La pensée de Rainer-Maria Rilke

 

à travers les

 

GRANDS THÈMES DE SON ŒUVRE

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Jehan DESPERT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À ma femme

 

 

EN GUISE DE PRÉFACE

 

 

Comme le Saint achève en soi l’œuvre de la Passion, le Poète, lui, achève l’œuvre de la Création... Cette phrase de Jacques Maritain pourrait s’appliquer tout particulièrement à la vie et à l’œuvre de Rainer-Maria Rilke, et c’est pourquoi chaque mot que nous écrirons devra, par avance, être admis, compris, par delà son étymologie courante, requérant du lecteur une transmutation philologique et grammaticale, propre à mieux nous rapprocher de l’œuvre du poète des Élégies de Duino.

 

Car nul autre poète, mieux que lui, n’essaya de comprendre, d’expliquer, d’achever en quelque sorte, l’œuvre de la création. Et c’est pourquoi, du jour où il comprit que seule la solitude pouvait le rapprocher intimement de l’Œuvre du Créateur, et de la chose créée, il la choisit et s’y tint, quelles que puissent être les conséquences de cet abus d’intimité avec le silence, dont Valéry s’effrayait tant au retour d’une visite chez Rilke à Muzot.

 

Et c’est précisément l’étude de cette solitude, de ce besoin de silence et de pureté, qui nous a conduit à rechercher les sources de cette œuvre qui n’est pas faite pour les médiocres, et qui ne se laisse approcher, voire pénétrer, que si l’on est soi-même en état de grâce poétique.

 

Rilke a atteint des sommets incomparables de style et de pensée. Au cœur de son œuvre, car il n’accepte pas qu’on demeure à la surface des êtres ou des choses, on se sent un peu comme au carrefour de l’âme et du corps, de l’esprit et de la chair. Rilke est un lieu de rencontre et de découverte, dit Daniel-Rops, et peut-être conviendrait-il de dire, un lieu UNIQUE de rencontre et de découverte.

 

Et ce caractère de l’œuvre de Rilke nous conduit à le considérer, non comme l’aboutissement logique, que certains ont voulu voir en lui, du romantisme allemand, mais plus encore, comme un précurseur, un ouvreur de voies, un défricheur de pensée. On l’apparente facilement aux grands mystiques, à Novalis, à Edgar Poe, à Gérard de Nerval ou à Maurice de Guérin, voire Mallarmé, ou encore Angélius Silésius.

 

Il y a certes là une part de vérité, mais cette volonté de classification qu’ont presque tous les exégètes, ne nous satisfait pas.

 

Certains, et je pense à Marcel Lobet, qui a publié une excellente étude sur le Cœur communiant de Rilke, veulent rattacher sa pensée religieuse à la mystique d’Eckhart, à la théosophie de Boehme, au quiétisme de Madame Guyon, voire à Swedenborg ou à Maine de Biran sinon à Bergson. C’est peut-être aller un peu loin dans la recherche des parentés, ou pas assez ! Rilke est certes, un peu de tout cela, mais surtout il est beaucoup autre chose.

 

C’est pourquoi nous essaierons d’approcher le plus possible de ce qu’il fut, en nous frayant un chemin à travers son œuvre, sa correspondance et les témoignages de ceux qui l’ont connu et aimé.

 

Que le lecteur ne s’étonne point si nous n’enfermons pas le poète dans une biographie étroite et suivie pas à pas. Un être aussi insaisissable que Rilke, demeure étranger à cette sorte d’introspection. Certains l’ont tenté. Nous nous y refusons car c’est admettre que la vie d’un poète a des limites, que son œuvre ne nous concerne que de loin, à titre de curiosité ou de jeu d’érudition, et qu’une fois retombée la dernière pelletée de terre sur son cercueil, il n’est plus parmi nous ! Ce serait admettre qu’il y a scission entre la vie et la mort, qu’il existe une cassure dans la continuité de l’esprit, et qu’une différence essentielle nous partage en nous-mêmes. Non ! Un vrai poète ne meurt pas. Rilke est au milieu de nous, et tant que son œuvre rencontrera des âmes vibrantes, des cœurs troublés, des esprits inquiets, donc tant qu’il y aura des hommes ici-bas, une place de choix lui sera réservée.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La vie des grands hommes, écrit Rilke à sa femme, le 5 septembre 1902, est une route abandonnée ; envahie de ronces, car ils rapportent tout à leur art.

 

Il prévient ainsi le désir de ceux qui voudraient faire une distinction entre vie et œuvre. C’est ce que d’autre part nous dit Eberhard Kretschmar : Quand même nous ne saurions rien sur la vie de Rainer-Maria Rilke, rien ne nous manquerait pour l’intelligence de sa sagesse ; et inversement la connaissance de toute sa biographie ne nous aide en quoi que ce soit à comprendre cette sagesse.

 

Non ! Nous n’avons pas besoin de connaître sa biographie pour le comprendre, et il nous suffit sans doute de savoir, dès le départ, qu’il a fait de sa vie un essai défini et voulu d’existence poétique, tel que Kierkegaard le conçoit.

 

Mais cet essai ne lui sera possible qu’à travers une autre expérience, toute intérieure et toute personnelle : celle de la solitude. Nous reviendrons souvent sur ce thème, car il est essentiel à qui veut expliquer Rilke et le caractère unique de son génie. Et, paradoxalement, le premier aspect visible, dirons-nous, de cette solitude, fut sa perpétuelle errance à travers l’Europe, errance commencée dès 1897 (le poète a alors 22 ans) et qui ne se terminera qu’à sa mort en 1926.

 

Les Archives Rilke à Weimar ont reconstitué année par année, presque mois par mois, la démarche permanente du poète... Et véritablement, on demeure stupéfait. Qu’on en juge par le détail des déplacements de l’année 1910 :

 

De janvier à mars, il est à Leipzig.

Fin mars à mi-mai : Rome puis Venise le reçoivent, puis il séjourne jusqu’en juillet à Paris d’où il gagne la Bohême pour revenir en septembre à Munich. Paris le reçoit de nouveau jusqu’en novembre, d’où il part pour Alger, Tunis et l’Égypte au début de 1911 !

 

Que de villes traversées, que de visages nouveaux rencontrés ! Que de paysages inconnus dont il s’enrichit, et dont il fera plus tard la matière de son inspiration, la manne de sa Poésie. À ce sujet, une page des Cahiers de Malte Laurids Brigge nous renseigne beaucoup mieux que toutes les gloses :

 

... Pour écrire un seul vers, il faut avoir vu beaucoup de villes, d’hommes et de choses, il faut connaître les animaux, et savoir quel mouvement font les petites fleurs en s’ouvrant le matin. Il faut pouvoir repenser à des chemins dans des régions inconnues, à des rencontres inattendues, à des départs... à des jours d’enfance dont le mystère n’est pas encore éclairci... à des matins au bord de la mer, à la mer elle-même, à des mers, à des nuits de voyage qui frémissaient très haut, et volaient avec toutes les étoiles... Et il ne suffit même pas d’avoir des souvenirs. Il faut savoir les oublier quand ils sont nombreux, et il faut avoir la grande patience d’attendre qu’ils reviennent. Car les souvenirs eux-mêmes ne sont pas encore cela. Ce n’est que lorsqu’ils deviennent en nous sang, regard, geste, lorsqu’ils n’ont plus de nom et ne se distinguent plus de nous, ce n’est qu’alors qu’il peut arriver qu’en une heure très rare, du milieu d’eux, se lève le premier mot d’un vers...

