La légende tragique

de Giordano Bruno

 

COMMENT ELLE A ÉTÉ FORMÉE,

SON ORIGINE SUSPECTE,

SON INVRAISEMBLANCE

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Théophile DESDOUITS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

S’il est un exemple frappant de la témérité avec laquelle, parfois, les historiens et les érudits acceptent des faits douteux sur des témoignages suspects, c’est la manière dont s’est formée la croyance à la mort tragique de Giordano Bruno. À dire vrai, cette croyance est née un peu tard ; en effet, si, comme on le croit vulgairement, le célèbre philosophe a péri à Rome sur un bûcher, son supplice aurait eu lieu en 1600 ; or l’histoire de cette mort tragique (dont personne ne semble avoir entendu parler à cette époque) n’apparaît dans la seconde moitié du dix-septième siècle qu’à l’état de récit incertain et invérifiable1. Puis voici qu’en 1701 elle prend de la consistance, à l’occasion de la publicité donnée par les Actes littéraires à un document qui pourrait bien être apocryphe. (C’est une lettre attribuée à Gaspard Schopp, lettre dont nous discuterons plus loin l’authenticité.) Toutefois ce document, et l’histoire du supplice de Bruno qui s’y trouve racontée tout au long, rencontrèrent encore des incrédules. Sans parler d’un érudit Hagmius ou Haym, qui dans un ouvrage sur les livres rares de l’Italie, rapporte que Bruno n’aurait été brûlé... qu’en effigie, un critique d’une autorité incontestable, Bayle déclare en 17022 que le récit donné sur la foi de Gaspard Schopp a bien l’air d’une fausseté3. Le dictionnaire de Moréri, comme celui de Bayle, ne parle du supplice de Bruno que sous toutes réserves4. Comment ce qui était douteux au temps de Bayle est-il devenu aujourd’hui l’objet d’une croyance universelle ? Serait-ce que l’on aurait découvert un document nouveau pour éclairer la question ? En aucune façon. On a sans doute fait beaucoup de recherches ; on a trouvé des documents sur la vie de Bruno, sur sa captivité à Venise5, que nous ne songeons pas à contester ; mais en fait de témoignages sur son prétendu supplice, on n’a trouvé absolument rien de nouveau ; on est toujours réduit à la lettre qui porte le nom de Gaspard Schopp6. La question en est donc toujours où elle en était au temps de Bayle ; et si on affirme avec un tel ensemble ce qui paraissait douteux il y a deux siècles, c’est que la critique est devenue moins difficile, au moins sur ce point. Chacun répète ce qui s’est dit avant lui, et toutes les histoires de la philosophie, tous les dictionnaires biographiques nous donnent, avec une assurance absolue, la date, le lieu, les circonstances du supplice de Bruno. Si quelqu’un ose élever un doute et pousse l’indiscrétion jusqu’à demander des preuves, on lui répond qu’il fausse l’histoire par esprit de parti7.

À ce concert d’affirmations, nous opposons le doute le plus radical. Nous doutons, parce que le supplice de Bruno ne se trouve attesté que par la lettre de Schopp, et que l’authenticité de cet unique document n’a jamais été démontrée.

 

 

 

I

 

TEXTE DE LA LETTRE ATTRIBUÉE À SCHOPP

– ORIGINE MYSTÉRIEUSE DE CE DOCUMENT

– ABSENCE TOTALE DE PREUVES EXTRINSÈQUES

EN FAVEUR DE SON AUTHENTICITÉ

 

Cette lettre, d’où on a tiré toute l’histoire vraie ou supposée du supplice de Bruno, est datée de Rome, 17 février 1600. C’est à un savant jurisconsulte allemand, Rittershusius ou Rittershausen, que Gaspard Schopp est censé l’avoir adressée. Avant de discuter son authenticité, citons le texte de ce document ; nous en empruntons la traduction à M. Cousin (Revue des Deux Mondes, nov. 1843).

 

