Thackeray

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

P. DOUHAIRE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

IL Y A trente ans environ, c’était dans les premières années du règne de Louis-Philippe, on rencontrait souvent à Paris, dans le quartier du Palais-Royal, un jeune et bel Anglais, d’une fraîcheur d’enfant, quoique ce fût déjà un homme, avec de beaux et abondants cheveux blonds, une bouche gracieuse, l’air distingué, la physionomie sympathique (ce qu’ont rarement ses compatriotes sur le continent), le regard doux, mélancolique et profond. Il était seul dans les premiers temps. Plus tard, on lui vit au bras une charmante jeune femme, qu’à son air de dignité simple autant qu’à l’empressement respectueux à la fois et familier dont son cavalier l’entourait, on n’hésitait pas à regarder comme une nouvelle mariée. C’était en effet sa femme. Habituellement ils allaient dîner au café Riche, rue Neuve-des-Petits-Champs. Là ils avaient leur coin favori, où ils pouvaient chuchoter, rire et se dire à l’aise ces mille riens délicieux qui sont toute la conversation des premiers jours entre des époux de cet âge ; puis leur mets préféré, mets nullement anglais d’ailleurs, la bouillabaisse, qu’on faisait à merveille dans cette maison. Combien durèrent ces joies pures ? Nous ne savons : peu de temps, sans doute, comme toutes les joies de ce monde. Mais, vingt ans plus tard, le mari revint à Paris ; il était célèbre, il était riche alors, mais il était seul : une des plus tristes infirmités humaines avait retranché, sinon du nombre des vivants, au moins de celui des êtres qui ont conscience d’eux-mêmes, la gracieuse jeune femme qui l’accompagnait à son premier voyage. L’époux, célibataire sans être veuf, revit tous les quartiers de ce Paris où il avait passé tant de bonnes heures et qui tombait déjà partout sous le marteau. Cependant il retrouva debout le café Riche. Laissons-le dire lui-même avec quels sentiments : il a raconté cette visite dans une ballade pleine de cette grâce humoristique qui n’appartient qu’aux poètes de son pays, et à laquelle il a donné pour titre le nom de son mets de prédilection, La Bouillabaisse.

 

 

I

 

« Il est à Paris une rue bien connue, – pour laquelle notre langue ne fournit pas de rime ; – on la nomme la rue Neuve-des-Petits-Champs. – Dans cette rue est un restaurant qui n’est ni riche ni magnifique, – et cependant assez confortable, – celui où j’allais souvent dîner dans ma jeunesse, – pour manger un plat de bouillabaisse.

 

II

 

« La bouillabaisse est un noble ragoût, – une espèce de soupe, de bouillon, de brouet, – ou un hochepot de toutes sortes de poissons, – que Greenwich ne pourrait jamais surpasser ; – fines herbes, poivre rouge, moules, safran, soles, – oignon, ail, merlan, mulet, – vous aviez tout cela dans un seul ragoût, – chez Terré, dans la bouillabaisse.

 

III

 

« Par le fait, c’est une riche et savoureuse étuvée, – et les vrais philosophes, il me semble, – qui aiment tout ce qui est beau et bon dans la nature, – devraient aimer les bons mets et les bons vins. –Assurément un moine, cordelier ou bénédictin, – pouvait se réconcilier avec son régime, – et ne pas trouver un jour de jeûne trop pénible, – quand on lui servait une bouillabaisse.

 

 

IV

 

« Ah ! voici la rue. Qui sait si le restaurant y est encore ? – Oui, car le réverbère est là comme autrefois. – La souriante écaillère aux joues rubicondes – ouvre encore les huîtres à la porte. – Terré est-il vivant et valide ? – Je me rappelle sa drôle de grimace – quand il s’approchait gracieuse ment de notre table pour nous dire : « J’espère que vous trouvez bonne votre bouillabaisse ? »

 

 

V

 

« Entrons... Rien n’a changé, rien n’a vieilli. – « Garçon, je vous prie, comment se porte M. Terré ? » – Le garçon ouvre de grands yeux et fait ni geste de l’épaule. – « M. Terré est mort il y a longtemps. » – C’est le lot commun du saisit et du pécheur ; – l’honnête Terré a donc terminé sa carrière ! – « Qu’est-ce que monsieur désire pour déjeuner ? » – « Dites, garçon, faites-vous encore la bouillabaisse ? »

 

VI

 

« – Oh ! oui, monsieur », répond le garçon. – « Quel vin monsieur désire-t-il ? » – « Indiquez-m’en un bon ! » – « Je le puis, monsieur, – le chambertin au cachet de cire jaune. » – « Ainsi Terré est mort », dis-je en m’asseyant dans mon ancien coin accoutumé. – « Il n’y a plus pour lui ni bons repas, ni bon vin, ni bourgogne, ni bouillabaisse. »

 

VII

 

« Voici mon ancien coin accoutumé, – la même table à la même place. – Oh ! maintes années se sont évanouies depuis que j’ai pris la dernière fois cette chaise bien connue. – Lorsque je vous vis pour la première fois, cari luoghi, – j’avais à peine quelques poils de barbe au menton, – et aujourd’hui c’est avec une vieille tête grise – que je m’assois en attendant ma bouillabaisse.