 

Il erre donc, amasse les souvenirs, et sa solitude de nomade est complète. Ne nous dit-il pas quelque part qu’il ne se sent jamais plus seul qu’au milieu de la foule d’une grande ville ?

 

Certes, au début de sa vie, il souffrit de cette solitude, dont il ne comprit que peu à peu la nécessité, et l’on est en droit de se demander si les innombrables voyages qu’il entreprit, n’étaient destinés, en définitive, qu’à la fuir, ou au contraire, à lui trouver une justification.

 

Un poème du Livre d’Images nous renseignera-t-il ?

 

 

SOLITUDE

 

La solitude est pareille à ces pluies

qui, montant de la mer, s’avancent vers les soirs.

Des plaines elle va, lointaines et perdues,

au ciel qui la contient toujours.

Et c’est du ciel qu’elle retombe sur la ville.

La solitude pleut aux heures indécises :

lorsque vers le matin se tournent les rues neuves,

lorsque les corps épuisés de méprises

s’entr’écartent, tristes et inassouvis,

et que les hommes qui se haïssent

doivent coucher ensemble dans un lit :

la solitude alors s’éloigne au fil des fleuves...

 

Traduction Maurice Betz.

 

 

Mais cette solitude, ne doit-il pas s’efforcer de la trouver en lui, à travers des paysages nouveaux, ne transportant dans son bagage que la permanence de son âme et l’instabilité de son cœur, comme s’il voulait s’éprouver chaque jour davantage ? Marié, il fuira son épouse. Ami, amant, il fuira tous ceux à qui il se sera donné un temps, se reprenant, fugace, liquide dirons-nous, inabordable, incompréhensible à qui ne se place pas d’emblée à la même altitude que lui, assez égoïste en cela. Mais quel artiste n’est pas égoïste ? Cette apparence d’un défaut, n’est d’ailleurs que toute extérieure. Car, en définitive, quel être donne plus aux autres, que l’artiste ?

 

Ainsi donc, Rilke se trouvera seul devant l’art et devant la vie, et il ne les séparera plus désormais, car l’universel l’attend. Mais quelle sera son attitude devant le péril que constitue cette solitude tant désirée ? D’un côté, le risque est grand de se contempler soi-même, et de demeurer stérile, situation mortelle pour un être de sa qualité. D’autre part, le danger est tout aussi grand de se laisser enfoncer dans un rêve intérieur si permanent, qu’il interdirait toute communication avec les autres hommes, et ne permettrait de leur offrir qu’une œuvre incommunicable, inintelligible. C’est en somme dans ce danger que tomba Mallarmé, tant était grand son souci, son désir, sa quête de pureté absolue.

 

Rilke, lui, échappera toujours à ces deux périls. Tout d’abord, parce qu’il a une haute conscience de sa mission de poète, et qu’il y sacrifie tout pour demeurer en état de grâce poétique, en état de réceptivité permanent. Ainsi donc il ne risque pas de demeurer stérile, puisque toujours attentif aux sollicitations du monde surnaturel, et prêt à en recueillir les moindres vibrations en son subconscient.

 

Face au second danger, il opposera sereinement l’exemple et l’influence de Rodin.

 

Venu à Paris pour y rencontrer le Maître, afin d’écrire sur lui une monographie qui lui était commandée par un éditeur allemand, Rilke puisa auprès du sculpteur un mode de vie, un mode de compréhension, une force, sur laquelle il put, par la suite, s’appuyer constamment. Car, ce qu’il attendait de Rodin, en dehors des éléments nécessaires à son travail d’historiographe, n’était autre qu’une confirmation de son destin.

Comment faut-il vivre ? demanda-t-il.

 

Rodin, ce Titan, lui répondit : En travaillant !

 

Et Rilke s’appuiera toute sa vie sur le précepte du Maître. Travailler, s’approcher le plus près possible de la nature, l’écouter, en recueillir les leçons, humblement, comme Rodin le fait, lorsqu’il manie la glaise ou le ciseau pour faire jaillir la vie en l’instant même où il a décidé de la fixer. Cette influence de Rodin lui donne le désir de la netteté, de la fermeté dans la délicatesse, de la simplicité dans la confidence, nous dit Alfred Colling.

 

L’influence française de Rodin contrebalance alors l’influence russe reçue lors d’un voyage au pays de Tolstoï, en compagnie de l’ancienne fiancée de Nietzsche, Lou Andrea-Salomé. Le tempérament poétique de Rilke s’équilibre ainsi. Et, si plus tard, livré et à lui-même, et dans le grand désarroi de la Guerre de 1914-1918, il retourne à son hermétisme naturel, il aura, malgré tout, conscience de cette influence française, retrouvée – après combien de détours ! – grâce à Paul Valéry, et qui lui permettra d’écrire dans notre langue, Vergers et les Quatrains valaisans.

 

Un autre artiste français, Paul Cézanne, aura lui aussi la plus forte influence. Si Rodin lui apprit à travailler, Cézanne, dont il a visité à la Galerie Bernheim-Jeune en 1907, une exposition qui l’a ébloui, Cézanne lui permet de comprendre qu’il ne doit écrire que pour lui. C’est d’ailleurs ce qu’il dit en substance dans une lettre adressée en décembre 1921 au Docteur Heygrodt :

 

... La plupart des artistes d’aujourd’hui, gaspillent leurs forces à aller et venir entre le centre de leur art et les spectateurs ou leurs juges, et à se demander comment leur œuvre est appréciée par les autres, par le public. Ce qu’il y a d’infiniment grandiose et de saisissant chez un homme comme Cézanne, c’est d’être demeuré pendant presque quarante ans, sans interruption, au centre le plus intime de son œuvre...

 

Mais ne peut-on en dire autant de Rilke ? Ne peut-on lui appliquer les mêmes paroles, à lui, qui jamais ne lut une seule critique sur ses ouvrages et se désintéressa totalement de ce que la foule pensait de son œuvre ? Hélas, la foule n’aime pas ce qui la dépasse ! Il lui faut de la nourriture toute prête, facilement assimilable. Voilà pourquoi Rilke, poète de l’ineffable, de l’intime dans ce qu’il a de plus intime, ne peut être goûté des masses. Il y a des nourritures délicates pour âmes délicates. L’œuvre de Rilke est de celles-là. Et ceux qui se contentent de l’extérieur, du contour des choses et des œuvres, ne pourront jamais pénétrer intrinsèquement, et malgré les snobismes et les modes, l’œuvre d’un des plus grands poètes du XXe siècle.

 

Cette expérience de l’œuvre rilkéenne ne peut nous être acquise que face à une disponibilité personnelle. Rilke n’est pas le poète des manifestations collectives, il est celui de la solitude des cœurs et de l’intimité des âmes. Sa lente ascension, il la poursuivit durant de nombreuses années, et jusqu’à ce que sa communion avec les créatures soit complète, ce qui l’amena à s’enfermer au cœur de l’Europe, dans ce Valais suisse, à la limite linguistique de la France et de l’Allemagne, dans ce pays sauvage qui lui rappelait, aimait-il à dire, à la fois la Provence, et par certains côtés, l’Espagne...

