Adam, Ève, la famille

 

 

 

 

 

 

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DONOSO CORTÈS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La grandeur et la sagesse divine ne se manifestent nulle part plus clairement que dans la formation de l’homme. Dieu, dans ses éternels et inscrutables desseins, l’ayant destiné pour être son fils d’adoption et le roi de la terre, forma son merveilleux composé d’une substance corporelle et d’une substance incorporelle. Il tira son corps du limon de la terre et l’assujettit, par là, à la dissolution et à la mort. Il lui donna ensuite, d’un souffle, l’âme et la vie ; et, par son âme spirituelle, intelligente et sainte, l’homme fut capable de s’élever jusqu’au royaume des cieux. Il appartenait à la divine sagesse de rendre semblable à elle par la liberté celui qu’elle avait rendu semblable à elle par la royauté : elle le fit libre. La liberté de l’homme fut si grande, qu’il eut le pouvoir de donner la mort à son âme spirituelle et de rendre immortel son corps même, tiré de la terre. À s’en bien rendre compte, ce pouvoir est celui de troubler, par une souveraine intervention, les lois de l’univers ; c’est le redoutable pouvoir de faire des miracles. Quel plus grand miracle, en effet, que de faire que ce qui est sorti de la poussière ne retourne pas à la poussière, et que ce qui est venu du ciel ne retourne pas au ciel ?

L’homme ainsi formé, Dieu voulut le mettre en possession de sa liberté et de sa principauté. Il le plaça dans un jardin de délices, rempli de plantes généreuses qu’il avait préparées pour lui. Il ordonna que tous les animaux de la terre et tous les oiseaux du ciel parussent en présence de l’homme pour recevoir de leur seigneur, avec le nom qu’ils devaient conserver, la livrée de leur servitude. Adam les passa tous en revue, et leur donna les noms qu’ils devaient avoir, lesquels furent conformes aux propriétés et à la nature de chacun des animaux qui passaient. Ce qui nous fait connaître deux choses très importantes : d’abord, que l’homme apprit de Dieu le langage ; et, en second lieu, qu’il apprit de Dieu à pénétrer dans l’essence des choses, ce qui revient à dire qu’il reçut en même temps la révélation des sciences et celle de l’instrument universel de toutes les sciences.

C’est ainsi que l’homme, conduit par la main de Dieu, entra en possession de sa royauté.

Pendant que les animaux passaient devant lui, Adam vit qu’ils allaient deux à deux et que lui seul, dans la création, était sans compagne. Si, comme le texte sacré laisse lieu de le croire, Adam demanda à Dieu une compagne, il s’ensuivrait que la femme fut le premier don demandé à Dieu par l’homme dans son état de grâce, et le premier que Dieu octroya à l’homme dans cet état d’innocence.

Alors le Seigneur envoya le sommeil à ses yeux ; et, quand ses membres furent plongés dans le sommeil, Dieu tira la femme de son côté. Ce sommeil d’Adam a une signification très profonde : il signifie que l’acte auguste de la création doit, en vertu d’une disposition divine, rester un mystère caché à tous les hommes ; que cet acte a dû être et est toujours soustrait à la juridiction de l’intelligence humaine ; que tous les efforts de l’entendement et toute la grandeur de la raison sont impuissants à pénétrer le profond et insondable secret de la formation des choses. L’acte général de la création comprend trois grandes créations : celle du monde, celle de l’homme et celle de la femme. L’homme n’a assisté à aucune d’elles : ni à la création du monde, elle a précédé la sienne ; ni à sa propre création, avant qu’elle fût accomplie il n’existait pas et quand il exista elle était accomplie ; ni à la création de la femme, pendant qu’elle s’opérait son intelligence était prise dans les chaînes du sommeil.

Il n’est pas difficile, du reste, de trouver la raison de ce que cet acte a en soi de caché et d’inaccessible. Pénétrer dans cet acte, ce serait pénétrer dans la nature intime du principe des choses ; le principe des choses est Dieu même, ce serait donc pénétrer dans l’essence de Dieu ; pénétrer dans l’essence de Dieu, c’est être Dieu jusqu’à un certain point ; or, si l’homme peut être Dieu en quelque manière et jusqu’à un certain point, ce n’est qu’après avoir été déifié dans la vie qui l’attend au delà de ce monde. Alors seulement, devenu comme un Dieu, il aura, dans la vision béatifique, la vision des principes des choses.