 

VIII

 

« Où êtes-vous, mes vieux et braves camarades – du temps où nous nous donnions rendez-vous ici pour dîner ? – « Allons, garçon, vite une bouteille incrustée de poussière ; – je veux boire à leur santé avec le bon vin d’autrefois. – Ma mémoire aura bientôt retrouvé – l’accent de leur voix, leurs visages amis ; – ils reprennent leur place autour de la table – et acceptent leur part du vin et de la bouillabaisse.

 

IX

 

« Voilà Jack qui a fait un merveilleux mariage ; – voilà ce rieur de Tom qui rit encore ; – voici le brave Auguste qui est arrivé dans sa voiture ; – voici le pauvre Fred qui a tout donné à ses créanciers ; et James... – Ah ! celui-là repose sous le gazon du cimetière. – Seigneur, comme le monde a marché vite – depuis que nous sablions ici le bordeaux, depuis que nous mangions ici la bouillabaisse !

 

X

 

« Hélas ! comme les jours s’envolent ! – Je crois être encore au temps qui n’est plus. – Quand je m’asseyais ici comme je fais aujourd’hui – à la même table... mais pas seul alors, – une jolie et jeune convive était à côté de moi, – une chère, bien chère figure qui me regardait avec tendresse, – qui me parlait d’une douce voix et souriait pour m’égayer. – Il n’est plus personne aujourd’hui pour partager mon vin et ma bouillabaisse.

 

XI

 

« Bois seul, puisque la destinée le veut ainsi ; allons, remplis ton verre et adieu aux rimes. – Vide seul ta bouteille, et vide-la à la mémoire du vieux temps jadis. – Bienvenu soit le vin, quelle que soit la couleur de la cire. – Fais bon visage à la table et dis tes Grâces – avec un cœur reconnaissant, quel que soit le repas. – Voici la bouillabaisse qui fume 1. »

 

 

De qui donc voulons-nous parler ? Quel est l’auteur de ces vers d’une gaieté si mélancolique, de cette chanson qui rit et pleure, de cette élégie au gastronomique refrain ? Hélas ! les lettres viennent de le perdre, et hier encore la presse anglaise portait son deuil. C’est, on le devine, le rival de Dickens, l’auteur de la Foire aux vanités et du Livre des Snobs, Thackeray. Ce grand et fécond écrivain, le plus populaire peut-être qu’ait eu, de nos jours, la Grande-Bretagne, n’était pas seulement, en effet, le romancier original que nous connaissons en France ; c’était un poète plein de fantaisie, un critique incisif, un moraliste élevé, un caricaturiste digne d’Hoghart. On s’en ferait donc une idée incomplète, si on ne le voyait que dans le roman. Le roman n’était pas le moule essentiel de son talent : ce n’en était qu’une des formes, la plus large, la plus commode, mais non la première et la plus naturelle. À dire vrai, tout cadre de convention le gênait. Ce qu’il lui fallait, c’était une complète liberté d’allure ; car, bien qu’il ait fait à peu près de tout et s’y soit distingué, il n’avait de vocation pour aucun des genres définis et classés ; c’était, avant tout et par-dessus tout, un humoriste.

Humoriste ? nous n’avons pas, grâce à Dieu, à définir ce mot ; il s aujourd’hui droit de cité dans notre langue, quoiqu’il n’ait pas encore, au moins que nous sachions, reçu l’estampille officielle ; chacun sait ce qu’il signifie. Les Grecs étaient peu humoristes, les Romains encore moins, et nous ne le sommes guère plus que les uns et les autres. L’humour est un don de la race anglo-saxonne. Ce mélange à dose égale de fantaisie et de raison, de bonne humeur et de tristesse, de bienveillance et de sévérité, de malice et de bonhomie, n’appartient en réalité qu’aux Anglais. Les Allemands y prétendent, mais leur recette n’est pas la bonne.

Thackeray la possédait, lui, dans toute sa pureté ; il était de la famille des Swift, des Sterne, des Steele, avec plus de couleur dans le style et des ressources d’expression plus grandes. Il maniait en effet, avec une égale habileté, la plume et le crayon. Souvent, chez lui, l’un venait au secours de l’autre. Il s’illustrait lui-même avec un entrain, une verve que nul n’aurait égalée assurément. De la plume encore chaude dont il venait de peindre une scène navrante ou quelque plaisante figure de cockney, il en faisait en deux traits des esquisses pleines de pie. Qui ne l’a pas lu dans les éditions anglaises si largement enrichies de ces croquis, supprimées dans nos traductions, ne peut se faire une idée de sa veine pittoresque.