 

Là, il connut enfin sa plus grande solitude, mais là aussi, lui furent données ses plus grandes œuvres. Là, il sut attendre, comme il le préconisait, ce premier mot d’un vers, levé de tant de souvenirs oubliés. Là, il connut aussi les découragements inhérents à toute vraie nature de Poète. Il y eut des moments de stérilité totale, d’aridité effrayante, d’anxiété, d’angoisse, de désespoir. Là, seul au cœur de sa solitude, il douta de sa mission, il douta de son talent, il douta d’être poète ! Imagine-t-on ce que peut être pour un artiste, que de douter de sa mission ? Que de sentir que tout ce qu’il a risqué, désiré, perdu, conquis, est peut-être inutile ? Rilke connut cet À quoi bon ?, ce doute qui prend au ventre en de certaines heures dévorantes, et serre, serre... Il douta. Cependant, il eut la force d’attendre, de ne pas obliger le destin. Pour lui, tout n’était-il pas en mesures d’éternité ? C’est grâce à cette foi, à ce sentiment qu’il avait de la pérennité de l’esprit, qu’il dut d’entendre et d’écrire Les Élégies de Duino et les Sonnets à Orphée, sommets incontestables de son œuvre.

 

Edmond Jaloux prétend que Rilke et Milosz sont morts dans le chemin de leurs découvertes. Cela nous apparaît profondément exact. Pour Rilke, quel était ce chemin ? Et là, on peut affirmer que le sentier que Rilke s’épuisa à chercher, puis à poursuivre, n’était autre que celui qui mène à Dieu. Mais attention ! On a voulu voir dans certaines parties de l’œuvre de Rilke, une inspiration chrétienne. Je ne le crois pas. Rilke n’est pas chrétien. Son Dieu n’est pas celui de la croyance évangélique. N’allons surtout pas nous égarer, et penser qu’il s’agisse d’un bon Dieu à lui. Non ! Il a trop le sens de l’universel, pour s’approprier l’être supérieur qui dominera toute sa vie et toute son œuvre. Car si Rilke n’est pas chrétien, il n’empêche que nous devons le considérer parmi les poètes les plus religieux que nous connaissions, et ce n’est pas le fait de sa non-souscription à un dogme qui puisse nous permettre de le rejeter parmi les a-religieux.

 

Certains auteurs ont cru bon de parler d’un Dieu rilkéen. Nous nous élevons avec force contre cette assertion. Qu’il y ait une conception rilkéenne de Dieu, soit, mais jamais le poète n’a accepté cette idée – comme nous le disions à l’instant même – d’un Bon Dieu pour soi tout seul.

 

Deux grands écrivains catholiques ont d’ailleurs émis sur lui des opinions qui ne laissent aucun doute sur ce sujet :

 

C’est d’abord Charles Du Bos, qui, dans son Journal, écrit à la date du 30 janvier 1925 : Rainer-Maria Rilke est venu hier... Il y a très longtemps – des années peut-être – que je n’avais rencontré un homme d’une qualité aussi rare, une âme aussi pure, aussi parfaitement inatteinte par tous les projectiles qu’à chaque moment, la vie dirige sur nous pour nous faire plus sûrement déchoir...

 

Du Bos aurait-il écrit ces lignes si le moindre soupçon lui était venu d’un refus quelconque de Rilke face à la divinité, et au problème de Dieu que les deux écrivains n’ont pas été sans aborder ensemble ?

 

C’est encore Daniel-Rops, qui écrit dans son admirable livre Où passent les Anges :

 

... Nul poète n’a sans doute été aussi terriblement requis par soi-même de trouver Dieu... Il y a en Rilke, un grand élan inachevé vers Dieu, et qui, parlant de la mort de l’auteur des Histoires du Bon Dieu, a ce cri révélateur : Nous savions qu’une grande lumière avait cessé !, faisant en cela écho au mot de Jean Cassou, dans les Nouvelles Littéraires du 8 janvier 1927 : Rilke est mort ! Le monde reste seul !

 

L’enfance de Rilke fut profondément croyante. Sa mère Phia Rilke, mystique et outrageusement pieuse, lui donna de la religion catholique, l’image la plus fausse, la plus élémentaire, la plus conventionnelle qui soit, faite de gestes extérieurs, de pratiques absurdes, de superstitions ridicules et sans résonnances profondes. Un moine bénédictin, le Père Zaehringer, a remarqué chez lui que les représentations religieuses sont invariablement liées à l’effroi, à des sensations de contrainte. On lui fait appeler Dieu son Himmelspapa (papa du ciel) ; sa mère combat à coups de jets d’eau bénite, des esprits qui se seraient glissés dans la maison ! On l’emmène à tous les offices que Phia Rilke prolonge chez elle par des oraisons auxquelles elle s’abandonne, des heures durant, négligeant ses plus élémentaires devoirs d’état. L’enfant subit, bien sûr, cette influence, et entoure d’une religieuse superstition, la croix d’or qu’on lui a passée au cou. Plus tard, il se débarrassera – c’est ici le mot qui convient ! – d’un catholicisme aussi formel et étroit pour finir par une abjuration lors de son mariage en 1901. Cependant, des vestiges subsisteront, dont le respect de tout christianisme n’est pas le moindre. À Muzot, en 1925, un an avant de mourir, il fait l’impossible pour remettre en état et rendre au culte la chapelle Sainte-Anne, abandonnée depuis des générations, et consacre des sommes importantes à cette restauration. Il lit quotidiennement la Bible, et admire passionnément Saint François d’Assise.

 

Son ouvrage Le livre d’Heures paru en 1906 est empli de Dieu. Nous en extrayons ces deux courts poèmes :

 

 

COMME LE GARDIEN DANS LA VIGNE...

 

Comme le gardien dans la vigne

a sa cabane pour veiller,

je suis, Seigneur, cabane entre tes mains,

nuit de ta nuit.

 

Vigne, verger et pâturage,

champ qui n’oublie aucun printemps,

figuier qui même dans un sol de marbre

porte cent fruits :

 

Peu t’importent les soins du veilleur.

Un parfum vient de tes ramures rondes.

Sans peur, muettes, tes sèves montent,

passant auprès de moi, des profondeurs.

 

 

TOUT REDEVIENDRA GRAND

 

Tout redeviendra grand et formidable,

Les terres seront simples et les eaux, plissées,

petits, les murs et les arbres, géants ;

multiple et fort, vivra dans les vallées

un peuple de bergers et de paysans.

 

Il n’y aura plus d’églises qui retiennent

Dieu comme un fuyard, et qui le plaignent

ainsi qu’un animal blessé au piège...

À tous les inconnus qui frapperont

les maisons ouvriront leurs portes, accueillantes,

et nos actes et nous, respirerons l’offrande.

 

Plus d’attente d’un au-delà, plus d’inutiles

regards perdus, rien que désir

de ne pas profaner la mort, et de servir

humainement les choses de la terre, afin

de n’être plus inconnus à nos propres mains.

 

Poèmes traduits par Maurice Betz.

 

 

Ainsi, déjà, il place Dieu dans le grand contexte de la nature. Il admire les cathédrales, surtout Chartres, qu’il visita avec Rodin, mais il refuse pour Dieu l’internement dans les églises. Car à force de l’enfermer dans des lieux spécialement conçus pour lui, les hommes ne savent plus le voir au milieu d’eux, et pourtant :

 

 

Le jour, tu es, parmi la foule

cet ouï-dire qui s’écoule,

et ce silence après l’heure sonnant

qui se referme lentement.

