Sur « Marius l’épicurien » de Walter Pater

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Charles DU BOS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

AVERTISSEMENT

 

Un des plus grands mystères que recèle l’acte de l’expression réside dans le fait qu’il nous faille parfois des années pour prendre pleine conscience de la nature exacte de ce que nous avons exprimé. Il semble qu’il y ait des heures où, mue par un mouvement d’autant plus irrésistible qu’il ignore où il va, notre pensée se projette en quelque sorte d’elle-même, et lorsque, après un long temps écoulé, nous interrogeons, nous scrutons cette projection, elle nous apparaît dans une lumière nouvelle, et qui, à distance, éclaire, interprète tout le chemin parcouru.

De l’itinéraire que retrace Extraits d’un Journal, ces pages sur Marius l’Épicurien figurent, à mon regard d’aujourd’hui, une significative étape 1. Elles constituent le troisième de quatre Entretiens sur Walter Pater qui eurent lieu en janvier-février 1923. J’en ai détaché un passage dans le Dialogue avec André Gide (p. 332-334) et, si je donne ici l’Entretien dans son ensemble, c’est surtout pour compléter mon témoignage personnel. C’est pourquoi je publie le texte tel qu’il fut prononcé le 10 février 1923. Il correspond à cette relation sans analogue qui, à l’intérieur de l’être, s’établit entre l’âme et ce qu’Emerson appelle the Over-Soul, – et qui dure jusqu’à ce que la grâce restitue à the Over-Soul Son nom véritable : Dieu.

En ce qui concerne Marius l’Épicurien, le texte ne prétend à rien de plus, pour user de l’image de Bacon, qu’à tune the instruments of the Muses, qu’à « accorder les instruments des Muses ». Sur ce livre auquel depuis vingt-cinq ans je suis redevable à un degré que je ne parviendrai sans doute jamais à dire, on trouvera mon appréciation détaillée dans mon prochain ouvrage : Walter Pater ou l’ascète de la beauté.

 

C. D. B.

 

  

 

À la mémoire de Janine André Maurois

qui prit l’initiative de mon cours,

lui offrit l’hospitalité et chez qui

cette leçon fut prononcée.

C. D. B.

 

 

Goethe aimait à dire que « le meilleur de l’homme gît dans le frémissement (im Schaudern) ». Je n’en disconviens pas ; mais le frémissement auquel Goethe fait allusion est un état tout intérieur, et, de tous les états, celui qui empêche le plus de passer à l’expression. M’étant engagé à vous entretenir aujourd’hui d’un livre dont la rencontre – il y aura bientôt dix-neuf ans – orienta et n’a pas fini d’influencer mon être intime, j’ai vécu ces jours derniers dans un frémissement dont je doute fort qu’il m’ait rendu meilleur, s’il a toutefois accru en moi une salutaire sensation de modestie devant l’impossibilité de certaines tâches. S’il n’y avait eu en effet que le frémissement, j’aurais su le surmonter ; car, répudiant nettement la notion courante quant à la pudeur due aux sentiments les plus profonds, me séparant à cet égard dans une appréciable mesure de Pater lui-même, j’estime qu’en matière de littérature et d’art non moins que dans la vie la première obligation que crée l’amour, c’est de porter témoignage en faveur de ce que l’on aime ; et s’il est vrai, ainsi que le soutient Pascal, que « jamais les saints ne se sont tus », je voudrais que les fervents, eux aussi, pussent mériter que l’on dise d’eux : « Jamais les fervents ne se sont tus. » Mais relisant cette semaine une fois encore Marius l’Épicurien – et le relisant non plus seulement pour moi mais pour vous, – j’ai dû mesurer l’étendue de mon imprudence, reconnaître l’impossibilité de la tâche que j’ai volontairement assumée. Retz dit dans ses Mémoires que « le sort réservé aux grands génies, c’est qu’ils voient devant tous les autres le point de la possibilité » ; au critique sans génie qui n’a pas su le découvrir il ne reste qu’un recours : c’est de voir le point de l’impossibilité ; et s’il appréhende, s’il fixe celui-ci d’un regard assez lucide, peut-être du même coup se rapprochera-t-il du moins d’autant de la nature particulière, secrète, de l’ouvrage en question. Dans chacun de nos Entretiens le problème qui se pose à nouveau devant moi consiste à établir un équilibre entre ce que je dois d’une part à mon sujet et de l’autre à mon auditoire : il faut que j’essaie de vous satisfaire tout en lésant le moins possible la mémoire de quelque grand mort. D’ordinaire, le principal obstacle réside dans le temps limité dont nous disposons, aujourd’hui ce n’est pas le temps seul qui est en cause : avec Marius l’Épicurien nous achoppons à un obstacle plus subtil, et qui, lui, ne se laisse pas tourner. Ce qui dans la littérature isole en effet cette œuvre, c’est que d’un bout à l’autre elle est essentiellement une musique de chambre de la vie intérieure : un adagio qui dure, le plus uni, le plus lié qui soit, et dans lequel toujours un rôle capital est assigné aux notes tenues. Je sais que nombreux sont ici les amateurs de musique, je suis donc sûr d’être compris en vous disant que bien plutôt qu’avec des œuvres littéraires quelles qu’elles soient, c’est avec tel adagio de Bach : celui du cinquième Concerto brandebourgeois ou du Concerto pour violon en mi majeur, avec l’aria de la Suite en ré, et par-dessus tout avec le très lent et inoubliable mouvement fugué sur lequel s’ouvre le quatorzième Quatuor de Beethoven que se trouvent les références de Marius l’Épicurien. Une unité de ton indissoluble, un accroissement, un enrichissement infiniment graduels des thèmes, la constante pénétration du passé dans le présent – les chapitres se succèdent tels une série de reposoirs où entre le passé et le présent s’opèrent des échanges toujours plus chargés de signification, – voilà ce qui dans Marius l’Épicurien est d’un prix unique, mais aussi ce qui, de par sa nature même, demeure incommunicable : détacher du livre certains passages constitue un acte tout aussi arbitraire que de détacher d’une partition quelques mesures au bénéfice de qui en ignorerait l’ensemble ; ayant loyalement et à plusieurs reprises tenté de le faire j’ai senti toute la vanité de cet exercice : vous avez eu quelquefois trop de citations, aujourd’hui vous n’en aurez que très peu, j’entends de Marius du moins ; excusez-moi, mais toutes les fois que j’ai voulu porter la main sur le livre j’ai ressenti cette gêne singulière que l’on éprouve lorsqu’on interrompt par son arrivée, ou lorsqu’on voit interrompue par d’autres, l’exécution d’une œuvre musicale.

