Une page de l’histoire de l’Église de Mardin au commencement du XVIIIe siècle

 

 

OU

 

 

LES TRIBULATIONS DE CAS ELIA IBN AL QSIR

RACONTÉES PAR LUI-MÊME,

PUBLIÉES D’APRÈS LE TEXTE ARABE

 

 

 

 

 

 

 

 

AVANT-PROPOS

 

Ce récit simple et sans prétention nous montre, à deux siècles de distance, le jeu des passions religieuses dans l’Orient chrétien, soit qu’elles restent livrées à elles-mêmes, soit qu’une administration cupide les exploite à son profit. Le héros du récit, qui en est aussi l’auteur, n’était pas un homme vulgaire, et il intéresse par ses défauts comme par ses qualités.

La situation dans ces pays s’est sans doute modifiée, améliorée, depuis deux cents ans, mais le génie et les tendances n’y ont pas changé.

C’est donc ici une lecture attachante et instructive à plus d’un titre, – à cette heure surtout, où les derniers évènements politiques et religieux attirent l’attention sur l’Orient.

L’original est écrit en arabe vulgaire, et se trouve à Mardin. Nous l’avons traduit sur une copie que nous devons à l’obligeance de Mgr Paulos, évêque syrien de Darâ. Malheureusement, la fin du manuscrit est perdue, et c’est en vain que des recherches ont été faites pour la retrouver.

 

Fr. S. SCHEIL, O. P.

 

Mossoul, mai 1895.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE PREMIER

 

 

En 1700, arriva à Mardin un Vartabet 1, Arménien catholique, du nom de Meikoun, natif de Mardin, fils du maqdassi 2 Mourad, de la famille des Thazbaz, et élève du Collège de la Propagande, muni des pouvoirs de missionnaire près les populations de son pays. Comme tous les habitants de Mardin, à peu près, étaient plongés dans les ténèbres de l’hérésie, il commença à y exposer et expliquer les vérités de la foi catholique, à ceux de sa nation qui montraient le plus de dispositions, et eut le bonheur de les convertir à la foi de leurs pères. Les hérétiques ne manquèrent pas de se remuer, portèrent plainte aux autorités turques, enfin persécutèrent le Vartabet tant qu’il fut en leur pouvoir. Mais ces persécutions n’eurent d’autre résultat que de faire augmenter le chiffre des conversions, si bien que, quand les Arméniens schismatiques virent les néo-convertis en nombre, ils s’avisèrent, par une sorte d’amour-propre national, de leur offrir leur église de Sourb-Kéwork ou de Saint-Georges, pour la célébration des saints mystères. Le Vartabet leur fit bien comprendre que tant qu’ils laisseraient dans leur église un vestige de leur croyance, un symbole de leur hérésie, il n’y mettrait pas le pied, ni pour prêcher, ni pour y célébrer les saints mystères. Ils finirent par faire ce qu’il désirait, mais non sans que certains prêtres ne murmurassent, missent des obstacles à la bonne entente des partis, et jetassent le trouble dans beaucoup d’esprits. Plusieurs catholiques revinrent même en arrière, les divisions augmentèrent, le peuple se partagea en deux camps, et plusieurs personnes de la famille et de l’entourage du Vartabet se rangèrent contre lui. Il ne s’agissait rien moins que de le tuer ou de le lapider. Une vieille femme vint, un jour, le frapper en pleine église, pendant qu’il était occupé à ses fonctions sacrées, cassa sa crosse et déchira ses ornements. La secte des Syriens jacobites se mit de la partie et, les divisions et les disputes augmentant, le courageux apôtre crut qu’il valait mieux abandonner l’église de Sourb-Kéwork, et se transporter dans une vieille église ruinée, située à l’ouest de Mardin, appelée de Sainte-Barbe. Après l’avoir débarrassée de toutes les ordures et décombres, il se mit à y célébrer les Saints Mystères, prêcher et administrer les sacrements, et les catholiques ne manquèrent pas de s’y rendre en foule, pour se confesser, communier et assister aux offices. Les hérétiques, dont le dépit allait croissant, leur firent de nouveau toutes les tracasseries possibles pour leur faire abandonner Sainte-Barbe, mais ce fut en vain. Les catholiques ne se laissèrent pas rebuter : ils se rendirent de nuit à leur église, malgré l’hiver, la pluie et les neiges. Ils finirent encore là par attirer de nouveaux adeptes, au vu et au su de l’autorité civile. Des prêtres même et des chammas 3 vinrent cette fois à eux : ce que voyant, les principaux de la nation leur ouvrirent une seconde fois les portes de Sourb-Kéwork. Cette offre fut agréée, et le Vartabet prit bientôt tant d’ascendant sur les Arméniens schismatiques qu’il ne se considéra et n’agit plus que comme leur supérieur, faisant disparaître de l’église les derniers vestiges de l’hérésie, suspendant les prêtres rebelles qui osaient lui faire opposition. Sa réputation se répandit bientôt au loin. Des jeunes chammas, non mariés, des meilleures familles catholiques, connaissant parfaitement la langue arménienne, accoururent auprès de lui de différents endroits, pour se mettre sous sa conduite et être formés par lui. Non content de faire leur éducation spirituelle et ecclésiastique, il leur apprenait la grammaire, la logique et la philosophie, etc. D’Aintàb il en vint trois : chammas Ibrahim, chammas Ohann et chammas Narsès. Ce dernier était aveugle. Mais les yeux de l’esprit remplaçaient chez lui les yeux du corps : il savait par cœur presque toute l’Écriture Sainte, et l’interprétait avec la plus grande facilité. À la vue de tant de changements, les quelques prêtres arméniens mécontents faillirent mourir de dépit. En désespoir de cause, ils se donnèrent avec leurs chammas au patriarche jacobite, Mar Gorguis al Mausali. Ce pasteur, au cœur endurci, à l’âme égarée, leur demanda de quitter entièrement le Vartabet, et leur offrit une place dans son église des Quarante-Martyrs, qui est au centre de Mardin. Deux cents personnes, tant hommes que femmes et enfants, les suivirent. Les Arméniens occupaient un côté de l’église pendant leurs offices, et les Jacobites l’autre. Cet état de choses dura un an entier.

Or moi, chammas Elia, Ibn al Qsir, j’étais alors un fervent Jacobite, et je puis me rendre le témoignage que l’hérésie avait en moi un de ses plus zélés champions. Je remplissais dans l’église des Quarante-Martyrs la fonction de prédicateur, prêchant, aux Jacobites et aux Arméniens qui s’y étaient réfugiés, la foi jacobite, comme la seule et unique vraie foi. Quand le Vartabet Melkoun entendit parler de moi, il chercha à m’attirer chez lui par les gens de son entourage, qui commencèrent par engager avec moi des discussions religieuses, puis me conseillèrent d’aller trouver leur chef ; ce que je me gardai bien de faire. Bien au contraire, je ne fis que me montrer plus opiniâtre dans ma croyance.

Deux ans s’étaient déjà passés depuis l’arrivée du Vartabet Melkoun à Mardin, lorsqu’un jour (c’était le 1er dimanche de Carême, et le temps était très mauvais), le ciel m’inspira la pensée d’aller voir cet homme. Il ne m’avait jamais vu, et ne me connaissait encore que de nom. Je me rendis donc chez lui un peu avant midi, et le trouvai tout seul dans sa chambre.

Je le salue et vais m’asseoir, sans lui baiser la main. Il me rend mon salut et m’adressant la parole : « D’où êtes-vous, mon enfant, me dit-il, et de quel rite êtes-vous ? » Je lui réponds dans le dialecte alépin : « Je suis originaire d’Alep et du rite syrien. » Sur ce, il me dit quelques paroles gracieuses, puis me demanda des nouvelles de Mgr le patriarche. Je ne manquai pas de faire de Mar Gorguis le plus grand éloge. Je parlais encore quand entra dans la chambre un chammas catholique dont j’étais bien connu. À peine m’eut-il vu qu’il referma la porte et se sauva, sans écouter les appels réitérés du Vartabet, qui voulait le faire revenir. Il reparut après cinq minutes, tout joyeux et accompagné de quatre ou cinq catholiques dont un jeta devant moi la pincette à feu, un autre la broche, et un troisième la clef de la chambre où nous étions 4.

Le Vartabet tout étonné leur demanda : « Connaissez-vous donc cet homme pour en agir ainsi avec lui ? » Ils répondirent : « Certes, si nous le connaissons ; c’est lui chammas Elia, Ibn al Qsir, dont vous nous avez parlé et que vous nous avez recommandé de vous amener. Vous voilà face à face avec lui : c’est lui en personne. »

Le Vartabet, charmé de me voir, fit aussitôt apporter le café.

Nous étions à peine entrés en conversation que nous vîmes entrer un évêque jacobite, le maphrien 5 Chimoun el Tourani, ainsi nommé parce qu’il était venu du Djebel el Tour : il était accompagné d’un chammas. Il fut tout interdit de me trouver chez le Vartabet, et un mauvais esprit, je pense, s’emparant de lui, il se mit à me gourmander et à me dire : « Qu’es-tu venu faire ici, chammas ? » Je m’excusai tant bien que mal en lui disant que je me rendais chez moi, dans ma maison qui est proche de Mar Kéwork, lorsque la pluie me força d’entrer ici pour attendre que je pusse continuer mon chemin et aller vaquer à mes occupations. Alors, me laissant, le maphrien engagea la conversation avec le Vartabet sur des matières religieuses. Quand j’entendis son langage qui non seulement n’avait rien de l’Écriture Sainte ni des auteurs sacrés, mais sentait la rue et le carrefour, où il prenait toutes ses expressions et ses figures, j’en fus honteux et outré de dépit, et n’eus rien de plus pressé que de me lever et de me sauver, le laissant se débrouiller tout seul. J’appris ensuite qu’après mon départ il était venu chez le Vartabet un des notables catholiques, le khouadja 6 Abdalmessih, qui s’était mis à attaquer le maphrien et à lui dire : « Vous, Jacobites, et nous, Arméniens catholiques, qu’y a-t-il de commun entre nous ? Vous êtes ce que vous êtes et nous sommes ce que nous sommes : que venez-vous faire ici ? Mettre la division entre les catholiques ? » En entendant ces mots, le maphrien était sorti et allé trouver son patriarche Mar Gorguis pour lui raconter ce qui s’était passé.

Après l’office du soir, au sortir de l’église, le patriarche me fit venir chez lui. À peine entré dans sa chambre, il me dit : « Où es-tu allé aujourd’hui, chammas Elia ? »

Je me dis en moi-même : À quoi bon cacher la vérité ? Disons-la tout entière ; et je lui répondis : « Je suis allé chez le Vartabet Melkoun.

– Qu’avais-tu à faire chez lui ? me demanda-t-il.

– Rien, répondis-je ; seulement je voulais voir cet homme et discuter avec lui face à face. À peine eûmes-nous échangé quelques mots, continuai-je, que vint à entrer chez le Vartabet le maphrien Chimoun avec un chammas. Au moment où il entra en discussion avec le Vartabet, je me levai et me retirai. – Mais pourquoi, dit le patriarche, n’es-tu pas resté avec le maphrien pour l’aider et le tirer d’affaire pendant la discussion ? Car, à ce qu’il me dit, ce chammas, que tu as établi seul prédicateur parmi les Syriens, à l’exclusion des évêques et des prêtres auxquels tu as retiré le pouvoir de prêcher pour le lui donner, ce chammas m’eut à peine vu qu’il se sauva et me laissa seul. – Oui, répondis-je au patriarche, il est bien vrai que je me suis sauvé ; mais ce qui m’a mis en fuite, c’est la pauvreté, la grossièreté de son langage. Ses premiers mots furent ceux d’un ignare : ce n’était que comparaisons, expressions triviales, ordurières, ramassées dans la rue, le long des chemins ; rien de l’Écriture Sainte, rien des apôtres, rien des Saints Pères, rien de nos docteurs, rien qui y ressemblât de loin. »

Alors le patriarche me dit : « Prends garde, chammas, ces gens (le Vartabet) ne cherchent qu’à corrompre la sainte doctrine. Dès qu’ils ont trouvé quelqu’un d’instruit, ils s’en emparent pour l’endoctriner et le corrompre. Pour toi, sois fidèle. Sache qu’il n’y a de vraie foi sur la terre que la foi des Syriens jacobites, appuyée sur le témoignage des docteurs, tandis que ces perturbateurs calomnient les Saints Pères et les docteurs, en leur faisant dire tout ce qu’ils veulent. Nous, nous disons : Comment se peut-il qu’il y ait deux natures et deux volontés, après l’union des deux natures ? Car qui dit union dit une nature, une volonté, une personne. »

J’interrompis alors le patriarche en lui disant : « Toutes ces choses, je les connais dès mon enfance, et personne ne saurait me les ravir, ni me ravir ma foi. » Alors le patriarche me fit la même question qu’au commencement : « Que n’es-tu donc resté avec le maphrien pour lui prêter main-forte ? » Je lui répondis : « Ne vous ai-je pas dit qu’il a parlé comme un ignorant, un insensé ; j’ai eu peur qu’il n’arrivât des troubles et des disputes, et je me suis enfui. » Alors le patriarche se mit à me dire : « Ah ! chammas, j’ai bien peur pour toi. Ces gens te feront faire la culbute comme ils l’ont fait faire à beaucoup d’autres. Chaque fois qu’ils trouvent un homme intelligent dans la communauté syrienne jacobite, ils le corrompent et le pervertissent. Rappelle-toi le patriarche André, le patriarche Abd ul Djélil al Mausali, l’évêque Ischo al halebi, l’évêque Safar al mardini, Kernouk al Diarbekerli et tant d’autres d’entre les prêtres et les chammas qui ont souffert l’exil, et de riches se sont rendus pauvres, à force de donner des amendes pour la défense de la foi, et qui pourtant ont abandonné cette même foi dans laquelle ils sont nés, pour suivre celle du Pape des Frendjis et des Romains. »

Je répondis : « Faut-il donc dire que tous ceux qui se sont attachés au Pape étaient des ignorants, des hommes sans esprit et sans science, ne sachant lire et étudier les livres qui traitent de religion ? – Je ne veux pas dire cela, dit le patriarche ; au contraire, beaucoup étaient des hommes instruits, savants ; mais c’est par l’artifice du démon qu’ils sont tombés et ont été induits en erreur. – Je ne croirai jamais, répondis-je, que cela soit l’œuvre du démon. Est-il possible que tant de rois, de pères, de docteurs, de patriarches et d’évêques, de contrées et de royaumes soient dans l’erreur et destinés aux feux de l’enfer ? – Oui, dit le patriarche, tous iront en enfer ; et la sainte Église du Christ est l’Église du Syrien jacobite, et le siège, le centre de la vraie foi est Dêir-al-Zàfaran 7, et il est impossible qu’aucune autre communauté, hormis celle des Syriens jacobites, soit sauvée. – Et l’Église de Roum 8, repris-je, elle si forte, si puissante, qu’en faites-vous ? Sera-t-elle sauvée, oui ou non ?