 

Mais plus le jour finissant baigne

avec abandon dans le soir,

plus tu existes, Dieu. Ton règne

monte comme une fumée des toits.

 

Traduction Maurice Betz.

 

 

Mais ce Dieu n’a rien de comparable au Jupiter Olympien non plus qu’au Jéhovah vengeur. De même Rilke refuse l’image d’un Seigneur glorieux tel que nous le décrivent les Évangiles. Non ! Il le voit différemment, beaucoup plus près de l’homme, comme ce Christ du Jardin des Oliviers dont nous empruntons l’excellente traduction à Lou Albert Lasard :

 

 

LE JARDIN DES OLIVIERS

 

Il monta là, sous le feuillage gris,

tout gris et tout dissous dans l’oliveraie

et Il posa son front plein de poussière,

profond dans la poussière des mains brûlantes.

 

Après tout donc cela et c’est cela la fin !

Maintenant je dois marcher quand je deviens aveugle

et pourquoi veux-Tu que je dise Tu es,

lorsque moi-même je ne Te trouve plus ?

 

Je ne Te trouve plus. Ni en moi, non,

ni dans les autres, ni dans cette pierre.

Je ne Te trouve plus. Je reste seul.

 

Je reste seul avec la peine des hommes,

que d’adoucir par Toi j’ai entrepris,

Toi qui n’es pas. Oh, innommable honte...

 

ON raconta plus tard : un ange vint –

 

Pourquoi un Ange ? Ah seule vint la nuit

et feuilleta distraitement dans les branches.

Les disciples remuaient dans leurs songes.

Pourquoi un Ange ? Ah seule vint la nuit.

 

La nuit qui vint ne fut point singulière ;

des centaines comme elle se passent ainsi.

Là dorment des chiens, et là reposent des pierres,

ah, une nuit triste, une nuit quelconque qui

attend que le matin revienne.

 

Car les anges ne viennent pas vers de tels suppliants

et autour d’eux les nuits ne seront pas grandes.

Ceux qui se perdent ne trouvent que l’abandon,

car ils sont sacrifiés par les pères

et rejetés du sein des mères.

 

 

À ce Dieu, nous le voyons, Rilke enlève même le secours de l’Ange. Il le veut SEUL, et ainsi plus semblable à l’homme, plus près de lui, plus proche de toute la souffrance apparentée à celle de l’humanité. Car si l’homme a besoin de Dieu, Dieu n’a-t-il point besoin de l’homme, de tous les hommes ?

 

 

Que feras-tu Dieu, lorsque je mourrai ?

Je suis ton vase – lorsque je serai brisé ?

Je suis ton breuvage – lorsque je périrai ?

 

 

Ainsi donc, Rilke nous apparaît-il comme un obsédé de Dieu. Il suffit d’ailleurs de lire les titres de ses œuvres :

 

Le livre de la Vie monastique (1899).

Les Histoires du Bon Dieu (1899).

Le Requiem (1900).

Le livre du Pèlerinage (1901).

entre autres, pour lui donner, à la suite de J. F. Angelloz, le titre d’artisan de Dieu.

 

Nous avons parlé tout à l’heure, d’une abjuration de la religion catholique chez Rilke. Rassurons-nous. Ce geste n’a rien d’une manifestation ostentatoire, d’une bravade, d’un défi. Rilke n’a pas l’intention de tuer Dieu comme le souhaite le père de Zarathoustra. Non ! Il reste simplement dans la ligne traditionnelle allemande, dont Heinrich Heine nous avait déjà entretenus : il s’agit de trouver à la question religieuse une autre solution que le christianisme (catholicisme ou protestantisme). En définitive, ce Dieu lui semble perdu, et Rilke se demande où le trouver, où le RE-trouver, et il répond immédiatement : Dans la Nature.

 

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

 

Je sens que toute vie est quand même vécue.

Qui donc la vit ? Seraient-ce les choses qui

comme une mélodie qu’on tait,

sont dans le soir comme une harpe rangées ?

Seraient-ce les vents qui viennent des vastes eaux ?

Seraient-ce les branches qui se font des signaux ?

Seraient-ce les fleurs aux doux parfums tissés ?

Seraient-ce les longues et vieillissantes allées ?

Seraient-ce les bêtes chaudes que l’on voit marcher ?

Seraient-ce les oiseaux qui s’élèvent, étrangers ?

Qui donc la vit ? Est-ce Toi, Dieu, qui la vis ?

 

Traduction Lou Albert Lasard.

 

 

Mais la question demeure entière, et malgré cette quête absolue de Dieu, Rilke reste en dehors, et s’arrête en chemin, l’interrogation aux lèvres. De ses voyages en Russie, il a ramené une conception mystique de la divinité, qui, mêlée à son sens inné du divin, et à l’héritage inavoué de sa jeunesse, lui donne ce désir passionné de Vérité. Il pressent Dieu. Il ne le sent pas. Il le cherche, et vraiment peu d’êtres, à notre sens, n’ont cherché avec autant d’ardeur, autant de volonté, autant d’humilité.

 

Cependant, nous dit Adrien Robinet de Cléry, ce Dieu ardemment désiré, chaleureusement fêté, c’est l’hôte qui s’éloigne, dès qu’on se figure l’atteindre... et il n’y a dès lors rien d’étonnant, comme l’écrit Kaubisch si Rilke place au centre de sa cosmogonie, non pas l’homme, ni Dieu, mais les choses...

 

Mais avant d’aborder cet autre thème, cher à Rilke, convient-il de nous attarder sur ceux qui, considérés du point de vue chrétien, sont les intermédiaires naturels, dirions-nous, entre Dieu et les hommes : les Anges.

 

 

 

Les Anges tiennent une place importante dans l’œuvre de Rainer-Maria Rilke. Mais là, nous mettrons tout de suite le lecteur en garde contre une interprétation dangereuse de l’Ange chez lui. Nous avons dit tout à l’heure, en guise de préliminaire, que les mots du vocabulaire rilkéen ne sont pas ceux de tout le monde, et nous venons de voir que Dieu avait pour lui un sens très précis. Il en est de même pour les Anges. Rilke, d’ailleurs, nous prévient dans une lettre à son traducteur polonais Witold von Hulewicz : son Ange n’a rien de commun avec l’ange chrétien, mais il serait plutôt une figure de l’Islam. Constamment présent dans l’œuvre de Rilke, puisqu’il apparaît dans les Chants angéliques de 1898, on le retrouve dans le Livre des Images de 1902, où déjà il s’éloigne des hommes, pour, dans Les Nouveaux Poèmes (1908), vivre dans la contemplation des choses éternelles. Mais surtout, cet Ange, nous le retrouvons, magnifié, dans les Élégies de Duino où il occupe le centre de la connaissance. Il n’est plus le lien entre Dieu et l’Homme, il vit de sa vie propre, et ne tient pas plus à la terre qu’au ciel.

 

Et c’est le cri de la Première Élégie :

 

 

Qui donc, si je criais, m’entendrait parmi les hiérarchies

des anges ? et, en supposant que l’un d’eux soudain

me prenne sur son cœur : je succomberais, mort de

son existence plus forte. Car le beau n’est rien

que le premier degré du terrible ; à peine le supportons-nous ;

et, si nous l’admirons ainsi, c’est qu’il néglige avec dédain

de nous détruire. Tout ange est effrayant.

