Ahura-Mazda et Agra-Mainyus

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Georges DU VALOUX

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Une opinion communément répandue veut que les explications dualistes de l’Univers tirent leur origine du système religieux de nos ancêtres Iraniens, tel qu’il nous est parvenu dans le texte de l’Avesta. Le Mazdéisme serait foncièrement dualiste dans ses révélations sur le problème du mal, et il attribuerait l’œuvre de création à deux principes spirituels opposés, égaux, en lutte perpétuelle, dont l’un serait le principe du bien et de la lumière, AHURA-MAZDA ou ORMUZD, et dont l’autre serait le ténébreux principe du mal, AGRA-MAINYUS ou ARHIMAN. De là à voir dans AGRA-MAINYUS le sombre ancêtre du Diable catholique, il n’y a qu’un pas, vite franchi.

Les passages de l’Avesta qui paraissent justifier cette opinion sont assez nombreux. On voit en maint endroit du Livre saint la lutte des deux principes présentée comme l’origine même du monde. Voici l’un des fragments les plus caractéristiques : c’est un discours adressé par AHURA-MAZDA (c’est-à-dire le tout puissant et l’omniscient) au grand prophète ZARATHUSTRA ou ZOROASTRE.

« ... J’ai créé, ô saint ZARATHUSTRA, un univers là où rien n’existait. En opposition à ce monde où tout est vie, AGRA-MAINYUS créa un monde de la mort : l’été n’y règne que deux mois, l’hiver y sévit dix mois, de sorte que les mois d’été sont très froids et le froid est le principe de tout mal.

« Puis, je créai GHAON, lieu ravissant, semé de roses, là voltigent les oiseaux au plumage de rubis. AGRA-MAINYUS créa les insectes nuisibles aux plantes et aux animaux.

« Puis, je fondai MOURU, la ville sainte et sublime, et AGRA-MAINYUS y introduisit le mensonge et les méchants propos.

« Puis, je créai BACHDI, l’enchanteresse, entourée de gras pâturages. AGRA-MAINYUS y fit venir les fauves et les animaux qui dévorent le bétail utile à l’homme.

« Ensuite, je créai NICA, la ville de la prière, et AGRA-MAINYUS institua le doute qui ronge la foi.

« Je créai HAROJU, la ville aux riches palais ; AGRA-MAINYUS y fit naître la paresse et bientôt la ville fut misérable.

« Ainsi à chaque merveille que je donnais aux hommes pour leur bonheur, AGRA-MAINYUS opposait un don néfaste ; c’est à lui que la terre doit d’être infestée de mauvais instincts et de tous les maux qui désolent la race des hommes. »

Si AHURA-MAZDA et AGRA-MAINYUS étaient deux forces cosmogoniques égales en durée et en puissance, il est clair que toutes les créations bénéfiques du premier seraient aussitôt compensées et viciées par les œuvres mauvaises du second, si bien que le monde et l’homme se débattraient indéfiniment dans le même chaos de contradictions et de ténèbres sans aucun espoir d’une possible évolution spirituelle. Le Mazdéisme serait la religion de la nuit et le culte du démon comme le croient trop souvent des étudiants superficiels de la science des religions. L’erreur ne date pas d’aujourd’hui, car Aristote et Plutarque l’ont commise déjà. « La plupart des théologiens et des plus sages, dit ce dernier, croient à l’existence de deux Dieux rivaux, l’un l’auteur du bien et l’autre du mal ; telle fut la doctrine de Zoroastre le mage, qui naquit, au dire des historiens, cinq mille ans avant la guerre de Troie... »

Les anciens avaient de l’Avesta une connaissance très approximative. Les modernes qui peuvent mieux en pénétrer le sens, grâce aux versions de d’ANQUETIL, de DE HARLEZ et de DARMESTETER se convainquent que le prétendu dualisme de l’Avesta n’est qu’une apparence. En effet, et c’est le point essentiel, il existe entre AHURA-MAZDA et son adversaire de telles différences de nature qu’on ne peut voir en eux des principes égaux et même qu’il paraît excessif de voir dans AGRA-MAINYUS un principe au sens philosophique du mot. Lisons plutôt le fragment suivant. C’est AHURA-MAZDA qui parle :

« ... Je m’appelle Intelligence, je m’appelle Sagesse. Je m’appelle AHURA, le maître, je m’appelle MAZDA le sage. Je suis le Protecteur, je suis le Créateur et le Nourricier, je suis l’Esprit très Saint. Je m’appelle le Bienveillant, je m’appelle Celui qui donne la prospérité, je m’appelle Celui qui ne trompe pas, je m’appelle le Punisseur de la méchanceté. Je m’appelle le Formateur universel, je m’appelle Celui qui possède toutes les splendeurs, je m’appelle le Pur, je m’appelle le Grand... »

AHURA possède donc tous les attributs de Dieu ; il est l’infiniment bon, l’infiniment grand, l’infiniment puissant, le créateur de toutes choses. Il ne serait pas, il ne pourrait pas être si un principe de mal coexistait avec lui et lui disputait le pouvoir. AGRA est nécessairement une entité d’ordre inférieur et les textes en font foi : « ORMUZD sera toujours, ARHIMAN ne sera pas toujours. La souveraineté et la création d’ORMUZD vivront dans l’éternité, celles d’ARHIMAN disparaîtront... »

Un autre passage représente ORMUZD prononçant les vingt et une paroles d’une prière : il en dit sept et ARHIMAN est saisi de terreur ; sept autres et il tombe à genoux ; sept encore et l’esprit du mal vaincu disparaît dans les ténèbres...