– Tous iront en enfer, dit-il. – Et tel sera aussi le sort des autres Églises et sectes ? – Oui, répondit-il. – Mais alors, répliquai-je, quels sont ceux pour lesquels le Christ a été crucifié et a répandu son sang, pour lesquels les Pierre et les Paul et les autres apôtres ont prêché et souffert le martyre ? Ne serait-ce que pour les seuls Jacobites, et non pour les autres nations ? – Pour les seuls Jacobites », dit-il. Alors j’ajoutai : « Qui nous enverra un des apôtres pour nous dire où est la vérité ? » et je me levai et retournai chez moi. Et dès ce moment je sentis l’action de la grâce du Saint-Esprit en moi, je ne songeai plus qu’à sauver mon âme et à m’éclairer, discutant avec les partisans du Vartabet partout où je les rencontrai, dans les rues, les places publiques, mais surtout au souk Al-Kourkodjii, au souk Al-Tarzii et au souk Al-Qairii 9. Ceux des hérétiques qui m’entendaient allaient m’accuser au patriarche qui me faisait venir et me disait : « Chammas, chammas, qu’as-tu à discuter avec ces Frendjis ? J’ai bien peur qu’ils ne te fassent tomber dans leurs pièges et ne t’entraînent dans leur impiété. » Je lui répondais toujours : « Ne craignez rien, je ne suis pas homme à me laisser duper. »

Pendant ce temps on faisait courir sur le compte du Vartabet mille calomnies plus invraisemblables les unes que les autres. Impossible de les rapporter ici en détail : d’ailleurs l’esprit se refuse à les croire. Exemple : le Vartabet aurait fait faire deux gros cylindres, comme ceux qu’on roule sur les terrasses de Mardin, après les pluies, pour égaliser et tasser la terre, l’un en pierre, l’autre en bois, revêtus tous deux d’étoffe écarlate. Un de ses adeptes, homme ou femme, se présentait-il à lui pour se confesser, il le chargeait d’abord du cylindre en pierre, écoutait sa confession, puis remplaçait le cylindre de pierre par le cylindre de bois en disant : « Te voilà déchargé de tes péchés, va-t’en en paix, » etc., etc.

Pour ma part, tous ces bruits et un entretien que j’eus avec le Vartabet finirent par me détacher entièrement de mes coreligionnaires. En admettant dans le Christ deux natures, j’étais d’avis, moi, qu’il fallait que l’humanité eût aussi sa personnalité. Le Vartabet me confondit avec la remarque suivante : « Tous les chrétiens confessent unanimement qu’il n’y a que trois personnes dans la sainte Trinité. Que si l’on met une personne humaine dans le Christ, il ne faudra plus dire : la sainte Trinité, mais la sainte Quaternité. C’est d’ailleurs l’erreur de Nestorius le maudit. Pour ce qui est de la vraie Église, continua le Vartabet, trouvez-moi dans l’Église des Jacobites les notes auxquelles on reconnaît la vraie Église. » Je ne sus que répondre. Alors il ajouta : « Eh bien, mon ami, la vraie Église, la sainte Église de Dieu, c’est l’Église romaine. En dehors d’elle, comme en dehors de l’arche de Noé, point de salut. C’est elle que le Christ a fondée et sanctifiée par ces paroles à saint Pierre : Tu es Pierre... et je te donnerai les clefs... ce que tu délieras... sera délié... Pierre, pais mes brebis... Satan a demandé à vous cribler... confirme tes frères... Ce même Pierre a été crucifié la tête en bas à Rome et non ailleurs. À Rome il a donné leur accomplissement à ces paroles du Sauveur, comme l’attestent les conciles et les saints Pères ; c’est donc l’Église de Rome, le siège de Pierre, qui est l’Église unique, universelle et apostolique, qui ne peut errer ni induire en erreur. D’elle sont sortis, à chaque génération, une légion de saints qui prouvent sa divinité par leurs miracles, avant et après leur mort. D’elle sont sortis aussi une foule de souverains et de rois chrétiens qui n’ont pas rougi de déposer leur couronne, pour s’agenouiller devant le Pontife de Rome, c’est-à-dire le vicaire du Christ et le successeur de Pierre, et lui baiser les pieds. »

En entendant cette parole de vérité, de tout mon cœur j’ai cru et tenu fermement que la vraie Église est celle-là, et qu’il ne saurait y avoir de salut hors d’elle. J’adhérai dès lors si fortement à cette vérité, que rien au monde n’eût été capable de me séparer de l’amour de cette Église et de son obéissance, ni hauteur, ni profondeur, ni persécution, ni glaive, ni exil, ni prison, ni verges, ni mort, ni anges, ni Principautés, ni Vertus, ni aucune créature, et cela je le confesse hautement devant Dieu et ma conscience, et à la face des habitants de cette ville. Dès ce moment aussi je commençai à proclamer hautement partout que la vraie foi était celle de Ibn Thazbaz, le Vartabet, et qu’il n’y en avait pas d’autre. Tous les hérétiques, Arméniens et Jacobites, se conjurèrent contre moi, me poursuivant sans relâche et me dressant des embûches pour me faire mourir. Le Vartabet me fit venir et m’encouragea en me disant : « Ne les crains point ; le Christ est avec toi, qui pourrait te faire opposition ? » Ma conversion ne manqua pas d’être interprétée de la manière la plus ridicule et la plus injurieuse pour moi. Le Vartabet, disait-on, m’avait acheté à prix d’argent, me payait une piastre par jour pour me faire prêcher sa foi, m’avait donné une charge de soie, me donnait l’hospitalité jour et nuit à cette intention, etc., etc. Puis ce fut le tour du patriarche qui m’appela et me dit : « Ah ! chammas Elia, pourquoi nous as-tu reniés et trahis ? Pourquoi as-tu renié ta foi, qui est celle de tes pères, celle dans laquelle ils sont tous nés ? Nous prends-tu pour des impies et notre croyance pour une croyance fausse ? » Je répondis : « Monseigneur, la vérité est une, et la vraie Église est l’Église romaine, à laquelle rendent témoignage les peuples de tous les temps et tous les conciles, et je crois et tiens fermement que tous ceux qui vivent en dehors d’elle sont dans la voie de la perdition, et ne sauraient être sauvés ni en ce monde ni en l’autre. » Ces mots le mirent hors de lui-même ; il ne voulut plus me regarder, et de dépit, se mit à pleurer, à se frapper le visage, la poitrine, et les genoux, comme une femme. « Pourquoi pleurez-vous, lui dis-je, quel sujet avez-vous de vous lamenter ? Pourquoi vous damner, vous et le troupeau qui vous est confié ? Croyez plutôt à la vérité, embrassez la vraie foi, et vos ouailles, loin de vous abandonner, feront comme vous. Vous n’encourrez en cela aucun déshonneur ; bien plus, ce vous sera un titre de gloire. » En entendant ces mots, il ne put plus se contenir, et déchirant ses vêtements, il me dit : « Chammas, je t’adjure au nom du Verbe qui s’est incarné dans le sein de la Vierge Marie, dis-moi, que t’a donné ce Vartabet pour te suborner, et te faire commettre cette folie ?

– Ah ! lui répondis-je, ce qu’il m’a donné est une chose d’un prix inestimable, avec laquelle j’ai pu acquitter toutes mes dettes passées.

– Et quelles dettes avais-tu ? dit le patriarche.

– J’avais, lui dis-je, une dette d’un poids qui m’accablait, m’écrasait. Que Dieu en retour donne au Vartabet la victoire sur ses ennemis pour qu’il puisse répandre partout la croyance en la sainte Église ; qu’il lui soit en aide, afin que, par ses prières, les autres hommes reviennent à la foi comme moi ! Ce qu’il m’a donné a rassasié entièrement la faim que j’avais.

– Mais, cette dette, dit le patriarche, que ne m’en as-tu parlé ? Je t’aurais donné de quoi l’acquitter et, en outre, des fonds que tu aurais fait fructifier, à ton grand profit. Maintenant encore, je suis disposé à te donner autant que le Vartabet t’a donné, pourvu que tu l’abandonnes et que tu reviennes à ton ancien état. »

Alors je lui dis clairement : « Le Vartabet ne m’a donné ni or ni argent, mais il m’a mis en possession de la vraie foi dans le Seigneur Jésus, retiré du gouffre de l’enfer et ouvert la porte du royaume des cieux. » Alors le patriarche me dit : « C’en est donc fait de toi, chammas ; il n’y a plus rien à espérer de toi. » Et je me retirai.

Sur ces entrefaites était venu le Carême. Le lundi de la première semaine tous les hérétiques, Arméniens et Jacobites, de Mardin, se rendirent à Dêir-al-Zàfaran pour assister à la cérémonie du Schapqono, c’est-à-dire de la réconciliation, du pardon. On vint de tous les villages environnants : Qala’at mara, Al-Oqsour, Al-Mansouriiat, Kanibil et Al-Barâhamiiat. Tout le monde se réunit autour du patriarche, à l’intérieur du couvent. Moi aussi je fus invité. J’acceptai l’invitation, et quand j’arrivai au couvent, on me fit prendre place au milieu de l’assemblée. Sitôt que je fus assis, le patriarche m’adressa la parole et me dit :

« Chammas Elia, fais ta profession de foi. »

J’obéis, et voici ce que je dis :

« Je crois en la Sainte Trinité, Père, Fils et Saint-Esprit, un seul Dieu en trois personnes, et confesse que la deuxième personne, le Fils, est descendu du ciel, s’est incarné dans le sein de Marie, toujours Vierge, a pris d’elle la nature humaine intégralement, c’est-à-dire un corps et une âme raisonnable qu’il s’est unis de l’union la plus intime, et crois qu’à raison de cette union, il faut attribuer au Christ deux natures, deux volontés et une seule personne. »

Le patriarche m’interrompit : « Ne dis pas cela, tu blasphèmes, tu es devenu Frendji. – Dieu me garde de me tromper, dis-je. Si saint Jean Chrysostome s’est trompé, je me trompe avec lui. Si Moussa-Barcepha, si Mar Éphrem et Mar Yacoub se sont trompés, c’est avec eux que je me trompe. »

Il y avait, à côté du patriarche, un tas de livres parmi lesquels une explication des Évangiles. Je connaissais ce dernier livre depuis longtemps. J’étends la main, le saisis, l’ouvre et commence à lire tout haut le passage suivant :

« Supposons que les Pères et les docteurs réunis se disent les uns aux autres : Allons, portons notre examen sur les œuvres du Christ et recherchons pourquoi le Christ a lutté avec le démon et l’a vaincu ; voyons si c’a été par la vertu de sa nature divine ou par sa nature humaine. Est-ce par la vertu de sa nature divine ? Alors il faudra dire que la victoire qu’il a remportée est peu de chose. C’est donc dans sa nature humaine qu’il a vaincu le démon et, pour cela, cet esprit de ténèbres a pu dire vraiment : La nature dont j’ai triomphé d’abord a triomphé de moi à son tour. »

Alors m’adressant au patriarche et à l’assemblée : « Qu’en dites-vous ? » ajoutai-je. Le patriarche se lève, donne un vigoureux coup de pied au livre en me criant : « Un insolent, un misérable comme toi, il n’y en a pas un autre. On a altéré, falsifié ce livre. – Quoi, dis-je, n’est-ce pas le livre dans lequel vous lisez tous les jours ? Si vous saviez qu’il contient des erreurs, que le conservez-vous ? Brûlez-le, faites-le disparaître. »

Le patriarche resta muet, confus en présence de l’assemblée et se mit de nouveau à se lamenter comme une femme. Il lui fut impossible d’ajouter un seul mot : il était comme étourdi du coup. L’assemblée elle-même resta muette ; quelques-uns seulement chuchotaient entre eux se disant : « D’où pouvait-il savoir que tel passage se trouvait dans ce livre ? » Je m’en allai, les laissant brasser le vent.

