Le charme du roman « Sous le joug »

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Pètre DINÉKOV

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le roman Sous le Joug appartient à la lignée des œuvres immortelles de la littérature bulgare. Il se situe parmi ces rares livres que le lecteur accueille avec enthousiasme dès leur parution et qui continuent, après bien des décades, à garder leur charme inaltérable, à bouleverser le public et à avoir un retentissement profond dans le cœur des générations montantes.

Le succès durable du roman d’Ivan Vazov est dû à la peinture véridique et palpitante de la vie du peuple bulgare à un moment des plus décisifs de son histoire – la veille de la libération de la Bulgarie du joug turc – à la riche galerie de personnages évoluant dans le livre, au souffle patriotique qui s’en dégage, aux ressources indéniables de la langue, au sens aigu de l’humour de l’écrivain, et, pour tout dire, à son art merveilleux.

L’auteur s’était assigné la tâche de donner un vaste tableau épique de la vie du peuple. Il s’en acquitta dans les conditions particulières de l’exil. Le roman fut élaboré sous un climat étranger par un homme qui avait la nostalgie obsédante du pays natal. Cette circonstance communiqua une allure particulière à la narration.

Ivan Vazov écrit Sour le Joug en Russie où il avait émigré après le coup d’État contre le prince Alexandre de Battenberg. De retour dans son pays, au printemps de 1889, le romancier avait dans sa valise le manuscrit inachevé du roman. Le rédacteur du « Recueil d’œuvres folkloriques, de science et de littérature », Ivan Chichmanov, fin lettré à l’affût de l’inédit, se fit remettre le manuscrit de Sous le Joug qu’il publie dans les trois premiers fascicules de son recueil périodique (1889-1890).

Plus tard, Ivan Chichmanov, professeur à l’Université, précisera, dans ses mémoires, les circonstances de la genèse du roman. Ivan Vazov s’était rendu en 1887 à Odessa en passant par Constantinople. Les milieux slavophiles et la colonie bulgare d’Odessa, traditionnellement accueillante aux émigrés bulgares, le reçoivent cordialement. Ivan Chichmanov, déjà cité, a consigné dans ses écrits les souvenirs de Vazov de son séjour à Odessa. « J’en avais assez de cette vie agitée – dit notamment le romancier – l’image de la Bulgarie me hantait. Sur cette terre étrangère, je me sentais dépaysé, sans feu ni lieu, comme une épave inutile, malgré l’accueil aimable que l’on m’y avait réservé. C’est alors que pour employer mon temps et dissiper le morne ennui de ma vie oisive, j’ai conçu l’idée d’écrire le roman Sous le Joug... Je me proposais de peindre la vie des Bulgares pendant les dernières années du joug turc et d’évoquer l’esprit révolutionnaire de la période de l’Insurrection d’Avril. Cette idée qui m’était venue au cours d’une nuit, commença à prendre corps. Je me mis au travail avec zèle et enthousiasme. Je faisais revivre les personnages que mon imagination choyait. Cette occupation me donnait des ailes. Un grand nombre des épisodes du roman sont restitués d’après mes souvenirs et mes observations personnelles. La plupart des figures sont de Sopot 1, prises sur le vif, sous des noms d’emprunt. » (Ivan Chichmanov, Ivan Vazov. Souvenirs et documents, Sofia. 1912. P. 75-76, 238.)

Telles sont les circonstances qui ont vu naître l’idée de la composition de Sous le Joug et les conditions dans lesquelles Ivan Vazov avait écrit la majeure partie de son roman. – Vazov vit en exil. Il a le mal du pays, malgré l’accueil chaleureux qu’on lui avait réservé à Odessa. Sa pensée le ramène toujours à sa patrie. Et comme l’émigré ne saurait satisfaite son désir de revenir parmi les siens, dans son pays natal, il écrit un livre dont les personnages, grands et petits, se meuvent allégrement dans cette atmosphère chaleureuse et pittoresque qui lui est chère. Dans le roman Sous le Joug l’image de la patrie revit à travers le regard scrutateur d’un de ses fils bannis de qui toutes les pensées tendent vers les horizons estompés du pays natal. De là le charme que dégagent les figures, les évènements, les sites de la nature, les visions du passé du pays. Par-delà la narration calme et rigoureuse que ne bouleversent ni confessions ni digressions lyriques, on saisit l’attitude profondément sensible de l’auteur vis-à-vis de la réalité. C’est ce qui ressort de la peinture des figures hautes en couleurs ou des petites gens dont le fonds de générosité, de franchise et de simplicité ne laisse pas de nous émouvoir : Sokolov, Ognianov, Rada, Koltcho, tchorbadji Marko, Guinka, Lalka... Le lecteur est pris au jeu de cette évocation minutieuse de personnages dont la plupart, comme le confesse l’auteur lui-même, figurent parmi ses vieilles connaissances ou parents plus ou moins proches.

