au roi est évidemment en rapport avec ce projet. Oserai-je discuter ici un argument du savant Dominicain, destiné à établir que la mission fut décidée seulement entre le 8 et le 21 novembre ? La bulle d’Urbain VI concernant Raymond et datée du 8 novembre 1378, que publie le P. Laurent, ne me paraît nullement exclure une mission diplomatique : bien au contraire, n’aurait-elle pas eu pour but d’en préparer la possibilité ? Je n’y vois pas l’ordre de « prêcher la croisade contre Robert de Genève » : elle donne à Raymond le droit de procéder contre les dissidents, quelle que soit leur dignité, et de les réconcilier à l’occasion. Quoi de plus utile que ce privilège pour un religieux sans autre titre que celui de prieur de la Minerve et qui allait vraisemblablement se trouver en contact, en France, avec des dignitaires de son ordre plus ou moins ralliés à la cause clémentiste ? Le titre de « poenitentiarius noster », donné à Raymond dans les documents du 21 novembre, ne lui aurait-il pas été conféré précisément par la bulle du 8 novembre précédent ?

On le voit, nous discutons la date de la lettre au roi à un mois près. Pour le P. Laurent, elle serait de la fin de novembre : je la daterais plutôt du début, sinon d’octobre.

175 Je relève deux détails à noter. Catherine affirme que les cardinaux avaient annoncé l’élection d’Urbain VI au roi, annonce officielle dont il ne reste aucune trace et dont le roi lui-même semble avoir nié l’existence en juin 78. Elle dit en outre qu’ils « refirent l’élection de nouveau avec grande concorde ». S’il ne s’agit pas des deux votations connues au cours même du conclave, on ne voit pas à quel fait elle pourrait faire allusion.

176 Aussi ne croyaient-ils pas diviser le monde, mais l’amener entièrement à partager leur avis.

177 Je dis : « la haute sainteté », et non : « le mysticisme ». Je n’oublie pas la fureur de saint Vincent Ferrier, au même moment, contre ceux qui substituaient les révélations privées au jugement canonique à porter sur les faits, mais : 1o cette sage colère n’avait rien à voir avec sa sainteté, puisqu’elle avait pour but de prôner uniquement le critère objectif, et 2o je ne saurais dire où en était alors la vie spirituelle du saint Prêcheur, qui ne mourut qu’en 1417, quarante ans plus tard.

178 Il faut accorder à M. Fawtier que le texte de la Legenda en ce point manque de clarté. Raymond parle de « quelques jours » (per aliquos dies) passés avec Catherine à Rome et d’un long entretien spirituel qu’ils eurent ensemble avant de se faire des adieux définitifs. Mais il ajoute : « Nec merui amplius frui sacris colloquiis ejus, saltem ita morose ». La revit-il, oui ou non ? Impossible de le comprendre. Il raconte avant cela l’arrivée de Catherine à Rome, un certain discours qu’elle aurait fait devant les cardinaux (?), et il poursuit : « quo facto post dies aliquos intravit in mente ejus scilicet papae ut ad Ioannam reginam... transmitteret virginem Catharinam... » Puis il raconte l’opposition de Catherine de Suède et la sienne propre au projet et qu’il amena le pape à y renoncer. Place-t-il à ce moment-là, comme le croit M. Fawtier, des évènements qui eurent lieu l’année suivante, à la faveur d’un retour momentané qu’il aurait fait à Rome ? Rien absolument ne le prouve. Mais on est surpris qu’en si peu de jours ils aient fait tant de choses, car Catherine dit dans une de ses lettres, à propos d’une affaire privée : « Frère Raymond est parti si vite que je n’ai pu savoir de lui... »

179 D’après son texte, il fut averti qu’au delà de cette ville des schismatiques l’attendaient pour l’assassiner. Il retourna alors à Gênes, du conseil de son compagnon de voyage. On notera que j’évite complètement de me servir de la Legenda, établissant mon récit sur les seuls documents historiques et presque uniquement sur les lettres de la sainte.