Le Vartabet, qui avait appris ce qui s’était passé, par un catholique, craignit pour ma vie et réunit à la hâte les catholiques et les chammas qu’il envoya à ma recherche. Ils me rencontrèrent à Al-Balasîq, m’embrassèrent et me félicitèrent vivement. Ils me conseillèrent d’aller directement chez le Vartabet pour le tranquilliser, ce que je fis. Je le trouvai sur la porte de la cour extérieure de l’église. Sa joie fut à son comble. Il m’embrassa, me fit raconter en détail tout ce qui s’était passé et me dit à la fin : « Bravo, chammas Elia, tu es vraiment un second Paul ; maintenant je commence à croire que la vertu du Saint-Esprit est en toi, et je prie Notre-Seigneur de te donner la grâce de triompher de tous tes ennemis. » Grande fut la joie de tous nos frères catholiques ce jour-là. Je passai la nuit avec eux jusqu’au matin.

La nouvelle de cet évènement fut bientôt connue dans tous les villages. « Chammas Elia, disait-on, le fameux prédicateur, est devenu Frendji et s’est donné à Ibn Thazbaz. » Le patriarche Gorguis en écrivit aussi à tous les évêques ainsi qu’au maphrien Isaac, son neveu ; mais il était impuissant à m’interdire l’entrée de l’église des Quarante Martyrs, et à me retirer la parole.

Deux semaines avant Pâques arrivèrent de Diyarbakir trois prêtres jacobites, riches, et très écoutés des hérétiques. Ils avaient avec eux quatre chammas. Ils vinrent me demander l’hospitalité. Je n’en connaissais qu’un seul, qui était mon ami depuis longtemps. Ils se mirent en tête de me circonvenir par leurs discours pour me faire revenir. « Quel dommage pour toi, me disaient-ils, chammas Elia, que tu te laisses attirer par la doctrine mensongère des Frendjis. Vois, ces gens ne font que semer l’erreur partout où ils se trouvent. Ils nient le miracle du feu et celui du miroun, rejettent Barsom 10 et ses sept compagnons ; leurs prêtres ne se marient point ; leurs fêtes sont différentes de celles de tous les autres rites ; chez eux point de jeûne, ils mangent du poisson et boivent du vin au Carême, ils disent la messe tous les jours, même en Carême ; ils prisent ; si quelqu’un des leurs tombe malade, ils le font manger gras en temps de jeune. »

À chacun je donnai sa réponse.

Or ces prêtres étaient venus à Dêir-al-Zàfaran, pour assister au miracle du miroun 11. Dans le même but le Patriarche avait convoqué dès le Mercredi saint tous les évêques, prêtres, moines et chammas des environs avec une foule nombreuse. Même le Vartabet fut invité avec son assistance. Il refusa d’abord en disant : « Non, pas de communion entre l’Église de Dieu et l’Église du diable. Pas de mélanges entre la lumière et les ténèbres. » Mais quelques personnages influents lui ayant conseillé de se rendre à l’invitation, rien qu’à titre de curiosité, il partit avec sa communauté, et je l’accompagnai. Quand nous arrivâmes au couvent, un individu de Qal’at Mara, de mes meilleurs amis, vint m’avertir en secret que les villageois avaient résolu de me tuer, ainsi que le Vartabet. Nous donnâmes aussitôt avis au patriarche et aux agents du gouvernement. Ces derniers firent venir les villageois et leur dirent : « Sachez bien que nous sommes au courant de vos mauvais desseins : rien ne nous est caché, et rien ne saura vous sauver de nos mains. Prenez garde à vous. »

Sur le soir commença la prière préparatoire à la confection du miroun. En même temps, tout le peuple commença à crier et à vociférer, comme autrefois les prêtres de Baal. De toute la nuit, qui était froide et longue, les prières et les vociférations ne discontinuèrent pas. Ce ne fut qu’à la pointe du jour qu’on couvrit le patriarche du Saint des Saints 12. Ce fut alors un tonnerre de cris répétés : « Le miroun a monté, le miroun a bouillonné ! » Devant ce tumulte le Vartabet se mit à verser des larmes et à secouer la tête. « Comment ne pas pleurer, dit-il, à la vue de tant d’aveuglement et surtout de l’ignorance, de la folie, de la fourberie de ce patriarche qui trompe tout le monde, tourne en dérision les sacrements de l’Église, s’appelle lui-même Saint, simule des miracles et des prodiges et ne craint ni Dieu, ni les hommes, ni les flammes de l’enfer ? Oui, mes enfants, le miroun est un vrai sacrement, le deuxième des sacrements de l’Église, mais il est moins excellent que l’Eucharistie ; or cet insensé peut-il faire par ses prières qu’une hostie se multiplie sur la patène jusqu’à trois ou quatre fois ? Non, certes. Eh bien, il n’est pas plus possible que le miroun entre en ébullition, monte et s’accroisse jusqu’à remplir cinquante tonneaux comme ils le prétendent. Ne voyez-vous pas que tout cela n’est que mensonge et supercherie ? Allons, retournons chez nous. »

Sur notre route, les musulmans nous demandaient ironiquement : « Eh bien, combien de tonneaux d’huile ? » Nous répondions : « Nous n’en savons rien ; allez le demander au patriarche et aux habitants de Qal’at Mara. »

Peu de jours après, le patriarche partit pour Alep et laissa comme vicaire Matran 13 al Karkari.

 

 

 

 

CHAPITRE II

 

 

Or cet évêque était un Kurde, ne sachant que la langue kurde, lisant très mal le syriaque et le comprenant encore moins, et par-dessus tout chaud partisan de Barsom. Le patriarche, avant de s’en aller, lui avait dit : « Quand je serai parti, empêche absolument chammas Elia de prêcher et de lire publiquement à l’église. Il arriva donc qu’un jour je m’apprêtais à faire la lecture. Tout à coup cette brute de Karkari se met à me crier en kurde : « Aujourd’hui nous n’avons que faire de ta lecture : qu’un autre lise à ta place. » Je dévorai mon dépit et m’abstins de lire, mais voici ce que je fis. Il y avait à Mansouriiat un maphrien, nommé Lazare, natif de Mansouriiat même, bon chrétien, craignant Dieu, mais menant une vie retirée parce qu’il était possesseur de grands biens pour lesquels il craignait beaucoup. Il avait passé plusieurs années en Russie. Cet homme ayant entendu parler de moi me fit venir chez lui, et se prit d’une vraie affection pour moi. « Pourquoi, lui dis-je un jour, passez-vous votre vie d’une manière si inutile, dans une peur continuelle de ces loups rapaces ? » Il me répondit : « Parce qu’il n’est personne qui veuille me soutenir et me prêter main-forte. – C’est bien, lui, dis-je, voulez-vous devenir patriarche ? Je me charge de vous y faire arriver : je vous amènerai les personnages les plus influents du pays et ils iront avec vous la main dans la main. » La proposition lui plut. Je me lève et vais m’entendre avec le Vartabet, et les khouadjas Isaac et Hanna Haroun qui m’envoient chercher le maphrien. Il descend d’abord dans la maison de Khouadja Isaac, puis chez moi. Après dix jours de séjour avec nous, nous lui faisons un grand festin auquel nous convions le cadi et le fils du mufti avec dix des principaux musulmans. Tous jurent qu’à l’arrivée du nouveau gouverneur ils solliciteront et appuieront la nomination du maphrien au siège patriarcal. Mais l’affaire s’ébruita. Partout on entendait dire : « Chammas Elia veut faire donner le patriarcat au maphrien Lazare. » Jacobites et arméniens envoient à la hâte un courrier à Alep pour instruire le patriarche de nos projets. Celui-ci, tremblant de peur, se met incontinent en route pour Mardin, mais non sans envoyer en même temps de ses affidés à Constantinople pour faire avorter l’affaire. Car il craignait beaucoup le maphrien Lazare, et cela pour plusieurs raisons : cet évêque était un homme très riche, en même temps éloquent et sachant parler parfaitement le turc, l’arabe et le syriaque.

Quand le patriarche arriva à Al-Barahamiiat, à quelques lieues de Mardin, il envoya une lettre à ses amis et une autre à moi, dans laquelle il me donnait force bénédictions, et me faisait mille compliments et caresses. Par la même occasion il m’envoyait une jument pour me conduire à sa rencontre, et me disait dans sa lettre : « Dès que tu auras reçu ces lignes, monte vite à cheval et viens nous trouver à Al-Barahamiiat, grand est notre désir de te voir. » Je lus cette lettre devant nos amis. Chacun opina qu’il valait mieux rester dans sa boutique, vaquer à ses affaires et surveiller ses domestiques ; qu’il serait toujours temps de rendre visite à Mar Gorguis, quand il serait rendu à Dêir-al-Zàfaran.

À peine arrivé au couvent, le patriarche me fait mander. La foule était considérable. Sitôt que j’arrive, Mar Gorguis me tire à l’écart et me fait entrer seul avec lui dans sa chambre où je trouve une table chargée de mets de toutes sortes. À la vue de cette table, je soupçonnai du poison, et refusai de toucher à n’importe quoi. Alors le patriarche se mit à manger et à boire le premier : je mangeai des fruits dont il mangea. Alors il me dit :

« Le traître a toujours peur... Écoute, chammas, tu es devenu Frendji sans que nous ayons rien fait pour te molester : nous ne t’avons interdit ni l’entrée de l’église, ni le service à l’autel, ni le ministère de la parole. Nous avons continué à te considérer comme un des nôtres. Comment se fait-il que tu sois allé chez le maphrien Lazare et veuilles le faire patriarche ? Je t’adjure au nom de Dieu, dis-moi combien t’a-t-il donné, ce misérable maphrien, pour que tu le reçusses dans ta maison, que tu y rassemblasses les musulmans, et obtinsses d’eux une déclaration tendant à le faire patriarche ? Ce n’est pas une petite affaire que tu as entreprise là. »

Je répondis :

« Loin de moi de me laisser jamais corrompre à prix d’argent. Voici simplement comment la chose s’est passée. Quand je vous ai vu mettre à notre tête cette bûche de Karkari qui ne sait ni dire ni lire un mot d’arabe, quand je me suis entendu dire par lui, en kurde, en pleine église : Je ne veux pas que tu lises, mon dépit n’a plus connu de bornes ; je me suis levé et transporté immédiatement chez le maphrien Lazare, et tout le mouvement, toute l’agitation qui règne aujourd’hui, est mon fait à moi, et à moi seul ; n’en soupçonnez aucun autre. »

En entendant cela, le patriarche frappe dans ses mains. Aussitôt les serviteurs accourent. « Faites venir Matran Al-Karkari », dit-il. Quelques minutes après, Al-Karkari entrait chez lui. « Est-ce moi qui t’ai dit d’empêcher ce chammas de lire à l’église ? l’apostropha-t-il. – Monseigneur, répondit Al-Karkari, ne m’avez-vous pas dit, lors de votre départ pour Alep : Ne laisse plus lire ce chammas à l’église ? Or, un certain jour que nous faisions la collecte à l’église, le ouakil 14 me souffla à l’oreille : Ne laisse pas prêcher aujourd’hui le chammas, et je lui ai obéi. » Le patriarche lui dit alors : « Vous faites et ne savez pas ce que vous faites ; vous agissez en étourdis et ne calculez pas les conséquences de vos actes. » Et il nous invita à nous réconcilier. La réconciliation faite, je partis. Le patriarche fit venir alors le maphrien. Quand celui-ci fut devant lui, il se mit à pleurer, et à lui tenir le langage le plus tendre et le plus doucereux. « Quelle place, quelle dignité désires-tu ? Je te la donnerai à l’instant. Je conviens qu’il n’est pas digne de toi que tu restes plus longtemps à Mansouriiat. Ce qui est passé est passé, n’en parlons plus ; qu’il n’en soit plus question. Écoute ce que j’ai à te proposer : je veux te charger d’une affaire importante. Je viens d’être autorisé par un firman à construire une église à Bitlis. Or il n’y a personne comme toi pour connaître ce pays, ses habitants, leurs mœurs et leur langage. Eux de même te connaissent. Va donc, bâtis cette église et quand ce sera fait, tu reviendras ici et je te promets devant Dieu, ses anges et ses saints, et les religieux ici présents, de te donner soit le siège d’Alep, soit celui de Diyarbakir, à ton choix. » Le maphrien accepta. De retour à Mansouriiat, il me fit appeler et me raconta son entrevue avec le patriarche. Je me fâchai et lui dis : « Si vous craignez tant le patriarche, pourquoi avez-vous accepté notre proposition devant les khouadjas, les musulmans, le cadi et le fils du mufti ? » Il me dit : « Ce que j’ai accepté reste accepté. » Et à l’instant il envoya son neveu chez tous les intéressés avec une lettre, pour leur déclarer qu’il maintenait son engagement.