Vazov se penche sur le passé récent de sa patrie pour en exprimer la beauté, la grandeur et la noblesse. Son imagination évoque des figures de Bulgares honnêtes et francs, hardis et prêts à faire le sacrifice de leur vie, des gens sans malice, purs, candides et pittoresques. Ils sont ses contemporains ; l’auteur les aime, il les sent ses proches. Vazov avait fréquenté la plupart d’entre eux dans les années de son enfance. Or, les impressions de l’enfance sont les plus fortes, et toutes les fois que l’homme y revient, il se sent pris d’une tendresse et d’un enchantement qui lui suggèrent des images auréolées d’un charme attendrissant.

Sous le Joug n’est pas le seul livre dans la littérature européenne qui ait été écrit à l’étranger sous l’emprise d’une vive nostalgie du pays natal. Ivan Chichmanov rapporte dans ses Souvenirs les propos d’Ivan Vazov disant notamment que la vie des émigrés bulgares de 1886 fait songer à la psychologie des émigrés dépeints par Adam Mickiewicz dans son épopée « Messire Thaddée » (id. page 75). Ce rapprochement n’est pas fortuit. « Messire Thaddée », tout comme Sous le Joug, est écrit en exil. Installé à Paris, Mickiewicz éprouvait la même nostalgie du pays et il en cherchait l’image dans ses visions poétiques. On sait que l’éminent poète polonais a exprimé avec une profonde émotion et un art poétique consommé la vie du peuple polonais, l’attrait de la nature. La narration, émaillée de pointes d’humour et débordante d’allégresse, témoigne de la foi du poète en l’avenir de son peuple et de son amour de l’homme et de la vie.

Cette foi en les forces de l’avenir du peuple et cet amour de l’homme et de la vie n’animent-ils pas les pages du roman de Vazov ? Sous le Joug témoigne des actes les plus généreux, les plus nobles dont est capable le peuple bulgare. Cette œuvre baigne dans l’atmosphère d’une époque sombre – le pays est sous la coupe d’un cruel oppresseur étranger, et la population sans défense endure les pires violences. L’auteur en parle dès les premières pages du roman, notamment dans la scène du souper familial sur laquelle s’ouvre le livre : on y parle du cadavre décapité d’un enfant que l’on venait de trouver à la campagne. Plus loin, le lecteur assiste à la scène atroce où deux sbires turcs sont prêts à violer une fille sous les yeux de son père qu’ils ont ligoté. Les tableaux des turpitudes turques – violences, cruautés, pillages, meurtres – dominent tout le roman. Ce décor sinistre est mis surtout en relief dans les épisodes qui suivent la répression de l’Insurrection d’Avril. La plume de Vazov n’épargne pas davantage les oppresseurs bulgares – tchorbadji, traîtres et lâches, ennemis abhorrés du peuple, qui pactisaient avec les dominateurs. Le tableau du joug constitue le fond sur lequel évolue la vie des Bulgares à la veille de la libération. Un livre qui fait état des souffrances cruelles du peuple opprimé devrait remplir l’âme de désespoir et de douleur. Il n’en est rien. Le roman Sous le Joug est une œuvre allègre, pleine d’optimisme. Car l’auteur met au premier plan de son ouvrage, d’une part, les mœurs des petites gens, leur vie sociale et familiale, la pureté morale de la majorité écrasante du peuple, son profond patriotisme et, de l’autre, l’élan révolutionnaire des masses populaires, la lutte pour la libération nationale, l’Insurrection d’Avril, l’héroïsme collectif. Le lecteur assiste à la préparation de l’Insurrection, à la formation des comités révolutionnaires, à la montée de l’enthousiasme patriotique – tout ce que Vazov appelle « l’ivresse d’un peuple ».