180 D’après M. Lazzareschi, l’original se trouve encore à la chartreuse de Calci, près de Pise.

181 Voir plus haut, p. 13 et 15, et ci-après, p. 184.

182 Je traduis comme je peux : le document, étant en mauvais état, fournit seulement des fragments de texte, mais le sens est manifeste. C’est au même moment, je crois, que la sainte écrivait à Stefano Maconi : « Je te prie et te commande de la part de Jésus crucifié que, si le prieur, ou d’autres de sa part, avec lettres ou ambassades, te demande quelque service, tu lui obéisses comme à ma personne propre... Et je te dis la même chose de Thomas... » Les deux personnages ici nommés me paraissent être le prieur de la Gorgona et le fr. Thomas qu’elle avait envoyé à Sienne pour arranger le départ des « serviteurs de Dieu », Étienne Maconi, membre d’une grande famille de Sienne, pouvant les aider pratiquement d’une manière efficace.

183 Dom Barthélemy, premier prieur de la chartreuse de la Gorgona, rétablie par Grégoire XI, avait écrit le 27 avril précédent à sainte Catherine un billet que l’on possède et où il rapportait ainsi les premiers bruits qui lui fussent parvenus sur le compte du nouveau pape : « ...Selon ce qu’on dit, ce Saint-Père est un homme terrible et il épouvante beaucoup les gens par ses actes et ses paroles... Il montre qu’une grande confiance en Dieu est en lui, pour laquelle chose il ne craint aucun homme au monde, et ouvertement se met en devoir d’ôter les simonies et les grandes pompes qui règnent dans l’Église de Dieu, et il le montre par son exemple, car il vit modestement dans sa cour... » Il est donc probable que dom Barthélemy obtempéra, quoique en tremblant, à l’ordre d’Urbain VI. Plus tard il eut la confiance de Boniface IX, semble-t-il, puisque, avec un Chartreux clémentiste, il fut envoyé en mission à Avignon et à Paris. Cette mission (1392-1393), tout à l’honneur des Chartreux, est la première où apparaissent ensemble et en rapports confraternels des religieux d’obédiences opposées. D. Barthélemy est honoré par son ordre comme bienheureux.

184 Elle demande aussi à D. Giovanni d’intervenir auprès des Florentins pour qu’ils tiennent leurs promesses et ne se laissent pas tromper par les astuces de l’antipape.

185 Charmant dans le texte : « Troppo sta attaccato leggiero, se, per mutar luogo, si perde lo Spirito. »

186 On pourrait comparer au cas actuel celui de saint Bruno, appelé à Rome en 1088, par son ancien élève le pape Urbain II. Comme les ermites de 1378, il obéit à regret et se débrouilla de son mieux pour retrouver la solitude. (Il fonda alors une seconde chartreuse en Calabre.) D’après Thomas de Celano, le cardinal Hugolin (Grégoire IX) aurait proposé à saint Dominique et à saint François de choisir désormais les dignitaires ecclésiastiques dans leurs ordres, afin d’effectuer plus rapidement la réforme de l’Église : tous deux auraient repoussé l’idée avec horreur.

Le cas d’Urbain VI fait penser à celui de Paul IV Caraffa, lui aussi Napolitain et qui, au XVIe siècle, entreprit la réforme ecclésiastique avec tant de violence qu’il aboutit à des injustices invraisemblables et à des abus pires que les précédents. Il était pourtant un des personnages les plus austères de son temps, et il avait créé, avec saint Gaëtan de Thienne, cet admirable essai de vie évangélique que fut la congrégation théatine à ses débuts.

187 La défense dura six ou huit mois, selon l’époque où l’on fait commencer le siège proprement dit. De leur côté, les Romains y mirent beaucoup d’acharnement et de cruauté. Les comptes de Clément VII mentionnent des dons à quatre invalides « qui eurent les mains coupées par les Romains au siège du château Saint-Ange ».

188 À ses amis florentins également, Catherine obtient alors des bulles d’indulgence.