 

 

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Marius l’Épicurien est de beaucoup l’œuvre la plus longue de Walter Pater : elle comprend dans l’édition anglaise deux volumes, et, si elle porte au terme l’indication 1881-1884, il est probable qu’elle occupa Pater bien plus longtemps encore ; en tout cas, il est certain que du début de 1879 jusqu’en février 1885 – date à laquelle parut le livre – Pater ne publia que deux des Études grecques en 1880, et en 1883 un bref hommage à Dante Gabriel Rossetti qui venait de mourir. Pour que Pater – toujours des plus circonspects quant au choix de ses sujets, et chez qui était si fort développé le sens des responsabilités que l’on a envers les forces limitées qu’on possède – ait consacré près de six ans de sa pleine maturité – de sa quarante à sa quarante-sixième année – à Marius l’Épicurien, il fallait qu’il y attachât une importance exceptionnelle. À quelqu’un qui lui demandait quel objet il s’était proposé en écrivant Marius, Pater répondit : « To show the necessity of religion. – De montrer la nécessité de la religion. » Ce jour-là, contrairement à sa coutume, il laissa échapper le tréfonds même de sa pensée, et dans une des très rares lettres de lui qui aient été publiées 2, et qui date de juillet 1883, voici, au sujet de Marius, comment il s’exprime : « J’ai quelque espoir d’avoir terminé à la fin des vacances la moitié de l’ouvrage qui m’occupe ; il s’agit d’ « un portrait imaginaire 3« que je place au temps de Marc-Aurèle et qui correspond à un type d’esprit particulier. Je souhaite pouvoir bientôt compléter l’ensemble, car j’ai en vue plusieurs œuvres de dimensions plus réduites, et dont la composition me serait en fait plus agréable. Toutefois j’envisage le travail qui m’absorbe en ce moment comme l’accomplissement d’une sorte de devoir ; car vous savez que j’estime qu’il existe une espèce de phase religieuse qui demeure encore possible pour l’esprit moderne : dans quelles conditions, c’est ce que mon dessein principal vise à communiquer. » Quelle religion, ou, plus modestement et à l’instar de Pater lui-même, quel sentiment religieux reste possible, ouvert, à un esprit moderne qui par ailleurs voit dans le fait de ne se fermer à aucune lumière véritable de la raison un devoir lui aussi, et de nature non moins religieuse à sa façon que l’autre, – tel est le motif déterminant pour lequel Walter Pater écrivit Marius l’Épicurien. Du reste – et si je le mentionne, c’est pour que vous n’interprétiez pas à contresens la lettre que je viens de citer, – ce n’est en rien le sujet, mais uniquement les dimensions de l’ouvrage qui, pendant les années qu’il y consacra, pesaient parfois lourdement sur Pater, faisaient miroiter à ses yeux l’attrait de tâches plus brèves et plus faciles. Ceux d’entre vous qui écrivent savent que c’est là une des tentations constantes de l’écrivain, et que, comme me le disait un jour pittoresquement Abel Bonnard : « Tandis que l’on fait un livre, l’autre, le suivant, celui qui n’en est encore qu’au délicieux stade du projet, vous apparaît alors avec toute la fraîcheur et non moins toute la grâce aisée d’un arbre en fleurs au premier printemps. » Les deux volumes de Marius – qui d’un bout à l’autre représentent, de tous les styles soutenus, celui qui est le plus difficile à maintenir ; le style soutenu intime (si contradictoire que paraissent les termes, ce style existe, et, en France, Joubert et Maurice de Guérin nous en offrent d’admirables exemples) – ont coûté à Pater des efforts indicibles, et sur lesquels nous possédons le témoignage d’un excellent juge, de son ami le critique Edmund Gosse : « Je me rappelle bien les terribles efforts, la tension dont s’accompagna la composition des premiers chapitres de Marius, les intolérables langueurs et fatigues, les fièvres et les frissons, les grises heures de lassitude et d’insomnie, qui ressemblaient au travail que donne une nappe de pétrole située en profondeur quand le liquide se refuse à couler... Le résultat du labeur ne se laissait voir que dans la lisse solidité de la surface... Personne ou presque n’a pu deviner combien il en avait coûté à l’auteur... J’ai connu bien des écrivains, mais aucun chez qui le labeur de la composition représentât une agonie semblable à ce qu’elle était pour Pater, à tel point qu’il fallait qu’il fût doué d’un rare courage pour ne pas abandonner la tâche. » Pour que l’effort ne transparaisse pas dans le résultat, les profanes ne soupçonnent pas la somme d’efforts qu’il faut dépenser ; et ce n’est que parce qu’il s’agissait d’un travail de très longue haleine que Pater soupirait parfois vers le moment où il en verrait la fin. À cette « sorte de devoir » auquel fait allusion sa lettre, il est très vraisemblable qu’aux yeux de Pater s’en ajoutait un autre : celui de dissiper le malentendu qui s’était produit autour de la Conclusion de la Renaissance. Ces pages merveilleuses, dont un critique a pu dire sans exagération qu’il y passe comme un appel de trompettes, par un mouvement qui nous en apprend long sur la nature de Pater, sur ce besoin de toujours vivre hors de l’arène, celle-ci fût-elle préparée pour son triomphe, Pater les retrancha de la seconde édition de son livre : dans son esprit il s’agissait évidemment de trompettes supraterrestres, appelant sans doute à un maximum d’activité, mais d’une activité toute contemplative, et il lui parut que parmi les jeunes gens qui accueillaient cette Conclusion avec un excès de chaleur, et au premier rang desquels figurait Oscar Wilde, l’appel avait été trop entendu et interprété dans un sens tout terrestre. Ce ne fut que dans la troisième édition de la Renaissance, en 1888, que Pater réintroduisit la Conclusion – parce qu’à cette date Marius avait paru. Puisque l’on prétendait – et c’est là le sort auquel tout écrivain doit s’attendre – à faire dire à ses paroles plus et autre chose que ce qu’il y avait mis, une nature comme celle de Pater ne pouvait opposer à cela qu’une réponse, – à savoir cette descente en profondeur où les floraisons de la surface sont rattachées à leurs longues et inextricables racines, où la position d’un être est définie en fonction de toute la vie intérieure de cet être, où nous sont dévoilés les motifs multiples, entrecroisés, contradictoires parfois, en vertu desquels il est ce qu’il est et ne saurait être autrement.

 

 

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Un « portrait imaginaire », dit Pater ; oui, mais cette fois par-dessus tout un portrait spirituel, et le portrait de Pater lui-même ; et le fait d’avoir placé son héros à l’époque de Marc-Aurèle allait permettre à Pater d’être d’autant plus autobiographique que sa réserve native se trouvait mieux sauvée.