Un souffle de patriotisme sans alliage parcourt les pages des chapitres « La représentation » (avec le chant révolutionnaire à la fin), « Au café de Ganko », « Les vainqueurs régalent les vaincus », « Deux pôles », « La bourse verte », « Autour d’un tronc d’arbre », « La nouvelle prière de Marko », etc. Seuls les « Mémoires » de Zakhari Stoyanov traitant des soulèvements des Bulgares sous la domination turque pourraient soutenir la comparaison avec ces chapitres du roman Sous le Joug du point de vue de l’expression heureuse des tendances et sentiments patriotiques à la veille de l’Insurrection d’Avril. L’enthousiasme patriotique est rendu sur le fond de la vie quotidienne ; il pénètre les mœurs, les habitudes de vie, et toutes les manifestations sociales. Durant les années de la plus haute tension révolutionnaire, cet enthousiasme marque de son empreinte tout frémissement, toute démarche, tout élan du peuple, et c’est là que réside la grandeur de l’époque. Nous citons un extrait caractéristique du chapitre « Ivresse d’un Peuple » : « Submergeant tout, l’enthousiasme prenait chaque jour une force nouvelle. Les préparatifs suivaient ; vieux et jeunes s’étaient mis au travail. Pour fondre des halles, les paysans laissaient inachevé le labour de leurs champs et les citadins plantaient là leur commerce. Des courriers secrets faisaient jour et nuit la navette entre les divers groupements et le comité central de Panagurichté : la police clandestine surveillait la police officielle. Les jeunes allaient aux exercices militaires l’arme à la main, commandés par des centeniers et des dizainiers. Les femmes tissaient des molletières, tricotaient des cordons, enroulaient des mèches ; les vieilles pétrissaient et cuisaient des biscuits. Les bottiers ne fabriquaient plus que les sacs, les tzarvouli, les cartouchières et les autres accessoires indispensables aux insurgés... »

L’effervescence révolutionnaire gagne jusqu’au négociant Marko Ivanov, « l’homme positif, de bon sens et sans la moindre imagination », qui, dans le chapitre « Autour d’un tronc d’arbre », assiste à la fabrication d’un canon en buis de cerisier et sous l’influence de la « prophétie » annonçant l’effondrement de l’empire turc, rompt avec l’état d’incertitude et se laisse aller au courant général. C’est à ce moment-là que se produit un revirement décisif dans sa conscience. Mais ce processus ne s’accomplit pas d’un seul coup. Vazov nous présente le tchorbadji Marko dès le début du roman, en révélant la noblesse de son caractère et en nous faisant apprécier, dans la suite, le patriotisme de son héros. L’auteur nous fait parvenir peu à peu au moment où Marko Ivanov, adoptant l’idée de l’Insurrection, se déclare près à y contribuer de toutes ses forces. C’est dans ces chapitres que se manifeste le meilleur des dons du narrateur. Il fait montre de la remarquable aptitude, d’une part, à relever les traits caractéristiques de l’époque,  à en saisir les tendances fondamentales et le pathos patriotique et, de l’autre, à rendre ce pathos par la psychologie d’un personnage, par l’observation patiente des changements intervenant dans son état d’âme. De cette façon, la figure de Marko Ivanov est mise fortement en relief, notamment dans l’atelier du tonnelier, au cours de la conversation avec Mitcho Beïzédéto à propos de la phrase prophétique « La Turquie tombera », inscrite sur l’écorce lisse du canon en bois de cerisier, et plus loin, pendant les épisodes formant le canevas du chapitre « La nouvelle prière de Marko ». Le choc que subit Marko Ivanov devient plus sensible encore quand le négociant voit que ses fils entassent dans sa propre maison des armes pour la révolution !