Gaspard Schopp à son ami Conrad Rittershausen

« Ce jour me fournit un nouveau motif de vous écrire. Giordano Bruno, pour cause d’hérésie, vient d’être brûlé vif en public, dans le champ de Flore, devant le théâtre de Pompée... Si vous étiez à Rome en ce moment, la plupart des Italiens vous diraient qu’on a brûlé un luthérien, et cela vous confirmerait sans doute dans l’idée que vous vous êtes formée de notre cruauté. Mais, il faut bien que vous le sachiez, mon cher Rittershausen, nos Italiens n’ont pas appris à discerner entre les hérétiques de toutes les nuances ; quiconque est hérétique, ils l’appellent luthérien, et je prie Dieu de les maintenir dans cette simplicité qu’ils ignorent toujours en quoi une hérésie diffère d’une autre. [...] J’aurais peut-être cru moi-même, d’après le bruit général, que Bruno était brûlé pour cause de luthéranisme, si je n’avais été présent à la séance de l’inquisition où sa sentence fut prononcée, et si je n’avais ainsi appris de quelle hérésie il était coupable... (Suit un récit de la vie et des voyages de Bruno et des doctrines qu’il enseignait.)... Il est impossible de faire une revue complète de toutes les monstruosités qu’il a avancées, soit dans ses livres, soit dans ses discours. Pour tout dire en un mot, il n’est pas une erreur des philosophes païens et de nos hérétiques anciens ou modernes qu’il n’ait soutenue... À Venise, enfin, il tomba entre les mains de l’inquisition ; après y être demeuré assez longtemps, il fut envoyé à Rome, interrogé à plusieurs reprises par le saint office, et convaincu par les premiers théologiens. On lui donna d’abord quarante jours pour réfléchir ; il promit d’abjurer, puis il recommença à soutenir ses folies, puis il demanda encore un autre délai de quarante jours ; enfin il ne cherchait qu’à se jouer du pape et de l’inquisition. En conséquence, environ deux ans après son arrestation, le 9 février dernier, dans le palais du grand inquisiteur, en présence des très illustres cardinaux du saint-office (qui sont les premiers par l’âge, par la pratique des affaires, par la connaissance du droit et de la théologie), en présence des théologiens consultants et du magistrat séculier, le gouverneur de la ville, Bruno fut introduit dans la salle de l’inquisition, et là il entendit à genoux le texte de la sentence prononcée contre lui. On y racontait sa vie, ses études, ses opinions, le zèle que les inquisiteurs avaient déployé pour le convertir, leurs avertissements fraternels, et l’impiété obstinée dont il avait fait preuve. Enfin il fut dégradé, excommunié et livré au magistrat séculier, avec prière toutefois qu’on le punit avec clémence et sans effusion de sang. À tout cela Bruno ne répondit que par ces paroles de menace : La sentence que vous portez vous trouble peut-être en ce moment plus que moi. Les gardes du gouverneur le menèrent alors en prison : là on s’efforça encore de lui faire abjurer ses erreurs. Ce fut en vain. Aujourd’hui, donc, on l’a conduit au bûcher. Comme on lui montrait l’image du Sauveur crucifié, il l’a repoussée avec dédain et d’un air farouche. Le malheureux est mort au milieu des flammes, et je pense qu’il sera allé raconter dans ces autres mondes qu’il avait imaginés comment les Romains ont coutume de traiter les blasphémateurs et les impies. Voila, mon cher ami, de quelle manière on procède chez nous contre les hommes, ou plutôt contre les monstres de cette espèce. Rome, le 17 février 16008. »

Certes, voilà un récit dramatique et fort bien composé. S’il n’est pas de Schopp, il est certainement d’un lettré aussi habile que lui. Toutes les circonstances sont disposées avec naturel ; et l’intérêt du récit, en s’emparant de l’esprit, surprend la croyance ayant tout examen. Mais la critique, dont le devoir est d’examiner, ne doit pas laisser surprendre sa croyance ; et, avant d’ajouter foi à l’histoire que renferme cette lettre, il importe de savoir s’il y a des raisons pour qu’elle soit véridique. Nous voulons bien croire, mais seulement à bon escient, sur bons et valables témoignages.

Si jamais on venait à démontrer que Gaspard Schopp est véritablement l’auteur de cette lettre, ce témoignage aurait réellement de la valeur. En effet, malgré le peu de confiance qu’inspire par lui-même le caractère de ce personnage, l’un des plus effrontés calomniateurs qui aient jamais déshonoré la littérature9, cependant on pourrait dire avec Brucker et avec M. Émile Saisset, que Schopp, en 1600, était tout dévoué à l’Église ; il n’aurait donc pas inventé un fait qui devait irriter les luthériens d’Allemagne et leur fournir une arme contre la cour de Rome10. Mais peu importe que Schopp ait pu mentir ou non, si la lettre n’est pas de lui. On la lui attribue, parce que son nom y est, comme s’il n’y avait jamais eu de faux ni de mystifications littéraires ; mais on n’a jamais donné une seule raison pour établir qu’elle fût authentique : en revanche il nous semble qu’il y a deux graves raisons pour qu’elle ne le soit pas :

 

1° elle a été trouvée dans des circonstances mystérieuses qui ne permettent pas de remonter à son origine ;

2° elle contient plusieurs passages qu’il est difficile d’attribuer à un ami de la cour de Rome.

 

Personne ne cita jamais cette lettre, personne ne paraît en avoir eu la moindre connaissance dans la première partie du dix-septième siècle. Le premier écrivain qui en parle était un pasteur luthérien, Jean-Henri Ursin, né à Spire en 1608, mort en 1667 ; il la cite dans la préface de ses Commentaires sur Zoroastre11. Mais où et comment a-t-il déterré cette pièce et ce récit tragique dont personne n’avait, semble-t-il, entendu parler jusque-là12 ? En a-t-il trouvé le manuscrit ? Nullement. L’a-t-il extraite d’un livre ayant quelque autorité ? Pas davantage. Brucker (que nous citons volontiers, car il partage l’opinion que nous combattons), Brucker va nous édifier sur ce point. Cette lettre de Gaspard Schopp a été découverte dans un livre imprimé en Allemagne, intitulé Machiavellizatio, livre très rare, qui porte un faux nom d’auteur, une fausse date, une fausse indication du lieu où il a été édité13. C’est à la fin de ce volume que se trouve imprimé la lettre de Schopp à Rittershausen. Dans de pareilles conditions, qui nous assure que cette lettre n’est pas aussi fictive que le nom de l’auteur, la date et l’indication du lieu ? Et sommes-nous bien exigeants quand nous demandons des preuves d’authenticité14 ?