189 Elle écrivit sur le même thème aux Seigneurs de Pérouse, et chargea Neri de négociations en cette ville. La lettre adressée aux Seigneurs de Sienne (Gigli 203, Tommaseo 311) me paraît tout à fait contemporaine de celle adressée aux Seigneurs de Pérouse ; toutes deux contiennent une curieuse allusion à un prochain « avvenimento di signori » et l’idée qu’en se serrant autour du pape les communes n’auront plus à craindre les « tyrans ». Cette menace de la venue de seigneurs étrangers se rapporte sans doute aux premières nouvelles apportées par les ambassadeurs hongrois à Rome, en février 1379. Nous le verrons plus loin, Catherine pouvait alors souhaiter cet « avvenimento », tout en espérant qu’il aurait un caractère pacifique, simple démonstration de l’entente d’Urbain VI avec un très grand roi. La preuve qu’en cela elle ne manquait nullement au patriotisme, c’est que, tout en souhaitant cette venue, elle demandait aux communes de réaliser à cette occasion une union qui manifesterait leur force. Attitude bien italienne : elle ressemble aux mères qui appellent le loup pour effrayer leurs enfants. Malheur au loup, s’il prend l’appel au sérieux.

          « Biaux sires leups, n’écoutez mie

          Mère tenchent chen fieux qui crie... »

L’allusion que Catherine fait à la faveur montrée par Urbain VI aux Siennois dans l’affaire du port de Talamone (qu’ils disputaient aux Pisans) me confirme dans l’idée que la lettre est du début du printemps, cette affaire de Talamone ayant été terminée précisément en février par le cardinal Badoara.

190 Les papes romains du schisme, loin d’échapper à cette loi historique, la confirmèrent étrangement.

Après Urbain VI, Boniface IX et Innocent VII, Napolitains eux aussi, puis Grégoire XII, Vénitien pourtant, dépendirent de Naples dans toute leur politique.

191 L’arrivée à Rome de cette nouvelle contribua-t-elle à détourner le pape de son premier projet, la mission de Catherine s’avérant, de ce fait, inutile et trop dangereuse ? Ou, au contraire, fut-ce cette nouvelle qui provoqua dans son esprit imprudent le projet que Raymond eut tant de peine à lui faire abandonner ?

192 Brigitte et les siens s’étaient arrêtés à la cour de Naples en partant pour la Terre-Sainte (1372). Charles était marié en Suède ; le mari de la reine, Jacques de Majorque, guerroyait alors en Espagne, et l’on ne savait s’il était mort ou vivant. La reine, paraît-il, voulait rendre officielle la version de sa mort, puis épouser Charles en feignant d’ignorer l’existence d’un mariage en Suède. C’est du moins ce que racontent les hagiographes.

193 Je ne trouve pas trace de rapports quelconques entre les deux saintes Catherine, et m’en étonne.

194 Ce conseil, réservé à la reine de Naples, montre combien Catherine était avertie de ce que pouvaient penser ceux qui connaissaient assez le royaume pour savoir que la liberté d’opinion y engendrerait aussitôt des troubles, que les Urbanistes pourraient mettre à profit.

195 Catherine écrivit alors également à une dame napolitaine anonyme, qu’elle jugeait capable d’« annoncer la vérité » à la reine.

196 Dès le 20 février, Christophe de Plaisance avait pu écrire que les travaux du siège étaient achevés, que le Château ne pouvait plus espérer de secours, que ses défenseurs étaient réduits à la famine et, qui plus est, qu’ils avaient offert de se rendre si on leur promettait la vie sauve. « Sed Romani nolunt cum eis habere pacta nisi eum laqueo ad collum. » Ils devaient pourtant tenir encore deux longs mois. Quand la reddition s’accomplit, les Romains montrèrent bien qu’ils n’avaient travaillé que pour eux-mêmes : ils refusèrent de remettre la forteresse au pape et s’appliquèrent à démolir ce symbole de la suzeraineté pontificale. Ils voulaient bien être les alliés d’Urbain, mais non pas ses sujets.

Au début de mars, Bernardon de la Salle avait tenté pourtant un hardi coup de main sur Rome : entré de nuit avec sa cavalerie par la porte Saint-Jean, l’alarme fut donnée assez vite pour que les Romains pussent mettre en fuite les Gascons, qu’ils poursuivirent jusque vers Marino.