Vazov, la plume alerte et incisive, peint avec beaucoup d’émotion et de relief les préparatifs de l’insurrection. Tableaux impérissables illustrant les efforts du peuple pour renverser le régime tant abhorré de la domination étrangère. L’écrivain y a montré l’héroïsme au cours de la préparation plutôt que pendant la révolution elle-même. D’ailleurs, dans le roman de Vazov, celle-ci se déroule loin des principaux centres de lutte et ne donne pas une idée claire du paroxysme révolutionnaire, auquel accède le peuple en armes. La structure adroite du roman montre la naissance des tendances patriotiques, les racines de l’élan révolutionnaire, la gestation des sentiments et des idées aboutissant à l’action révolutionnaire décisive.

Le premier chapitre du roman est intitulé « Visite ». Visite d’Ivan Kralitch, le futur Boïtcho Ognianov, protagoniste du roman. Au cours de la brève conversation qu’échangent Ivan Kralitch et Marko Ivanov, l’auteur nous laisse deviner la biographie de son héros qui sera un des principaux artisans de l’idée révolutionnaire dans le roman.

Le chapitre qui suit (« Orage ») révèle un moment des plus importants du développement de l’action – les violences perpétrées par deux bandits turcs que Kralitch tuera pour sauver le meunier et sa fille. Les chapitres « Suite de la nuit », « La lettre » et « L’héroïsme » nous livrent de nouveaux éléments de la lutte du peuple opprimé contre les oppresseurs. De cette façon, le lecteur pénètre, dès le début, dans l’atmosphère agitée de l’époque. Il suit la courbe ascendante de la prise de conscience révolutionnaire des masses et la montée de l’effervescence patriotique. Il est tout ému devant le jaillissement du patriotisme et l’esprit de sacrifice.

Vazov atteint à une rare maîtrise d’écrivain réaliste dans la description de l’examen des élèves (« Émotions de Rada »). L’espoir d’une proche libération y est mis nettement en relief. « La représentation » nous fait assister à la soudaine explosion de l’enthousiasme révolutionnaire en présence des représentants des autorités turques. Les conversations et discussions animées qui vont leur train au café de Ganco attestent combien était mûre l’idée de la liberté dans l’esprit du peuple. Les chapitres « Les vainqueurs régalent les vaincus », « Deux pôles », « Autour d’un tronc d’arbre », « La nouvelle prière de Marko » font revivre les moments saillants de la préparation à l’Insurrection. L’auteur y a situé des tableaux inoubliables, vivants, d’un effet immédiat et d’une profonde vérité. Ces pages révèlent les héros qu’on est convenu d’appeler positifs, tels que Ognianov, Sokolov, Rada, Koltcho, le tchorbadji Marko, Guinka..., ainsi que les ennemis du peuple et les traîtres : le tchorbadji Jordan Diamandiev, Kiriak Steftchov et autres.

De nombreux détails illustrant la chronique quotidienne et l’ambiance de l’époque ajoutent à la vérité et à la vivacité de la narration. Vazov connaît admirablement l’époque qu’il évoque. N’est-il pas contemporain des évènements et des héros de son roman ? Il connaît non seulement la grandeur du moment historique, mais aussi l’esprit borné, parce que petit bourgeois, de certains habitants du bourg. Son imagination féconde évoque tant le fonds d’héroïsme de la vie que le côté comique, parfois mesquin, des mœurs provinciales, les évènements insignifiants, la petitesse de certains personnages. L’auteur sait railler avec indulgence. Un humour frais, sans arrière-pensée de dénigrement, anime le récit. La grandeur et la petitesse s’affrontent constamment dans les pages du roman, ce qui contribue à fortifier singulièrement la vérité du roman, à lui épargner les effets oiseux du pathos extérieur et la platitude du schématisme.