Je me contiens donc et refoule en moi le cri d’appel

d’un sombre sanglot...

 

Traduction Angelloz.

 

 

repris dans la seconde :

 

 

Tout ange est effrayant...

                                            Qu’il est loin le temps de Tobie,

Où l’un des plus rayonnants se dressait devant la porte toute simple de la maison,

À peine déguisé pour le voyage, et déjà n’était plus effrayant ;

(Simple jeune homme pour le jeune homme aux regards curieux).

S’il venait maintenant, l’archange, le dangereux, derrière les étoiles,

si d’un seul pas il descendait et s’approchait, dans son élan vers lui,

le battement de notre propre cœur nous abattrait...

 

Traduction Angelloz.

 

 

avec ce regret, exprimé dans la Cinquième Élégie, d’une place perdue pour l’homme déchu :

 

 

Ange, il y aurait une place que nous ne connaissons pas...

 

 

Mais l’Ange demeure sourd, inabordable, et le poète, face à lui, a un sursaut d’orgueil :

 

 

... Ne crois pas que j’adresse une demande,

Ange, et même si je te demandais. Tu ne viendras pas. Car mon

invocation est toujours pleine de refus ; contre un si fort

courant tu ne peux pas aller. Semblable à un bras tendu

est mon appel. Et sa main, qui pour saisir

s’ouvre vers le haut, reste devant toi

ouverte, comme une défense et un avertissement,

ô toi, Insaisissable, largement ouverte.

 

VIIe Élégie. Traduction Angelloz.

 

 

Et à cet Ange, impossible à toucher, et dont on ne pourrait frôler la main sans être foudroyé de la trop forte existence, ne convient-il pas de lui chanter la louange de ce monde, dont, malgré tout, il est exclu ? Ne faut-il pas lui donner le regret de ne pas connaître un peu de la félicité terrestre, à lui qui ne jouit que d’un bonheur entre ciel et terre ?

 

 

Chante à l’Ange la louange du monde, non pas du monde indicible, car à lui

tu n’en imposeras pas avec la splendeur de ce que tu sentis, dans l’univers,

qu’il sent avec plus de sensibilité, tu es un novice ; aussi montre-lui

la chose simple qui, ayant pris forme de génération en génération,

est devenue la nôtre et vit à côté de la main et dans le regard.

Dis-lui les choses...

Montre-lui comment une chose peut être heureuse, innocente et nôtre,

comme la douleur qui se lamente elle-même purement consent à la forme,

devient chose qui sert ou meurt pour être chose...

 

IXe Élégie. Traduction Angelloz.

 

 

Ainsi donc l’Ange est, pour Rilke, un être plus évolué que l’homme. Il a franchi les portes d’un autre domaine et, conclut Rilke lui-même, dans une autre lettre à Witold von Hulewicz, datée du 13 novembre 1925 :

 

... L’Ange des Élégies est l’être qui se porte garant de reconnaître dans l’invisible, un degré supérieur de la réalité. C’est pourquoi il nous paraît effrayant. Ce serait donc une erreur de le considérer, selon Rilke, comme une créature du type chrétien.

 

Cette conception de l’Ange se modifiera d’ailleurs insensiblement chez Rilke, vers la fin de sa vie et sous l’influence de Valéry. Les Anges de Vergers sont beaucoup plus proches de nous que ceux des Élégies. Là encore, la démarche de Rilke s’est arrêtée en chemin, là encore, il a pressenti autre chose, mais sans pouvoir se délivrer entièrement de son message. Les mots sont impuissants à traduire ce que nous ressentons, et nous devinons alors quelle dût être sa souffrance de ne pouvoir exprimer l’inexprimable :

 

 

L’ANGE

 

Par une inclinaison de son front loin de lui

Il écarte tout ce qui limite, ce qui oblige ;

Car en son cœur immensément s’érige

l’éternel advenir en son circuit.

 

Les cieux profonds lui sont pleins de figures,

chacune peut l’appeler : viens, reconnais –

À ces mains légères ne donne rien à tenir

de ton fardeau si ce n’était

 

qu’elles viennent la nuit, en luttes t’éprouvaient,

traversaient en colère la maison,

te saisissaient comme si elles te créaient,

te sortaient de ta forme en la brisant.

 

Traduction de Lou Albert Lasard.

 

 

Force lui est donc faite de se tourner ailleurs. Après Dieu, après les Anges, il y a, en bas de la pyramide rilkéenne, et la supportant toute, l’Homme. L’homme avec son Amour et sa Mort. Et Rilke aborde l’un et l’autre thème avec une maîtrise absolue, ouvrant une vision nouvelle, des perspectives inédites, sur ce qui est, en définitive, le ressort et le grand secret du monde.

 

Dans une lettre à Rodin, datée du 4 septembre 1908, Rilke s’exprime ainsi :

 

... C’est un besoin inné de ma nature de pénétrer le danger héréditaire de l’amour, pour pouvoir glorifier ses divins périls, qui (selon ma croyance) sont les mêmes pour les deux sexes et pour tous les êtres..., répondant sans doute à une conversation qu’il a eue avec le Maître. Rodin est un vieux faune, et fatalement sa conception de l’amour diffère de celle de Rilke. Une autre lettre de Rilke à sa femme, Clara, et datée de la même période, nous apprend que... pour Rodin, la femme est fatalement la dissimulation, la trappe, le piège tendu sur les routes les plus solitaires et les plus fortunées. Il croit d’ailleurs que la sensualité est chose si vaste et si souple, qu’elle peut, par la puissance ou la douceur, exercer sa séduction en tout lieu et dans tout objet, que tout, enfin, surmonte la sexualité et dans sa plénitude sensible, s’élève jusqu’au spirituel, seule voie possible pour vivre en Dieu. Mais la femme est en dehors, en dessous de tout cela. Elle ne se résout pas comme les choses, en une aspiration plus haute : elle ne veut qu’être assouvie. Elle devient ainsi qu’une nourriture pour l’homme, une boisson qui le traverse de sa fraîcheur : un vin. Rodin croit au vin...

 

Nous ne transcrivons ces larges extraits que pour leur opposer plus sûrement la conception rilkéenne de l’Amour et de la Femme. La lettre sur Rodin traduit bien l’opinion d’un certain nombre d’hommes, nous allions écrire de mâles, car cette sorte de passion s’inscrit dans une bestialité qui atteint tout le règne animal. Et nous allons voir que Rilke assigne à l’amour, donc à la femme, une toute autre responsabilité. Rilke aima les femmes, et fut aimé d’elles. Ceci est indéniable. Marié jeune, il ne tarda pas à se séparer de son épouse, d’un commun accord d’ailleurs, pour vivre davantage sa solitude. Solitude traversée de brusques passions.

 

Lou Albert Lasard a écrit sur ce sujet des phrases admirables : ... Amoureux de l’amour, de son essence magique, de sa force d’élévation, de son côté dangereux qu’il rapproche de l’expérience de la mort, (Rilke) en sentait souvent l’appel se renouveler en lui. À nous, que le sort a mis au bord de son chemin, il a offert l’immense vide que devait laisser sa mort, pour le remplir de notre ferveur renouvelée...