Peu de jours après, arriva le nouveau gouverneur de Mardin. Le patriarche, au lieu d’aller le saluer et lui souhaiter la bienvenue, comme c’est l’usage, tint une assemblée au couvent de Dêir-al-Zàfaran, s’y fit donner les noms des Syriens suspects d’être favorables aux Frendjis, et faisant comparaître ces derniers devant lui : « Je veux que vous m’apportiez tous, leur dit-il, une déclaration signée du cadi, témoignant que vous êtes de ma communauté. Que si quelqu’un refuse, qu’il sache que, de mon côté, je lui refuserai l’entrée de l’église à lui, le baptême à ses enfants et la sépulture à ses morts. De plus, je le dénoncerai au Sultan, dont la volonté est qu’aucun membre d’une communauté ne fraie avec ceux d’une autre, mais que chaque nation reste ce qu’elle est, et que chacun s’en tienne au rite dans lequel il est né. Tout contrevenant à cet ordre sera puni de mort, lui et les gens de sa maison, et ses biens seront confisqués au profit du trésor public. Pour cela, toutes les filles syriennes fiancées à des Arméniens devront rompre leurs fiançailles ; il en sera de même des jeunes gens syriens fiancés à des filles arméniennes. » Or en ce temps un grand nombre de familles arméniennes avaient fiancé leurs enfants à des filles syriennes, et bon nombre de Syriens aussi étaient fiancés à des filles arméniennes. Ce fut donc une confusion et un état d’esprit indescriptibles.

Immédiatement nous députons un courrier à Khouadja Isaac qui se trouvait pour lors à Diyarbakir, pour lui annoncer que la situation était grave, que le patriarche était entré dans la voie de la persécution et qu’il se hâtât de revenir. Il accourut et le lendemain de son arrivée, il alla trouver le gouverneur qui était déjà au courant des agissements du patriarche. « Eh bien, lui dit le gouverneur en le voyant, qu’est-ce que toutes ces histoires de votre patriarche qui ne me dit rien, ne m’avertit de rien, comme si je n’existais pas ? – Cet homme, répondit Khouadja Isaac, n’est pas mon patriarche. Je suis catholique et lui est jacobite. Mais de temps immémorial, nos deux communautés se mélangent et se donnent l’une à l’autre leurs enfants en mariage. Pour moi, mes deux frères sont fiancés à des Syriennes. Et cet usage, cet homme veut maintenant l’abolir. « Aussitôt le gouverneur envoya chercher le patriarche au couvent de Dêir-al-Zàfaran. Quand Mar Gorguis arriva en sa présence : « Hé ! patriarche, dit-il, tous les chefs de villages, tous les émirs kurdes et arabes, tous les habitants de la ville sont venus me saluer à mon arrivée, me souhaiter la bienvenue et m’apporter des présents. Et toi, où étais-tu ? Tu n’as pas daigné venir me saluer ; tu ne m’as pas apporté de présents. Peut-être t’es-tu laissé dire : Cet homme n’est pas notre gouverneur ; ce n’est qu’un fonctionnaire destitué. »

Le patriarche répondit : « Émir, j’attendais la fête pour venir vous présenter mes hommages. – Bien, dit le gouverneur, je ne t’en veux pas ; nous nous connaissons depuis des années ; mais, comme tu m’as manqué gravement, tu m’apporteras demain matin la modique somme de 300 piastres, après quoi tu pourras me demander tous les services que tu voudras. » Le patriarche se retira. C’était le vendredi qui précède la semaine sainte. Il convoque aussitôt les principaux de sa nation, et leur demande de l’accompagner chez l’émir. Le gouverneur les voyant arriver dit au patriarche : « Que viens-tu faire ?

– Ô notre émir, dit celui-ci, je suis pauvre et misérable ; vous voyez ces gens : si vous voulez de l’argent, adressez-vous à eux ; moi, je suis vieux et cassé : mes yeux ne voient plus et mes oreilles n’entendent plus ; je ne suis plus digne d’être à la tête de ma communauté. – Ah ! répond le gouverneur, c’est très bien » ; et il prend immédiatement quelques-uns des assistants et un qapoudji bachi 15, récemment venu de Stamboul, comme témoins de la démission volontaire, spontanée, du patriarche, et dit à Mar Gorguis :

« Je ne te demande plus rien, tu es libre ; va, retourne dans ton couvent et ne te mêle plus des affaires du patriarcat. Je vais songer à te trouver un remplaçant. » Le patriarche se retire, rassemble tous ses effets, et se transporte au couvent de Mar Yacoub, près de Dêir-al-Zàfaran. Pendant la nuit, il fait venir quatre moines, et les ordonne évêques. En même temps il envoie un courrier au maphrien Lazare de Mansouriiat, lui ordonnant, sous des peines sévères, de s’enfuir incontinent à Diyarbakir. Dès le matin, l’émir fait mander le maphrien, pour le faire patriarche. Les habitants de Mansouriiat apprennent à l’envoyé de l’émir que le maphrien était parti, qu’un courrier du patriarche était venu, pendant la nuit, lui intimer l’ordre de s’enfuir à Diyarbakir. Le gouverneur, à cette nouvelle, met un bàiraqdar 16 avec quelques hommes, à la poursuite du maphrien. Ils rejoignent le fugitif à peu de distance de Diyarbakir, mais, ne consultant que leurs propres intérêts, se font payer 500 piastres, et reviennent sans le maphrien. L’émir en colère fait alors saisir le patriarche et le jette dans les fers avec ceux de sa suite, y compris Al-Karkari, Ibn al Djall et Ibn Tararihha. Des Jacobites, mécontents de leur patriarche, vont alors déposer contre lui différentes plaintes. Cet homme, disent-ils, a toujours agi contrairement aux usages établis par ses prédécesseurs. Ceux-ci ne prélevaient rien sur les baptêmes, rien sur les fiançailles, rien sur les mariages, rien sur les funérailles ; tandis que lui met les fiançailles à prix, prélève sur les morts plus que le cadi, et sur les mariages plus que l’émir. Au lieu d’une quête qu’on faisait à l’église, il en fait faire sept.

L’émir écoute ces plaintes, en prend note, et après avoir fait venir les prêtres jacobites, les somme de dire si elles sont fondées ou non. Tous reconnaissent devant Dieu qu’elles sont conformes à la vérité. Alors l’émir fait venir le mufti : « Décide, lui dit-il, de quelle peine est coupable un homme qui, en possession d’un firman impérial, contrevient à ce firman et opprime les sujets du Sultan. – Il est digne de mort », dit le mufti. L’émir se fait délivrer une fatwa par le mufti et notification est faite au patriarche de la sentence rendue contre lui. Le malheureux reste consterné et se met à pleurer. Il fait supplier Khouadja Isaac de lui venir en aide. Celui-ci répond qu’il ne peut rien dans l’espèce. Les principaux Jacobites, à leur tour, se rendent chez Khouadja Isaac et lui demandent en grâce de se mettre à leur tête pour aller fléchir l’émir, prenant sur eux, en présence de témoins musulmans, les frais qu’entraînerait la démarche, si elle réussissait. Khouadja Isaac se laisse gagner, se rend avec eux chez l’émir, et après bien des efforts, convient avec le gouverneur de la somme de quatre bourses (2.000 piastres) à payer, pour la rançon du patriarche, qui est libéré le Jeudi saint au soir. Rendu à la liberté, ce misérable fit dès le lendemain, Vendredi saint, un sermon abominable contre les catholiques, un tissu d’invectives, de monstruosités que la plume se refuse à rapporter. « Tous ces catholiques, disait-il, tous ces prosélytes d’Ibn Thazbaz ne sont que des concubinaires. L’homme ne peut user de sa femme que par la vertu de la croix. Or ces gens nient la croix, puisqu’ils disent que celui qui a été crucifié pour nous était homme, et que Dieu n’a pas été crucifié. Partant, leurs fils et leurs filles sont le fruit du concubinage, etc., etc. » Moi qui étais présent à ce sermon, je sentis la rougeur me monter au front. Je sortis de l’église avec deux autres catholiques, et vins raconter ce que j’avais entendu à Khouadja Isaac qui me dit : « Vous êtes bons ; vous donnez des coups de bâton à un homme, et vous voulez en même temps qu’il ne crie pas. » La première fois qu’il rencontra le patriarche, il lui fit de vifs reproches de sa conduite le Vendredi saint. « Que veux-tu, dit Mar Gorguis par manière d’excuse, je ne savais ce que je disais ; mon esprit n’est plus dans ma tête ; je ne suis plus de ce monde. » Peu de jours après, le patriarche s’absenta et alla à Qeulleuth.

 

 

 

 

CHAPITRE III

 

 

Un des dimanches qui suivirent, j’étais à l’église et m’apprêtais à faire la lecture publique. Un chammas s’approche et me ferme le livre au nez en disant : « Le patriarche ne veut plus que tu lises ni ouvres la bouche à l’église. » Je prends le livre et lui en donne tant de coups sur la tête qu’il ne me reste plus un feuillet entier entre les mains. J’ôte mon aube et cours de ce pas chez l’émir. Il me fait accompagner d’un bachtschouqadar 17 avec ordre d’amener l’insolent chammas. Nous ne le trouvons plus à l’église d’où il s’était esquivé. Nous saisissons alors son oncle, qui était crieur public du quartier Al-Qaisariiat, et qui se trouvait pour le moment dans un café, et le conduisons de force en prison, après en avoir donné avis à l’émir. En retournant chez moi, je trouve mon chammas près de la fontaine du souk Al-Qatan, entouré d’une foule nombreuse de Jacobites, qui lui avaient fait revêtir pour la circonstance de vieux habits en loques. « Ah ! c’est toi qui veux faire mourir ce chammas, me cria-t-on, qui es allé l’accuser chez l’émir. C’est nous qui te ferons mourir et te mettrons en croix, dussions-nous y perdre tous nos biens ; nous allons tous témoigner contre toi. »

Je revins donc avec eux chez l’émir. Après quelques interrogations l’émir ordonna de donner la bastonnade au chammas, et n’eût été Khouadja Hanna, qui intercéda pour lui, il eût été roué de coups. Mais il fut jeté en prison où il resta vingt-cinq jours. Les Jacobites, mortifiés de cet insuccès, commencèrent à rabattre de leur audace et à craindre. Ils répandirent le bruit que l’émir avait donné la main aux Frendjis, était devenu Frendji lui aussi. Malheureusement un évènement déplorable vint leur rendre courage. L’émir, qui était très puissant, et possédait de nombreux châteaux forts dans les environs, portait ombrage à ses oncles et à ses cousins. Ceux-ci tramèrent un complot contre lui avec le mufti et le cadi, et le jour de la Transfiguration, au matin, on vit les drapeaux flotter au haut des minarets et les bazars fermés ; musulmans et chrétiens coururent aux armes et tout le monde se porta vers le palais du gouverneur. L’émir fit fermer les portes et se défendit si bien avec ses gens, qu’après de nombreux coups de fusil de part et d’autre, les insurgés se retirèrent.

Le 14 août, veille de l’Assomption, de grand matin, l’émir avec ses gens sortit de son château et partit par la porte Aschouath pour se rendre à Diyarbakir et de là à Stamboul. La fureur des hérétiques se déchaîna alors entièrement contre les catholiques. On eût dit qu’ils étaient altérés de leur sang. Pour moi qui étais leur bête noire, on n’oublia pas cette fois que j’avais été cause que le patriarche avait été emprisonné, et on décida ma mort. Je n’eus que le temps de me sauver avec un domestique à Mahlamiiat, emportant avec moi quelques marchandises, drogues, étoffes et instruments de médecine. Car j’avais appris un peu de médecine chez le chammas Lazare, et avais en outre deux livres traitant de cette science. Je poussai d’abord jusqu’à Chaurazadj, où je demandai l’hospitalité à un certain Ibrahim quaoui, honnête homme, valant mieux que vingt hérétiques. Dès le premier jour, il put échanger toutes mes marchandises contre des lentilles et des pois chiches. Quant à mes honoraires de médecin, je me les faisais payer en miel, dont je remplis deux grandes jarres. Comme la maison de mon hôte était abondamment fournie en pastèques, tous les jours j’ouvrais un certain nombre de ces fruits, y déposais une ou deux cuillerées de miel, et les laissais exposés au soleil. Le jour suivant je les pressurais, et retirais de chaque pastèque une quantité de cent dirhams d’une liqueur spiritueuse excellente. Quand je voulais causer une surprise aux chrétiens, mes amis, je leur faisais boire de cette liqueur : jamais ils ne purent deviner d’où elle venait.

Je restai à peu près un mois dans ce village. J’en emportai, grâce à mes cures médicales, une valeur de cinquante piastres. Le village où je me rendis ensuite était Aïn Kafra. Les raisins secs (zebib) y étaient d’un bon marché inouï : huit rathels pour une piastre, le rathel 18 valant vingt ouaqii. J’y achetai quarante rathels et les confiai, ainsi que mes lentilles et mes pois chiches, à mon domestique, pour les faire parvenir à Mardin. Je vins ensuite à Qalmouq où je trouvai deux catholiques : l’un nommé Ibrahim-al-Sabbagh, et l’autre, Ablou, convertis au catholicisme par Ibrahim. Le prêtre du village n’était ni catholique ni hérétique, ni chaud ni froid ; nous liâmes cependant amitié, et comme on venait de faire le vin, qu’on avait exposé au soleil, dans de grandes amphores, pour le faire fermenter plus vite, nous passâmes très joyeusement la journée. La veille de la fête de l’Exaltation, 11 septembre, le prêtre me demanda de lui servir la messe, privé qu’il était de chammas. Je lui répondis que j’acceptais, à condition qu’on ne nommât pas les sept (Barsom et ses compagnons). « Cela est l’affaire du chammas, me dit-il, fais ce que tu voudras. – Dis-leur donc anathème, lui répliquai-je », et il les anathématisa à l’instant, et le lendemain je lui servis la messe. Sur le soir, vinrent au village deux habitants du Djebel-el-tour qui racontèrent à Ibrahim et à Ablou qu’une lettre épiscopale avait fait le tour du village, annonçant qu’un chammas, devenu Frendji, s’était sauvé dans le Djebel-el-Tour, et que les évêques avaient mis sa tête à prix ; que celui qui le tuerait ferait une œuvre méritoire, et que celui qui le mettrait à bouillir dans une marmite à faire le raisiné gagnerait le ciel. Quand Ibrahim et Ablou me rapportèrent cette nouvelle, je demeurai indécis sur le parti que j’avais à prendre. Ils me tranquillisèrent en me disant que les Touraniens 19 et les Aschitiens n’avaient rien à voir dans cette localité, et que personne ne pouvait mettre la main sur moi. Après quelque temps je pus rentrer à Mardin. J’appris alors que c’était Al-Karkari qui était l’auteur de la fameuse lettre.