Dieu ne se contenta pas de constituer l’homme seigneur de la terre. Allant plus loin dans sa munificence et dans ses dons, en lui octroyant la liberté, il lui octroya l’empire sur lui-même, il lui dit : « Tu ne mangeras pas du fruit de l’arbre de la science du bien et du mal ; si tu en manges, tu seras sujet à la mort. » Sentence qui appelle toutes nos méditations et qui nous apprend quelle est la nature de la souveraineté de Dieu, quelle est la nature de la souveraineté de l’homme, quel est le caractère propre de la liberté humaine et quelles sont les lois de la famille.

La souveraineté de Dieu est la seule dans laquelle s’unissent et se combinent harmonieusement le droit absolu et la force suprême. Ce qui veut dire que, contre Dieu et hors de Dieu, il n’y a pas de droit ; que, contre Dieu et hors de Dieu, il n’y a pas de résistance. On appelle vérité l’objet perpétuel de son intelligence ; justice, l’objet perpétuel de sa volonté ; beauté, la réalisation perpétuelle de ses commandements ; et son intelligence et la vérité sont une même chose ; sa volonté et la justice une même chose ; son commandement et la beauté une même chose ; et la beauté, la justice, la vérité, une même chose ; son commandement, sa volonté, son intelligence, une même chose. Tout ce que Dieu entend est vérité, et doit être aimé comme juste et exécuté comme beau ; tout ce que Dieu aime est justice, et doit être exécuté comme beau et accepté comme bon ; tout ce que Dieu commande est beauté, et doit être accepté comme bon et exécuté comme juste. Seule, la parole divine, manifestation complète du beau, du juste et du bon, a la propriété en elle-même et par sa propre vertu, dans l’ordre physique, d’être irrésistible, dans l’ordre moral, d’être obligatoire. Dans l’ordre physique, elle est la force suprême ; dans l’ordre moral, elle est le souverain droit ; aspects différents d’un même phénomène, dénominations distinctes d’une même chose, attributs divers d’un seul monarque, manifestation imparfaite de sa souveraine toute-puissance.

Tu ne mangeras pas : Dieu commande avec empire, sans exposer la raison, ni la justice, ni la beauté de son commandement ; il commande comme ayant l’autorité en soi-même.

Tu ne mangeras pas : cet ordre, qui suppose deux personnes, met d’un côté tous les droits, et de l’autre tous les devoirs ; il constitue maître celui qui commande, et serviteur celui qui obéit.

La personne qui obéit est l’homme, le roi de la création, seigneur de lui-même, si noble par sa liberté, si grand par sa souveraineté, de qui tous les animaux ont reçu leur nom, pour qui fut élevé l’édifice du monde et à qui est l’Éden avec ses tapis d’herbes fines et douces comme le plus riche velours, ses fruits savoureux, ses fleurs virginales, ses parfums exquis, sa pourpre et sa blancheur.

Par où l’on voit que l’idée d’esclave et celle de maître qui, dans l’entendement humain, ne peuvent tenir ensemble, harmonieusement contenues dans l’entendement divin, y sont ramenées à une vaste et souveraine unité. L’homme est esclave et roi en même temps, esclave de Dieu et roi du monde ; et il n’est le roi du monde que parce qu’il est l’esclave de Dieu ; chacun des actes de sa souveraineté est un acte d’obéissance, puisqu’il n’exerce son autorité que pour remplir la charge et l’ordre que Dieu lui a donné à remplir sur la terre, sur tous ses fruits et sur tous ses animaux. Esclave couronné, il ne commande que parce qu’il obéit ; et l’unique titre de sa royauté est son propre esclavage.

Et c’est en cela spécialement que consiste la différence entre la souveraineté humaine et la souveraineté divine. La première est une espèce de royauté imparfaite ou de servitude mitigée ; tandis que la seconde est une puissance infinie, un empire absolu. Limitez celle-ci, Dieu sera transformé en homme ; ôtez ses bornes à celle-là, l’homme sera Dieu. Dans le premier cas, il y aurait des créatures sans créateur ; dans le second, un créateur sans créatures ; et, dans l’un comme dans l’autre, l’unité et la diversité, si merveilleusement ordonnées et harmonieuses dans la religion, iraient se perdre dans la confusion des superstitions panthéistes, terme fatal de toutes les doctrines qu’on tente d’élever sur d’autres fondements que les fondements posés par la religion catholique.

La loi même en vertu de laquelle ce qui est divers sort perpétuellement de ce qui est un, cette loi universelle, antérieure et supérieure à toutes les autres, à laquelle obéit le ciel, à laquelle la terre est soumise, qui a présidé à la création des mondes et à la formation de l’homme, a présidé aussi à la formation de la famille, base constante de toutes les associations humaines.