197 Profondément clémentiste de tendances et peut-être de conviction, la reine feignait de se convertir au pape de Rome. Clément savait bien qu’il s’agissait d’une simple feinte, car il eut garde de l’excommunier, comme avait fait Urbain, et comme il était d’usage en pareil cas.

198 Il fit son entrée à Avignon le 20 juin 1379.

199 En réalité, il ne les accepta pas, et la défection partielle de ses troupes ne nuisit pas à son action. Il prit Marino et Rocca di Papa ; Jourdain Orsini se soumit : la route de Naples était ouverte.

200 Je n’exclus pas la présence auprès d’elle d’un conseiller qualifié, mais rien non plus ne prouve cette présence. Il ne s’agirait pas, en tout cas, d’Urbain VI lui-même, car, nous allons le voir, Catherine était souvent en conflit avec lui.

201 Le texte de cette lettre, envoyée à trois dames napolitaines, est répété, pour sa partie spirituelle, à l’adresse de sœur Eugénie, de Montepulciano, nièce de la sainte.

202 Il n’était pas nécessaire pour cela de pousser le détour jusqu’à Barcelone. Raymond eût pu débarquer dans quelque port du Roussillon, qui appartenait alors au roi d’Aragon. Venant de Gênes, cependant, il était presque aussi simple de suivre la route maritime très fréquentée Gènes-Barcelone. Mais justement par le fait que Gênes était un excellent centre d’information, le Dominicain ne pouvait pas ignorer les difficultés du voyage, ni l’inutilité d’une tentative destinée à faire revenir le roi de France sur des convictions solennellement affirmées.

203 Elles fourmillent d’inexactitudes et d’énormes naïvetés. D’ailleurs, si Catherine avait beaucoup poussé à la nouvelle tentative d’ambassade, rien n’indique qu’elle ait eu part à la détermination des instructions.

204 Nous verrons l’importance de ces négociations. Peut-être Raymond, en faisant connaître à Urbain l’impossibilité et l’inutilité de l’ambassade en France dont ce dernier l’avait chargé, lui avait-il proposé d’aller plutôt vers le roi de Hongrie. Qui sait si l’idée ne serait pas venue à Rome d’unir les rois de France et de Hongrie aux dépens de la reine Jeanne ?

205 Le maître général Élie de Toulouse, nous l’avons vu, avait pris parti pour Clément VII. C’est seulement après la mort de Catherine que le chapitre général, réuni à Lausanne, confirma ce choix. Raymond de Capoue fut alors élu comme maître général par les Dominicains urbanistes.

206 De fait, elle n’alla pas à Naples, mais elle y envoya Neri di Landoccio, qui y resta jusqu’après la mort de sa sainte Mère. Le 1er septembre 1379, une lettre de Barthélemy Dominici, adressée de Rome à Neri, à Naples, s’exprime ainsi : « La mamma a cru plusieurs fois venir, et il ne semble pas que Dieu l’ait ordonné, et son vicaire n’y a pas consenti, bien qu’il ait dit que cela lui plaisait. Je crois qu’il ne faut pas y penser pour le moment. Fr. Raymond va très bien... » Raymond aurait-il fait un rapide voyage à Rome à cette époque ? (Voir p. 181, note 1.) Il était encore à Gênes en août, puisque nous avons vu Catherine lui écrire à cette époque, et il y était le 4 décembre, puisque, à cette date, Catherine écrit à Neri : « De fr. Raymond, nous avons de bonnes nouvelles, qu’il se porte bien et qu’il travaille beaucoup pour la sainte Église. Il est vicaire de la province de Gênes et il sera bientôt fait maître en théologie... » Le plus probable est que la mission de Catherine à Naples a été prévue et contremandée un certain nombre de fois. Urbain VI devait être un grand donneur de contre-ordres : c’est d’ailleurs une des choses que Catherine lui reproche. Et puis il est clair que c’est elle qui voulait aller à Naples, et qu’elle ne put jamais obtenir pour de bon cette obédience du pape. À propos de notre dernière citation, notons qu’Urbain VI, constatant la défection de la majorité des dignitaires de l’ordre dominicain, se hâtait de conférer progressivement à Raymond les titres qui lui permettraient bientôt d’en faire un maître général. Aussi pouvait-on prévoir cette exaltation, même sans esprit de prophétie.