 

Et là encore, nous assistons à l’évolution du poète face à l’un des problèmes qui sollicitent le plus son esprit et ses sens. Et tout au cours de son œuvre, nous constaterons une évolution dans sa conception de l’amour et de la femme. Des ouvrages du début comme L’offrande aux Dieux lares ou Couronne de rêves, nous ne retiendrons qu’une vague sentimentalité craintive, d’inspiration monotone, sauvée de la banalité par une ferveur touchante. Le Livre d’Heures, nous l’avons vu, est pratiquement consacré à la recherche de Dieu. Dans Le Livre de la Pauvreté et de la Mort une vision toute terrestre de la femme apparente la maternité à la création artistique. Un autre thème se développe dans le cycle de La vie de Marie où l’émoi de la Vierge est décrit à l’approche de l’Ange annonciateur. Et ce qui trouble Marie n’est pas tant l’annonce de sa maternité, mais le fait que l’Ange, si jeune, si beau, se soit approché si près de son visage, et que leurs regards se soient rencontrés. Avouons que nous sommes très loin de l’Annonciation Évangélique !

 

Ainsi donc, les éléments sensuels se mêlent, chez Rilke, à l’amour divin le plus suave. Car, pour lui, l’Amour c’est cela : le corps, certes, mais aussi l’âme (et peut-être plus encore celle-ci) participent à cette élévation que le geste d’amour accomplit en nous. Il s’est d’ailleurs longuement expliqué sur ce sujet dans sa Lettre à un jeune poète du 16 juillet 1903 :

 

... La volupté de la chair est une des choses de la vie au même titre que le regard pur, que la pure saveur d’un beau fruit sur notre langue. Elle est une expérience sans limite qui nous est donnée, une connaissance de tout l’univers, la connaissance même dans sa plénitude et sa splendeur. Le mal n’est pas dans cette expérience, mais en ceci que le plus grand nombre en mésusent, proprement la galvaudent. Elle n’est pour eux qu’un excitant, une distraction dans les moments fatigués de leur vie, et non une concentration vers les sommets...

 

Il ne sépare pas la chair de l’esprit :

 

... Qu’elle soit de la chair ou de l’esprit, la fécondité est une ; car l’œuvre de l’esprit procède de l’œuvre de chair et partage sa nature. Elle n’est que la reproduction... plus éternelle de l’œuvre charnelle... le sentiment que l’on est créateur ; le sentiment que l’on peut engendrer, donner forme, n’est rien sans cette confirmation perpétuelle et universelle du monde...

 

Dans une autre lettre, il complète sa pensée, lui donne davantage de relief :

 

... L’amour, c’est l’occasion unique de mûrir, de prendre forme, de devenir soi-même un monde pour l’amour de l’être aimé...

 

Comme nous sommes loin de la conception de Rodin !

 

Les Cahiers de Malte Laurids Brigge nous ont donné plusieurs interprétations de l’amour. Loin de se contredire, elles se complètent, se précisent mutuellement. La femme vit parce qu’elle aime. L’homme, au contraire, se laisse aimer. Sentimentalement parlant, il demeure plus passif, plus statique que la femme. Ainsi donc Rilke assigne aux femmes dans la hiérarchie des êtres et dans le domaine de l’initiative vitale, une place de choix, nous dit Robinet de Cléry.

 

Et ainsi le poète nous conduit-il jusqu’au seuil de cette Deuxième Élégie, si belle, si large, si vibrante où le thème de l’Amour et du Couple est traité de façon remarquable :

 

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   

 

Amants, vous qui, l’un dans l’autre, vous suffisez,

à vous je demande le secret de nous-mêmes. Vous vous saisissez. Avez-vous des preuves ?

Voyez, il m’arrive que mes mains l’une de l’autre

prennent conscience, ou que mon visage usé

en elles se ménage. Cela me donne un peu

conscience de moi-même. Qui cependant, pour cela seul, oserait être ?

Mais vous, qui dans l’extase de l’autre

vous accroissez jusqu’à ce que, dominé,

il vous implore : assez ; vous, qui, sous vos mains

devenez abondants comme des années de raisins ;

vous, qui parfois cessez d’être, uniquement parce que l’autre

entièrement sur vous l’emporte : à vous je demande le secret de nous-mêmes. Je le sais,

il y a dans votre contact une telle félicité, parce que la caresse retient,

parce que la place ne disparaît pas, que votre tendresse

recouvre ; parce que vous sentez au-dessus la pure

durée. Ainsi l’enlacement vous semble presque

une promesse d’éternité. Et pourtant, lorsque vous avez surmonté

l’effroi des premiers regards et l’attente nostalgique à la fenêtre

et la première promenade en commun, une fois, dans le jardin :

amoureux, l’êtes-vous donc encore ? Lorsque l’un, l’autre

Vous vous portez aux lèvres et buvez : breuvage contre breuvage :

ah comme le buveur alors de l’acte étrangement s’évade.

 

Traduction Angelloz.

 

 

Mais ce dernier cri ne nous semble-t-il pas encore un cri d’impuissance ?

 

L’Amour selon Rilke, n’a donc pas résolu le problème humain. Il ne nous offre pas de solution. Il est en lui-même une épreuve que l’être doit accepter et surmonter, et de ce fait même, il nous procure l’appui indispensable qui nous permet de nous réaliser.

 

On le voit, la conception rilkéenne de l’Amour va à l’encontre des autres philosophies. Elle n’en infirme aucune cependant, et semble au contraire leur apporter une plus éclatante démonstration.

 

Nous venons de voir à l’instant, quel rôle prééminent Rilke assigne à la femme. Mais il est dans son œuvre une catégorie de femmes qui a droit à toute sa tendresse : ce sont les délaissées, les amantes oubliées. La Princesse de Tour et Taxis note, dans ses souvenirs, que Rilke pensait souvent, très souvent à elles. Gaspara Stampa, citée dans la première Élégie, Marianne Alcoforado, cette religieuse portugaise dont Claude Aveline nous dit que Rilke voyait en elle une transfiguration de ce vouloir qui la porte au-delà du simple assouvissement, Louise Labé dont il traduisit les sonnets, Sapho, Mademoiselle de Lespinasse, et cette Thérèse, morte depuis 100 ans et dont il retrouva le carnet dans une armoire du Château de Duino, à toutes, Rilke aurait voulu consacrer un livre où il aurait exalté les Amantes infortunées. Son projet, malheureusement, n’eut pas de suite, mais tout au long de son œuvre on retrouve de belles et touchantes figures de femmes et de jeunes filles. Et le poète, peut-être à son insu, devenait peu à peu, comme l’a écrit Claire Goll, non seulement le poète des jeunes filles, mais de toutes les femmes qui attendaient depuis des siècles, celui qui interpréterait le mieux leur âme ; tel nous apparaît-il dans ce court poème intitulé :

 

 

DESTIN DE FEMME

 

De même qu’à la chasse, par hasard,

Le Roi boit dans un verre – lequel n’importe ! –

et que son possesseur, en hâte, met à part

cet objet trop glorieux pour y reboire encore :

 

ainsi le destin, ayant soif, un jour,

porte parfois jusqu’à ses lèvres

quelqu’une que sa pauvre vie, de peur

de la briser, jalousement, ensuite serre

 

dans la vitrine des objets de prix

(ou censés tels). Et la voici

étrangère, comme une chose prêtée,

qui vieillira et deviendra aveugle

 

sans qu’elle fût jamais ni rare ni précieuse.

 

Traduction Maurice Betz.

 

 

Ce thème de l’Amour devait conduire Rilke à en prolonger l’étude, car ce sentiment lui semble toucher de très près à la Mort. Et ce mystère de la Mort englobe tous les autres.