La vigueur du roman, son réalisme et sa profonde vérité historique se révèlent dans l’expression des principales forces qui président au développement social en Bulgarie à la veille de la libération. Ces qualités s’affirment dans la révélation des aspirations révolutionnaires, dans la démonstration émouvante de l’enthousiasme, du patriotisme et des buts clairement définis de la lutte du peuple. Il convient d’y ajouter le souci de l’écrivain de mettre en relief les vertus des petites gens. Dès lors, on peut parler de l’optimisme contagieux du roman, de son retentissement patriotique au sein des générations nouvelles. Il y a lieu de mettre à l’actif du talent du romancier sa manière émouvante et éprouvée de démontrer, à travers la chronique quotidienne, les préparatifs de l’Insurrection et les manifestations d’enthousiasme et d’héroïsme, l’espoir que les Bulgares mettaient dans le peuple russe pour leur prochaine libération. Dans plusieurs scènes, en effet, à commencer par le premier chapitre, l’auteur exalte l’amour indéfectible du peuple bulgare pour la Russie. Voici un extrait du chapitre « Les émotions de Rada » :

« Une fillette blonde, à l’air éveillé, s’était plantée devant Ognianov et le regardait avec confiance. Celui-ci réfléchit un moment et lui demanda :

– Sabka, dis-moi le nom du roi qui délivra les Bulgares du joug grec ?

– Les Bulgares furent délivrés du joug turc..., commença l’enfant...

Le tchorbadji Mitcho s’écria :

– Attends, Sabka ! Dis, ma fille, le nom du roi qui les a délivrés du joug grec, quant au joug turc, il y a bien un tzar qui les en délivrera...

– Ce qui est arrêté de par la volonté de Dieu arrivera toujours, dit le pope Stavri.

L’allusion naïve du tchorbadji Mitcho provoqua le sourire approbateur de plusieurs personnes. Un murmure mêlé à des éclats de rire se fit entendre dans la salle. La voix de Sabka retentit comme une clochette :

– C’est le roi Assen qui délivra les Bulgares du Joug grec et le tzar Alexandre les délivrera du joug turc.

Elle avait mal compris les paroles de son père.

Un silence profond suivit la réponse de l’élève... »

Vazov traduit simplement et sans fard les sentiments et les idées du peuple bulgare pendant les années de la plus haute tension révolutionnaire, quand l’effervescence patriotique gagne jusqu’aux enfants. Il réussit la gageure de rendre ce qu’il y avait de dramatique et de sublime dans cette effervescence, l’opposant aux forces rétrogrades qui freinent la lutte pour la libération nationale. Cette manière de voir de l’écrivain, historiquement justifiée, lui permet de mener la narration à travers une série de rebondissements dramatiques autour d’une intrigue qui tient constamment le lecteur en baleine.

Pourtant, le charme du roman d’Ivan Vazov ne réside pas seulement dans l’expression de la lutte pour la libération et celle de l’esprit révolutionnaire de l’époque. La force de l’ouvrage consiste également dans la peinture savoureuse de la vie quotidienne des Bulgares pendant la deuxième moitié du XIXe siècle. Le romancier procède depuis une base singulièrement étendue et ce n’est pas un simple fait du hasard. Cet écrivain réaliste n’ignorait pas que la lutte pour la libération nationale devait être située sur un vaste fond de vie courante et s’associer aux mille et un aspects de l’activité du peuple. C’est à ce prix que l’on pourrait en suivre la genèse et le développement.

Le romancier nous introduit en effet, dès la première page du livre, dans la vie de tous les jours de la petite ville. Le lecteur goûtera tout particulièrement le tableau, ravissant entre tous, du souper de la nombreuse famille de Marko Ivanov. Plus loin, à mainte reprise l’auteur mêlera l’action à la chronique quotidienne – chez Iordan Diamandiev, à l’école, au couvent, dans la salle où le public s’attendrit sur le sort de l’héroïne de la pièce « Geneviève de Brabant » (cette scène permettant à l’écrivain de confirmer une fois de plus ses excellents dons de narrateur avisé), à la veillée d’Altanovo, au festin sur « le Chemin de Silistra ». Ces tableaux ne sont pas une fin en soi. Ils rejoignent l’idée maîtresse du roman et contribuent, chacun à sa façon, à en étayer l’armature artistique.