C’est donc avec Jean Ursin que l’histoire (ou la légende) du bûcher de Giordano Bruno commença à se former et à se répandre. Mais ses commencements furent obscurs et difficiles. Vers 1680, un érudit, connu sous le nom de Nicodemus, essaya de vérifier les assertions que Jean Ursin avait publiées sur la foi de la lettre de Schopp. Il paraît qu’il ne trouva pas de preuves. « Le sieur Nicodème, dit Bayle, dans ses Additions à la bibliothèque de Naples, dit qu’on ne sait pas certainement si tout ce que Jean Ursin débite est véritable. Voilà qui est singulier. On ne sait pas, au bout de quatre-vingts ans, si un Jacobin a été brûlé à Rome en place publique pour ses blasphèmes. Il n’y a pas loin de l’incertitude à la fausseté dans les faits de cette nature15. »

C’est, avons-nous dit, en 1701 que cette tradition du supplice de Bruno, jusque-là incertaine et nébuleuse, prend de la consistance et arrive à son plein épanouissement. Ce n’est pas qu’on ait découvert un document nouveau ; mais on donna de la publicité à celui que Jean Ursin avait déjà cité. On alla exhumer la lettre de Schopp. Du livre rare où elle gisait, où Jean Ursin l’avait consultée, Struvius la transporta au grand jour, en la publiant dans les Actes littéraires. Pour avoir plus de publicité, le récit attribué à Schopp n’avait ni plus d’authenticité ni plus de certitude ; mais il eut plus de lecteurs, et par conséquent plus de croyants. Toland, en Angleterre, Mathurin Veyssière de la Croze (moine apostat réfugié en Allemagne) et, en France, Nicéron admettent, comme Struvius, l’authenticité de la lettre et la véracité de l’auteur16. Il semblerait que l’Italie, où l’on était peut-être plus à même de juger, se soit laissé entraîner la dernière au courant de l’opinion dominante. Car c’est en 1726 qu’un bibliophile italien, Haymius, donnait, au sujet de Bruno, une version fort différente17 et prétendait que ce philosophe n’avait été exécuté qu’en effigie. Brucker demande, à ce sujet, sur quelle autorité s’appuie Haymius pour émettre cette supposition. Nous pouvons demander à notre tour sur quelle autorité s’appuie Brucker pour supposer l’authenticité de la lettre de Schopp ; car le savant auteur de l’Histoire critique de la philosophie se borne à discuter la véracité de l’auteur ; pour l’authenticité, il la présume et ne pose même pas la question ; pourtant c’est un problème qui devait naturellement se présenter à son esprit ; car c’est lui qui nous apprend dans quelles circonstances singulières et dans quel étrange livre ce document a été découvert.

De nos jours, M. Bartholmess18 et M. Cousin19 sont aussi affirmatifs que Brucker. Mais, comme lui, ils commettent une pétition de principe en supposant l’authenticité de la lettre attribuée à Schopp. Supposer le problème résolu n’est pas une méthode admise en critique.

Rendons cette justice à M. E. Saisset qu’il n’a pas fait abstraction de la question d’authenticité. Mais il ne la pose qu’incidemment, et la résout bien rapidement, par une note de trois lignes et demie. Dans un savant article de la Revue des Deux Mondes20, consacré à Bruno, il analyse le document de Venise, qui éclaire son histoire depuis 1592 jusqu’en 1598. Il passe ensuite à la lettre de Schopp ; il reconnaît que, même après les recherches de M. Bartholmess, la lettre de Schopp est encore le seul document que nous possédions sur Bruno après son arrivée à Rome ; mais ce témoignage lui suffit. Enfin il ajoute en note : « On a contesté l’authenticité de la lettre de Scioppius ; on a voulu révoquer en doute le supplice et même la prison de Bruno. La découverte du document de Venise réduit à néant ces vaines dénégations de l’esprit de parti21. »

C’est bien vite instruire une affaire ! Sans doute le document de Venise réduit au silence ceux qui contesteraient la captivité de Bruno à Venise. Mais nous ne concevons pas comment il réduirait au silence ceux qui contestent le supplice de Bruno, ou ceux qui doutent de l’authenticité de la lettre de Schopp. En quoi un document, qui s’arrête en 1598, pourrait-il établir l’authenticité d’une lettre qui est datée du 17 février 1600 ? En vérité, on croit rêver quand on voit de tels arguments. Et par quel prodige d’induction pourrait-on, de la captivité du philosophe à Venise, inférer qu’il a été brûlé à Rome ? Sans doute le document de Venise nous apprend que l’inquisition de Rome, dès 1592, réclama des Vénitiens l’extradition de Bruno et l’obtint en 1598 : mais faut-il en conclure qu’en le réclamant pour le juger, elle le réclamait pour le brûler ? D’un conflit de juridiction élevé en 1592, conclure qu’il y a eu condamnation à mort en 1600, c’est là une de ces hardiesses de logique qui dépassent toute mesure. Et, si l’on veut s’assurer, par un illustre exemple, que l’inquisition romaine pouvait demander l’extradition d’un prisonnier et le citer à son tribunal sans avoir aucune intention sinistre à son égard, il suffit de se rappeler Campanella. Ce philosophe, aussi célèbre que Bruno, avait été jeté dans les cachots de Naples par les Espagnols ; il avait été mis à la torture, et sa prison semblait devoir durer autant que sa vie. Le pape Paul V, en 1608, essaya vainement d’obtenir son élargissement ; les oppresseurs de Naples redoutaient trop son patriotisme. Enfin, en 1626, Urbain VIII le fit réclamer pour être jugé par l’inquisition de Rome, et motiva cette demande sur ce que l’on avait trouvé dans ses livres quelques propositions hétérodoxes. Il resta en effet quelque temps prisonnier de l’inquisition, mais, nous dit Brucker, plutôt nominalement que réellement. Ce fut son salut, et après trois ans de cette détention nominale, il recouvra la plénitude de sa liberté22. Nous ne pensons pas, sans doute, qu’en réclamant de Venise l’extradition de Bruno, l’inquisition romaine voulût le rendre à la liberté, comme elle le fit pour Campanella. Mais rien au monde ne prouve qu’elle lui réserva un traitement plus rigoureux qu’à Venise, ni à plus forte raison qu’elle le réclama pour lui intenter un procès capital.