 

Et si, pour Rilke, Dieu est une direction donnée à l’Amour, la mort est pour lui ce moment qui nous permet de regarder au dehors avec un grand regard d’animal. Là il rejoint Novalis : L’univers n’est-il donc pas en nous ? Nous ne connaissons pas les profondeurs de notre esprit... L’éternité est en nous, avec ses mondes, passés et à venir.

 

L’Éternité ? Bien sûr. Et cette mort qui nous en ouvre les portes. Les Cahiers de Malte Laurids Brigge sont là-dessus fort explicites : ... Tous ont (eu) leur mort en eux. Ces hommes qui la portaient dans leur armure, à l’intérieur d’eux, comme un prisonnier ; ces femmes qui devenaient très vieilles et petites... Oui, les enfants même, jusqu’aux tout petits, n’avaient pas une mort quelconque d’enfants...

 

Il croit que chacun d’entre nous porte sa mort en lui, et comme Montaigne le dit dans les Essais, dès l’instant même de sa naissance. Nous devons, dès lors, tout faire pour nous la conserver personnelle, propre à nous-mêmes, et refuser la mort collective, classifiée, étiquetée, celle qu’il appelle la mort des médecins.

 

 

Seigneur, donne à chacun sa propre mort,

qui soit vraiment issue de cette vie,

où il trouva l’amour, un sens et sa détresse.

 

Car nous ne sommes que la feuille et l’écorce.

La grande mort que chacun porte en soi,

elle est le fruit autour duquel tout change.

 

C’est pour ce fruit qu’un jour les jeunes filles

se lèvent comme un arbre peut jaillir d’un luth,

et que les garçons font des rêves d’hommes.

 

Pour lui les femmes se font confidentes

des peurs que d’autres qu’elles ne pourraient chasser.

Et pour l’amour de lui, ce qu’un jour des yeux virent

est éternellement, fut-ce un lointain passé.

Et tous ceux qui jamais formèrent ou bâtirent

autour de ce grand fruit devinrent monde

gelant, fondant, vent ou soleil.

En lui toute chaleur s’est résorbée :

le cœur et l’ardeur blanche des cerveaux...

Mais tes anges, Seigneur, comme des vols d’oiseaux

passant, trouvaient tous ces fruits verts.

 

Traduction Maurice Betz.

 

 

Et lui-même, donnant l’exemple, alors qu’atteint de la cruelle leucémie, des piqûres eussent pu atténuer ses indicibles souffrances, lui-même refusera qu’on lui injecte cette morphine, qui, en supprimant la douleur, ne lui permettait plus d’aller à la rencontre et de connaître sa mort, à lui, celle pour laquelle il s’était préparé tout au long de sa vie, et dont il voulait garder l’entière et pleine conscience.

 

Si Rilke est le grand poète de l’Amour, quel immense poète n’est-il pas de la Mort ? Dès ses débuts il en a été hanté. Sa Chanson d’amour et de mort du Cornette Christophe Rilke réunit déjà les données essentielles de ce qu’il développera dans Les Cahiers de Malte Laurids Brigge et surtout dans Les Élégies de Duino et dans Les Sonnets à Orphée.

 

Une lettre de lui à Witold von Hulewicz, nous permet de le mieux comprendre sur ce sujet, car il s’y explique longuement :

 

... dans les Élégies, l’affirmation de la vie et celle de la mort se révèlent comme n’en formant qu’une. Admettre l’une sans l’autre, c’est une limitation qui, finalement, exclut tout l’infini. La mort est le côté de la vie qui n’est pas tourné vers nous ; il nous faut essayer de réaliser la plus grande conscience possible de notre existence, qui est chez elle dans les deux royaumes illimités, et se nourrit inépuisablement des deux... La vraie forme de vie s’étend à travers ces deux domaines, le sang du plus grand circuit roule à travers tous les deux : il n’y a ni un en-deçà, ni un au-delà, mais la grande unité dans laquelle les êtres qui nous surpassent, les Anges, sont chez eux...

 

Ainsi donc Orphée ne sera dieu que parce qu’il éleva sa lyre parmi les morts, et que, nourri des deux règnes, il circule librement dans le monde de l’ouvert.

 

Et dès lors, la mort n’est plus redoutable. Il ne s’agit plus d’un sombre passage, mais d’une simple métamorphose, prévisible dès le départ. Somme toute, nous ne sommes pas si loin de certaine interprétation chrétienne de la mort. Elle n’est plus l’anéantissement. Elle devient, au contraire, le prolongement logique de toute vie, et s’appuyant sur cette certitude, l’homme EST enfin, et peut remplir sa mission terrestre.

 

 

Devance toute séparation, comme si elle était derrière

toi, semblable à l’hiver qui à l’instant s’en va.

Car parmi les hivers, il en est un sans fin, tel

que, l’ayant surmonté, ton cœur en tout survivra.

 

Sois toujours mort en Eurydice –, monte en chantant plus fort,

en célébrant plus haut remonte dans le pur rapport.

Ici, parmi ceux qui passent, sois, au royaume du déclin,

sois un verre qui tinte et dans le tintement déjà se brise,

 

sois – et connais en même temps la condition du non-être,

la raison infinie de son intime vibration,

afin de l’accomplir entièrement cette unique fois.

 

Aux réserves, employées aussi bien que voilées et silencieuses,

de la nature totale, sommes indicibles,

ajoute-toi avec allégresse et anéantis le nombre.

 

Sonnets à Orphée, 2 - XIII. Traduction Angelloz.

 

 

Certes, il est encore bien d’autres thèmes dans l’œuvre de Rainer-Maria Rilke. Mais tous sont un prolongement, un corollaire de ceux que nous venons d’étudier. Rilke, en posant le problème de l’existence, de la vie, s’obligeait à tous les aborder, mais en entreprenant cette étude, nous risquons d’être entraînés fort loin de notre projet initial. Cependant, nous voudrions encore dire quelques mots de deux sujets sur lesquels il est revenu fréquemment et qui lui tiennent au cœur.

 

Nous avons parlé, tout à l’heure, de cette enfance du poète, enfance incomprise s’il en est, et dont il garda toute sa vie une tristesse profonde qui s’exprimait durement : Je ne suis pas un être aimant, peut-être parce que je n’aime pas ma mère !

 

Nos lecteurs mesureront sans nul doute, l’énormité de cette affirmation. Mais aussi, elle leur permettra de comprendre ce qu’elle recèle de luttes, de désespoirs, de tristesses et de regrets. Pour en arriver là, combien de gestes ont été analysés, combien de pensées ont été jugées, combien d’actes transposés ?

 

L’enfant qui n’aime pas sa mère !

 

Est-il quelque monstruosité, quelqu’autre crime contre nature, qui surpasse ce cri lâché dans la nuit ? Rilke a atrocement souffert de cette découverte en lui, et sans doute l’a-t-elle amené à se créer une enfance fictive, telle que nous la retrouvons dans Les Cahiers de Malte Laurids Brigge, entre un père compréhensif et une mère vigilante. Il a souffert de vivre dans un foyer désuni, il a souffert de se heurter à ses camarades, jeunes brutes de l’École des Cadets. Il sait qu’on ne guérit pas de son enfance (Angelloz), et il sait que cette enfance marque toute une vie. Plus tard, Bernanos fera la même expérience. Alors pour se rendre la vie possible, Rilke se crée une enfance à lui, en dehors de la réalité.