207 On le voit, l’intrigue gibeline (hongroise, en l’espèce) avait précédé l’intrigue guelfe. Nous sommes en février, et c’est seulement en avril que Clément VII devait faire des offres positives de territoires à Louis d’Anjou. Encore à cette époque ne s’agissait-il nullement de Naples.

Notons aussi que Louis de Hongrie avait été de fait le grand protagoniste de la croisade contre les Turcs, rôle dans lequel Louis d’Anjou rêvait de lui succéder. Ainsi toutes les ressources, en argent et en hommes, destinées à la guerre d’Orient, devaient-elles se perdre à ensanglanter l’Italie.

208 Comme le remarque très justement M. Segre, l’éditeur de Christophe de Plaisance, la seconde rupture de Jeanne avec Urbain VI s’explique donc surtout par la désillusion éprouvée par la reine quant aux effets de sa soumission. « Les intrigues des Hongrois à Rome et les réserves du pape durent agiter l’âme de la reine, qui put, et peut-être avec raison, penser qu’Urbain cherchait à gagner du temps et à préparer la ruine qui, de fait, la frappa. »

209 Voyez p. 191, à ce sujet, la note Par suite de l’analogie du texte et des formules, cette lettre au roi Louis me paraît devoir être rapprochée plutôt, comme date, de la lettre 317 à Jeanne de Naples (Gigli 317 ; Tommaseo 348), dernier avertissement avant une sentence pontificale de déchéance qui était alors prévue, mais qui, en fait, n’eut pas lieu à ce moment-là, puisque les premiers succès militaires urbanistes amenèrent une apparente soumission de Jeanne. « Il est humain de pécher, mais la persévérance dans le péché est le fait du démon » : ici encore il s’agit de persévérance, d’obstination, non de rechute. Catherine fait allusion à une ancienne lettre de la reine sur la croisade, non à sa lettre plus récente de soumission. Enfin, le conseil de rester neutre n’aurait plus aucun sens après les deux volte-face de la reine. Bref, il faudrait dater la lettre 315 du 7 octobre 1378 ; 316 de novembre ou de décembre ; 317 de février-mars 1379 ; et 318 d’août-septembre. Je retrouve ainsi l’ordre même des manuscrits.

210 Il ne s’agissait de rien moins que de créer une seconde maison d’Anjou, grâce à l’adoption du frère de Charles V de France par la vieille reine de Naples. Par cette adoption, un prétendant clémentiste était opposé à Charles de Duras. Le personnage ambitieux et dévot que nous vîmes en 1376, à Avignon, se proposer comme chef de la croisade (voir, ci-dessus, p. 121-123) ne demandait pas mieux que d’entreprendre cette croisade anti-urbaniste, tout en s’assurant un royaume. Mais son aîné mit son « veto » à l’aventureuse intervention. Elle n’eut lieu qu’après la mort de Charles V, lorsque, par suite de la minorité de Charles VI, Louis d’Anjou, régent, put disposer librement des ressources françaises.

211 Charles de Duras ne s’était pas pressé de venir : à quoi bon ? Il était l’héritier en droit et en fait. Jeanne n’était point encore déchue. Sans doute la nouvelle qu’un prétendant français lui était opposé le décida-t-elle. Il arriva à Rome en novembre 138o, y passa l’hiver, puis commença contre Othon de Brunswick, quatrième mari de la reine, une campagne victorieuse par laquelle il s’empara du royaume, n’hésitant pas à faire assassiner en prison sa vieille tante qui s’était rendue à l’enfant qu’elle avait élevé. Peu d’années après, il retourna en Hongrie, s’empara du trône de son cousin, qui venait de mourir, puis fut lui-même assassiné par les partisans de ses cousines.