En quoi donc le document de Venise a-t-il donné un degré quelconque de certitude au prétendu supplice de Bruno ? En quoi et comment pourrait-il servir de preuve en faveur de l’authenticité de la lettre de Schopp ? Serait-ce parce que cette lettre parle de l’emprisonnement de Bruno à Venise ? Mais un faussaire peut viser un fait vrai dans un document mensonger. Les romans historiques font souvent allusion à des faits réels et notoires : faut-il en conclure que leurs récits soient des lettres authentiques écrites par des témoins oculaires ?

Il n’y a donc pas, pas plus après qu’avant la découverte du document de Venise, une seule preuve extrinsèque que la lettre attribuée à Schopp soit réellement de lui, pas une seule preuve qui démontre la vérité des faits qu’elle relate. Mais à défaut de preuves extrinsèques, trouverons-nous du moins des preuves intrinsèques d’authenticité dans le texte même de la lettre ? C’est ce que nous allons maintenant examiner.

 

 

 

II

 

EXAMEN DU TEXTE DE LA LETTRE ATTRIBUÉE À SCHOPP

– DISCUSSION DE CERTAINS PASSAGES QUI PARAISSENT INEXPLICABLES DANS L’HYPOTHÈSE DE L’AUTHENTICITÉ

 

Nous avons reconnu que le récit attribué à Schopp est naturel, vraisemblable, et qu’il a en lui-même une apparence de vérité. Mais comme le métier des faussaires est précisément de produire cette apparence de vérité, il nous est impossible de conclure, du naturel d’un récit, à son authenticité. Nous ne ferons pas non plus difficulté d’avouer que le style ne dément pas le nom de Gaspard Schopp. En effet, Schopp était un lettré et un rhéteur ; la lettre qu’on nous donne sous son nom est une œuvre d’art, faite suivant toutes les règles de la rhétorique. Schopp était méchant, féroce ; et précisément le récit de la mort de Bruno se termine par une allusion inepte et féroce aux mondes infinis que Bruno admettait. Si la lettre est de Schopp, c’est bien par ce trait que devait finir le récit. Cela est vrai ; mais, si la lettre est apocryphe, c’est encore ainsi que le récit devait finir, pour avoir les apparences de l’authenticité ; un faussaire qui aurait fabriqué un passage de Schopp sans y mêler un trait de froide et sotte méchanceté, c’est un faussaire qui n’aurait pas su son métier ; et il fallait, d’après les règles de l’art, réserver ce trait pour le mot de la fin. L’examen du style ne saurait donc décider la question d’authenticité.

Mais si par l’examen de la forme nous n’arrivons à aucune conclusion, en examinant le fond de la lettre, nous découvrirons peut-être des raisons de choisir entre l’hypothèse d’un faux et l’hypothèse de l’authenticité. Reprenons l’analyse de cette pièce ; nous y verrons certaines étrangetés, qui ne sautent pas d’abord aux yeux à cause de l’illusion du récit, mais qu’une lecture attentive fait découvrir ; c’est à ces étrangetés que nous croyons reconnaître la main d’un faussaire, et d’un faussaire qui, malgré tout son talent de style, s’est trahi par d’inconcevables étourderies.

Une chose nous surprend d’abord ; c’est le récit des voyages de Bruno et de son arrestation à Venise. Mettons-nous dans l’hypothèse où la lettre serait authentique. Quoi ! voici Schopp qui écrit à Rittershausen pour lui apprendre le tragique événement de la veille, et qui commence par reprendre, depuis dix-huit ans, la biographie de Bruno, comme si Rittershausen pouvait l’ignorer. Il lui mande que Bruno avait voyagé en Suisse, en France, en Angleterre, en Allemagne surtout ! Est-ce que par hasard un lettré comme Rittershausen, vivant en Allemagne, n’avait jamais entendu parler des voyages de Bruno en Allemagne ? Pouvait-il ignorer tout le bruit que ce philosophe avait fait en Europe depuis son arrivée à Genève jusqu’à son arrestation en 1592 ? Pouvait-il même ignorer cette arrestation, et la captivité de Bruno à Venise pendant six ans ? Et voilà que Schopp vient lui apprendre, par un même courrier, l’arrestation de Bruno et sa mort. C’est au moins bien singulier. Tout s’expliquerait au contraire si l’auteur de cette prétendue lettre est un faussaire qui a écrit pour le public et non pour un correspondant particulier ; il est même naturel qu’il ait repris toute l’histoire des voyages et des malheurs de Bruno ; car, pour gagner la confiance du lecteur, à qui il voulait faire croire des faits mensongers, il fallait lui jeter comme appât le récit de faits véritables. Toutefois, si le calcul a réussi près des lecteurs sans méfiance, il dénote le caractère apocryphe de la pièce ; et l’auteur n’y a pas pris garde.

Mais continuons l’examen de la lettre : elle réserve bien d’autres étonnements à ceux qui la croient authentique.