Portrait spirituel bien plutôt que roman. On peut, si l’on veut, appliquer à Marius l’Épicurien le terme à tout faire de roman ; mais, en ce cas, il importera de marquer que Marius représente la réduction au minimum de l’élément propre au roman, et c’est ce qu’a eu soin de noter Percy Lubbock dans son magistral traité The Craft of Fiction. Opposant Marius au roman de Henry James The Awkward Age – où tout est conçu et exécuté sous une forme exclusivement dramatique, – il dit : « Quelqu’un a-t-il jamais essayé d’écrire un roman dans lequel il n’y aurait pas de dialogues, pas de scènes à strictement parler, rien d’autre que la diffusion pure et simple d’une impression toute subjective ? Un tel roman, s’il existait, offrirait l’exacte contrepartie de The Awkward Age. De même que le livre de Henry James ne dévie jamais d’une vue toute directe de l’évènement qui se passe, cet autre roman serait exclusivement oblique, rétrospectif, consisterait dans une méditation sur le passé où rien ne serait amené au premier plan, où rien n’acquerrait une valeur dramatique par la parole ou par l’action. La vision romanesque de Walter Pater se rapproche d’une méthode de ce genre d’aussi près sans doute qu’il est permis au roman. Dans Marius l’Épicurien, si on doit lui conserver ce titre de roman, le renoncement au drame est le plus total qu’on ait jamais vu. Je ne crois pas que dans tout le cours de l’ouvrage Marius parle une seule fois, et pas davantage qu’on lui adresse la parole. Les scènes de l’histoire atteignent le lecteur par réfraction, au travers de l’harmonieux murmure de Pater. Ce sont encore des scènes néanmoins : pas même Pater, si engagé qu’il soit dans le rêve, ne peut raconter une histoire sans qu’un incident n’ait été saisi, particularisé. Lorsque Marius fait un voyage, visite un philosophe ou entre dans une église, l’évènement se détache du passé, adresse un appel à la vue, se présente au moment où il s’accomplit ; et si faible que soit le mouvement en lui-même, c’est là cependant un mouvement dans la direction du drame. Pater, méditant sur la vie de son héros, et comme perdu dans le sentiment général de la grâce et de la vertu de celle-ci, est arrêté par les images définies de certaines heures et de certaines circonstances ; le flux de sa méditation se suspend ; tandis qu’il fait une pause pour rendre ses images visibles il faut qu’il leur confère quelque objectivité, un relief, si léger soit-il, qui les détache contre l’uniformité du fond. Aucun romancier en un mot ne peut user d’une méthode aussi radicalement subjective, aussi purement personnelle que n’est objective au contraire celle de Henry James dans The Awkward Age 4. » On ne saurait mieux dire, et vous voyez qu’aux yeux du critique le plus compétent en la matière, si Marius représente la réduction au minimum de l’élément dramatique, il représente en même temps le maximum de subjectivité auquel il soit possible d’atteindre lorsqu’on raconte une histoire. J’ajouterai que les éléments dramatiques que Percy Lubbock indique comme subsistants encore ne correspondent ici à rien d’autre qu’à ces instants où sous un appel extérieur – qui peut d’ailleurs n’avoir pour autrui absolument rien de particulier – notre vie intérieure se trouve portée en un de ces points de concentration qui marquent des dates dans l’existence spirituelle dont elles scandent le rythme. D’un bout à l’autre de Marius l’Épicurien, c’est bien ainsi que les choses se passent : tantôt Pater nous fait assister au travail quotidien de l’esprit, de la sensibilité, de l’âme sur elle-même ; tantôt l’intervention du monde extérieur, sous quelque forme qu’elle se produise, rassemblant pour ainsi dire avec vivacité les énergies de Marius, qui convergent alors en cette fine pointe de lumière dont il est parlé dans Diaphanéité, découvre à Marius où il en est ; grâce à elle, il visualise nettement le récent trajet parcouru : toujours ici le monde extérieur n’a de signification que comme réflecteur projeté sur quelque modification interne.

C’est pourquoi, si l’application du mot roman à Marius l’Épicurien demeure contestable, l’échappatoire par laquelle on croirait s’en tirer en le qualifiant de roman historique ne le serait pas moins. Sans doute, de l’histoire, Pater a su user avec une délicatesse, une justesse infinies, et les images d’Apulée, de Lucien, du jeune poète du Pervigilium Veneris, de Marc-Aurèle nous font pénétrer dans toutes les nuances et dans l’intimité même de leurs caractères ; mais si le résultat – ainsi qu’il advient toujours lorsque l’art le plus grand entre en jeu – acquiert une valeur objective, le dessein demeure tout subjectif, s’organise autour de la seule personne de Marius, – et si je dis tout subjectif, c’est que, de l’aveu de Pater lui-même, Marius adhère à son auteur.

Ceci posé, il convient d’ajouter que, pour le portrait spirituel que Pater avait en vue, il était impossible d’élire une époque mieux adaptée que celle de Marc-Aurèle. Il fallait en effet non seulement qu’il y eût simultanéité du paganisme et du christianisme, mais que fût disponible un héritage philosophique qui, par la richesse même de ses accumulations, développât d’une part un idéal de culture et laissât transparaître de l’autre une lassitude de la pensée. Adjoignons-y que sous les Antonins, et jusqu’à la recrudescence de persécutions qui coïncide avec la fin du livre, régna une longue et véritable trêve religieuse qui permettait à Marius de voir le paganisme et le christianisme opérer librement sous ses yeux côte à côte, et que de plus il se produisit alors, avec l’approbation des empereurs et de l’élite, un retour semi-condescendant et semi-attendri vers les formes les plus anciennes, les superstitions du paganisme primitif, vers ce que Pater appelle au premier chapitre de son livre : la religion de Numa.

Ces préliminaires étaient indispensables parce que mon intention aujourd’hui – après le résumé le plus succinct de l’ouvrage – est de me dégager dans la mesure du possible de toute considération de lieu et de temps, et d’essayer de vous faire sentir ce que le personnage de Marius renferme d’éternel, comment pour certaines natures les problèmes qui furent les siens se poseront toujours à peu près identiques dans leur essence sinon dans leur forme, et comment aussi ces natures seront amenées à y apporter des réponses à peu près analogues. En procédant de la sorte, je crois ne me montrer en rien infidèle à l’intention de Pater qui, sans les forcer jamais, a toujours soin de marquer les rapports entre la situation spirituelle de son héros et celle de l’homme moderne en général, et qui d’ailleurs n’aurait jamais versé le meilleur, le plus pur de son génie dans une œuvre qui n’eût détenu à ses yeux qu’intérêt et valeur historiques.