Quant à Louis d’Anjou, il mourut de maladie dans le royaume de Naples, au cours de sa campagne de 1382-84. Les partisans des deux enfants (Louis II, fils de Louis d’Anjou, et Ladislas, fils de Charles de Duras) guerroyèrent encore pendant bien des années, dans l’Italie méridionale. Mais, bien avant ces évènements, le malheureux Urbain VI s’était brouillé à mort avec Charles de Duras, alors établi à Naples, et avec ses nouveaux cardinaux, que Charles soutenait contre lui !

212 Catherine reparle ici d’une menace actuelle d’« avvenimento di signore ». On attendait sans doute Charles de Duras, qui guerroyait dans le nord. En ce même mois, elle écrivit au nouvel évêque de Venise en lui recommandant la cause urbaniste. Or cet évêque était Angelo Correr, le futur Grégoire XII, qui eut la noblesse, plus tard, en démissionnant, de mettre fin au schisme. Il est curieux de penser qu’il est lui-même au nombre des correspondants de sainte Catherine.

213 Le même que nous avons vu se révolter contre Urbain V et faire la guerre à Grégoire XI. Il s’était découvert, cette fois, des convictions clémentistes, pour la bonne raison qu’Urbain VI tenait Rome et qu’il préférait toujours le pape lointain au pape proche.

214 Barduccio Canigiani, témoin oculaire, parle aussi de ce voyage quotidien à Saint-Pierre et déclare qu’il y avait « un grand mille » de chemin à faire. Raymond de Capoue nous apprend que Catherine allait ainsi à Saint-Pierre depuis la « via Papae », où elle habitait. Une glose marginale à son texte a cru devoir préciser en ces termes : « in qua domus habitationis ejus erat, scilicet inter Minervam et Campum Floris », mais on peut soupçonner cette glose d’avoir eu pour but d’identifier la maison mortuaire de la sainte avec un petit couvent de tertiaires dominicaines qui se trouvait via Santa-Chiara et qui gardait, depuis le XVIe siècle, la tradition de l’avoir vue mourir. Une chambre de ce couvent a été transportée au XVIIe siècle, lorsqu’on le démolit, près de la sacristie de la Minerve, où l’on peut la visiter aujourd’hui.

Si l’on s’en tient aux textes contemporains de la sainte, on remarquera, avec M. Dupré-Theseider, que les suscriptions des lettres adressées aux catheriniens, de janvier à juillet 1379, portent uniquement l’adresse vague « in Colonna », dans le quartier Colonna. La lettre du 4 décembre 1379, adressée par la sainte elle-même à Neri et dont l’original est à Acireale, nous en apprend un peu plus long : « ... Nous avons loué une maison près de Saint-Blaise, entre Campo di Fiore et Saint-Eustache, et nous espérons y entrer avant Pâques par la grâce de Dieu... », dit-elle. Cette maison n’est certainement pas celle de la via Santa Chiara, qui n’est pas située « entre Campo di Fiore et Saint-Eustache ». Sur le parcours entre ces deux points, nous trouvons au contraire la « via Papae » de la Legenda (Corso Vittorio actuel), et même un endroit appelé « piazza di Siena », où habitaient de préférence les Siennois.

Je ne puis donc hésiter à identifier l’église Saint-Blaise dont parle sainte Catherine : il s’agit certainement de San-Biagio-dell’Anello, église détruite au XVIIe siècle pour construire le couvent des Théatins, dont l’église, Saint-André-della-Valle, couvre elle-même l’emplacement de l’ancien Saint-Sébastien de la place de Sienne.

On pourrait s’étonner qu’une lettre du 4 décembre parle d’entrer « avant Pâques » dans une maison déjà louée. Mais je pourrais fournir la preuve, par une autre lettre de Catherine, qu’à cette époque de l’année, sous sa plume, « Pasqua » signifie la fête de Noël. Je livre aux chercheurs cette curiosité linguistique.

À mes yeux, la sainte a déménagé en décembre 1379 et est morte, le 29 avril 1380, dans une maison située à l’emplacement actuel du couvent des Théatins.

 

 

 

 

 

 

 

 

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