Il est vrai de dire que la vocation de Thackeray avait d’abord été pour la peinture. Né en 1811 à Calcutta, où son père était au service de la Compagnie des Indes, William Makepeace Thackeray vint tout enfant en Angleterre et fit, avec distinction, ses études à cette vieille université de Cambridge, dont il devait si bien peindre plus tard les ridicules et les abus. Son père, ruiné par la création d’un journal (the Constitutional) qui ne réussit pas, s’étant retiré en France, le jeune Thackeray l’y suivit. De là, se croyant appelé à la peinture, il alla l’étudier à Borne ; mais il y resta peu, semble-t-il, car nous le retrouvons à Londres, à peine âgé de vingt ans, travaillant déjà de la plume et du crayon pour les feuilles satiriques. L’amère expérience de son père ne l’avait pas éclairé ; il entreprit aussi de se faire éditeur de journal, et, en janvier 1837, il créa un recueil hebdomadaire où, comme Balzac à la même époque à peu près, et Alexandre Dumas plus tard, il faisait tout lui-même. Ce recueil, intitulé : The National Standard, ne fut pas heureux non plus et tomba au bout de treize mois. Thackeray, en la plaçant dans la bouche d’un de ses personnages, a raconté lui-même avec bonne humeur sa mésaventure industrielle et littéraire :

 

« J’avais entrepris, dit-il, de faire, à l’aide de ce damné journal, l’éducation de mon pays sous le rapport du goût, et de le moraliser, chemin faisant, sans oublier, bien entendu, mes petits intérêts. Prose, vers, tragédies, sonnets, critiques, satires, je fis de tout, et pas mal, selon moi ; je commençai des biographies, des dictionnaires, des encyclopédies, tellement qu’aujourd’hui je suis tout surpris de mon savoir. Qui de vous, amis, n’en a fait autant une fois dans sa vie ?... Ne riez pas : celui qui, en son temps, n’a pas commis quelque folie ne sera jamais sage. »

 

Le National Standard tomba donc, et pourtant ce n’était pas une œuvre sans mérite ; on y trouvait déjà la touche du maître. Mais seuls quelques lecteurs d’élite en furent frappés. Dès lors, Thackeray, renonçant à l’idée malheureuse de publier un journal à son compte, mit son crayon et sa plume au service des journaux d’autrui. Celui où il entra d’abord fut le Fraser’s Magazine, alors dans la fleur de son succès, et qui comptait parmi ses collaborateurs Coleridge, Carlyle, Edward Irwing, etc. Thackeray y fit, sous les noms de Titmarsh, d’Yellowplush, etc., des esquisses de mœurs, des histoires bouffonnes, des critiques d’art, des Nouvelles qui furent remarquées dans le moment, mais qui étaient loin d’annoncer Pendennis ou la Foire aux vanités.

C’est de Paris que furent écrits en grande partie les articles qui parurent dans le Fraser’s Magazine. Recueillis plus tard, ces articles ont été publiés à part sous le titre d’Esquisses parisiennes (The Paris Sketch-Book), avec une dédicace qui n’en est pas la partie la moins originale. La voici textuelle :

 

 

À M. Aretz, tailleur, 27, rue Richelieu.

 

          « Monsieur,

« C’est un devoir de reconnaître et de proclamer la vertu partout où on la trouve.

« Il y a quelques mois, vous avez présenté à l’auteur de ce livre une petite note pour des habits par vous confectionnés, et, quand vous avez vu, par l’exposé de votre débiteur, qu’un payement immédiat lui serait très désagréable : « Mon Dieu, monsieur, lui avez-vous dit, ne vous mettez pas en peine. Si même vous avez besoin d’argent, comme cela peut arriver à tout gentilhomme en voyage, j’ai chez moi un billet de mille francs qui est entièrement à votre service. » Les actions comme les vôtres sont rares, monsieur, et un tailleur offrant sa bourse à un client étranger me paraît une chose si étonnante, que je vous demande la permission de la publier ici et d’acquitter par-là, envers vous, la dette de mon pays. Laissez-moi ajouter que vous habitez un premier étage, que vos vêtements sont bons et bien faits et vos prix modérés, et souffrez qu’en témoignage de mon admiration, je mette cet ouvrage à vos pieds. – Votre obligé serviteur,

M. A. TITMARSH. »

 

Le panégyriste des tailleurs parisiens ne l’est pas des artistes et des écrivains de l’époque (1840), ni surtout du roi qui gouvernait alors la France. Louis-Philippe est, dans le Paris Sketch-Book, l’objet de caricatures dont la liberté, tout anglaise n’est pas toujours rachetée par l’esprit. Thackeray était alors en plein courant démocratique. Il n’y resta pas, quoi qu’on en ait dit chez nous. Du moins est-ce un démocrate d’une nuance bien à part et très peu continentale que celui qui se produit dans le Punch où Thackeray entra en quittant le Fraser’s Magazine.

La collaboration de Thackeray dans le Punch est une date dans l’histoire de son talent. L’homme et le journal étaient faits l’un pour l’autre. Jusqu’au jour où s’ouvrit pour lui cet audacieux album dans lequel sa plume et son crayon purent s’ébattre à l’aise, Thackeray n’avait fait que tâtonner. C’est dans le Punch, où il eut ses coudées franches, qu’il rencontra sa véritable manière et fut le poète gracieux, le moraliste original, l’âpre critique et le caricaturiste amusant qui, pendant vingt ans, a égayé l’Angleterre et quiconque, ailleurs, entend la langue anglaise. Quels trésors de fines et saines critiques, de douces effusions, de parodies charmantes il a semés là ! On s’en fera une idée quand on saura que c’est dans le Punch qu’ont paru ses Ballades, et cette longue galerie des Snobs, qui a fait fortune de ce côté du détroit, bien que nous ne la connaissions qu’à moitié, puisque nous n’avons pas, dans la traduction française, les spirituels croquis dont le texte anglais est accompagné 2. Mais les portraits sont si bien touchés, qu’ils peuvent se passer des dessins ; ceux-ci sont véritablement du luxe.