 

 

 

 

CHAPITRE IV

 

 

La Porte envoya bientôt comme gouverneur à Mardin un capoudji, nommé Osman Aga. À cette époque, la ville fut ravagée par la peste. Le fléau sévit d’abord parmi les musulmans ; mais dès 1708, il fit aussi de nombreuses victimes parmi les chrétiens : vingt à trente par jour ; pour chaque église, quatre ou cinq. Le Carême surtout fut terrible. Une fois entrée dans une maison, l’épidémie moissonnait tout, et, la place nette, on n’avait plus qu’à fermer les portes. On ne songeait plus qu’à s’enfuir soit à Alep, soit à Diyarbakir, ou ailleurs. Le gouverneur ordonna alors aux musulmans et aux chrétiens de faire des prières publiques. Les Jacobites, non contents de cela, se prévalurent tant de leur patriarche auprès du gouverneur, que celui-ci le fit venir, et lui commanda de s’interposer auprès de Dieu, pour obtenir la cessation du fléau. Le patriarche réunit sa communauté, et se rendit avec elle à Deir Mar Mikaïl, surnommé Dêir-el-Samakat, qui est à l’orient de Mardin. Il était accompagné en outre des Arméniens schismatiques et des Chaldéens. Après la prière, Mar Gorguis commença à prêcher. « Cette mortalité, ne cessait-il de répéter, n’a d’autre cause que ces chrétiens qui divisent le Christ et en font un homme et un Dieu, qui ont renié leur croyance pour embrasser celle du Pape des Frendjis, etc. » Alors moi et un autre catholique qui étions présents, nous élevons la voix d’un commun accord et crions de toutes nos forces : « Celui qui divise réellement le Christ, que le Christ le divise aussi et le consume par le feu. » Et au même instant, par la permission du Très-Haut, ce patriarche devient rouge et jaune, sa langue se paralyse dans sa bouche ; il s’affaisse. Son corps devient brûlant comme un charbon : impossible d’y porter la main. L’ange du Seigneur l’avait frappé comme il avait frappé Hérode. Et non seulement lui, mais trois cents des siens expirèrent au même moment. Pour lui, on le transporta, comme on put, au couvent de Dêir-al-Zàfaran. Huit jours durant, il resta étendu sans parole et brûlant comme du feu. Ce n’est qu’après le huitième jour qu’il put mourir. Son cadavre répandit aussitôt une puanteur d’enfer. Un chammas d’Alep, nommé Mikaïl, voyant que je me bouchais le nez et la bouche, se mit à me dire : « Te voilà bien vengé, chammas Elia, tu dois être satisfait ; quelle horrible mort ! »

On plaça auprès du cadavre quatre grands réchauds (mangals) remplis de braise enflammée, contenant chacun une demi-charge de charbon, et l’on y jetait de l’encens par poignées, pour détruire l’effet de la puanteur. Mais rien n’y faisait, l’infection allait toujours augmentant. On se mit en devoir de laver le corps. Celui qui s’acquitta de cet office, tomba aussitôt expirant. Un autre l’enveloppa d’un linceul : il mourut immédiatement après. Celui qui le descendit dans le tombeau expira lui-même dans la fosse, et on l’en retira mort. On apporte de la chaux, et on en enduit à la hâte le tombeau, mais l’infection augmente toujours. On ferme la porte du Béit-el-schouhadà (chambre sépulcrale des patriarches), on la calfeutre et enduit encore de chaux : la puanteur est de plus en plus insupportable. Le jour même de la mort de Mar Gorguis, il mourut vingt et un Jacobites qui lui étaient particulièrement attachés. Le même jour mourut le cadi et le mufti, le prédicateur de la mosquée et un grand muderris 20. Tous les esprits étaient bouleversés par ces évènements. Pourtant, je puis affirmer en toute vérité que non seulement je n’ai rien exagéré dans ce que j’ai rapporté, mais suis plutôt resté en deçà de la vérité. Matran al-Karkari prenait tous les jours les ornements du patriarche avec sa coiffure et sa crosse, et allait les déposer devant l’autel de Mar Chmouni qui est au fond du couvent, et faisait sa prière devant ces dépouilles : il fut le seul à prier pour ce malheureux patriarche.

Voici un détail que j’ai oublié et qui s’est passé un mois avant ces évènements. Un jour je me trouvai au couvent de Dêir-al-Zàfaran pour affaires. Le patriarche me fit entrer chez lui et chercha à me circonvenir par ses discours mensongers, comme de coutume :

« Chammas Elia, me disait-il, dans les premiers temps de mon patriarcat je m’étais rendu à Alep pour visiter l’église que nous y avons. Pendant mon séjour dans cette ville, je remarquai que les Pères se rendaient chaque samedi, de grand matin, à l’église avec un grand seau, et y restaient environ une heure. Après avoir été témoin de cela à plusieurs reprises, je fis venir chez moi un certain Cheukri-al-Fattàl, et lui demandai l’explication de ce que je voyais. Il me répondit : « Ce seau que portent les Pères est rempli de lait de chaux. Chaque samedi ils en vont badigeonner le tombeau du patriarche Andraos, qui se retrouve redevenu noir le samedi suivant, parce qu’il s’était fait syrien catholique et Frendji. » Je dis alors à Cheukri : « Viens passer la nuit chez moi avec deux ou trois de tes amis bien discrets. » Il vint et à minuit nous allâmes à l’église, ouvrîmes le tombeau du patriarche Andraos et en emportâmes les ossements que nous déposâmes ailleurs. »

Il avait à peine achevé de me raconter cet odieux mensonge qu’une violente secousse ébranla le sol. Le malheureux se met à trembler comme une feuille d’arbre, devient jaune et vert, et marmotte par trois fois : Kyrie, eleison. « Ce sont vos mensonges, lui dis-je, qui ont été cause de ce tremblement de terre. » Et il resta bouche béante, sans pouvoir me dire un seul mot. Ce tremblement de terre fut senti par toute la ville, et eut lieu à midi. Je racontai plus tard ces choses à Rome au maphrien Isaac, à l’évêque Safar, qui me dirent : « Que Dieu le confonde ; les restes du patriarche Andraos sont depuis longtemps ici à Rome, dans l’église Saint-Jean, où ils ont été apportés par les Pères. »

Après la mort de ce misérable, le siège patriarcal demeura vacant pendant deux ans. Il fut occupé ensuite par Ishîqa, neveu du défunt. Celui-ci fut encore pire que son oncle. Il commença par faire de nombreuses ordinations de prêtres et de chammas. Le Vartabet m’engagea à m’y présenter aussi. « Quand tu seras ordonné, me disait-il, je te confierai moi-même les pouvoirs dont tu as besoin. » On parla donc de moi à Ishîqa, mais il n’en voulut rien faire. Peu de jours après il partit pour Mossoul, en laissant comme son vicaire Matran Al-Karkari. Le Vartabet continuait à me pousser en avant. On arriva même à décider Al-Karkari à m’ordonner. Mais ceux d’entre les Jacobites qui m’étaient opposés allèrent trouver le gouverneur, et entravèrent l’affaire, en payant 400 piastres. Le gouverneur me fit venir et me dit : « Sois tranquille ; laisse-moi digérer ces 400 piastres : nous ferons ton affaire après. » Sur ces entrefaites je vins à perdre ma femme. On voulut à toute force me décider à me remarier pour me fermer à jamais l’accès au sacerdoce. On m’offrit même 500 piastres, avec la main d’une fille de prêtre très riche. Mais je me gardai d’accepter.

Il y avait alors à Mardin un chammas, nommé Cheukrou, honnête homme, riche, savant connaissant le syriaque et l’hébreu, ayant voyagé en Europe, dans l’Inde et la Perse. La peste lui avait ravi sa femme et ses enfants, hormis une fille. Le gouneur, qui lui avait emprunté une forte somme d’argent, trouva moyen, pour s’acquitter de sa dette, de lui faire accepter l’épiscopat, qu’il lui ferait conférer, disait-il, par le patriarche, à son retour de Mossoul. Je trouvai, ainsi que quelques autres qui voulaient entrer dans les saints ordres, que c’était là une bonne fortune, nous espérions tous être ordonnés par le nouvel évêque. Mais les hérétiques en écrivirent au patriarche, qui quitta bientôt Mossoul. Arrivé à Mansouriiat, Ishîqa m’appela auprès de lui. Je refusai d’y aller. Il se sauva alors à Diyarbakir. Le gouverneur, tout désappointé de sa fuite, fait venir immédiatement deux évêques de Dêir-al-Zàfaran et leur dit : « Je veux que cette nuit même vous me consacriez cet homme, et le fassiez comme l’un d’entre vous. » On se met en devoir d’obtempérer à cet ordre, mais non sans exiger préalablement du nouvel élu une profession de foi jacobite. Chammas Cheukrou refuse. Alors les deux consécrateurs vont trouver le gouverneur, après s’être fait précéder d’une bonne somme d’argent. « Cet homme, dirent-ils, nous consentons bien à le faire comme l’un de nous, mais il ne veut pas prier comme nous. » Le gouverneur fait jeter le chammas en prison. Le lendemain soir, il le fait venir et lui commande de dire comme les évêques, afin qu’il puisse être consacré. Le jour suivant, chammas Cheukrou était à l’église, revêtu de l’aube, servant à l’autel comme à l’ordinaire. Arrivé à l’endroit où l’on récite les noms des personnages illustres de la nation, il prononce sans hésiter les noms de Barsom, de Dioscore 21 et de leurs compagnons. Comme je me trouvais là, je lui crie tout haut : « Mieux eût valu pour toi devenir musulman qu’hérétique. » Tout le monde me tomba dessus, et j’eus toutes les peines du monde à m’esquiver. Le jour même, le malheureux alla voir le Vartabet, à qui j’avais raconté l’incident. Il fut sévèrement réprimandé. « Mais, répondit-il, quand saint Pierre et saint Paul entrèrent à Rome et comparurent avec Simon le Magicien devant Néron, saint Pierre n’était-il pas du parti du Christ, et saint Paul du côté de Simon ? » On lui dit que son exemple n’était qu’un abominable mensonge. « Ah, dit-il, vraiment, tout cela est faux ? » Et il se jeta aux pieds du Vartabet pour lui demander pardon et se rétracter. Et l’affaire de sa consécration épiscopale en resta là. Seulement, sur la dénonciation des Jacobites, le patriarche, qui était toujours à Diyarbakir, accusa le Vartabet et chammas Cheukrou auprès du pacha de cette ville. Ils furent tous deux obligés de comparaître devant lui. Le pacha demanda au chammas : « Qui es-tu ? » Chammas Cheukrou répondit : « Je suis un habitant de Mardin, de la communauté du patriarche Ishîqa. Tous les gens de Diyarbakir me connaissent et savent que j’ai été autrefois très riche. Maintenant, comme je suis dans un état de fortune assez médiocre, et que j’ai perdu ma femme et mes enfants dans la peste, j’ai demandé au patriarche de m’admettre au nombre de ses moines : il ne voulut accepter qu’à prix d’argent. Alors je lui dis : « Vous mangez depuis Stamboul jusqu’à Bagdad et ne donnez pas un para au trésor du Sultan. Quand je suis allé à Constantinople, j’ai pu constater que les communautés arménienne et grecque payaient l’impôt au Sultan ; je ferai en sorte que vous le payiez aussi. » C’est là-dessus que le patriarche en colère est venu m’accuser ici. » Le pacha fit alors conduire le Vartabet et le chammas en prison, et comparaître devant lui Mar Ishîqa, à qui il demanda : « Depuis combien de temps es-tu patriarche ? – Depuis deux ans, répondit Ishîqa. – Et combien d’argent donnes-tu par an au trésor public pour ton patriarcat ? ajouta le pacha. – Je ne donne rien, dit le patriarche : c’est un privilège. – Comment, répliqua le pacha, serais-tu plus grand que moi et les autres vizirs ? Moi qui suis gendre du Sultan et ai obtenu, par faveur exceptionnelle, ce poste de Diyarbakir, je viens de recevoir l’ordre de fournir 10.000 hommes pour l’armée, et toi tu n’aurais aucune charge à supporter ? Tu paieras 20 bourses pour les deux années révolues, et de plus, à partir de ce jour tu ne seras plus patriarche. » Et il le fit mettre aux fers. Le caissier du pacha, un juif nommé Moucho, sur les instances d’Ishîqa, le fit relâcher pour 10 bourses. Le Vartabet en eut à payer cinq.