Souvenons-nous d’abord qu’en 1600, Gaspard Schopp était entièrement dévoué à la cour de Rome. Brucker et M. Saisset nous l’affirment, et sur ce point ils ont raison ; car tous les ouvrages qu’il a écrits dans cette période témoignent d’un grand zèle pour l’orthodoxie. Comment donc se fait-il que dans cette lettre écrite au protestant Rittershausen, pour justifier la cour de Rome du reproche de cruauté, il ajoute comme à plaisir des circonstances aggravantes, des calomnies de nature à augmenter la haine et la fureur des luthériens contre Rome ? Pensait-il édifier et son ami, et les luthériens d’Allemagne, en leur disant que, si l’inquisition a brûlé Giordano Bruno, en revanche, la formule de la sentence n’avait rien de terrible, et qu’en livrant la victime au bras séculier, on avait adouci les rigueurs de l’exécution par des paroles ironiques de clémence ? Si c’est un ami de Rome qui écrivait cela, c’était un ami bien maladroit, et j’inclinerais plutôt à croire que ce récit est une invention d’un sage ennemi.

Mais ce n’est plus seulement une insinuation perfide, c’est une atroce calomnie, un fait manifestement mensonger, que nous trouvons dans la dernière phrase de la lettre. « Bruno, dit-il, aura été raconter dans les autres mondes comment les Romains ont coutume de traiter les blasphémateurs et les impies23 » !... Ont coutume ! Et c’est un ami de Rome qui aurait écrit cela ! C’est Schopp qui, pour justifier Rome du reproche de cruauté, aurait écrit à un luthérien : « Il est vrai, nous avons brûlé un homme ! Mais c’est un usage chez nous. » Dira-t-on que cet aveu compromettant a été arraché à Schopp par la force de la vérité ? Mais tout le monde sait que c’est un mensonge ; tout le monde convient que ces rigueurs, habituelles dans les autres pays de l’Europe, n’étaient pas habituelles à Rome. Ceux-mêmes qui croient le plus fermement au supplice de Bruno seraient dans un grand embarras, si on leur demandait de dresser une longue liste des victimes de l’inquisition romaine. Ils trouveront sans doute autant de victimes qu’ils voudront en Espagne, en Angleterre, en France même : mais à Rome, combien en trouveront-ils ? Et que furent à cette époque de troubles religieux les rigueurs de l’autorité ecclésiastique, quand on les compare à celle de l’autorité laïque ? Aussi, lorsqu’en 1619 le malheureux Vanini fut accusé d’athéisme devant le terrible parlement de Toulouse, ses amis demandèrent, mais en vain, qu’il fût déféré au jugement de l’inquisition24. Il ne put l’obtenir ; mais assurément, il n’eût pas réclamé comme une faveur la juridiction ecclésiastique, si la coutume de Rome eût été de brûler les impies.

Le trait final du récit de Schopp contient donc une fausseté, une calomnie. On ne saurait sans grande difficulté lui attribuer cette lettre ; il est probable qu’elle est l’œuvre d’un luthérien d’Allemagne, et ainsi s’explique l’impossibilité de remonter à son origine. Ainsi s’explique également comment ce récit, tout en affectant un grand respect pour les « très illustres, très vieux et très savants cardinaux du Saint-Office », tout en affectant une grande indignation contre ce « monstre » de Bruno, semble cependant élever Bruno aux proportions d’un héros et d’un martyr, qui fait trembler ses juges25.

On peut se demander pourquoi l’auteur de ce récit a choisi Gaspard Schopp pour mettre sous son nom cette histoire apocryphe du supplice de Bruno, et pourquoi cette lettre est censée écrite à Rittershausen. Il fallait bien prendre le nom d’un écrivain qui fût à Rome vers 1600, et Schopp était peut-être le plus connu de ceux qui s’y trouvaient à celle époque. Le choix de son nom semblait donc tout indiqué d’avance à un faussaire. De plus, il était naturel que la lettre fût adressée à Rittershausen ; car, en 1599, Schopp lui avait écrit une lettre authentique, et imprimée à Ingolstadt l’année même où elle a été composée. (V. Nicéron, 35e vol.)

Nous pensons donc pouvoir conclure que, si l’absence de preuves extrinsèques rend déjà douteuse l’authenticité de la lettre attribuée à Schopp, l’examen de cette pièce nous permet d’aller plus loin, et de regarder son authenticité comme peu probable. Or, comme c’est le document qui parle du supplice de Bruno, il n’y a aucune raison de croire à la fin tragique de ce philosophe.

 

 

 

III

 

QUE LE SUPPLICE DE BRUNO EST, A PRIORI, INVRAISEMBLABLE

 

On nous demandera peut-être de prouver à notre tour que Giordano Bruno n’a pas été brûlé. En l’absence complète de documents (puisque depuis 1598 on ne sait rien sur ce philosophe), il est aussi impossible de prouver la fausseté que de prouver la vérité de son supplice : on ne fait pas de l’histoire a priori. D’ailleurs, c’est à celui qui affirme, et non à celui qui doute, qu’il incombe de fournir la preuve. Toutefois, s’il est impossible d’arriver a priori à la certitude historique, on peut du moins poser a priori la question de vraisemblance. Or la croyance au supplice de Bruno n’a même pas de vraisemblance.