 

Dans la VIIe Élégie, il a ce cri :

 

Ne croyez pas que le destin soit plus que ce qui est condensé dans l’enfance.

 

D’autre part, dans les Sonnets à Orphée écrits d’un seul élan, pour célébrer le souvenir d’une enfant, jeune danseuse à peine morte : Vera Ouckama Knoop, ne dit-il pas encore :

 

 

                                                     ... la terre

est semblable à l’enfant qui sait des poèmes ;

beaucoup, ô beaucoup...

 

 

Il met en garde les parents – lui qui n’eut qu’une enfant dont il se désintéressa totalement, Lou Albert Lasard nous a confirmé le fait – contre cette tendance qu’ils ont, selon lui, d’imposer à leurs enfants, LEUR conception du monde, alors qu’eux seuls, les enfants, voient cette part de l’ouvert qui est leur domaine de rêve et de poésie. Il envie cette inconscience enfantine qu’il apparente à celle des animaux, et il regrette, que peu à peu, l’enfant se diminue, s’écarte de lui-même en grandissant, et ne sache demeurer confiant dans cette tendresse intime qu’il nous décrit parfois :

 

 

D’UNE ENFANCE

 

L’ombre semblait de la richesse dans la chambre,

où, engourdi, comme en secret, était assis l’enfant.

Et quand sa mère entra – c’était comme un songe –

dans le buffet vibra soudain un verre.

La chambre, sentit-elle, l’avait trahie ;

elle embrassa l’enfant : es-tu ici ?...

Tous deux, des yeux, inquiets, cherchèrent le piano,

car certains soirs elle y trouvait un chant

où l’enfant se perdait étrangement.

Il était là, très sage. Son grand regard

à la main suspendu qui, ployé par l’anneau,

comme marchant contre la neige et la tourmente,

allait sur les touches blanches.

 

Traduction Maurice Retz.

 

 

De nombreux commentateurs de Rilke se sont penchés sur ce que nous appellerons son humilité devant les êtres et les choses. Le poète des Roses et de l’Antilope, le chantre des Vergers et des Fenêtres n’est jamais demeuré indifférent à la détresse, à l’abandon, à la pauvreté, à la souffrance.

 

Edmond Jaloux nous a transcrit une lettre qu’il reçut un jour d’une femme inconnue, et dont nous extrairons les lignes suivantes. Plus que toute autre démonstration, elle nous apporte la preuve de cette humilité du poète devant les pauvres, les déshérités.

 

... Nous marchions le long de la grille du Luxembourg... Il m’avait abordée ce jour-là, tenant à la main une rose superbe... Sur le petit mur de la grille, nous trouvions presque tous les jours, une vieille femme assise. Elle mendiait avec discrétion et honte, puisque ses yeux ne se levaient jamais sur les passants, puisqu’une prière ne sortait jamais de ses lèvres : elle mendiait de toute son attitude, avec son dos rond toujours couvert d’un fichu noir, quoique ce soit l’été, avec la ligne tombante de ses lèvres, avec ses mains surtout... qu’elle tenait très serrées l’une sur l’autre, au milieu de ses genoux rapprochés, ses mains plus mendiantes ainsi que des mains tendues... Toutes les fois, nous déposions auprès de ces mains l’aumône sollicitée... La vieille femme, sans lever la tête accentuait les lignes de douleur de sa face, et nous n’avions jamais vu ses yeux, ni entendu son merci... Ce jour-là... elle n’avait encore rien reçu. Je vis Rilke s’incliner devant elle, avec respect, non un respect formaliste et du bout des lèvres, mais un respect à la Rilke, un respect total, de toute l’âme, puis il posa la belle rose sur les genoux de la vieille.

 

La vieille alors leva sur Rainer-Maria Rilke les véroniques de ses yeux... avec un geste prompt et si adéquat à tout, elle saisit la main de Rilke, la baisa et s’en alla à petits pas usés – sans mendier davantage ce jour-là. Rilke effaça le bas de son visage, me regarda de tous ses yeux, de tout son front... Je tâchai de lui prouver sans paroles que j’avais compris sa leçon ; que j’aimais infiniment sa façon de penser les êtres, qu’à les penser ainsi si beaux par l’âme, si d’élite, si divins, c’est lui, lui-même qui les rendait beaux et divins, qui leur suggérait des gestes descendus directement de la plus haute noblesse.

 

Cette tendresse infinie, il la reportait sur les objets qui nous entourent. Un plat, une chaise, un livre, un bibelot, une dentelle, lui suggéraient des paroles exquises, plus murmurées que dites, dans cette attitude effacée qui était toujours la sienne, et que Lou Albert Lasard nous a souvent décrite.

 

Frédéric Lefevre, dans son entretien Une heure avec R.-M. Rilke paru dans les Nouvelles Littéraires du 24 juillet 1926, nous le dit : réservé, le regard un peu lointain, qu’une rêverie semble égarer parfois pendant plusieurs minutes, rejoignant l’opinion de notre ami Charles Vildrac : Bien qu’il fut d’un commerce exquis, je crois ne l’avoir jamais vu détendu, détaché, apaisé... On le sentait toujours aux prises avec quelque délicat scrupule, quelque regret, quelque sollicitation tyrannique. Adrienne Monnier l’appelait le poète angélique, et Maurice Betz son traducteur français nous a fait cette confidence : J’étais parfois secrètement irrité par l’humilité dont Rilke faisait preuve dans ses rapports avec écrivains et éditeurs... Katharina Kippenberg, femme de son éditeur allemand, nous dit que nul plus que lui n’avait cependant conscience de son rôle de poète médiateur entre Dieu et l’homme.

 

Devrons-nous conclure ? On ne conclut pas une étude sur Rilke. Nous aurions seulement voulu donner aux pages qui précèdent plus d’éclat, plus de vérité. Nous aurions pu rapporter sur lui maintes anecdotes qui courent les livres innombrables que sa légende – car il existe une légende rilkéenne ! – a fait épanouir. Nos lecteurs sauront les trouver et les lire. Nous n’avons voulu donner qu’un visage, un autre visage d’éternité du poète des Élégies.

 

Les mots sont peu de choses ; arbitraires et lourds, ils ne suffisent pas à enfermer un être, à le cerner, il y faut autre chose : les battements d’un cœur et l’approbation de l’esprit. Si nous avons réussi à provoquer les uns et à recueillir l’autre, c’est que notre but aura été atteint.

 

Pourtant il nous semble n’avoir rien dit, tant est immense le monde que Rilke portait en lui. Mais qui peut cerner l’Infini ?

 

Il a atteint, par delà la vie et la mort, une sérénité, une plénitude qu’il est permis à peu d’entre nous d’approcher.

 

Mais le prix ne lui en fut accordé qu’en fonction d’un élan chaque jour renouvelé, d’une acceptation chaque instant plus complète, et d’un désir plus parfait de s’élever au-dessus de la vie pour étreindre la vie.

 

Si, parfois, nous ne pouvons le suivre, réjouissons-nous de savoir qu’il existe, simplement.

 

Il est Orphée.

 

Contentons-nous de son chant.

 

Il est de ceux qui désentravent le Monde !

 

 

 

 

Jehan DESPERT,

La pensée de Rainer Maria Rilke,

prix Interfrance de l’essai,

Éditions du CELF, 1962.

 

 

 

 

 

 

 

 

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