Que si quelque lecteur demandait ce que c’est qu’un snob, nous lui dirions avec le traducteur : « Pour avoir un snob, on prend tous les ridicules de l’humaine nature, on y mêle quelques grains de bêtise, beaucoup de fanfaronnade, une certaine dose de trivialité et de prétention, de l’épaisseur dans l’esprit, de la mesquinerie dans le goût et surtout une absence totale de ce qui est beau, noble et distingué : ce mélange fait un snob parfait. »

Regardez maintenant autour de vous : le snob est partout, à l’Église, à l’armée, au palais, à la ville et aux champs. C’est le parasite humain le plus fécond, le plus impérissable. Thackeray l’a étudié, décrit et classé par genres, espèces et variétés, d’après la méthode des naturalistes, exactement comme s’il se fût agi d’un cryptogame. Nulle condition sociale n’est épargnée ; il les vanne, les tamise en quelque sorte pour détacher et faire sortir du bon grain cette chose aride, bruyante et vaine qui s’appelle le snob. Voyez comme le tas est gros devant le crible ! C’est que la main qui l’agite est vigoureuse. Il s’en faut pourtant qu’elle ait l’aveugle rudesse d’un censeur radical. Thackeray est démocrate assurément, mais démocrate anglais, variété que nous connaissons peu chez nous. Il dira bien : « Est pour nous gentilhomme quiconque a de l’honneur, de la loyauté, de la générosité, de la bravoure dans le cœur, de la droiture dans l’esprit, et qui, en réunissant toutes ces qualités, sait les développer avec une grâce que nul n’aurait à sa place » (snob royal). Mais il ajoutera bientôt : « Tout ceci soit dit sans diminuer en rien mon respect pour cette chère pairie que j’aime et honore infiniment ; car je crèverais d’orgueil si l’on pouvait me voir dans Pallmall me promenant au bras de deux nobles ducs. Tout en désirant qu’on n’eût jamais inventé tous ces titres, je n’ai nulle envie de manquer de respect à ceux qui les portent ; mais mieux vaudrait qu’il n’y en eût pas ; car, – suivez bien mon raisonnement, – s’il n’y avait pas d’arbres, il n’y aurait pas d’ombre. »

Mais ce qui distingue surtout de la nôtre cette démocratie anglaise, c’est sa gravité, son caractère religieux, son respect des choses respectables au milieu même des attaques les plus vives contre les vices et les ridicules de ceux en qui elles se personnifient. Certes, Thackeray, dans les Snobs, n’épargne pas le clergé anglais ; il fait de ses ridicules et de ses défauts les charges les plus gaies. Mais écoutez comme il traite ceux qui emploient d’autres armes : « Ce que je sais bien, c’est que, s’il se trouve quelques membres du clergé qui se comportent mal, incontinent voilà cent journaux qui se  mettent à crier haro sur les pauvres diables et à leur prodiguer la honte et l’opprobre. Parmi les limiers de la presse, toujours prêts à aboyer et à lancer l’anathème contre ces brebis qui s’égarent, en est-il un seul qui songe à tenir compte de tout le bien que font ces dignes et honnêtes ministres qui vivent en vrais chrétiens, donnent sans compter aux pauvres et se refusent le nécessaire ; dont l’esprit, jusqu’au dernier souffle, est rempli par la pensée du devoir, sans que jamais un article de journal leur accorde un souvenir bienveillant. Voilà de bons exemples à suivre. Et, puisque nous sommes ici dans l’abandon du tête-à-tête, permettez-moi de vous faire entre nous une confidence intime : c’est que ces éminents philosophes qui crient si haut contre les ministres n’ont pas, je le gage, amassé tous ces griefs à leur égard dans une fréquentation assidue de l’église. »

Ne dirait-on pas que c’est contre nos journaux, à nous, qu’est dirigé ce trait ? Nous en ramasserions de pareils à pleines mains dans les Snobs. Mais les citations nous conduiraient loin : la grâce, dans les Snobs, alterne avec la sévérité, Swift y côtoie Addison ; une page en appellerait une autre. Qu’on nous permette pourtant celle-ci ; elle touche à des préoccupations présentes, et c’est un sujet où la plume de Thackeray s’émeut toujours : il s’agit de l’enfance et de son éducation, qui suscite chez nous tant de tirades creuses et fausses. Thackeray aimait les enfants et n’en a jamais parlé qu’avec tendresse. Il s’inquiétait de leur instruction, mais plus encore de leurs mœurs. Plusieurs fois il revient sur ce sujet dans les Snobs et blâme sévèrement les parents qui ne veillent ni au choix des livres, ni à celui des maîtres. « Ils n’achèteraient pas un cheval, dit-il, sans lui faire subir une sévère inspection, sans s’assurer des plus complètes garanties ; mais ils envoient leurs fils à l’école sans s’informer le moins du monde de ce que peut être le maître auquel ils le confient... Nous qui vous parlons, savez-vous bien que nous avons une tendresse particulière pour tous ces petits chérubins qui vont à l’école ? Ce sont nos petits lecteurs, ce sont les amis du Punch. Aussi je lui souhaite de ne jamais écrire un mot qu’ils ne puissent lire ou qui soit de nature à froisser leur candeur. »

Et, en effet, si hardies que soient les attaques chez Thackeray, la religion, la famille, les mœurs sont constamment respectées.