 

 

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Toutes religieuses, toutes pénétrées du culte des morts (son père meurt lorsqu’il a cinq ans), toutes contemplatives aussi et destinées à constituer dans sa vie à la fois le tuf inébranlable et le point de ralliement, l’enfance et l’adolescence de Marius passent l’une dans l’autre par gradations insensibles, sans coupures ni contradictions d’aucune sorte, et, à la fin du deuxième chapitre de Marius l’Épicurien, Pater rassemble les impressions éparses, en dégage le substratum, en une page si révélatrice et de son héros et de lui-même qu’ici il me faut bien porter la main sur le texte : « Ainsi s’écoulait l’adolescence de Marius, plus adonnée en somme à la contemplation qu’à l’action. Moins favorisé des dons de la fortune qu’on aurait pu s’y attendre dans les premières années de son existence, et, tandis qu’il lisait avec ardeur et intelligence, animant la solitude des traditions du passé, déjà il vivait beaucoup dans le royaume de l’imagination et devenait peu à peu, comme il devait continuer de l’être toute sa vie, une manière d’idéaliste construisant un monde à son usage personnel, en grande partie avec des éléments venus de l’intérieur, et par l’exercice d’une puissance méditative. Une veine de philosophie subjective, avec l’individu pour critérium de toute chose, devait persister jusqu’au terme dans sa conception intellectuelle du monde et de l’action, et non moins une certaine incapacité à accepter tout à fait les évaluations des autres êtres. L’origine première de cet élément particulier dans son caractère, il pouvait la faire remonter aux jours où sa vie ressemblait tant à ses yeux à une lecture romanesque. Les Romains possédaient-ils un mot qui correspondît à notre unworldly 5 ? Le beau mot latin umbratilis est peut-être celui qui en approche le plus, et qui pourrait le mieux décrire l’esprit dans lequel Marius se préparait à la fonction sacerdotale héréditaire dans sa famille, l’espèce de joie mystique qu’il ressentait dans l’abstinence, la sévère maîtrise de soi et l’ascèse que semblable préparation implique. Comme le jeune Ion, dans l’admirable début de la pièce d’Euripide, balayant chaque matin le pavage du temple avec un tel contentement en l’exercice de sa charge, Marius était apte à se sentir heureux dans les lieux sacrés doué d’une sensibilité à leurs influences spéciales qui jamais par la suite ne se démentit, si bien que plus tard et tout à fait inopinément la sensation renaissait en lui dans toute sa fraîcheur. Ce premier, ce juvénile idéal de prêtrise, le sentiment d’une vie dédiée, survécut à travers toutes les distractions du monde ; et alors que toute idée d’une vocation sacerdotale l’avait abandonné, le sentiment persista en lui comme une sorte de service tout spirituel par l’entremise duquel s’introduisaient une beauté, un ordre hiératique dans la conduite de la vie. » Après la mort de sa mère, l’orphelin va faire ses études à Pise où il se lie d’une de ces vives amitiés à base d’admiration propres à l’adolescence avec le jeune Flavien qui nourrit des ambitions littéraires précises, qui aspire à renouveler des formes dont il estime qu’elles ont dit leur dernier mot, et que hante le souci de doter la langue latine d’un art tout ensemble plus riche et plus concerté. Les deux jeunes gens subissent jusqu’au prestige l’influence d’Apulée dont l’Âne d’Or venait de paraître, et, des matériaux plus grossiers du livre, ils isolent l’épisode de Cupidon et de Psyché qui fournit à Pater le prétexte d’une version incomparable. Stimulé par cet exemple, Flavien commence à composer son Pervigilium Veneris, ultime fleur de la poésie latine dont l’auteur reste inconnu et que Pater se plaît à attribuer à l’ami de son héros. Mais, victime d’une épidémie, Flavien meurt, après avoir fiévreusement dicté à Marius qui le soigne et le veille les derniers morceaux de son poème, et Marius assiste du plus près à la mort d’un païen. Cette mort, coïncidant en lui avec l’éveil de l’esprit, bien loin de le ramener à la religion de son enfance, l’en détache au contraire momentanément, l’écarte de la poésie elle-même et le conduit à se tourner vers les philosophes, à les interroger sur ce qu’ils peuvent avoir à dire quant à la nature de cette âme qu’il lui a semblé voir s’éteindre devant lui en la personne de son ami Flavien. Décidé dorénavant à ne plus tenir pour certain que ce qui lui apparaîtra avec évidence être tel, il élabore à son usage personnel un épicurisme d’une qualité très spéciale, sur lequel nous reviendrons tout à l’heure, et c’est en ces dispositions que le trouve une invitation émanant de l’empereur Marc-Aurèle lui-même pour venir à Rome lui servir de secrétaire. À Rome, l’attitude, la personne, et non moins les écrits de Marc-Aurèle – que celui-ci lui communique – viennent compléter son épicurisme par la forme à la fois la plus élevée et la plus humaine du stoïcisme tel qu’il s’incarne dans l’empereur. Marius assiste au constant, à l’épuisant effort de Marc-Aurèle pour concilier une doctrine par sa nature quelque peu aride et inhumaine avec tous les devoirs non plus seulement envers soi, mais envers autrui, pour humaniser le stoïcisme de part en part. Il admire au prix de quelle tension, cette perfection dont il sait déjà les exigences dans une vie purement contemplative, Marc-Aurèle parvient à l’obtenir dans la vie la plus active qui soit, dans celle où, parce qu’à la lettre on ne s’appartient pas, le devoir majeur consiste à s’appartenir toujours. Mais Marius ne peut s’empêcher de constater le manque chez Marc-Aurèle d’une certaine chose dont lui-même ne saurait se passer : la perfection de Marc-Aurèle atteint à tout, sauf à la joie intérieure ; et c’est cette joie intérieure à laquelle Marius aspire, et dont il décèle la présence chez un chrétien, soldat de la garde impériale, chez son ami Cornélius. À la tension de l’empereur, il oppose la possession de soi, si aisée en apparence, si invulnérable, toujours comme alimentée par quelque invisible source jaillissante, qu’il rencontre chez Cornélius. Celui-ci introduit Marius dans la maison d’une veuve chrétienne, Cécilia ; et lorsque Marius assiste à des cérémonies qui le remuent, qui le touchent en ses plus secrètes profondeurs, lorsqu’il voit régner sur tous les visages, accompagnant l’exécution des actes les plus simples de la vie, cette paix rehaussée d’allégresse qui implique l’initiation à quelque grand mystère, qui semble tout entière espérance, et dont il demeure exclu, Marius anticipe en cette religion nouvelle, qui paraît avoir puisé son espoir dans le fait même que la douleur existe, dans le sentiment du lien que celle-ci établit entre tous les êtres, une force spirituelle sans précédent, sans analogue, signe tangible de quelque vérité à laquelle il devine qu’appartiendra l’avenir. Aussi lorsqu’il découvre chez Marc-Aurèle une acceptation à son gré trop facile – l’acceptation propre aux stoïciens – de l’existence du principe du mal dans les choses ; lorsqu’il voit qu’une doctrine exclusive de l’acceptation peut aboutir à envisager avec une relative indifférence le sang versé dans les jeux romains, et surtout, au moment de la reprise des persécutions en Gaule, à décréter que le sang des martyrs cette fois soit de nouveau répandu, Marius se détache non seulement de l’empereur, mais de tout ce monde antique, insensible aux souffrances des matériaux humains sur lesquels il érige ses multiples splendeurs et jusqu’à ses philosophies, et qui témoigne par ailleurs de tant de cécité, de tant d’opacité envers les affections les plus délicates. Virtuellement acquis au christianisme, seul capable de poser l’amour et la pitié au centre même de l’explication du monde, Marius se rapproche de plus en plus des chrétiens, il ne peut plus se passer de leur société, la seule où il trouve apaisement et réconfort. Il n’adhère cependant pas expressément à leur foi, et par un dénouement – qui constitue le chef-d’œuvre de ce mode indirect toujours si cher à Pater, – Marius et Cornélius se trouvant arrêtés à un moment de recrudescence des persécutions, Marius se donne pour le chrétien qu’il n’est pas encore et s’arrange pour que Cornélius, sans que celui-ci sache comment, soit remis en liberté. Dans les péripéties de marche des prisonniers, Marius contracte une fièvre mortelle, et, laissé par derrière, il meurt au milieu d’humbles chrétiens, non point victime d’un martyre pour lequel la pleine qualification lui ferait défaut, mais communié par eux alors qu’il est déjà à demi inconscient, et percevant autour de lui le murmure de ces prières qui depuis des années formaient son unique consolation. Anima naturaliter christiana, âme naturellement chrétienne : c’est au mot de Tertullien que Pater a emprunté le titre de son dernier chapitre, et aucun ne saurait être mieux approprié. La mort de Marius accomplit pour ainsi dire son enfance, confère tout son sens à une vie qui s’est toujours conçue dédiée. Marius est la figure idéale de ceux chez qui le besoin de religion est absolu, mais pour qui il ne saurait y avoir dignité de la personne si l’on impose silence au besoin de lumière de l’esprit ; qui admirent la foi, la saluent, l’appellent, sans pouvoir s’empêcher de toujours obscurément sentir que la foi ne viendra pas tout à fait à eux, et qu’eux n’ont pas tout à fait le droit d’aller jusqu’à elle.

