Sainte Angèle de Foligno

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Paul DONCŒUR

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’une des grandes joies de ma vie a été de découvrir à Assise, puis à Subiaco et à Rome, les transcriptions authentiques des visions et des Messages d’Angèle de Foligno. Il a fallu presque six siècles pour que ces textes de feu nous soient rendus dans leur bouillonnement et leur incandescence qu’Ernest Hello soupçonnait sous la couche de cendre et de lave refroidie. Ces dictées brûlantes et incohérentes, notées au vol et presque en cachette par un franciscain, son confesseur ou par un petit enfant de chœur, quand il fut interdit au confesseur de rencontrer Angèle en tête à tête, sont pour nous infiniment plus précieuses que les arrangements logiques ou truffés d’éloquence qu’un éditeur pieux en fit au XVe siècle et que les Bollandistes eux-mêmes ont reproduits. Nous pouvons aujourd’hui assister à ces scènes foudroyantes d’amour, entendre ces cris arrachés à l’un des cœurs les plus épris.

 

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C’est la Passion qu’avec elle nous revivrons, dans une vision déchirante où soudain la parole même du Christ jette un éclair :

« Or, comme il me montrait tout ce qu’il avait enduré pour moi, Il me dit : Que peux-tu donc faire qui te suffise ?... il me montrait les poils de barbe arrachés et des sourcils et de la tête ; et énumérait toute la flagellation... et Il disait : Tout cela pour toi, je le souffris... et Il disait : Que peux-tu donc faire pour moi qui te suffise ? Et alors je pleurais beaucoup et gémissais si ardemment que les larmes cuisaient ma chair. Donc il me fallait ensuite mettre de l’eau pour la refroidir (1). »

«... Comme j’étais levée pour l’oraison, le Christ se montra à moi, en Croix... Et Il m’appela et me dit de poser ma bouche sur la plaie de Son côté. Et il me semblait que je voyais et buvais son sang frais coulant de Son côté... Et en Lui, Il me purifiait. Et alors j’éprouvai une grande joie, bien que je trouvai dans la contemplation de la Passion une grande peine. Et je priai Dieu de me faire, comme Lui-même avait fait pour moi, tout mon sang épandre (2) ». Et ce dialogue d’amour se fait de plus en plus ardent :

« Et Il commença de me dire : Ma fille, douce à moi, ma fille, mes délices, mon temple, ma fille, aime-moi, car tu es très aimée de moi, bien plus que tu ne

 

 

(1) Le livre de la bienheureuse Angèle de Foligno, Art Catholique, 6, place Saint-Sulpice, Paris, p. 37.

(2) Op. cit., p. 39.

(3) Op. cit., p. 60.

(4) Op. cit., p. 116.

(5) Op. cit., p. 139.

 

 

m’aimes (3) ».

C’est désormais une telle possession que l’amante tombe et défaille : « Et je pâmai et perdis la parole de mes membres. Et il me sembla qu’alors l’âme entra dans le côté du Christ ; et n’était tristesse, mais telle liesse qu’elle ne peut être narrée (4). »

« Et sa compagne me dit qu’une fois, comme toutes deux allaient par la rue, elle devint blanche, rouge, resplendissante, joyeuse, et ses yeux devinrent énormes et resplendissants... Je tremblai que personne la rencontrât et la vît. Et je lui disais : Que te sert « de couvrir ton visage ? Tes yeux semblent briller comme des cierges (5) ! »