Ce n’est pas à dire que sa plaisanterie soit toujours attique et que les Snobs offrent partout un modèle d’urbanité. N’est-ce pas Addison, un Anglais précisément, qui a dit que chaque nation a son goût en matière de plaisanterie comme en matière de cuisine ? En fait d’esprit comme en fait d’aliments, l’Anglais préfère le fort au délicat. Le trait, chez l’auteur des Snobs, est donc souvent plus vigoureux que délicat. Thackeray ne se gêne point, par exemple, pour appeler Henri VIII « un coquin qui avait l’impudence de se prévaloir des pouvoirs qu’il disait tenir d’en haut, en sa qualité de prophète... » et Jacques Ier, « un misérable qui croyait que la grâce divine habitait en sa chétive personne. » Les contemporains ne sont guère plus ménagés et en particulier M. Disraeli, l’adversaire obstiné des idées de progrès qui circulent dans les Snobs. En racontent les efforts intelligents de Robert Peel pour arracher le char de l’État aux ornières séculaires, Thackeray s’écrie : « Et dire que toute la puissance de ce grand homme a dû s’arrêter devant les infatigables mâchoires de M. Benjamin Disraeli ! »

Nous nous sommes arrêté un peu sur ce Livre des Snobs, parce que, quoiqu’il ait eu dit succès en France, il n’y est pas aussi connu qu’il le mériterait, même littérairement. C’est, sous ce rapport, l’ouvrage qui, dans la littérature anglaise, se rapproche le plus de la Bruyère : la ressemblance va parfois, on le dirait, jusqu’à l’imitation. Puis c’est là que Thackeray s’est plus ouvertement expliqué sur toutes choses, sur la politique, la religion, la poésie, et qu’il l’a fait avec le plus de naturel et d’esprit.

 

Les succès de Thackeray dans le Punch furent éclatants, avons-nous dit. Cependant ils ne lui suffisaient pas. Ces brillantes improvisations n’étaient, à ses yeux, que la monnaie de son esprit. Il les prodiguait sans s’en préoccuper autrement que pour en perfectionner toujours la forme. Son ambition était plus haute ; il avait les yeux fixés sur Dickens, et un secret instinct lui disait qu’il était de force à rivaliser avec lui dans le roman.

Et pourtant rien n’était moins propre à entretenir sa conviction à cet égard, que l’accueil fait jusque-là à ses productions en ce genre. Comme Balzac, avec qui il eut encore cette ressemblance, Thackeray fut longtemps malheureux dans le roman. Les échecs de l’auteur de Pendennis dans cette voie égalent ceux de l’auteur d’Eugénie Grandet. Quand ils arrivèrent à la renommée dans le roman, l’un et l’autre avaient déjà derrière eux une bonne partie de leur vie et un bagage énorme d’informes et obscurs essais. Le North British Review, qui énumère ceux de Thackeray, avoue qu’il n’y avait dans tout cela ni intérêt, ni gaieté, quoique – n’est-ce pas plutôt parce que ? – l’auteur visait à être surtout intéressant et gai. Le sujet de ces histoires étranges était presque exclusivement emprunté au monde des tribunaux et des prisons. Thackeray eut toujours un certain faible pour cette société patibulaire, et elle figure encore par quelques-uns de ses héros dans les romans de sa meilleure époque.

De ceux-ci, au nombre de quatre, et qu’à cause de cela un critique d’outre-Manche appelle le « quadrilatère » de Thackeray, deux seulement ont été traduits en français : la Foire aux vanités et Pendennis. Les deux autres : the Newcomes et the Virginians, n’ont pas encore passés dans notre langue. À leur place, nous avons, en français, Barry Lindon et Henry Esmond 3, qui les valent ou qui du moins sont de nature à les remplacer, sans trop de désavantage, dans « le quadrilatère ». Pris ensemble, ces quatre ouvrages résument, du reste, assez bien les études de l’auteur sur les mœurs anglaises. Pendennis et la Foire aux vanités sont deux grands panoramas où se déroule le monde anglais de nos jours, à la vie si intense, aux contrastes si fortement accusés. Barry Lindon et Henry Esmond offrent un tableau épisodique de l’Angleterre sous la maison d’Orange, avec ses passions politiques et religieuses, sa corruption, ses bassesses, sa dissolution extérieure, sous laquelle se cache un grand travail de reconstitution politique et morale. Le peintre a eu moins de part que le moraliste dans le choix de ces sujets ; ce sont moins les couleurs que les enseignements qu’il y a cherché. L’idée prime tout chez Thackeray. Le roman, sous sa plume, est un moyen, non un but. De là vient que, quelque puissance de création qu’il ait déployée, de quelque vie qu’il ait animé ses fictions, ses personnages font toujours un peu l’effet d’abstractions incarnées. À proprement parler, Thackeray n’est pas un romancier ; c’est, avant tout, un humoriste, c’est-à-dire, pour nous servir de ses paroles, « un écrivain qui a le pouvoir d’éveiller en nous l’amour, la pitié, la tendresse, le mépris pour le mensonge, la prétention et l’imposture ; qui sait nous émouvoir sur le sort du faible, du malheureux et de l’opprimé ; qui cherche, trouve et sent la vérité ; un homme enfin sur lequel on tourne volontiers les yeux, qu’on estime et que quelquefois on aime. »