À son retour à Mardin, je ne fis plus que parler contre le patriarche, le tourner en ridicule dans les rues et les endroits publics, rapportant tout ce que je savais sur son compte. Je disais partout qu’il était l’ennemi du Sultan, qu’il attaquait la religion musulmane, disait dans ses prières que Dieu était mort dans sa nature impassible, etc., etc.

Quant au Vartabet je m’empressai d’aller le féliciter ; je le trouvai dans sa chambre avec son père, le maqdassi Mourad, qui me dit en me voyant entrer : « Je t’en supplie, chammas, épargne ces visites à mon fils ; vois ce que ton patriarche vient de lui faire. » Alors le Vartabet, enflammé d’un saint zèle, se jeta à genoux devant son père en lui disant : « Taisez-vous, vous ne savez ce que vous dites. Je suis prêt à répandre mon sang pour la vraie foi, à la face du monde entier et de ce chammas, qui a embrassé notre religion, et vous osez lui dire : Ne viens plus chez mon fils ? » Alors son père lui demanda pardon en disant : « J’ai péché devant le ciel et devant toi, pardonne-moi. – Vous ne craignez que pour vos biens et vos maisons, lui dit le Vartabet ; pour moi, quand le Saint-Père, le Souverain Pontife, m’a envoyé ici, il m’a mis au cou ce cordon rouge pour me signifier que je devais être prêt à verser mon sang pour l’Église, et vous venez dire à ce chammas : Ne mets plus les pieds chez mon fils ? » Le père se tut, mais tout ému et en larmes, je me jetai à mon tour aux pieds du Vartabet en lui disant : « Monseigneur, avec la grâce de Dieu, et le secours de la sainte Église, je vous promets fidélité jusqu’à la mort. » Peu de temps après, le Vartabet partit à Diyarbakir et de là à Stamboul, laissant le soin de son troupeau à Cas 22 Moussa, prêtre chaldéen catholique.

 

 

 

 

CHAPITRE V

 

 

Sur ces entrefaites, était arrivé à Mardin le patriarche des Chaldéens catholiques, Joseph II, dont le siège est à Diyarbakir. Il était descendu dans l’église de Mar Hormez. Mar Ishîqa alla le saluer dès le premier jour, en se faisant accompagner de nombreux présents. Le deuxième jour, il lui envoya ses évêques, un à un, puis ses prêtres, ses chammas et les khouadjas. Pour moi, je m’abstins de lui rendre visite pour ne pas me trouver avec la foule. Plusieurs fois il s’enquit de moi, et manifesta le désir de me parler. Ce ne fut qu’après que toutes les visites furent terminées que je me rendis chez lui. Le sacristain, qui se tenait à la porte de la cour, me voyant arriver, alla m’annoncer à Mar Youssef. Le patriarche vint à ma rencontre et me dit en m’embrassant : « Ah ! c’est toi, chammas Elia, le démolisseur d’églises ? » Je lui dis : « Moi-même. Le roi Salomon a dit : Il y a un temps pour bâtir et un temps pour abattre. » Puis me prenant affectueusement la main, il me conduisit dans sa chambre, et fit fermer les portes. « Eh bien, me dit-il, il paraît que votre patriarche Ishîqa veut se faire catholique. – Comment cela ? lui dis-je. – Mais cette amabilité qu’il me témoigne, me répondit-il, ces prévenances dont il m’honore dès le premier instant de mon arrivée à Mardin, qu’est-ce à dire ? Je ne puis me les expliquer. Il a passé deux ans à Diyarbakir sans me visiter une seule fois, et voilà que dès le premier jour il m’apporte des cadeaux, et m’envoie ses évêques, ses prêtres, ses chammas et ses khouadjas : je n’y comprends rien. » Je répondis à Mar Youssef par l’apologue suivant :

 

Le lion, le loup et le renard se lièrent un jour d’amitié, et allèrent ensemble à la chasse. La Providence leur fit faire un riche butin : trois beaux moutons. « À toi, dit le lion au loup, de faire le partage. – Rien de plus facile, dit le loup, ils sont trois, nous sommes trois, à chacun un mouton, et c’est fait. » Le lion, pour toute réponse, lui donna dans la figure un coup de griffe qui le rendit aveugle. « À ton tour, dit le lion au renard ; fais le partage. – Ô roi, dit le renard, inutile de faire un partage que Dieu a déjà fait lui-même. Ils sont trois : l’un servira à votre déjeuner, un autre à votre dîner, et le troisième à votre souper, et vos serviteurs prendront les restes. – D’où as-tu appris cela ? lui dit le lion. – Ce sont mes yeux qui me l’ont appris, répondit le renard.

 

Où notre patriarche a-t-il appris à être si aimable ? Ce sont les bourses qui sont allées de sa poche dans celle du pacha de Diyarbakir qui le lui ont appris. »

Alors Mar Youssef m’embrassa et me dit : « On m’a apporté un livre syriaque très ancien, en peau de gazelle ; saurais-tu le lire ? » Je lui répondis : « Oui. » On apporta le livre, et je me mis aussitôt à le traduire en arabe. Alors Mar Youssef me dit : « Je veux t’ordonner prêtre et évêque. Demain, dimanche, je dois conférer la prêtrise à mon neveu, le chammas Kyriacos. J’inviterai Mar Ishîqa avec ses évêques et ses prêtres à la cérémonie et ferai faire, à cette occasion, des démarches auprès de lui par Khouadja Isaac, pour le décider à t’ordonner aussi. S’il y consent, il ne pourra pas manquer de m’inviter à son tour, et au moment précis de l’ordination tu t’uniras d’intention avec moi, et ainsi ce sera moi qui serai ton ordinateur. »

Sur les instances réitérées de Khouadja Isaac, je me rendis ce jour-là même chez Ishîqa.

« Ah ! mon enfant, me dit-il, que t’avons-nous fait pour que tu nous vilipendes ainsi au dehors, devant les musulmans ? Sommes-nous des adorateurs d’idoles ?

– Non, lui dis-je, vous n’êtes pas des idolâtres, mais vous êtes des membres gâtés, séparés de l’Église, en dehors de la communion de notre Saint-Père le Pape.

– Que Dieu nous préserve, dit-il, de ce malheur. Nous sommes, au contraire, ses enfants soumis et obéissants. Le Pape actuel en particulier nous a bénis, mon oncle Gorguis et moi. Un jour, il passait devant l’église des Syriens à Rome, au moment où l’évêque Safar commençait la messe. Il entre et fait reprendre la messe depuis le commencement. À la fin, il demande à l’évêque de lui expliquer le sens des paroles. L’évêque le fit. « S’il en est ainsi, dit alors le Pape, pourquoi toutes ces divisions, tous ces schismes ? – C’est, dit l’évêque, que les dissidents font mémoire de Barsom, Dioscore et leurs cinq compagnons. – Bah ! dit le Pape, ce n’est rien, laissez-les faire », et il nous bénit, mon oncle et moi, ainsi que toute la nation jacobite. »

Quelques instants après on annonça la visite de Cas Moussa, le Chaldéen, qui venait inviter Mar Ishîqa à assister à l’ordination de chammas Kyriacos. « Fort bien, dit le patriarche, je viendrai avec un évêque et trois prêtres seulement, pour ne pas vous être à charge... Cas Moussa, tâche donc d’amener ce chammas que voici à de meilleurs sentiments. Il veut que je l’ordonne prêtre et lui assigne une église à part, et en même temps il refuse de faire mémoire des sept : cela est-il possible ? »

Cas Moussa se tournant alors vers moi me dit : « Mon cher, il faut obéir à ton supérieur. » Je lui réponds : « Va-t’en, réserve tes conseils pour tes Nestoriens. Pourquoi, vous autres, ne nommez-vous pas Nestorius dans vos diptyques ? Il est pourtant le digne pendant de nos sept. Tous sont gens de même acabit. – Que Dieu te pardonne », dit Cas Moussa en secouant ses habits du bout des doigts. Le patriarche me renvoya alors en me disant : « Va, ne dis plus rien de méchant contre moi, et je t’ordonnerai et ferai ce que tu voudras. »

Le lendemain, dimanche, j’étais à l’église dès le matin. Mar Ishîqa y vint aussi avec une suite de dix personnes environ. On avait mis les sièges des deux patriarches à l’entrée du sanctuaire. Quand Mar Youssef eut revêtu les ornements sacerdotaux, il commença par faire un sermon sur la dignité sacerdotale. Après quoi, il commanda au nouvel ordinand de se lever afin que tout le monde pût le voir ; puis s’adressant à lui : « Chammas, dit-il, pourquoi es-tu seul debout au milieu de cette assemblée assise ? Désires-tu être élevé au sacerdoce ? » Le chammas répondit : « Oui. – Eh bien, continua-t-il, sache que le prêtre doit être parfait, orné de toutes les vertus, victorieux de ses trois ennemis : son corps, le monde et le démon. Il faut surtout qu’il soit maître de son corps qui est l’ennemi principal. Car soit que nous marchions, soit que nous nous asseyions, soit que nous mangions, soit que nous buvions, il ne nous quitte pas, il fait tout avec nous. Que si tu t’es suffisamment éprouvé et peux te rendre témoignage que tu as dompté ces trois ennemis, avance et reçois la prêtrise. » Il lui fit encore réciter à haute voix la profession de foi catholique, puis procéda à l’ordination.

Après la messe, les deux patriarches se retirèrent dans la chambre de Mar Youssef pour y prendre leur réfection. À la fin, Mar Ishîqa dit au patriarche chaldéen : « Voilà que nous avons mangé et bu, en toute union et charité. Je suis disposé à faire pour vous tout ce qui vous est agréable. Pour vous aussi, rendez-moi le service que je vais vous demander. Délivrez-moi des tracasseries de chammas Elia. » Mar Youssef lui répondit :

« Frère, s’il s’agissait d’un évêque ou de quelque autre qui voulût vous faire opposition et vous supplanter, notre concours vous serait assuré. Mais que vous désiriez que nous vous débarrassions de ce chammas, cette proposition ne laisse pas de nous étonner. Une lionne avait élevé deux lionceaux. Comme elle était un jour à la chasse, vint un fils d’Adam qui voyant les deux animaux à l’entrée de leur caverne les tua et, après les avoir tirés à l’écart, les écorcha et emporta leurs peaux. Quand la lionne, à son retour, ne trouva plus sa progéniture, elle laissa là le fruit de sa chasse, et alla à la recherche de ses lionceaux. En les trouvant écorchés, elle remplit l’air de ses rugissements et se dit : « Ce ne peut être là que l’œuvre de l’homme. Pour me venger, je vais ravager tous les endroits habités par les hommes. » En route, elle rencontra la mère des renards qui lui dit : « Que vous est-il arrivé, ô reine ? Quel malheur vous a visitée ? – Laisse-moi, répondit la lionne, j’avais élevé des enfants et voilà ce que les hommes leur ont fait. – Ô reine, dit la mère des renards, permettez-moi de vous faire une question, qui adoucira votre douleur. Quelle a été votre nourriture habituelle, depuis que vous habitez ces lieux ? » La lionne répondit : « La chair des animaux. – Bien, dit le renard ; mais ces animaux dont vous avez dévoré les chairs n’avaient-ils pas de mères ? – Sans doute, répondit la lionne. – Eh, bien, dit la mère des renards, souvenez-vous que si vous avez si souvent fait pleurer les autres mères, il n’est pas injuste que vous pleuriez à votre tour. » Vous de même, cher frère, dit Mar Youssef à Ishîqa, souvenez-vous de combien de maux vous avez affligé, pendant votre vie, les personnages les plus méritants de votre nation. Rappelez-vous ce que vous avez fait au patriarche Petros, au maphrien Ishàq, à Matran Razqallah et à d’autres que vous avez fait mourir en exil. Aujourd’hui Dieu, pour vous punir, vous a fait rencontrer sur votre route ce chammas. Pour nous, nous ne pouvons rien pour vous dans cette circonstance. »

Un des jours suivants, je faisais visiter le couvent de Dêir-al-Zàfaran à Mar Youssef. Nous y vîmes un moine très vieux, assis ou plutôt accroupi sur une natte comme un éléphant : ses tétons ressemblaient aux pis d’une vache ; il s’était ceint seulement d’une ceinture de gros cuir, large d’un empan, d’une longueur suffisante pour faire le tour de quatre hommes, terminée par de gros anneaux de fer. Je lui dis : « Baise la main de Mar Youssef. » Alors ce moine me prenant ma main me dit : « Je ne baiserai que la main qui jettera tous ces ânes au fond d’un puits. »

Mar Youssef, en entendant cette étrange parole, s’assit à côté du moine et lui demanda quel âge il avait. « Je suis ici, répondit-il, depuis l’année où le sultan Mourad alla à Bagdad. J’avais alors vingt-cinq ans. – Sais-tu prier ? lui dit le patriarche. – Non, dit-il, je ne sais ni prier ni lire. – Récite : Notre Père qui êtes... », dit Mar Youssef. Il bégaya quelques mots et ajouta : « ... Je ne sais plus. – Quelle honte, me dit alors Mar Youssef en se tournant vers moi. Vraiment la grâce de N.-S. Jésus-Christ est ici abandonnée et négligée, et ce moine a raison d’appeler tous ces gens des ânes ! »

 

 

 

 

CHAPITRE VI

 

 

Mar Youssef retourna peu de temps après à Diyarbakir, où il mourut de la peste. Son successeur, le seul évêque chaldéen catholique qu’eût épargné le fléau, fut Youssef III. Mar Ishîqa, lassé de mes poursuites, se réfugia à Alep, et Al-Karkari partit pour Stamboul. Ce dernier mourut à moitié chemin. À Mardin, vers la mi-octobre, une vague rumeur se répandit que l’émir était destitué. Devins et astrologues colportèrent ces bruits et firent les pronostics les plus heureux pour l’avenir. L’émir, qui était au courant de ces agissements, demanda à connaître les faux prophètes : ils étaient trois principaux : Ibn Doudan, Ibn chammas Azer et Cas Youssef. Les deux premiers payèrent une forte amende. Quant au prêtre, on lui noircit la figure et on le conduisit sur un âne, avec une clochette au cou, à travers les rues de la ville.