Qui donc est Agra ? Sa personnalité, si l’on peut dire, est intéressante à percer, parce qu’elle nous renseigne sur celle du grand générateur des épouvantes du Moyen Âge. Il semble bien qu’AGRA soit simplement la force d’opposition et de contradiction. Il n’a par lui-même aucune initiative, aucune idée de la création ni de la vie et il se borne à corrompre et gâter les bonnes productions d’AHURA. Il est le nuage qui obscurcit le soleil. Il est le froid qui règne là où la chaleur ne peut pas pénétrer. Il est l’obscurité de la face terrestre qui se tourne à l’opposé du soleil. À ce signe, nous reconnaissons AGRA. Bien loin d’être un dieu comme on l’a cru, il n’est même pas un être : il est la non-réalité, le Rien qui s’oppose à l’Être qui est, à la Substance essentielle du monde, à l’Ancien des jours.....

Et ceci nous remet en mémoire les belles révélations que le vieux maître Éliphas Lévi, tout imprégné de la tradition kabbalistique et talmudique, a données à ses élèves sur le mystère du binaire :

« La divinité, écrit-il, une en son essence, a deux conditions essentielles pour base fondamentale de son être : la nécessité et la liberté.

« Pour rendre la lumière visible, Dieu a seulement supposé l’ombre.

« Pour manifester la vérité, il a rendu le doute possible.

« L’ombre est le repoussoir de la lumière, et la possibilité de l’erreur, elle est nécessaire pour la manifestation temporelle de la vérité.

« Si le bouclier de Satan n’arrêtait la lance de Michaël, la puissance de l’ange se perdrait dans le vide ou devrait se manifester par une destruction infinie dirigée de haut en bas... »

Une fois de plus l’homme constate, lorsqu’il fait une étude approfondie des croyances de ses ancêtres, que tous les grands systèmes religieux reflètent les mêmes vérités originaires et que seule la rouille de l’ignorance et de la crédulité en altère peu à peu les lignes. Le dualisme de la religion mazdéenne est une de ces légendes déformées. Pour montrer un aspect de cette doctrine où aucune trace de dualisme n’est visible et où l’unité essentielle du monde est peinte au contraire avec les plus poétiques et les plus éclatantes couleurs, nous reproduirons le récit de la création du monde d’après le Livre des Rois, recueil des traditions de la Perse commencé au VIe siècle av. J-C. :

« Au nom du maître de l’âme et de l’intelligence du maître insurpassable de la gloire, du monde et de la fortune, de celui qui suscite les prophètes, du maître de Saturne et des planètes, qui a allumé la lune et le soleil, qui a peint les étoiles au ciel...

« L’intelligence est le plus merveilleux de tous les dons de Dieu. Elle est le guide de la vie, la source des joies et des chagrins. La raison est l’œil de l’âme, et sans les yeux de l’âme l’homme ne pourrait gouverner le monde. Elle est donc la première chose créée...

« Dieu a créé le monde de rien.

« Il a fait sans peine naître la matière des quatre éléments : le feu, l’air, l’eau et la terre.

« Le feu commença à rayonner et produisit la sécheresse ; le repos vint ensuite d’où naquirent le froid et l’humidité. Les quatre éléments formèrent un monde passager où des êtres de toute espèces apparurent.

« Les deux s’enveloppèrent l’un dans l’autre et commencèrent leurs mouvements lorsque tout fut en harmonie. Avec ses plaines, ses montagnes, ses eaux, ses vallées, la terre était comme un fanal brillant. Les montagnes s’élevèrent, les eaux descendirent et les plantes se dressèrent vers le ciel. La terre formait un point central obscur, enténébré. Les étoiles montrèrent leurs merveilles dans les cieux et leur lumière se répandit sur la terre. Le feu s’éleva et le soleil tourna autour de la terre.

« Lorsque parurent les animaux, ils foulèrent toute la végétation. Ils avaient l’instinct de la faim et du sommeil, et l’amour de la vie ; ils n’avaient pas le don de la parole ni le désir de la raison. Comme ils ignorent le bien et le mal, Dieu ne leur demande pas obéissance...

« Après cela apparut l’homme qui fut comme la clé de toutes ces choses. Sa tête s’élève droite comme celle d’un arbre ; il possède la parole excellente et la raison qui produit les actions. Les animaux sauvages lui obéissent, car il est le premier dans la création et le dernier dans le temps...

« La voûte du ciel est faite de rubis. En elle se meut un astre à qui le jour emprunte sa lumière. Tous les matins, il lève à l’Orient sa tête enflammée, semblable à un bouclier d’or. Il revêt le monde d’une robe de lumière et lorsqu’avec le soir il revient à l’Occident, la nuit sombre se lève à l’Orient.

« Une lampe est préparée pour la nuit : c’est la Lune qui tantôt montre sa face et tantôt la dérobe... À peine l’a-t-on entrevue qu’elle se cache de nouveau. Dieu en a ainsi réglé la condition immuable... »

 

 

Georges DU VALOUX.

 

Paru dans Psyché, revue du spiritualisme intégral

en mars-avril 1923.

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net