Le silence de tous les contemporains, silence absolu, puisque la lettre de Schopp ne saurait compter aux yeux d’une critique sérieuse, est une chose véritablement inexplicable, si réellement Bruno a été brûlé publiquement à Rome. Une exécution capitale, en pleine Rome, à Rome où le spectacle d’un bûcher n’était pas habituel, pouvait-elle passer absolument inaperçue ? Encore, si la victime n’était qu’un impie vulgaire et inconnu ! Mais non, c’est un des plus illustres philosophes de l’Europe, c’est le plus redoutable ennemi de la papauté et de la foi chrétienne. On le brûle, et personne n’y fait attention ! Ou du moins personne n’en parle dans aucun ouvrage du temps ! Cette indifférence ou cet oubli sont peu naturels. Quand un autre philosophie impie, Vanini, fut exécuté en 1619 à Toulouse, tout le monde littéraire s’en occupa ; indépendamment du récit de Grammond, nous avons la témoignage de Mersenne, nous avons le témoignage du Mercure de France26. Pour Bruno, aucun auteur contemporain ne fait la moindre mention de sa mort tragique. À cette époque de passions religieuses, pas un écrivain protestant n’en parle pour exciter contre Rome la haine de ses coreligionnaires ; pas un écrivain catholique n’en parle pour essayer de justifier cette exécution. C’est que très probablement, ni catholiques ni protestants, n’en avaient jamais entendu parler.

On pourra nous demander ce que Bruno est devenu, après son arrivée à Rome en 1598, s’il n’a pas été brûlé. Nous n’en savons rien, puisque les témoignages contemporains manquent absolument : mais, comme nous venons de le dire, ce silence des contemporains est encore bien plus étrange dans l’hypothèse du supplice de Bruno que dans l’hypothèse contraire. Il nous paraît certain que Bruno n’a pas quitté Rome ; mais ce n’est pas une raison pour qu’il y ait été mis à mort. Hypothèse pour hypothèse, on pourrait supposer, sans invraisemblance, qu’il a fini sa vie à Rome, dans un couvent de son ordre. Sans doute, c’est là une supposition qui dérange absolument toutes nos habitudes d’imagination : on se représente, d’ordinaire, Bruno sur un bûcher, bravant ses juges et mourant en stoïcien ; il est difficile de se le figurer vieillissant et mourant sous le froc d’un dominicain. Mais, toute imagination à part, notre hypothèse est beaucoup moins improbable que celle d’un supplice public dont personne ne s’est aperçu, ou du moins dont personne ne s’est ému.

On s’expliquerait ainsi l’absence complète de pièces officielles concernant le procès de Bruno. Ah ! sans doute cette absence de pièces n’embarrasse guère ceux qui croient au récit donné sous le nom de Schopp. Si les pièces n’existent pas, c’est que la cour de Rome les a détruites ou les a cachées27. Et si on les a si bien dissimulées, c’est qu’elles renfermaient la preuve de la mort tragique de Bruno ! Étrange logique ! N’est-ce pas le fameux sophisme dont on s’amusait dans les écoles anciennes : « Quidquid non habes, id perdidisti. »

Que dirait-on d’un traité de logique où on lirait, à l’article critique historique : « S’il n’existe aucune pièce authentique à l’appui d’un fait, c’est qu’on a détruit celles qui existaient ; si elles ont existé, le fait est vrai ; donc pour qu’un fait soit vrai, il suffit qu’il n’existe aucune pièce à l’appui. »

Pour nous, cette supposition de pièces détruites ou dissimulées nous semble inadmissible. Que l’on dissimule les pièces d’une procédure secrète, suivie d’une exécution secrète, cela se conçoit ; ce serait du machiavélisme ordinaire. Mais dissimuler les pièces d’un procès public, suivi d’une exécution publique ! S’imaginer qu’en supprimant ces pièces on supprimerait du même coup le souvenir de l’exécution dans la ville qui en a été témoin ! Ce serait, entre nous, un machiavélisme par trop naïf ; et la critique, en faisant une telle supposition, nous paraît aussi un peu naïve. Non, on ne fait pas disparaître de pièces dans de telles conditions ; et si les pièces du procès de Bruno nous manquent, c’est très probablement qu’il n’y a pas eu de procès. D’autre part, l’inquisition n’a certainement pas rendu au plus dangereux ennemi de l’Église une liberté dont il aurait usé pour se livrer à de nouvelles attaques, et d’ailleurs, si Rome n’imitait pas l’exemple des princes temporels, en multipliant les bûchers contre les hérétiques ou les athées, elle ne poussait pas la tolérance au point d’appliquer à la propagande irréligieuse la maxime « laissez passer, laissez faire ». La solution la plus naturelle qui dut se présenter à l’esprit des cardinaux, n’était-ce pas de renoncer à un procès, et de retenir dans un couvent l’auteur de la Bestia Triomfante28 ?

Tout en pensant que cette hypothèse est la seule qui explique et le silence des contemporains sur les dernières années du philosophe et l’absence de pièces concernant son procès, nous la donnons seulement pour ce qu’elle est, c’est-à-dire pour très incertaine. En fait de conclusions positives, nous nous bornons à affirmer :

 

1° Que rien absolument ne prouve que Giordano Bruno ait été brûlé à Rome.

2° Que l’hypothèse de son supplice est, non seulement incertaine, mais invraisemblable.