Au surplus, il ne s’agit pas ici, pour nous, de l’apprécier comme romancier : quoique très vive et très sincère, notre admiration n’arriverait peut-être pas, sur ce point, à la hauteur où, sous l’empire de ses regrets, est parvenue aujourd’hui celle de la presse anglaise. Nous ne voulons que déposer aussi notre hommage sur la tombe de Thackeray, en rappelant en quelques mots ses titres à la gloire.

Parmi ces titres, il en est deux que l’on connaît moins que les autres à l’étranger. Nous l’avons dit, ce n’était pas seulement un romancier, que Thackeray ; c’était un historien très original et un poète des plus gracieux. Il avait fait de l’Angleterre sous la maison de Hanovre une étude très curieuse, et, après en avoir tiré plusieurs tableaux de genre, tels que Barry Lindon et Henry Esmond, il voulait en faire le sujet d’une grande toile historique. Une partie seulement de cette œuvre est achevée. C’est l’ouvrage intitulé : les Quatre Georges (the four Georges, sketches of manners, morals, court, and town life), galerie de portraits saisissants des quatre premiers successeurs des Stuarts. Nulle part ces princes n’avaient été plus impitoyablement déshabillés. La naïveté de leur dépravation est effrayante. Imagine-t-on rien de plus abominable, en effet, que cette scène des suprêmes adieux de la reine Caroline, femme de Georges II ? La pauvre femme qui avait aimé son infidèle époux d’un amour d’esclave antique, ou plutôt de chien fidèle, le voyant près de son lit de mort, tournait vers lui ses yeux déjà éteints, lui souriait de ses lèvres à demi glacées, le consolait et le priait de se remarier. Lui protestait et jurait qu’il resterait fidèle à sa chère mémoire : « Non, non, lui disait-il en français, je ne me remarierai pas ; j’aurai des maîtresses. » L’histoire des quatre Georges est pleine de ces traits. Combien il fallait que la constitution morale de la nation anglaise fût saine pour résister à la corruption de quatre longs règnes comme ceux des successeurs immédiats de la reine Anne. La vie de cette princesse, conçue sur le même plan que l’histoire des Quatre Georges et destinée à en former le péristyle, était pour Thackeray l’objet d’une étude assidue et que ne lui faisaient perdre de vue ni ses romans, ni ses poésies.

Thackeray était poète, en effet, nous l’avons déjà dit, poète aimable et fécond. Sans doute il n’avait pas les dons supérieurs de la muse. Son intelligence était plus pénétrante que contemplative, plus vive que rêveuse, plus occupée des réalités que de l’idéal de la vie. Cependant, comme en lui le cœur était large et facile à l’émotion, comme il connaissait toutes les ressources de sa langue et la maniait avec une suprême habileté, il lui arrivait fréquemment de faire des vers, et il les faisait délicieux. Sa forme de prédilection était celle des vieux auteurs anglais, la ballade. Nous ne savons s’il a recueilli toutes celles qu’il a répandues dans les journaux ; ce serait un agréable volume. On trouverait là, dans sa forme la plus sobre, la plus délicate et la plus gracieuse, l’expression de ses intimes sentiments. La ballade était sa confidente ; c’est dans sa strophe harmonieuse et bien découpée, dans le retour monotone, mais deux de ses rimes et de ses refrains qu’il épanchait de préférence et avec une sorte de spontanéité instinctive ses joies et ses peines solitaires. Il y en a qui sont presque des poèmes, comme la Ballade du roi Canute ; d’autres de simples effusions, comme la Bouillabaisse, que nous avons citée en commençant, ou, celle-ci, qu’il a adroitement encadrée dans son roman de Pendennis et qui a pour titre : À la porte de l’église :

 

« Quoique je n’entre pas, j’erre quelquefois à la porte de l’église, et je reste, l’œil plein d’ardente impatience, à l’attendre sous le porche sacré.

« La cloche du couvent retentit par-dessus le mouvement et le bruit de la ville. Mais le carillon cesse, j’entends la voix de l’orgue sonore. Elle arrive, elle arrive !

« Oui, elle arrive enfin, ma dame, timide, hâtant le pas. Elle approche, les yeux modestement baissés ; elle approche, la voilà ! Elle a disparu. Que Dieu l’accompagne !

« Restez paisiblement à genoux, belle sainte ; chantez vos hymnes de louange, ou exhalez doucement vos plaintes. Je n’entrerai pas, de peur que la pureté de vos prières ne soit ternie par d’inquiètes pensées.