De fait, l’émir fut destitué peu de temps après. Vingt jours avant sa chute, il était allé à Diyarbakir avec une trentaine de témoins, tous catholiques, pour tenter de se laver des accusations portées contre lui. Le nouveau gouverneur, dès son arrivée à Mardin, fit jeter tout son monde en prison et ne la relâcha qu’au prix de trente bourses. Comme j’en étais, je passai cette fois vingt-cinq jours en prison. Trois mois plus tard, le bruit se répandit que l’émir destitué revenait de Constantinople reprendre le poste de Mardin, auquel, grâce à ses intrigues, il avait été nommé une seconde fois. Tous les notables de la ville se réunirent, et décidèrent qu’on lui fermerait les portes, et qu’on l’empêcherait d’entrer. Il entra de force, et fit étrangler tous les opposants.

Pour empêcher son arrivée, les Jacobites avaient fait circuler une lettre que j’étais arrivé à m’approprier. Si jamais le gouverneur en avait eu connaissance, il aurait fait rôtir ces malheureux tout vifs. Dès qu’ils surent que j’étais détenteur de cette lettre, ils faillirent mourir de peur. Ils coururent chez Matran Ahnoh et le supplièrent de m’ordonner prêtre et d’obtenir de moi que je ne révélasse jamais le contenu de cette lettre. J’acceptai, car cet évêque était un homme craignant Dieu et catholique dans le cœur. Néanmoins, avant de me laisser ordonner par lui, je demandai à voir sa profession de foi. Il me la montra. Il y déclarait croire tout ce que croit la sainte Église et condamner tout ce qu’elle condamne.

Je fus donc ordonné prêtre le dimanche suivant. Ce même jour le gouverneur fit crucifier à la porte Bâb-el-Sour mon ennemi mortel, Ibn al Djall, qui avait juré que, tant qu’il vivrait, il ne permettrait pas que je devinsse prêtre. Je fus ordonné le matin : il fut attaché à la potence dans la soirée. Tout le monde insista pour que je célébrasse la messe à Dêir-al-Zàfaran. Je refusai en disant que ce n’est pas une fleur qui fait le printemps et que je désirais faire encore autre chose. J’allai trouver Ibrahim, un de mes amis, dont la mère, Kaoui, était servante dans la maison du gouverneur. Je lui lis entendre qu’il eût à m’obtenir par sa mère et la femme du gouverneur l’église de Mar Elia, située dans le bourg de Djaftelik. Tout arriva comme je l’avais prévu. Le gouverneur me remit un teskéré signé de sa main, qui me rendait possesseur de l’église susdite.

J’y célébrai régulièrement les saints Mystères ; quinze jours avant Pâques, je reçus d’Alep les pouvoirs de confesseur. Je confessai et communiai tous les catholiques, soit à l’église soit chez eux. Le Jeudi saint tombait cette année le 25 mars, fête de l’Annonciation.

Les Jacobites, quelque peur qu’ils eussent de moi, ne purent s’empêcher d’en référer à leur patriarche, qui était encore à Alep. Celui-ci porta plainte à Constantinople, et envoya au gouverneur de Mardin, pour me dénoncer comme usurpateur, copie du firman qui établissait ses droits sur Mar Elia. Le gouverneur fut offensé de cette manière d’agir. Je le confirmai dans ses sentiments et lui disais : « Quoi, ces gens ne vous comptent-ils donc pour rien ? Ne vous croient-ils pas capable de décider entre le patriarche et moi, pour qu’ils aient recours au Sultan ? – Ne crains rien, me dit-il une fois, aujourd’hui même je veux te faire patriarche, et raser la barbe à cet Ishîqa. – Je vous en prie, lui répondis-je, ne le faites pas, c’est un fardeau au-dessus de mes forces. – Va-t’en à ton église, ajouta-t-il, et laisse-moi faire. » Il fit appeler aussitôt Khallou, le ouakil du patriarche, et lui dit : « Écris au patriarche de venir au plus vite vider sa querelle avec Cas Elia, Ibn al Qsir. »

Le ouakil envoya à la hâte un courrier à Alep, avec une lettre au patriarche, disant : « Venez vite, ou c’en est fait du patriarcat, car l’émir a promis à Cas Elia de lui donner votre place. » La lettre arriva à Alep le samedi, veille du dimanche des Rameaux. Le lendemain Mar Ishîqa quitta la ville. Le dimanche in albis il était à Qazli, d’où il chargea Khouadja Abdàl de lui solliciter la permission d’entrer en ville, moyennant cinq cents piastres qu’il lui envoyait.

Trois semaines plus tard je fus appelé chez le gouverneur qui me dit : « Te rappelles-tu ce que tu m’as dit le jour où je reçus copie du firman du patriarche ? » Je lui dis : « Parfaitement. – Eh bien, ajouta-t-il, tu le répéteras devant le patriarche lui-même qui va arriver dans quelques instants. » Or, entre autres choses que je lui avais dites étaient celles-ci : « Ces gens prétendent que Dieu dans sa nature divine est mort, que Barsom est plus grand que les prophètes et les patriarches. Tous les jours ils lui adressent cette prière : Seigneur Barsom, ayez pitié de nous ; Seigneur Barsom, exaucez nos prières et nos supplications, ils l’invoquent vingt fois par jour. »

Le patriarche ne tarda pas à entrer avec Khouadja Ischou. Le gouverneur les laissa quelque temps debout, sans même les regarder.

Enfin, après avoir invité Mar Ishîqa à s’asseoir, il lui dit : « Reconnais-tu que c’est bien là le prêtre contre lequel tu as porté plainte, et au sujet duquel tu m’as envoyé copie de ton firman ? – Oui, dit le patriarche, c’est lui, c’est mon fils. C’est moi qui l’ai fait chammas, et le voilà maintenant prêtre de l’église de Mar Elia, par votre grâce ; tout ce que vous avez fait, émir, est bien fait. – Ah ! c’est ton fils, dit le gouverneur ; mais un père persécute-t-il son fils ? N’est-ce pas contre lui que tu m’as envoyé copie de ton firman ? D’ailleurs, ce firman, je veux le voir, où est-il ? » Le patriarche appela son ouakil et lui remettant une clef : « Va, lui dit-il, dans ma chambre, ouvre le coffre-fort et tout en haut tu trouveras un sac blanc scellé de mon sceau : apporte-le. » Quand le ouakil fut parti, je dis au patriarche : « Quel tort vous ai-je fait en occupant cette vieille église ruinée, avec l’autorisation de l’émir ? Vous mangez de l’argent depuis Stamboul jusqu’à Bagdad. Cela valait-il la peine d’aller jusqu’au Sultan pour défendre vos droits, comme si l’autorité de Mardin était incompétente ? » Le patriarche me répondit : « Ce qui est fait est fait ; que Dieu confonde les semeurs de discorde !

– C’est vous, lui dis-je, qui êtes le grand semeur de discorde ; il n’y a que vous qui répandiez partout le désordre et l’inimitié. » Quand le ouakil fut revenu, le gouverneur prit le firman et le donna à lire à haute voix au maktoubdji 23, pendant que lui-même suivait des yeux sur la copie. De temps en temps, il secouait la tête. La lecture finie, il apostropha ainsi Mar Ishîqa : « Qui es-tu, toi, patriarche, pour oser te moquer ainsi d’un firman du Sultan ? Qui t’a permis d’y ajouter quelque chose ? Dans quel pays ose-t-on se permettre de falsifier ainsi les lettres du prince ? Je vais incontinent te faire emprisonner à la forteresse, et ce firman avec sa copie seront expédiés au Sultan. » Le patriarche répondit : « Ô émir, je ne suis pour rien dans tout cela ; c’est le fait du copiste. – Quoi, dit le gouverneur ? D’où le scribe pouvait-il savoir ce qu’il fallait écrire, sinon de toi qui lui auras dit : Écris comme ceci et comme cela. » Et il donna ordre de l’emmener en prison.

Alors Khouadja Ischou tomba aux pieds du gouverneur et le supplia d’avoir pitié de ce vieillard malade. L’émir se laissa toucher et se contenta de consigner le patriarche dans la chambre de l’écrivain. Après le souper, il me fit venir et me dit : « Demain, je vais vous envoyer tous au tribunal du cadi ; n’oublie pas de parler comme tu as dit. » Pendant la nuit, avant l’aurore, les hérétiques apportèrent à l’émir 700 piastres pour qu’il se mît contre moi. Il les prit, et le matin alla se promener dans son jardin. Là encore, le maphrien Matta, frère de Mar Ishîqa, et Al-Qanbouri, évêque de Jérusalem, lui apportèrent cinq bourses pour qu’il me fît mourir.

De retour de son jardin, il me fit mettre les fers aux pieds dans la maison d’Issabeg où je fus consigné. Le patriarche put se retirer, avec ses évêques et les khouadjas, à Dêir-al-Zàfaran, où ils complotèrent ma mort avec plus d’acharnement que jamais. Le prix de mon sang fut fixé à quatorze bourses. On en donna avis au gouverneur, dans un billet qu’on fit parvenir à son harem, par une femme touranienne, dans un paquet d’étoffe de la valeur de 200 piastres. Les femmes de l’émir transmirent le billet à leur maître. Celui-ci fit venir aussitôt trois des personnages les plus importants d’entre les catholiques et leur lut le billet. L’un d’eux dit au gouverneur : « Si vous voulez m’écouter, émir, vous ferez venir une charge de coton que vous ferez carder très proprement, vous prendrez Cas Elia, et l’y envelopperez soigneusement, pour le mettre en réserve ; et chaque fois que vous aurez besoin d’argent, vous n’aurez qu’à le sortir de son coton et à le montrer au dehors. » L’émir ne fit que rire du conseil.

Après le souper il me fit venir, moi aussi, pour me lire le billet. Je lui dis : « Je suis comme un poirier : quand vous avez faim vous n’avez qu’à me secouer, et je vous fournis abondamment de quoi contenter votre faim. Voici que ma vie est entre vos mains, faites de moi ce que vous voulez ; mais mon sang criera vengeance contre vous devant Dieu, car je suis innocent de tout crime. » L’émir me dit : « Cas Elia, je ne te demande qu’une chose : trouve-moi un expédient pour manger ces quatorze bourses. » Je lui dis : « Voici : demain, de grand matin, mettez-moi dans les fers et faites dire à ces gens : Apportez maintenant votre argent, et je ferai exécuter votre homme. Après que vous aurez perçu les quatorze bourses, vous renverrez l’affaire au tribunal du cadi, afin que ma culpabilité soit légalement établie. Vous préviendrez d’un autre côté le cadi qu’il ait à m’écouter. Et alors je révélerai toute l’impiété et le blasphème de ces misérables, et ils seront tous brûlés vifs. » L’émir me dit en souriant : « C’est bien, que Dieu te donne la victoire ; va te reposer dans ta prison. » Ce que j’avais dit fut fait. Mais quand l’émir réclama les quatorze bourses, on lui répondit qu’on avait fait un emprunt à Diyarbakir, et qu’il fallait attendre six jours au moins. L’affaire traîna en longueur.