 

Si jamais on retrouve le manuscrit original et authentique de la lettre attribuée à Schopp, ou si on découvre un second témoignage à l’appui de la croyance au supplice de Bruno, alors la question changera de face. Jusque-là cette croyance ne mérite que le titre de légende, légende merveilleusement dramatique, texte admirable pour les déclamations de la haine ou du préjugé, mais indigne d’être accueillie comme sérieuse par un historien ou par un philosophe.

 

 

 

NOTE ADDITIONNELLE

 

L’impression de cette brochure était déjà terminée quand un savant critique nous objecta une ligne de Mersenne, qui a échappé à Brucker, et dont Bayle, qui l’a connue, n’a tenu aucun compte. Dans son livre sur l’Impiété des déistes, imprimé à Paris en 1624, le Père Mersenne parle de Bruno comme d’« un athée brûlé en Italie » (2e vol., p. 277).

Ce texte nous oblige à reporter jusqu’en 1624 la première trace de la légende tragique de Bruno. Mais les conclusions que l’on en pourrait tirer contre notre opinion se trouveraient annulées par l’examen d’un ouvrage antérieur du même Mersenne (Quæstiones in Genesin), composé entre 1619 et 1623 (Paris, in-folio, 1623), car il résulte de cet ouvrage que Mersenne, à l’époque où il l’a composé, n’avait jamais dû entendre parler du supplice de Bruno.

Le traité in Genesin est dirigé surtout contre les athées. Dans un chapitre souvent cité (p. 669 à 675), il en exagère prodigieusement le nombre ; il en compte cinquante mille à Paris. Il énumère aussi les athées célèbres de l’Europe ; sur cette liste, nous avons vainement cherché le nom de Bruno. Dans le même chapitre, il déclare qu’il faudrait opposer la crainte des supplices à l’envahissement de l’athéisme militant ; comme exemple à suivre, il cite le supplice de Vanini à Toulouse et celui d’un autre athée brûlé à Paris. S’il eût connu le supplice de Bruno, aurait-il manqué de citer un exemple venu de si haut ? Enfin Bruno n’est nommé nulle part dans l’ouvrage ; pas même sur la liste des philosophes qui admettent la pluralité des mondes (p. 1082). Donc, lorsqu’il composa les Quæstiones in Genesin, Mersenne ne connaissait guère plus les doctrines de Bruno qu’il n’avait entendu parler de son supplice.

Puis tout à coup voici qu’en 1621 il publie un ouvrage où il fait allusion au bûcher de Giordano Bruno, sans indiquer d’ailleurs où et comment il en a entendu parler. Que s’est-il donc passé dans l’intervalle ? Peut-être tout simplement la fabrication de la lettre attribuée à Schopp. En effet, celle pièce a dû être composée soit en 1619, soit un peu après : il est évident, si elle est fausse, que le faussaire, dans la scène du bûcher, a voulu imiter le récit de la mort de Vanini par Grammond ; car l’attitude théâtrale et sacrilège de Bruno, repoussant le crucifix et lui jetant des regards farouches, est précisément l’altitude de Vanini au moment de son supplice. Il est donc naturel de supposer que le récit de la mort violente de Bruno a été composé à l’époque où les esprits étaient le plus vivement frappés par le souvenir encore récent du terrible drame de Toulouse. D’après cette conjecture, la pièce attribuée à Schopp aurait été précisément fabriquée entre la composition des Quæstiones in Genesin et celle de l’Impiété des déistes. Il est vrai que cette pièce est restée inconnue du public jusqu’au jour où Jean Ursin l’a divulguée : mais, si inconnue qu’elle fût, il faut bien cependant qu’elle ait été vue et lue par quelques érudits, lors de sa parution. N’eût-elle été lue que par un seul, n’eût-elle fait qu’une seule dupe, n’était-ce pas assez pour donner naissance à un bruit vague dont Mersenne aura recueilli l’écho ? Ainsi le texte de Mersenne, au lieu de constituer un nouveau document, serait tout simplement l’écho de la lettre de Schopp, et cette pièce demeurerait, comme nous l’avons dit, l’unique source de toute la légende.

Dira-t-on que ce n’est qu’une hypothèse, pour le besoin de la cause ? D’abord, nous n’en avons pas besoin. En effet, quelle que soit la source de l’affirmation de Mersenne, elle ne détruit pas les témoignages négatifs que nous avons allégués : dans cette contradiction, le doute serait encore la seule conclusion possible. Mais ce qui fait la vraisemblance de notre hypothèse, c’est qu’elle seule paraît expliquer comment Mersenne a pu entendre parler vers 1624 d’un fait ignoré en 1619 dans le monde littéraire et dans le monde religieux. Cette ignorance d’un fait publié au bout de vingt ans est bien étrange, si le fait est vrai ; et, quand nous nous bornons à le mettre en doute, nous méritons peut-être mieux le reproche de timidité que celui de témérité29.

 

 

 

Théophile DESDOUITS.

Paris, E. Thorin, 1885.

 

 

 

 

 

NOTES

 

1. V. plus bas le témoignage de Nicodemus, cité par Bayle.

2. C’est en 1701 que Bayle fit paraître l’édition complète et revue de son dictionnaire.

3. Dict. - art. Brunus.

4. J... « Bruno fut, dit-on, brûlé à Rome. » – Art. Bruno.

5. V. le livre de M. Bartholmess sur Bruno, et l’article de M. Saisset, Revue des Deux Mondes, juin 1847.

6. M. Saisset (art. cité) convient qu’à partir de 1598 nous n’avons que le témoignage de Schopp. Cet aveu précieux n’est pas suspect : car M. Saisset croit fermement à la mort tragique de Bruno.