« Le Jeudi de la Semaine Sainte, j’étais à méditer sur la mort de ce Fils de Dieu incarné... Alors subitement... divine locution fut faite en mon âme, disant : Moi, je ne t’aimai pas par farce. Alors cette parole me fut coup de mortelles douleurs car aussitôt furent ouverts les yeux de mon âme et je voyais comme était vrai ce qu’Il disait.... et je voyais tout ce qu’Il souffrit en vie et mort... et que ce n’était pas par farce, mais par parfait et tendre amour qu’Il m’aima. Et je voyais tout le contraire en moi ; car moi ne l’aimais que par comédie et non vraiment. Et ce m’était peine mortelle et douleur si intolérable que je croyais mourir... Et après qu’Il avait dit : Moi, je ne t’aimai point par farce... Il dit : Je ne te servis pas par simulation... et l’âme clama : « Ô maître, ce que tu dis n’être pas en Toi est tout en moi. Car jamais je n’ai voulu T’approcher en vérité afin de sentir les douleurs que tu souffris pour moi. Et jamais je ne Te servis que par simulation et mensonge »... Et en voyant tout le contraire en moi telles douleur et peine étaient en mon cœur que je croyais mourir ; et je sentais que pour cette douleur extrême mes côtes de la poitrine se disjoignaient et me semblait que le cœur voulait éclater... Et il ajouta, disant : Je suis plus intime en ton âme que ton âme en soi-même ! Et ceci augmente ma douleur. »

La collection des Rotuli s’enrichit d’un grand nombre de lettres ou de billets qu’Angèle adresse à ses disciples et où se développe toute sa doctrine spirituelle. Par la pauvreté et le détachement elle les entraîne eux aussi à la contemplation de la Passion. Au milieu des doctrines hasardées des Spirituels, parmi lesquels elle vit, Angèle, agrégée au Tiers Ordre de Foligno vers 1285, représente la tendance orthodoxe au milieu du conflit qui met aux prises les Rigoristes et les Conventuels. Angèle et son groupe de fervents disciples tracent une voie où l’ardeur de l’amour ainsi que le feu de la contemplation s’allie à une sagesse toute divine. Considérée par ses contemporains comme une sainte (1309), Angèle fut aussitôt, de la part de ses compatriotes, l’objet d’un culte fidèle que l’Église ne cesse d’approuver. La réforme de Pie X, en reportant sa fête au 4 janvier, sanctionne définitivement cette tradition. Il est fort probable qu’Angèle sera rangée aux côtés des plus grands mystiques, Catherine de Sienne et Thérèse d’Avila, auxquelles elle ne cède ni pour la justesse de sa doctrine spirituelle, ni pour l’ardeur de son amour.

 

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Née à Foligno entre 1260 et 1270, après une vie mondaine menée dans l’opulence, devenue veuve vers 1290, elle avait fait profession de la sainte règle du Tiers Ordre. Tous ses enfants étant morts, elle avait donné ses biens aux pauvres et elle ne vécut plus que dans la charité et la contemplation. Entourée des nombreux disciples qu’elle aimait comme des enfants, elle mourut le 4 janvier 1309, en l’octave des Saints Innocents, après complies.

 

 

DITS DE SAINTE ANGÈLE

 

Et je voudrais aller par les places et les villes, nue, et pendre à mon cou poissons et viandes, en disant : C’est la vilissime femme, pleine de malice et simulation, et sentine de tous vices et maux ; qui faisait carême en cellule, pour l’estime des hommes ; et je faisais dire à tous ceux qui nous invitaient : Je ne mange viandes ni poissons. Et j’étais gourmande et pleine de gourmandise et mangeuse et ivrogne ; et je prétendais que je ne voulais rien recevoir qu’autant il me suffisait ; et je faisais réserver pour un autre jour. J’affectais encore d’être pauvre extérieurement et d’être mal couchée ; or, je voulais étendre beaucoup de fourrures, et le matin je les faisais enlever, pour que les gens ne s’en aperçoivent. Voyez le diable de mon âme et la malice de mon cœur. Écoutez que je suis très superbe et fille de superbe, et comme je fus déçue, et suis hypocrite et suis abomination de Dieu. Car je me montrais fille d’oraison, et j’étais fille de colère et superbe et du diable. Et je faisais montre d’avoir Dieu en l’âme et consolations divines en la cellule ; et j’avais le diable en l’âme et en la cellule. Et sachez que tout le temps de ma vie, je cherchais comme je pourrais être adorée et honorée, et comme je pourrais avoir réputation de sainteté. Et sachez en vérité que, pour les malices et simulations qui sont cachées en mon âme, bien des gens ont été trompés ; et je suis homicide de nombreuses âmes et de mon âme.