 

 

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Telle est, simplifiée, oui certes, mais non pas, du moins je l’espère, faussée, la ligne générale de Marius l’Épicurien. Vous voyez que le rôle des évènements proprement dits y est infime, et mon seul objet dans les instants qui nous restent est de revenir sur certains des sentiments de Marius.

Le premier et le plus important d’entre eux, c’est à son enfance qu’il le doit. Élevé à la campagne dans une de ces maisons mi-ferme, mi-villa qui en Italie retiennent, attachent par le caractère spécial de noblesse rustique que l’on retrouve en tant d’œuvres de la première Renaissance, et qui pourrait avoir pour symbole les terres cuites des Della Robbia dont Pater ailleurs a si bien pénétré le charme, le jeune Marius vit seul avec sa mère, et avec le culte que celle-ci a voué au père disparu. Une religion toute saturée d’antiques usages locaux, fidèle aux dieux Lares, constante dans les pratiques et observances rituelles – qui chez les autres peut-être demeurent de forme ou de convenance – devient aussitôt chez Marius une religion de sentiment, et développe précocement en lui un sens du sérieux qui tient dans toute sa vie la place d’un de ces vénérables fils d’or passé qui font la gloire des tapisseries. Pour Marius, dès son enfance, de même que le corps est le tabernacle de l’âme, de même tout le milieu dans lequel ce corps baigne est à son tour le tabernacle de l’être tout entier. La vie quotidienne se déroule, se doit dérouler comme dans un temple, peuplée de présences multiples qu’en aucun cas nous ne saurions ignorer, encore moins offenser, et qui demande de nous que nous avancions toujours avec ce recueillement qui est le signe visible d’une responsabilité secrète et tranquillement acceptée. Le sérieux de Marius : trop de malentendus ont tendance à surgir autour de ce beau mot de sérieux pour qu’ici je ne tienne pas à le qualifier. À propos de Marius, Pater évoquait tout à l’heure « le jeune Ion, dans l’admirable début de la pièce d’Euripide, balayant chaque matin le pavage du temple avec un tel contentement dans l’exercice de sa charge » ; reportons-nous aux paroles d’Ion, d’une piété, d’une ingénuité sans égales et où, si humain, si profond, si composite, le génie d’Euripide ne veut cette fois transparaître que sous la forme de la simplicité la plus pure et la plus unie : « Voici le char brillant au quadruple attelage : Hélios, déjà, illumine la terre. Et les astres s’enfuient de l’éther qui s’embrase dans la nuit sacrée. Les sommets inviolés du Parnasse, inondés de lumière, accueillent pour les hommes le disque du jour. – Et, de la myrrhe sèche, la vapeur s’envole aux lambris de Phoïbos. La Delphienne s’assied au trépied sacro-saint, et répète en chantant aux Hellènes l’écho des accents d’Apollon. – Allez, Delphiens, serviteurs de Phoïbos, allez vers Castalie aux remous argentés. Puis, baignés d’une pure rosée, revenez vers le temple. Veillez que, pieuses, vos bouches ne profèrent que pieuses paroles : veillez que quiconque attend de l’oracle une voix favorable fasse entendre lui-même un langage propice. – Quant à nous, vaquons aux travaux qui, depuis notre enfance, sont les nôtres. Avec ces rameaux de laurier, avec ces guirlandes sacrées, je m’en vais décorer le portail de Phoïbos. D’onde fraîche, j’arroserai son parvis. Et les troupes d’oiseaux, qui menacent les saintes offrandes, par les traits de mon arc, je vais les mettre en fuite. Car, sans père ni mère, moi, je sers et vénère les autels nourriciers de Phoïbos. Ô toi, mon serviteur, ô jeune rejeton du plus beau des lauriers, toi qui, devant ce temple, balaies l’autel de Phoïbos, issu des immortels jardins où l’onde sacrée fait jaillir du sol des sources éternelles, baignant le myrte au feuillage divin, avec toi je balaie le parvis de mon Dieu, tout le jour, dès l’heure où commence l’essor rapide du soleil. C’est mon office quotidien... Ô Péan ! ô Péan ! Sois béni ! sois béni ! ô toi, fils de Lêtô ! Il est beau, le travail, Phoïbos, auquel je m’adonne, pour toi, devant ton temple, en l’honneur du séjour fatidique ! Glorieuse est ma tâche, puisque je mets mon bras au service des dieux, ces maîtres immortels, non de maîtres mortels. Et ce pieux labeur, je ne m’en lasse point. Phoïbos est mon père, l’auteur de mes jours. Car je bénis le Dieu qui me nourrit. Mon bienfaiteur, je l’appelle mon père, c’est Phoïbos, le Phoïbos de ce temple. Ô Péan ! ô Péan ! Sois béni ! sois béni ! ô toi, fils de Lêtô ! Mais cessons cet ouvrage... Assez promené ce laurier... Je vais répandre, avec ces vases d’or, l’eau qui sourd de la terre, et que nous apporte Castalie aux flots agités. Je puis répandre cette eau lustrale. Car je suis chaste et pur. Puissé-je ne cesser jamais, Phoïbos, de te servir ! Ou, si je cesse un jour, que ce soit pour un sort favorable ! Holà, holà, les voici, les oiseaux ! Du Parnasse, leur gîte, ils nous viennent. Holà, je vous défends de toucher aux corniches ou bien aux toits dorés. Mon arc saura t’atteindre, héraut de Zeus, ô toi, toi dont le bec puissant triomphe des oiseaux. Voici qu’un autre approche des autels, un autre rameur de l’air, un cygne. Veux-tu porter ailleurs tes pattes aux reflets rouges ! La lyre de Phoïbos, ton accompagnatrice, ne te défendra point des flèches de mon arc ! Va-t’en à tire-d’ailes, te poser sur l’étang Délien. Si tu n’obéis point, tu mêleras de sang tes chants harmonieux. Holà ! holà ! Quel est donc ce nouvel oiseau qui nous arrive ? Veut-il, sous nos corniches, loger pour ses petits son nid fait de brindilles ? Cette corde, en vibrant, saura bien t’écarter. Veux-tu bien m’écouter ? Va faire tes petits près des bords de l’Alphée, dans le vallon de l’Isthme, sans souiller, à Pythô, les offrandes, le temple de Phoïbos. De vous tuer j’aurais scrupule, car vous annoncez aux mortels les volontés des dieux. Mais vaquons aux travaux qui sont de notre office, du ministère de Phoïbos ; je ne cesserai pas d’être le desservant du Dieu qui me nourrit 6. » D’Ion, le jeune Marius est le frère, et, plus intimement encore, de celui pour lequel Racine ne dédaigna pas d’emprunter quelques traits à Euripide, de Joas.