La peinture de la vie quotidienne du peuple et de sa lutte contre la tyrannie a permis à Vazov de relever et de fixer les meilleurs traits du caractère du Bulgare, ou si l’on veut, le caractère de milliers de petites gens donnant l’impulsion aux évènements tumultueux à la veille de la libération de la Bulgarie. Il voulait les montrer à ses contemporains afin qu’ils ne désespèrent point de l’avenir. Noble ambition d’un écrivain aux élans patriotiques qui composait son plus grand roman pendant les années difficiles de l’exil ! Le recul dans le temps et dans l’espace lui faisait mieux saisir le caractère et la psychologie du peuple. Expression véridique du comportement des gens, peinture de l’ambiance et de la nature, autant de moyens efficaces pour faire revivre dans les pages du roman l’image du pays endolori et donner libre cours à ses sentiments de vénération de la patrie.

Le mal du pays n’est pas seulement – il s’en faut – le vif désir de revoir la patrie, les compatriotes, la nature natale. Dans le cas de Vazov, il y entre aussi le culte de la langue. Langue expressive, sonore, savoureuse, d’une fraîcheur inaltérable. Le lecteur en aura la preuve tangible en lisant le chapitre « La représentation ». L’écrivain sait plier avec un art incomparable la langue aux besoins légitimes de la narration et atteint à des suggestions poétiques. Sous la plume de Vazov, la langue s’avère un moyen efficace de camper le personnage et d’en souligner les traits caractéristiques.

L’écrivain use avec une aisance évidente des ressources de la langue bulgare. Loin de la partie, il aura pris un plaisir indiscutable à découvrir la richesse de la langue, à en surprendre les subtilités insoupçonnées et les vertus d’expression. Vazov avait dit de son roman : « Grâce aux chers souvenirs qu’il éveillait, j’étais en communion constante avec la patrie que j’avais quittée. » Cet aveu vaut également pour la langue.

Pourtant, la langue n’est qu’une des composantes de l’art admirable de l’auteur de Sous le Joug. Cet art consiste également à faire revivre toute une période du passé récent du pays, à incarner ses idées dans des figures vivantes, à camper vigoureusement les caractères, à mettre en relief les rapports sociaux et individuels complexes, à composer le récit en l’encadrant de vastes panneaux épiques, à mener allègrement la ronde de l’intrigue, à souligner les moments essentiels.

L’intérêt suscité par le roman ne tient pas uniquement au sujet traité, pas plus qu’à un engouement sentimental ou à un besoin de suivre le courant. Il découle des remarquables qualités artistiques de l’œuvre et des ressources de plaisir esthétique qu’elle procure. C’est ce que le lecteur semble avoir apprécié dès la parution du roman. Il n’y a aucun autre livre dans la littérature bulgare qui ait eu un tel retentissement dans l’âme des nouvelles générations.

Sous le Joug connut à l’heure de son apparition une immense fortune. Il devint d’emblée un livre de chevet tentant l’imagination de la jeunesse et laissant de profonds sillons dans la conscience du lecteur par la vigoureuse transposition d’une importante période de l’histoire de la Bulgarie. Bientôt, la renommée du roman dépassa les frontières du pays. Sous le Joug appartient, en effet, depuis longtemps à la littérature mondiale. Les traductions en plusieurs langues et dans de nombreux pays en témoignent. Un thème intéressant à aborder serait précisément l’étude des remous provoqués à l’étranger par ce remarquable spécimen des lettres bulgares. On connaît l’appréciation apportée par maints étrangers qui ont lu le roman de Vazov dans leur jeunesse. On pourrait soutenir que cet admirable livre a eu une influence décisive sur la formation de leur caractère. Il leur aura inspiré des sentiments de patriotisme ardent et une vive sympathie pour les opprimés et les déshérités et leur a montré le chemin héroïque de la liberté. Le lecteur étranger, tout comme le lecteur bulgare, a ressenti l’élan de l’écrivain, l’atmosphère d’enthousiasme où baigne le roman. Il en résulte un charme et un retentissement profond que cet admirable livre ne laisse pas de provoquer toutes les fois qu’il tombe entre les mains d’un lecteur bulgare ou étranger.

 

 

Pètre DINÉKOV.

 

Paru dans le dossier d’accompagnement du roman

Sous le joug publié dans la collection Marabout.

 

 

 

 

 



1 La ville natale du romancier, devenue maintenant Vazovgrad.

 

 

 

 

 

 

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