« Mais souffrez du moins que j’erre autour du porche qu’il m’est défendu de franchir ; souffrez que je m’arrête une minute devant, comme les esprits bannis du ciel, qui par la porte du paradis, cherchent à entrevoir les anges de Dieu. »

 

On retrouve dans ces œuvres fugitives de sa plume la plupart des traits qui caractérisent celles de son crayon : de l’esprit, de la gaieté, de la mélancolie, quelquefois de la profondeur. Entre ses ballades et ses croquis il n’y a souvent d’autre différence que celle de l’instrument qui les a tracés. Le cœur y est toujours. C’est que, nous le répétons, Thackeray était, au fond et surtout, un humoriste, le plus grand, le plus complet peut être qu’ait eu jusqu’ici l’Angleterre. Il se sentait lui-même de la famille et avait étudié ses devanciers comme des ancêtres. Un de ses meilleurs ouvrages est l’histoire qu’il a faite de ces hommes singuliers et charmants. Ces biographies, écrites avec un sentiment exquis des caractères et des idées, eurent un immense succès dans les lectures publiques qu’en fit Thackeray, à Londres d’abord, et plus tard dans les provinces où l’on voulut les entendre de sa bouche ; car il lisait, paraît-il, aussi spirituellement qu’il écrivait, et où – il était trop Anglais pour le dédaigner, – il recueillit beaucoup d’argent. Deux volumes de ces lectures sur les humoristes ont été publiés. Thackeray en laisse, croyons-nous, un troisième en manuscrit. Ce qu’il y a de certain, c’est que dans les derniers temps de sa vie il faisait, nous dit-on, de nouvelles lectures sur ce sujet, et sans doute il n’improvisait pas : outre que ce n’est pas l’usage en Angleterre, Thackeray était trop artiste en matière de style pour rien produire dont il n’eût arrêté l’expression.

C’était, comme Balzac, avec qui nous l’avons déjà tant de fois rapproché, un infatigable travailleur ; mais sa manière était tout autre. Balzac écrivait à la hâte, dégrossissant à peine le manuscrit de ses ouvrages, qu’il n’achevait qu’à l’aide d’épreuves interminables et fabuleusement chargées de corrections. Thackeray, lui, n’écrivait qu’au dernier moment, quand sa pensée et son expression étaient définitivement fixées, et la copie qu’il livrait aux imprimeurs était non seulement vierge de ratures, mais un vrai modèle de calligraphie. Il mettait à ce détail un peu de vanité. Peut-être aussi était-ce, à d’autres égards, de la coquetterie et une façon de dissimuler le travail de la composition ; non qu’il l’eût difficile, mais la perfection qu’il y cherchait la lui rendait laborieuse. Quand il s’occupait d’un ouvrage, il y travaillait sans désemparer ; et, afin d’être en mesure d’y retoucher au moment propice, il portait sur lui son manuscrit tout le Jour... Tout le jour, disons-nous : Thackeray, en effet, ne travaillait jamais la nuit. Il en fut ainsi jusqu’à la fin. M. Dickens, dans un article touchant qu’il a consacré à son rival dans le Cornhill Magazin, nous apprend que de lendemain de sa mort on a trouvé dans sa poche les dernières feuilles de l’ouvrage qu’il écrivait, portant la trace de récentes corrections. Il usait, du reste, dans la composition, de quelques-uns des procédés des peintres, faisant servir ses études, plaçant à propos les esquisses qu’il avait pu faire sur nature, et n’hésitant pas à reproduire, à l’aide de quelques arrangements, les caractères, les figures, les situations qu’il préférait ou qui avaient une fois réussi. Ce n’était pas pour rien qu’il avait passé par les ateliers !

On le voit, nul n’accepta et ne suivit plus constamment la loi du travail. On pourrait lui appliquer ce que dit en parlant de lui-même le vieux Gold Penn dans une de ses ballades :

 

« Depuis que je me suis mis loyalement à son service, – je l’ai suivi à travers son étrange pèlerinage. – Que de lignes, que de pages n’ai-je point écrites pour lui !

« J’ai croqué des caricatures, et griffonné des vers ; – j’ai fait des invitations à dîner et des canevas pour les parades de la foire ; – j’ai même écrit des livres pour les petits enfants.

« .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   

« J’ai écrit maintes lignes pour lui avoir du pain ; – pour dissiper son chagrin et soulager sa tête malade ; – pour le faire rire lorsque souffrait son cœur.

« .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   

« Féliciter, compatir, louer, railler ; – accumuler silencieusement les jours sur les jours et les pages sur les pages, – tirer parti des phrases et des mots : voilà ce que j’ai fait. Chose étrange pourtant : je n’ai jamais rien écrit pour flatter, ni rien signé qu’on pût accuser de mensonge. »

 

C’est bien là sa vie, en effet, une vie de labeur et d’honneur, que la tristesse visita prématurément et ne quitta plus, mais que le devoir généreusement accepté remplit de ses austères jouissances.

La femme de Thackeray, comme nous l’avons dit, était devenue folle, après quelques années de mariage. Thackeray ne s’en sépara pas, et sa conduite avec la malheureuse insensée fut admirable. Il trouva dans l’affection de sa mère et celle de ses deux filles, qui ne se sont point mariées, un grand adoucissement à ses peines. Aussi comme il les aimait, ses filles ! Leur souvenir est partout dans ses ouvrages.