 

            Quelquefois à l’autel,

            Je présente au grand prêtre ou l’encens ou le sel.

            J’entends chanter de Dieu les grandeurs infinies ;

            Je vois l’ordre pompeux de ses cérémonies.

 

En un sens symbolique, la vie entière de Marius pourrait porter pour épigraphe le vers qui appartient en commun aux deux enfants :

 

            Ce temple est mon pays ; je n’en connais point d’autre.

 

Un sérieux de cette sorte n’est jamais dissocié d’une grâce naturelle, ou mieux, il constitue en lui-même une grâce. « La grâce sérieuse de Florence », dit André Gide dans les Nourritures terrestres. Lévite d’un temple dédié au Dieu encore inconnu, et qui s’érige sur la colline de Florence, – telle est l’image qui figure le plus exactement le sérieux de Marius. Nulle distinction ici n’est jamais établie ou même admise entre le corps et l’âme ; l’être entier doit être maintenu aussi pur, aussi net, aussi intact qu’un tabernacle, en vue de fins qui au moins autant que morales sont des fins d’un ordre esthétique. Les sens ne sont envisagés que comme les organes d’une délectation toute contemplative, et davantage encore comme les canaux de la connaissance elle-même. On peut presque dire que pour le jeune Marius l’organe essentiel de l’âme, c’est la vue ; et jusqu’au terme, si la part faite aux éléments invisibles, spirituels, devient sans cesse plus prépondérante, ce n’en est pas moins sous la seule forme d’une vision que Marius conçoit, attend toujours la venue de sa vérité. La parole de l’Évangile : « La lampe du corps, c’est l’œil. Si donc ton œil est sain, tout ton corps sera éclairé » résume à la fois toute l’éthique et toute l’esthétique de Marius, – et par là s’introduit dans son esthétique, non seulement cette tempérance, chez lui native, dont il est charmé de retrouver plus tard l’expression dans le Charmide de Platon, mais un authentique élément d’ascèse en vertu duquel des propriétés en soi négatives – comme l’absence de fatigue, la sensation d’y voir clair, la simple saveur de l’eau – se transforment en autant de biens positifs qui le portent à la gratitude.

De telles dispositions devaient faire de Marius un épicurien d’une nature toute spéciale, et il est à peine besoin de vous prier d’écarter à son sujet les notions grossières que l’on groupe trop communément autour de ce mot. Vous savez d’ailleurs que ces notions adventices sont absolument étrangères à la pensée d’Épicure lui-même. Dans le portrait qu’au cours de son roman l’Épreuve de Richard Feverel, Meredith trace d’Adrian Harley, voluptueux confortable qu’il appelle par ironie « le sage jeune homme », Meredith nous dit : « Il était un épicurien, – un de ceux qu’Épicure aurait aussitôt chassés de son jardin. » Mais, de ceux-là même que le philosophe grec y aurait retenus, Marius se distingue par le fait que ce n’est jamais la jouissance seule – d’ordre si raffiné, si élevé même qu’on la suppose – qui l’oriente, mais bien toujours la perfection de son être intime. Vous vous souvenez que c’est la mort de Flavien – et la vivacité du sentiment qu’il éprouve alors que l’âme s’éteint avec le corps – qui l’amène à poser des questions et à interroger les philosophes ; et c’est son incapacité à se contenter des réponses d’aucune métaphysique qui le fait se rallier à la doctrine qui de toutes lui semble le plus avoir tenu compte de ce monde sensible seul doué à ses yeux de jeune homme d’une réalité inattaquable. Le problème de Marius jeune est toujours le suivant : admettons que, si fictif qu’il puisse être en son essence, rien n’existe pour nous que ce monde sensible, le seul sur lequel nous ayons prise – et ni les lumières des philosophes ni mes lumières propres ne me permettent de postuler qu’il en existe un autre, – y a-t-il moyen cependant d’investir tous les moments de notre vie personnelle de ce caractère de beauté sans lequel une nature comme celle de Marius ne saurait concevoir qu’il lui soit possible de vivre du tout ? Et toujours la réponse de Marius est affirmative : si rien n’existe que le moment présent, il nous demeure toujours loisible d’être parfaits dans notre accueil, dans toute notre attitude envers lui.