Dans cet intervalle, Mardin reçut un nouveau gouverneur. L’ancien fut obligé de remettre tous les prisonniers à son successeur. Moi seul il me retint et ne me livra pas. Mais les Jacobites allèrent me réclamer, patriarche et évêques en tête. On me réunit aux autres prisonniers. La première nuit, les hérétiques payèrent 50 piastres au beloukbachi, pour qu’il me mît à la torture. Ce malheureux prit une corde mouillée et après m’avoir dépouillé de mes vêtements jusqu’à la ceinture, me lia si fort que je tombai sans connaissance. Il me laissa en cet état pendant deux heures, après lesquelles il coupa la corde à coups de khandjar 24, me versa une jarre d’eau froide sur le corps pour me faire revenir à moi-même, et se mit à me battre à coups de fouet, en répétant : « Frendji, Frendji ! » À la première heure du jour, mon frère vint me visiter. En me voyant en l’état misérable où j’étais, il chercha à me consoler en disant : « Frère, c’est ainsi qu’il nous faut gagner le ciel. Si nous ne pouvons pas supporter les maux de cette espèce, que sera-ce des peines du purgatoire ? » Je fus ensuite traîné de cachot en cachot pendant quarante jours. Mon frère ne cessait de venir me voir. Je lui demandai un jour de m’apporter du papier, une plume et de l’encre. Je rédigeai une supplique qu’il porta au gouverneur. Celui-ci s’étonna qu’on ne lui eût pas encore parlé de ma cause. Il donna ordre de mander immédiatement le patriarche, qui arriva accompagné de deux cents personnes. « Quel est le crime de ce prêtre, demanda-t-il à Ishîqa, et quel différend y a-t-il entre vous ? – Ce prêtre, dit le patriarche, faisait précédemment partie de ma communauté. Depuis peu, il est devenu Frendji, et, après avoir occupé une de mes églises, l’a livrée aux Frendjis. Pour moi, j’ai un firman qui établit mes droits sur cette église, je prie pour le Sultan, j’obéis à l’autorité et aux deux villes saintes 25. Ce prêtre, au contraire, obéit au Pape de Rome et tire des pays étrangers de fortes sommes d’argent, qu’il répand dans le peuple, pour se faire des prosélytes. » Le gouverneur répondit : « A-t-il occupé cette église avec ou sans la permission de l’autorité ? – Avec sa permission, dit le patriarche. – Alors, ajouta le Gouverneur, où est la faute ? Quant à l’argent que tu dis qu’il distribue au peuple, il n’y a là rien que de louable : nos sujets n’en paieront que mieux les impôts, et c’est notre maître le Sultan qui en profite. Quant aux prières que fait ce prêtre pour le Pape de Rome, cela n’est pas bien et ne convient pas. » Puis se tournant vers moi il me dit : « Qu’as-tu à dire, prêtre ? » Je répondis : « Ô notre maître, ce patriarche et ceux de son parti ne sont que des blasphémateurs : ils professent une impiété qu’ils n’ont jamais pu me faire adopter et avouer, tandis qu’ils la répètent tous les jours et plusieurs fois par jour. » Le gouverneur me prit à part et me demanda ce que c’était. Je lui dis : « Ils prétendent et croient fermement que le Dieu unique est mort dans sa nature incorruptible, immatérielle. Ils disent en s’adressant à un certain Barsom : Seigneur Barsom, exaucez-nous, en le mettant sur le même pied que Dieu et le mêlant à toutes les prières qu’ils adressent au Très-Haut. Quant à prier pour le Sultan, c’est un mensonge. Voici cette prière : Glorifiez, Seigneur, le roi fidèle qui croit en vous et qui remporte la victoire par la vertu de votre croix. » C’est plutôt une imprécation qu’une prière.

Le gouverneur secoua la lisière de son habit du bout des doigts et revint au fond de son divan en disant : « Voilà qui est une grosse affaire ; faites appeler le cadi. » Pendant ce temps un grand tumulte régnait au dehors parmi les gens du patriarche. « Qui fait ce vacarme ? » demanda le gouverneur. « Ce sont mes témoins », répondit le patriarche. « Dispersez-les », commanda le gouverneur. Quand le cadi arriva, on voulut lui exposer brièvement l’affaire pour le mettre au courant, mais il demanda à interroger lui-même les deux parties. Nous ne fîmes que lui répéter, le patriarche et moi, ce que nous avions déjà dit. Après nous avoir entendus, il dit au gouverneur : « Voilà une affaire qui n’est pas encore près d’être terminée, renvoyons-la à demain. » Le patriarche retourna chez lui et moi dans mon cachot. Mon frère vint me trouver pour me faire part de ses craintes touchant l’issue d’une affaire dans laquelle le patriarche avait pour lui tant de témoins et moi aucun. Je me fis apporter du papier et de l’encre, et rédigeai la supplique suivante : « Excellence, que Dieu vous rende toujours victorieux ! Le patriarche, mon adversaire, a dans ses gens et son argent un moyen puissant pour le soutien de sa cause ; tandis que moi, je n’ai pour tout témoin que les livres qui sont à l’église, et dont se servent le patriarche et les évêques dans leurs prières, livres qui renferment le blasphème dont je vous ai parlé. Mais voilà que vous avez laissé au patriarche le temps d’aller cacher ces livres. Je vous en supplie, veuillez à la hâte m’adjoindre quelques hommes de votre part, de la part du mufti et du cadi, et me permettre d’aller à l’église, et d’en emporter les livres suspects, pour que je puisse y montrer demain le blasphème en question. Si vous me trouvez menteur, faites-moi arracher la langue du gosier. » Mon frère porta cette supplique au gouverneur qui me députa immédiatement Youssef-Aga avec deux bêiraqdar du sérail, le naïb 26 du cadi et deux employés du mufti, avec des soldats et un iouzbachi 27. On m’ôta mes chaînes et nous partîmes. Le soleil était déjà couché, et les boutiques fermées. Quand nous passâmes derrière l’église chaldéenne de Mar Hormez, je vis, non loin de nous, le sacristain de l’église des Quarante-Martyrs où nous allions. Je dis à Youssef-Aga : Arrêtez cet homme, c’est lui qui a les clefs de l’église. Nous trouvâmes, dans la cour des Quarante-Martyrs, le patriarche avec une foule nombreuse qui l’entourait. Mon frère alla à lui et le prenant par la barbe : « Ah ! Caïphe, dit-il, tu veux faire mourir mon frère ; c’est moi qui boirai ton sang. » Et il lui arracha la moitié de la barbe. Le patriarche se mit à crier tout haut : « Moi j’ai un firman du Sultan, et tu m’arraches la barbe ? »

Cet acte de sauvagerie de la part de mon frère me courrouça et je lui dis : « De quoi te mêles-tu ? Est-ce à toi qu’on en veut ? Occupe-toi de ce qui te regarde. » On fit ouvrir les portes de l’église, et on les garda pour empêcher la foule d’envahir l’intérieur. Nous entrâmes quatre seulement jusqu’à l’entrée du sanctuaire.

Là je fis enlever les livres qui étaient sur les deux lutrins. Celui qui contenait le blasphème contre Dieu ne pût être retrouvé : il avait déjà été soustrait. Nous sortîmes de l’église et entrâmes dans la maison voisine appartenant à Khadou al Daqqâq. Nous y trouvâmes le livre de Barsom que nous emportâmes aussi. Plus de deux mille personnes s’étaient massées autour de l’église. Tous criaient : « Lapidez-le, tuez-le, dussions-nous tous être massacrés. » Et les pierres de pleuvoir. Les soldats dégainent, les femmes crient, le patriarche vocifère : « Celui qui jette une pierre est excommunié. » Nous parvenons à grand-peine à gagner la maison du cadi.

Celui-ci, pris de peur, se fait apporter vite un sac vert en coton, y enferme les livres, appose son sceau ainsi que celui de Youssef-Aga, puis dit à la foule : « Retirez-vous, il ne vous sera fait aucun mal ; tout arrivera comme vous le désirez. » Quand je sortis de chez le cadi, les pierres tombaient de nouveau sur moi, dru comme la grêle.

Le iouzbachi me fait monter sur une maison et sautant de terrasse en terrasse nous arrivons, après une course fantastique, au sérail. Je trouve le gouverneur qui se promenait dans la cour. Je lui embrasse les mains et les pieds en pleurant et lui dis : « Excellence, que Dieu prolonge vos jours et vous donne la victoire sur vos ennemis ! Nous avons apporté les livres. Mais celui qui contenait le blasphème contre Dieu avait déjà disparu. J’ai bien peur que ces gens n’aillent trouver cette nuit le cadi et Youssef-Aga et les payent pour voir leurs livres et en arracher les feuillets compromettants. – Ne crains rien, dit l’émir, le cadi est plus honnête que moi. Mais se ravisant il fit venir Ibrahim-Aga, et lui ordonna d’aller prendre les livres chez le cadi. Quand on les eut apportés, il demanda à voir les passages incriminés. Je les lui montrai et lus. Il mit un signet à la page en disant : « Mais qui pourra me traduire en arabe ? » Je lui donnai les noms de quatre prêtres. Il remit les livres dans le sac qu’il scella de nouveau et remit au khaznadar 28. Ce jour était un mercredi, veille de la Fête-Dieu chez les catholiques. Pendant la nuit, le patriarche réunit autour de lui tous les Kahias 29 des villages. Il avait en outre avec lui des gens de Mossoul, de Diyarbakir, de Al-Oqsour, de Al-Barahamiiat, de Qal’at mara, de Benêbel et de Mansouriiat. Excommunication avait été lancée contre ceux, hommes et femmes, qui ne se rendraient pas au sérail avec lui. Dès le matin, le beloukbachi 30 vint m’ôter mes chaînes pour me conduire chez le gouverneur. Je trouvai la cour bondée de gens qui étaient comme fous. Les uns avaient dépouillé leurs vêtements, d’autres les avaient mis en lambeaux, d’autres avaient défait leurs turbans. Quand on me vit entrer, ce ne fut qu’aboiements, mugissements, et vociférations : « Frendji, Frendji, aujourd’hui nous boirons son sang. »

On m’introduit au divan du gouverneur. J’y trouvai les ulémas, le cadi, le mufti et le naïb. Je m’arrêtai au seuil. Le gouverneur m’ayant fait signe de m’asseoir, je m’accroupis sur mes genoux. Alors, s’adressant au patriarche, l’émir dit : « Quel grief as-tu contre ce prêtre ? » Le patriarche répéta ce qu’il avait déjà dit précédemment. Puis se tournant vers moi : « Et toi, chrétien, dit l’émir, expose tes griefs. » Je lui réponds aussi comme la première fois, disant que le patriarche mentait en affirmant qu’il priait pour le Sultan. Il me dit : « Mais toute cette foule n’est-elle pas là pour témoigner contre toi ? Ignores-tu que le patriarche a un firman du Sultan ? Tout ce monde lui est soumis, et toi seul tu refuses de lui obéir ? Ne sais-tu pas que quiconque refuse obéissance aux ordres du Sultan est banni de l’empire ? » Je répondis : « Je suis entièrement soumis au firman du Sultan et ma tête en répond. Mais comme ce patriarche et ses gens blasphèment Dieu dans leurs prières, je ne puis ni ne veux m’associer à leur impiété et en cela je refuse obéissance. Car ils disent que Dieu, dans sa nature divine, a été crucifié et est mort. De plus ils associent leur chef Barsom à Dieu, en l’appelant : Seigneur et maître. Quant à l’occupation de l’église de Mar Elia, voici l’autorisation écrite qui m’en a été délivrée par le gouverneur de la ville. Le jour de Dieu est le jour de la justice. Je fais responsable de mon sang, et vous, et le patriarche, et cette assemblée. »

Quand on m’eut entendu, le kahia dit au mufti : « Tout cela est-il vrai ? tous ces griefs sont-ils fondés ? – Parfaitement, dit le mufti ; et pour nous en rendre compte, faites apporter les livres des Jacobites, et constatons leur blasphème et leur impiété. » Le gouverneur donna ordre d’apporter les livres. Quand la foule qui stationnait dans la cour apprit cet ordre, elle fit un vacarme épouvantable.

 

(Le reste du manuscrit est perdu.)

 

 

Fr. S. SCHEIL, O. P.

 

Paru dans Revue de l’Orient chrétien en 1896.

 

 

 

 

 



1 Mot arménien : docteur, précepteur ; on l’applique maintenant aux prêtres.

2 Mot arabe : sacristain.

3 Ministre de l’autel, on Orient, tenant de l’acolyte et du sous-diacre, chez nous.

4 Manière orientale d’offrir l’hospitalité, et de dire : Ma maison est ta maison.

5 Le maphrien était chez les Syriens jacobites le primat ou grand métropolitain d’Orient. Il suppléait le patriarche qui résidait à Antioche, dans les pays éloignés, ordonnait des évêques, et consacrait le Saint-Chrême à sa place. L’institution du maphrien remonte au sixième siècle. Ce mot vient de , « être fécond, consacrer ». Le pendant chez les Syriens Nestoriens dans les mêmes pays était le Catholicos Orientis Cf. Assemani, Dissertatio de Monophysitis, p. 51, etc.

6 Professeur, maître, sieur.

7 Couvent jacobite fameux à quelques heures de Mardin, a été le siège d’un certain nombre de patriarches : s’appelle aussi couvent de Saint-Hanania.

8 L’Église grecque.

9 Noms de divers bazars.

10 Archimandrite d’un monastère de Syrie, assista au concile d’Éphèse en 449, où il obtint la réhabilitation d’Eutychès. Les Jacobites le vénèrent comme un saint. Mort en 458.

11 Μύρον. Il s’agit de la confection de l’huile sainte. On verra plus loin en quoi on faisait consister le miracle.

12 Le saint des saints est une espèce de boîte ou cage terminée en dôme, ouverte par en bas, qu’on descend sur le patriarche, à l’intérieur de laquelle celui-ci fait le mélange des huiles... Il y après de vingt ingrédients pour la confection de ce miroun, et il paraît qu’il y a réellement une réaction chimique qui a pu donner lieu à la légende du miracle.

13 Prélat, évêque.

14 Vicaire, lieutenant.

15 Mot turc désignant un fonctionnaire du sérail ; le sens littéral est portier-chef.

16 Porte-enseigne.

17 Messager-chef.

18 De nos jours, en Syrie, un rathel vaut 12 ouaqii = 2 kilog. 26.

19 Habitants du Djebel-el-Tour.

20 Professeur.

21 Patriarche d’Alexandrie, présida le fameux concile, dit brigandage d’Éphèse, où fut réhabilité Eutychès.

22  Senex, presbyter, prêtre.

23 Secrétaire.

24 Poignard oriental.

25 La Mecque et Stamboul.

26 Vicaire, lieutenant.

27 Chef militaire commandant à cent soldats.

28 Caissier.

29 Chef de quartier, de groupe, de corporation : correspond au Scheikh ; nom en usage surtout chez les chrétiens.

30 Chef de bataillon.

 

 

 

 

 

 

 

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