... Donc je prie le Fils de Dieu que je n’ose nommer que, s’il ne veut manifester par Lui-même, Il fasse manifester par la terre, afin qu’elle s’ouvre et qu’elle m’engloutisse, pour que disent hommes et femmes : Oh ! comme elle était fardée extérieurement ; et intérieurement elle était tellement toute simulation. Et je voudrais mettre en ma gorge un licou et me faire traîner par les cités et les places, afin que les enfants me conduisent et disent : C’est cette femme qui, en tout temps de sa vie, montra le faux pour le vrai ! Afin qu’hommes disent et femmes : Oh ! voici le grand miracle que fit Dieu. Car il la fit être manifestée par elle-même et que soient dites ses iniquités et malices et simulations, et les péchés qu’elle avait faits en cachette tout le temps de sa vie.

Donc je vous prie, vous tous, que vous priiez cette justice de Dieu qu’elle ne tarde plus...

 

 

 

LETTRE

 

 

À un fils très aimé...

 

 

Ô mon fils, je désire de tout moi-même que tu sois amateur et sectateur de la douleur. Et je désire de tout moi-même que tu sois désolé de toute consolation temporelle et spirituelle ; et c’est ma consolation, je te prie qu’elle soit tienne.

Je n’entends servir ni aimer pour aucune récompense ; mais j’entends servir et aimer pour la bonté incompréhensible de Dieu. Et je désire que tu croisses nouvellement et que tu renaisses en ce désir, afin que tu sois désolé de toute consolation pour l’amour du Dieu et Homme Jésus-Christ désolé.

Je ne te fais autre salutation sinon celle-ci, savoir, que tu croisses, toujours en union divine et en faim et soif d’être désolé toujours, tant que tu vivras.

Je te demande, cher moi misérable ce que j’ai grande vergogne à dire : Tu sais mieux endormi que moi éveillée. Quoique tu m’annonces par là des tribulations ; cependant si j’étais bonne chrétienne les tribulations me seraient consolations. Je te prie encore de ne t’occuper aux choses extérieures, pour lesquelles tu es sollicité en ce moment ; et le monde de sa part continuellement te sollicite. Tu sais, en effet, bien mieux que moi qu’autre chose sont ceux qui sont fils seulement par création et autre chose ceux qui sont fils par grâce. Et il n’est pas douteux que celui qui aime beaucoup veut être beaucoup aimé : et qui donne tout redemande tout.

Aussi je te prie, fils très cher, que quoi que tu fasses, tu le fasses selon Son vouloir. Et, pour ce que je crois que tu es fils de Dieu très cher et que Dieu te veut tout et non point partie de toi, mais tout, aussi je te prie que ni souci de perdre ou acquérir honneur et profit temporel ne te meuve. Mais selon le vouloir du Souverain bien, fais toute chose. Supporte, fils très cher, que te soit fait le mal plutôt que tu n’en fasses à autrui. Et c’est ce que nous enseigne le Maître, qui souffrit tout et ne voulut faire de mal aux autres. Emplis, mon fils très cher, ton gentil esprit de ce Dieu incréé ; et opère et regarde vers cette noble vocation que Dieu fit de toi. Si ce Dieu incréé se fixa en toi, je te prie que tu te fixes en Lui.

Grandis, grandis, grandis !

Que toutes nos salutations s’accomplissent en la résurrection du Seigneur et en Celui qui est tout salut ! Aide-moi à accomplir mon désir affamé de ton progrès. Je prie le Souverain Bien qu’Il me rassasie de ton progrès.

Lumière, amour et paix du très-haut Dieu soient avec toi ! Je ne suis pas digne de donner bénédiction ni le méritai ; mais si Dieu même veut me donner quelque bénédiction par sa bonté, je m’exproprie moi-même ; et te donne tant que le veut Dieu même.

Grâces à Dieu !

(Art Catholique, op. cit.)

 

 

 

Paul DONCŒUR,

dans Les saints de tous les jours de janvier,

Le Club du livre chrétien.

 

 

 

 

 

 

 

 

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