La perfection dans la manière de recevoir les sensations, – de les recevoir d’ailleurs bien plutôt que de les provoquer : n’oublions pas que Marius est le type même de la nature contemplative par opposition à l’active, – tel est le premier stade de la perfection chez Marius ; et le passage de la sensation à l’idée s’accomplit pour lui le jour où il s’aperçoit que même pratiqué de la sorte, ce qui manque à l’épicurisme, c’est qu’il réduit dans notre vie jusqu’à presque la supprimer la part faite à la mémoire. Or, chez Marius, à la mémoire sont toujours dévolues une importance, une valeur centrales : il est de ceux, nous dit Pater, qui vivent beaucoup, qui vivent surtout, dans et par la réminiscence : non seulement tous ses actes sont régis par la prévision de ce que ces actes deviendront à ses yeux à l’heure où il se les remémorera – et par ce seul trait il échappe à l’épicurisme strict et le survole, – mais plus il mûrit et plus il éprouve la nostalgie d’une mémoire infiniment plus vaste que la sienne, et au sein de laquelle, après sa propre disparition, puissent être recueillis, sauvés tous les souvenirs qui pour lui furent sans prix. Cette notion d’« une présence juste derrière le voile, d’un assistant de nos propres pensées », – présence à laquelle, seule, une pudeur due aux scrupules de sa raison lui interdit d’appliquer le nom de Dieu, – il la visualise avant tout comme une mémoire illimitée et éternelle de tout ce qu’il y eut de bon et de beau ici-bas. Exactement dans la même acception que Joubert, Marius se murmure toujours : « Où vont nos idées ? Elles vont dans la mémoire de Dieu. »

Toute la vie de Marius oscille entre deux pôles : d’une part, ce maximum de compassion qui constitue le secret de l’adhésion de son cœur au christianisme ; d’autre part, le maximum aussi d’un besoin de solitude sur lequel il convient maintenant que nous nous arrêtions. C’est dans la solitude que Marius trouve son véritable bien-être, celui qui lui est propre ; et si la solitude signifie tant pour lui, cela tient – ainsi qu’il s’en rend compte à un des moments les plus mémorables du livre – à ce que dans la solitude, contrairement à tout ce qu’il éprouve partout ailleurs, il n’est jamais seul. Il y a là un point si important, si constamment méconnu, qu’il faut le serrer du plus près. L’essence d’une nature comme celle de Marius réside en dernière analyse dans l’entretien avec soi-même, dans le colloque intime sous toutes ses formes : sitôt seul, Marius est rendu à l’unique compagnie dont il ne saurait se passer, faute de laquelle il ne se sent jamais tout à fait vivre, et que constitue, si je puis dire, un certain double de lui-même qui en toute circonstance l’accompagne. Faites attention qu’il ne s’agit pas ici de ce dédoublement avec lequel nous ont familiarisés les psychologues : le double d’un Marius, et de ceux de sa lignée, c’est, pour reprendre l’admirable vers de Claudel :

 

            Quelqu’un qui soit en moi plus moi-même que moi.

 

Modèle idéal, non point exactement juge – et c’est en cela aussi que ce double diffère de celui des psychologues, – mais frère aîné : un nous-même plus grave, plus responsable, qui nous précède sur la route, confident qui accueille tous les aveux, toutes les plaintes, qui comprend toujours sans pour cela jamais céder ni faillir en rien, qui toujours au contraire tendrement redresse, – compagnon à telles heures si proche, et dont l’éloignement et bien plus encore l’absence momentanée marquent toutes les fois où ils se produisent, de façon quasi infaillible, la mesure exacte dans laquelle nous nous sommes écartés, nous avons déchu de nous-mêmes. L’existence, la réalité de ce modèle idéal, on peut les nier, n’y voir qu’une simple projection de notre désir ; on peut même, ainsi que le font volontiers certains parmi les meilleurs esprits, prétendre que c’est ce double qui fausse à tout moment notre personnalité véritable et l’empêche de se réaliser dans le sens qui est le sien ; mais ceux-là mêmes qui sont en révolte contre l’idée de ce modèle, quand ils aspirent à créer dans leurs romans des types qui puissent à leur tour devenir modèles pour autrui – et pareille ambition hante plus d’un entre eux, et l’histoire du roman est pleine de ces types que l’on a justement dénommés prophétiques, – comment pourraient-ils les créer, leur communiquer cette valeur typique, si à quelque heure déterminée de leur vie ils n’avaient été pour eux-mêmes le modèle ? – Non, rien ici-bas ne peut s’accomplir sans que, consciemment ou inconsciemment, nous ayons devant les yeux un modèle qu’il s’agit de rejoindre ; et à ceux comme Marius qui à chaque instant éprouvent sa présence, il est bien vain de venir dire que ce modèle n’existe pas. Les heures où un Marius se sent en accord plénier avec ce compagnon invisible constituent les heures privilégiées, bénies ; et c’est l’une d’elles qu’enregistre un des plus merveilleux chapitres du livre : The Will as Vision (la Volonté en tant que Vision). Peut-être pour de telles natures ces heures-là représentent-elles les seules où elles aient contact, et contact direct, avec Dieu ; car – et c’est là le second degré – la majeure importance de ce double de soi-même, de ce modèle idéal, consiste dans le fait que seul il leur ouvre la voie, leur permet l’accès à l’idée d’un Dieu placé pour ainsi dire entre Dieu et nous, il fait l’office d’intercesseur ; de le trouver toujours si fidèle à son poste – lumière que nous pouvons bien voiler, mais non jamais tout à fait éteindre – nous le montre indépendant de notre vie propre, disposé au-dessus de nous par la main la plus sûre et la plus ferme, invulnérable à toutes nos entreprises : ce modèle idéal nous devient comme la réfraction consentie par Dieu en notre faveur ; et d’autre part, plus nous adhérons à lui, plus nous nous identifions avec lui, et plus il nous semble grâce à lui entrevoir Dieu juste derrière « la nuée lumineuse » dont parle saint Augustin. « Maintenir dans la vie cette extase... » Marius l’Épicurien révèle le sens caché que détenait pour Pater cette parole de la conclusion de la Renaissance. L’état d’extase d’un Marius n’est pas la vision, n’est pas la descente de Dieu, mais il constitue à ses yeux l’unique possibilité que la vision, la descente de Dieu, un jour peut-être se produisent ; – et c’est pourquoi, fidèle de tous points aux versets de l’Imitation, Marius ne cesse jamais de « rendre nette la maison de son cœur » ou de « demeurer sur le toit, et dans la haute partie de son âme, comme un passereau solitaire ».