 

Thackeray n’avait jamais eu le cœur flétri par l’incrédulité de notre temps ; car à l’âge de vingt-six ans, dans un article sur George Sand et Henri Heine, qui, comme on s’en souvient, avait osé écrire ce blasphème : « Dieu se meurt ; Dieu est mort ! » Thackeray s’écriait : « Ô imposant, imposant nom de Dieu ! Lumière que le regard ne peut supporter ! Mystère impénétrable, immensité incommensurable, qui pourra t’expliquer à l’homme ? Ô nom que le peuple de Dieu n’osait prononcer ! Ô lumière que le prophète n’osait regarder en face dans la crainte de mourir, qui sont ceux-ci qui parlent de toi avec cette familiarité ? »

Jamais, lorsque s’en offrait l’occasion, un pareil Te Deum, ne tardait à éclater sur ses lèvres, ajoute l’écrivain anglais à qui nous empruntons ce renseignement.

 

« Un soir de décembre, continue-t-il (c’était un samedi), il se promenait avec deux amis dans les environs d’Édimbourg, dans le plus beau des sites qui entourent la ville. Le temps était délicieux, et le coucher du soleil offrait un spectacle à n’être jamais oublié. Un riche voile de nuages flottait sur le soleil et retombait sur les Highlands plongés dans un bain d’améthyste. Entre le nuage et les montagnes s’ouvrait une étroite fissure où le regard plongeait dans le pur éther. Sur ce fond lumineux se découpait la colline de Corstorphine avec ses arbres et ses rochers. Là se trouvait une grue placée tour l’extraction d’une mine, et qui, de loin, figurait une croix. Les trois amis contemplaient en silence cet étrange tableau. Tout à coup Thackeray s’écria d’une voix émue : « Le Calvaire ! » Il se fit un nouveau silence. Puis les trois amis reprirent le chemin de la ville en causant d’autre chose. Mais toute la soirée, Thackeray, bien que toujours gracieux pour tous, ne cessa d’être sérieux et il ne parla que de choses graves : de la mort, de la chute, de l’éternité, du salut, manifestant une foi simple en Dieu et en la rédemption. »

 

Ceci se passa-t-il longtemps avant sa mort ? Nous ne savons. Mais tout fait croire que c’est dans ce sentiment qu’a expiré, le 24 décembre dernier, dans toute la force de son talent, ce grand et original écrivain. Laissons M. Dickens nous dire ce triste évènement :

« Je le vis pour la dernière fois un peu avant Noël, au club de l’Athenæum, où il me dit avoir gardé le lit pendant trois jours ; il ajouta qu’après les attaques du mal qui l’avait forcé de s’aliter, il était tourmenté de frissons qui le rendaient incapable de travailler et qu’il se proposait d’essayer d’un nouveau remède. Il était très gai et semblait jouir d’une santé brillante ; à huit jours de là, il mourut pendant la nuit...

« C’est le 24 décembre qu’on le trouva dans son lit tranquillement endormi en apparence. Il n’avait que cinquante-trois ans ; si jeune encore que sa mère, qui l’avait béni dans son premier sommeil, l’a béni dans le dernier. Il y a vingt ans qu’après avoir essuyé une rafale en mer, il avait écrit :

« Lorsque, sa force étant épuisée, – la tempête s’apaisa d’elle-même, – et qu’un splendide soleil illumina la mer de sa rougeur matinale, – je me disais en voyant reparaître le jour : « Mes petites filles se réveillent dans ma demeure, – le sourire aux lèvres, – et adressent au ciel une prière pour moi. »

« Ces petites filles étaient devenues des femmes faites au lever du jour où elles ne virent plus leur père que mort. Après avoir vécu vingt années les compagnes de ce père bien-aimé, elles avaient pris beaucoup de lui, et l’une des deux a devant elle une carrière littéraire digne de la célébrité de son nom 4. »

Cette perte nous fait naturellement penser à d’autres plus récentes et qui nous touchent de plus près. Quel triste début d’année pour les lettres et les arts que celui de 1864 ! Thackeray, Flandrin, Ampère ! trois esprits éminents, et chrétiens tous les trois, enlevés en trois mois ! En vérité, on ne peut se défendre d’un peu d’effroi quand on voit la mort frapper ainsi toujours du même côté. Que les représentants du matérialisme à qui l’empire du monde semble passer en ce moment ne se hâtent pas cependant de triompher : ce siècle est à peine entré dans sa seconde période, et déjà l’on a vu les doctrines et les hommes se renouveler trois fois.

 

 

P. DOUHAIRE.

 

Paru dans Le Correspondant en 1864.

 

 

 

 

 



1 Traduction de M. A. Pichot.

2 Le livre des Snobs (Snobs papers), par William Makepeace-Thackeray, traduit de l’anglais par Georges Guiffray. 1 vol. in-12. Hachette.

3 La Foire aux Vanités, Pendennis, Henry Esmond et Barry Lindon, traduits par M. Léon de Wailly, fout partie de la Collection des meilleures romans étrangers, publiées par la maison Hachette.

4 Cornhill Magazin, n° de février. – Voir encore sur Thackeray Macmillan’s Magazin, n° de février. – North British Review, n° LXXIX.

 

 

 

 

 

 

 

 

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