De même que Dieu est l’unité générale, indivisible, de même le premier homme, fait à l’image et ressemblance de Dieu, représente l’unité de son lignage. Du côté de l’homme est sortie la femme ; elle représente la diversité dans l’espèce. Et la diversité et l’unité, la femme et l’homme, unis par le lien du mariage, ne font qu’un : Hoc nunc os ex ossibus meis, et caro de carne mea... et erunt duo in carne una. Ainsi la diversité revient se confondre dans l’unité d’où elle procède.

La sujétion, dans l’ordre physique, la peine, dans l’ordre moral, le mariage, dans l’ordre domestique, sont autant de moyens différents pour arriver au même résultat, le retour de la diversité au sein de l’unité, d’où sort et où rentre toute diversité.

Entre la création et le créateur, il n’y a unité que parce que la création est assujettie aux lois fixes et immuables, éternelle manifestation de la volonté souveraine.

Entre Dieu et l’homme, il n’y a unité que parce que l’homme, séparé de Dieu par le péché, revient à Dieu purifié par la peine.

Il n’y a unité entre l’homme et la femme que parce que le mariage les unit.

C’est pour cette raison que le mariage, la peine et les lois du monde physique, furent institués de Dieu dès le principe des temps. En tirant le monde du néant, en formant l’homme du limon de la terre, en tirant la femme du côté de l’homme, en constituant la première famille, Dieu voulut déclarer, une fois pour toutes, les conditions de leur existence, et les soustraire à la juridiction de l’homme, en les plaçant hors de la portée des vains désirs de sa volonté et des folles spéculations de son entendement.

La société, la civilisation, la culture plus ou moins avancée des facultés humaines et l’homme lui-même tombent sous la juridiction de l’homme ; la famille seule lui échappe. Quand la Révolution française éclata, elle entraîna tout, bouleversant toutes choses dans ses tourbillons impétueux. La majesté humaine porta sa tête sur un échafaud infâme ; la majesté divine fut chassée de la France et de ses temples ; le soleil de la civilisation disparut derrière un nuage de sang ; la loi se couvrit d’un voile sinistre ; la société tomba en lambeaux ; et cependant la famille se sauva, parce que la famille n’est pas sujette à la mort. Quand l’empire romain tomba, les gigantesques et effrayantes ruines de cet édifice cyclopéen, qui avait écrasé le monde sous son poids immense, devinrent le jouet des nations, et tout périt dans ce commun naufrage, dans ce désastre universel : le grand peuple, avec son altière majesté et ses tribuns turbulents ; le sénat, si renommé par sa sagesse, avec ses nobles familles consulaires ; l’armée, dont la gloire remplissait la terre avec ses légions invincibles, effroi et fléau des peuples ; les hautes magistratures avec leurs augustes magistrats ; la culture raffinée des lettres et des arts avec ses poètes couronnés de lauriers et ses artistes inspirés ; la civilisation virile avec ses savants jurisconsultes et ses graves historiens ; l’empire et ses puissants empereurs avec leur pourpre éclatante ; le Capitole, dont la cime s’élevait si haut avec son Jupiter tonnant. Tout ce qui avait constitué l’insolente grandeur de ce peuple périt, et périt de telle sorte que, au bout de quelques années, son histoire paraissait une fable : tout périt, dis-je, tout, excepté la famille, parce que la famille n’est pas sujette à la mort. Et si, remontant le cours des siècles, nous jetons les yeux sur la première catastrophe universelle, sur cette catastrophe qui enveloppa la terre tout entière, lorsque les cataractes du ciel s’ouvrirent et que survint l’épouvantable inondation dont, sous le nom de déluge, tous les peuples ont gardé la mémoire, nous voyons qu’alors aussi tout périt, tout, excepté la famille instituée de Dieu dans le Paradis, et miraculeusement soutenue par sa main toute-puissante sur l’écume des flots.

Ainsi le Créateur, en donnant à l’homme, dans son infinie bonté, une part dans l’empire de la création, s’est réservé pour lui seul la garde suprême des lois physiques, qui sont comme autant de conditions de l’existence du monde ; des lois morales, qui sont comme autant de conditions de l’existence de l’homme ; et enfin de la famille qui est le fondement impérissable de toutes les associations humaines. Sans cette précaution divine, sans cette admirable Providence, le monde physique, le monde moral, le monde social et l’homme même, auraient péri entre les mains de l’homme.

 

 

DONOSO CORTÈS, Esquisses historico-philosophiques, 1854.

 

 

 

 

 

 

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