 

« Mais vous autres soyez parfaits comme votre Père dans les cieux est parfait. » Combien de fois le précepte évangélique ne m’est-il pas venu à l’esprit en songeant à Marius et à Pater lui-même ! Leur tragédie secrète la plus profonde, c’est que rien ne vaut pour eux que d’être parfaits et que cependant ils n’osent jamais se sentir tout à fait sûrs d’avoir un Père dans les cieux. Pour de telles natures, la perfection – le plus beau mot et surtout la plus belle chose qui existe ici-bas – survit à tout, peut-être même à la disparition de ce qui lui donna naissance. La perfection, ils la veulent sous toutes ses formes, dans leur art, – et un Pater a consacré à celle-là sa vie, – dans leurs relations avec autrui et avec toutes les circonstances en général ; mais, bien plus avant encore, c’est à la perfection de leur âme qu’ils visent, à toujours vivre en accord avec la fine pointe d’eux-mêmes. Chez eux la perfection est vraiment devenue une fin en soi ; elle n’a d’autre sens que par et pour elle-même : elle n’a pas de but. Elle n’a rien à voir avec ce monde : combien de fois l’adjectif unworldly ne revient-il pas dans l’œuvre de Pater ! et cependant elle n’est pas certaine qu’il en existe un autre. Selon toutes les valeurs qui ont cours, elle est superlativement, métaphysiquement, pourrait-on dire, inutile, – désarmée d’avance, incapable de fournir la moindre réponse à une question posée sur un plan autre que le sien propre. Si on lui demande : à quoi tendent votre désir, votre besoin de perfection, elle ne pourra jamais que murmurer : à être parfait. Non seulement elle ne se rattache à nul mode d’action concevable, mais pas davantage à une foi ou à une doctrine spéculative quelconque ; à quoi que ce soit de collectif, sans qu’elle y puisse jamais rien, quelque chose dans sa nature intime ne saurait participer.

Pour comprendre Marius et Pater, nous touchons ici à un point essentiel : par le plus pathétique des paradoxes, de telles natures, dont la vie entière s’est vouée à la préparation, au dressage tout ensemble esthétique et ascétique d’eux-mêmes, chez qui tout a été régi par la considération de ne pas se trouver en défaut au moment où quelque évènement surgira, ne peuvent jamais connaître ici-bas d’autre évènement, d’autre forme d’action que le sacrifice. Ils ont fait de tout leur être le tabernacle le plus propice pour la descente d’un dieu ; et si nul dieu n’y descend, il ne leur reste qu’à déposer leur vie, comme on dépose enfin son armure, en faveur d’une cause qui n’est pas tout à fait la leur, mais qui du moins a toute leur sympathie et qui leur apporte au terme le sentiment de rejoindre la communauté dont de par leur perfection même ils se trouvaient exclus. J’imagine que la guerre recueillit, abrita dans la majesté de son silence définitif plus d’un sacrifice de cet ordre ; et c’est par là que la fin de Marius est si belle et si appropriée.

Elle l’est davantage encore parce qu’elle est la fin des natures avant tout et malgré tout religieuses, mais auxquelles la foi – dans l’acception stricte – est déniée, et chez qui alors l’élément religieux lui-même se reporte d’autant plus sur la loyauté due à leur esprit. Un grand catholique, Newman, a pu se rendre à juste titre le témoignage de n’avoir jamais péché contre la lumière ; oui, mais inversement, tant que la lumière divine n’a pas lui, le témoignage qu’il importe que nous puissions nous rendre, c’est de n’avoir jamais péché contre la lumière de notre esprit. Tout l’honneur d’un Marius et d’un Pater est là ; et le mérite n’en est sans prix que lorsque la religion elle-même demeure d’un prix infini. Du sérieux et des scrupules d’un Marius, il émane un arôme de sainteté que bien des croyants pourraient lui envier. Un des hommes qui ont le mieux connu et compris Walter Pater, Edmund Gosse, lui appliquait le mot d’Alphonse Daudet sur Renan : « Son cerveau est une cathédrale désaffectée. » Le mot convient à Pater en un sens bien autrement étendu et profond que Renan ne le mérita, car ici ce n’était pas le cerveau, mais bien l’être tout entier qui se trouvait en cause. Jamais Pater, ainsi que trop souvent il advint à Renan, n’eût joué avec la gravité de signification qu’un tel mot recèle ; et il n’aurait pas non plus écrit ni même été tenté d’écrire : « Nous vivons du parfum d’un vase vide », car pour lui le vase était encore presque plein, et, s’il se refusait le droit d’y étancher sa soif, c’était en vertu du comble même du respect qui lui en interdisait encore l’approche. L’esprit de Pater ressemble à une de ces cathédrales où l’on entre à la tombée du jour, à l’heure où il n’y a plus personne, et qui vous envahissent alors du sentiment de je ne sais quel recueillement peuplé ; et Pater lui-même s’est toujours avancé dans son esprit comme on avance dans une cathédrale – à pas lents, retenus et silencieux. Marius l’Épicurien demeure le grand office qu’il y célébra, d’une voix sans reproche, dont chacune des inflexions pénètre jusqu’au cœur de nos plus intimes retraites, et qui semblent toujours appeler l’apparition sur l’autel du Saint-Sacrement qu’elle-même n’ose y dresser.

 

 

 

Charles DU BOS, 10 février 1923.

 

Paru dans la revue Le Roseau d’or en 1930.

 

 

  

 



1 La deuxième étape, – la première remontant à janvier 1921, aux pages sur l’exaltation dans Approximations (1re série, p. 66-75).

2 La lettre est adressée à miss Violet Paget qui venait de dédier à Pater son premier livre : Euphorion, recueil d’études sur la Renaissance à plus d’un égard inspirées par Pater lui-même, et qui avait paru sous ce pseudonyme de Vernon Lee aujourd’hui si familier et si cher aux lettrés.

3 On sait que Portraits imaginaires est le titre d’un autre livre de Walter Pater.

4 Percy Lubbock. The Craft of Fiction. Sonathan Cape. Londres, 1921, p. 195-196.

5 Nous n’avons pas de mot qui corresponde à urworldly (ni d’ailleurs à umbratilis) : le sens est « étranger au monde », « qui n’est pas de ce monde », mais avec la contrepartie d’une nuance positive : « le sentiment d’une vie dédiée ».

6 Je donne ici la traduction de H. Grégoire parue dans le tome III de l’Euripide de l’Association Guillaume Budé.

 

 

 

 

 

 

 

 

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