7. M. Saisset, article cité, note de la page 1095. – Nous ignorons quel est le critique auquel M. Saisset adresse ce reproche d’esprit de parti.

8. Revue des Deux Mondes 1843, pages 679 et 687. (Article de M. Cousin sur Vanini.)

9. M. Nisard applique à Schopp le nom de gladiateur de la République des lettres. Bayle et tous ses biographes nous apprennent que cet auteur, latiniste de mérite, se mêle à toutes les luttes religieuses de son siècle, tantôt dans un camp, tantôt dans un autre. D’abord luthérien, puis zélé catholique, et enfin ennemi furieux des religieux et du clergé, il porta partout la même passion, le même fanatisme, la même soif de sang et d’outrages. Du temps qu’il écrivait pour l’orthodoxie, il voulait l’extermination des hérétiques ; plus tard, il n’y eut pas de calomnies infâmes et idiotes qu’il n’inventât contre le plus militant des ordres religieux. Scaliger et le roi d’Angleterre Jacques Ier furent également l’objet de ses outrages. On dit que ce dernier fit bâtonner son insulteur. Il paraît que, dans ses dernières années, cet ennemi de tout le monde n’osait plus sortir de chez lui de peur d’être assommé.

V. sur Schopp (en latin Scioppius) le dictionnaire de Bayle et la biographie universelle de Hoefer.

Tel est l’homme dont on est réduit à invoquer le témoignage en faveur de l’histoire du bûcher de Giordano Bruno ! Et cependant, ce témoignage unique, nous l’accepterions sans contester, si on venait à prouver que la lettre attribuée à Schopp est réellement de lui.

10. Brucker, Hist. de la philos., 5e vol., p. 27. E. Saisset, Revue des Deux Mondes, article cité, p. 1093 – juin 1847.

11. Brucker, 5e vol., p. 13.

12. Bayle, art. Brunus, nous parle de « tout ce que Jean Ursin débite » au sujet de la mort de Bruno. Bayle, qui savait tant de choses, n’aurait pas fait remonter cette histoire à Jean Ursin si d’autres, avant lui, avaient cité la lettre de Schopp ou avaient parlé du supplice de Bruno.

13. (Epistola) addida libro rarissimo, pseudonymo, in Germania, sine mentione loci et anni, excuso, hoc titulo : « Machiavellizatio, qua unitorum animos dissociare nitentibus respondetur, in gratiam domini archiepiscopi castissimæ vitæ Petri Pazman, succincte excerpta Saragossæ, per Didacum Iborrum », 1621. (V. Brucker, ibid.) Si Brucker nous dit que le livre est sans date, quoiqu’il soit daté de 1621, et sans mention de lieu, quoiqu’il porte la mention de Saragosse, il entend évidemment que la mention de date et celle de lieu sont fausses. D’ailleurs ce livre, nous dit-il, a été imprimé en Allemagne.

14. Encore, si la date de 1621 était véritable, on pourrait dire que Schopp vivait encore et eût protesté contre cette usurpation de son nom ; mais Brucker lui-même ne regarde pas cette date comme exacte. Et si le livre pseudonyme ne parut que pendant les dernières années de Schopp, ce malheureux, renfermé à Padoue dans sa maison dont il n’osait sortir de peur des coups, n’a pu avoir connaissance d’un livre très rare, enfoui au fond d’une bibliothèque d’Allemagne.

15. Bayle, Dict., art. Brunus, en note.

16. Brucker, 5e vol., p. 27. – Naturellement, ils admettent sans discussion cette authenticité.

17. Haymius, Notizia dei libri rari nella ling. Ital., p. 184. – cité par Brucker, 5e vol., p. 27.

18. Auteur d’un ouvrage savant sur Bruno : il a publié dans son livre un document important, découvert à Venise par M. Léopold Banke, qui fait connaître l’histoire de la captivité de Bruno à Venise, de 1592 à 1598.

19. Revue des Deux Mondes, art. cité.

20. Art. cité, juin 1847.

21. Ibid. Note de la page 1095.

22. V. Brucker, 5e vol., p. 118 et 119.

23. Nous citons le texte en latin d’après Brucker : « Quoniam pacto homines blasphemi et impii a Romanis tractari solean. »

24. Cousin, article cité.

25. Bruno ne brave pas seulement ses juges dans le récit de Schopp ; il brave Dieu, et lance au crucifix des regards farouches. Ce détail paraît emprunté au récit du supplice de Vanini, écrit par Grammond en 1619. Il y avait là un détail dramatique qu’un faussaire habile devait imiter.

26. Brucker, 5e vol., p. 675 et 676.

27. C’est ce que pense M. Cousin dans un article sur Vanini, Revue des Deux Mondes, décembre 1843. À propos de Vanini, il reprend l’histoire de Bruno, et donne le récit de Schopp sans songer même à se demander s’il est authentique.

28. Titre d’un livre violent de Bruno contre le Pape.

29. Quand même des textes qui nous auraient échappé viendraient un jour prouver que la lettre apocryphe de Schopp n’est pas l’unique témoignage, mais seulement le principal, cela pourrait infirmer quelques-unes de nos assertions, mais non pas nos conclusions : car il nous resterait toujours contre le supplice de Bruno un argument irréfutable : le silence absolu des ambassadeurs de Venise dans leurs dépêches à leur gouvernement (V. César Cantu, Les Hérétiques en Italie).

 

 

 

 

 

 

 

 

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