Religion et histoire

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Rudolf EUCKEN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Rien n’est si particulier au XIXe siècle que le progrès dans la manière d’envisager et de traiter toute chose du point de vue historique. Si le XVIIIe siècle fuit appelé le siècle philosophique, le nom de siècle historique appartient à bon droit eau XIXe. Il nous a placé dans un autre rapport avec la réalité, il a modifié à fond notre travail en considérant l’état actuel de l’existence comme le résultat d’un long mouvement et en nous apprenant à voir dans le présent un chaînon d’une chaîne ininterrompue. La conception historique des choses a conquis d’abord le domaine de la vie spirituelle ; ce ne sont pas les sciences naturelles qui l’ont introduite dans la philosophie, c’est celle-ci qui l’a introduite dans les sciences naturelles. Mais ces dernières l’ont rattachée plus étroitement aux données de l’expérience, l’ont rendue par là plus précise et plus pénétrante et lui ont assuré l’empire sur toutes les ramifications de la vie. Cela ne pouvait se produire sans modifier fortement l’aspect de notre vie, de notre pensée et de notre action, mais ces transformations eurent l’apparence d’un gain net quant à l’énergie et à l’a vérité de l’ensemble. Une base élargie, un mouvement plus puissant, une richesse incalculable de formations individuelles, en outre une vue plus claire, une faculté d’appréciation plus calme, un enchaînement plus étroit de tous les éléments de l’existence, enfin une impulsion à saisir le fil de la tradition et à le prolonger par nos propres forces, un appel à collaborer personnellement au grand œuvre universel : tout cela parut assurer à la nouvelle manière de penser une supériorité absolue sur toutes les anciennes conceptions.

Il est impossible à la religion de se soustraire à un changement de tant de portée ; elle aussi croit concéder une certaine place à l’intelligence de l’être au moyen du devenir. Mais dans la religion, notamment dans sa forme chrétienne, un conflit particulièrement violent naît entre l’ancien et le nouveau, par le fait que l’ancien renferme une méthode historique spéciale, tout à fait différente de la moderne et à laquelle il semble inséparablement lié. Ici la religion descendait vers nous d’un sommet qui domine de haut toute capacité et toute activité humaines, auquel chacune des époques subséquentes devait regarder avec une vénération illimitée afin de s’orienter sur sa propre voie ; ce sommet, un acte merveilleux, une révélation personnelle de Dieu l’avait posé dans l’existence humaine ; aussi nulle vicissitude des choses humaines ne pouvait-elle l’atteindre en quoi que ce fût. Conserver fidèlement dans sa  forme inaltérée et maintenir présent à toutes les époques ce qui avait été acquis sur cette hauteur, telle devait paraître la tâche principale. Le regard demeurait donc tourné du côté du passé et il n’y avait à espérer, même pour le plus lointain avenir, aucun changement dans cet ordre de choses.

La méthode historique récemment acquise a ébranlé de la manière la plus grave cet ensemble de convictions, et l’action en fut d’autant plus pénétrante qu’elle avait coutume de s’exercer lentement et du dedans. Son effort pour relier plus étroitement les phénomènes entre eux étend jusqu’à ce suprême sommet ; elle en scrute les alentours, elle montre que les points de communication n’y font pas défaut, elle amoindrit de plus en plus les distances. Finalement cette hauteur souveraine, même en continuant à dominer tout le reste, apparaît comme le point culminant d’un mouvement plus vaste, et par là même comme partie intégrante d’un tout plus ample, en sorte qu’il est impossible d’en discerner pleinement la nature si on la sépare de ce tout. Que si, après ce point culminant, nous considérons les plaines de l’histoire, les forces d’impulsion qui y agissent doivent aussi prendre un autre aspect : de plus en plus disparaît l’antithèse abrupte entre l’humain et le divin ; l’humain est convié, lui aussi, à collaborer au grand œuvre, et tant qu’on reconnaît dans cet œuvre une vérité éternelle, il reçoit de ce chef un ennoblissement intime ; quant au divin, il devient plus proche et plus familier à l’âme, et ainsi la vie paraît avoir gagné plus d’unité intérieure et la religion une base plus large.

De même que pour chaque religion la diversité des époques prend de la sorte une plus grande importance, de même les rapports réciproques des religions s’en trouvent modifiés à leur tour. Lorsque toute multiplicité a derrière elle un mouvement qui seul la fait comprendre, on ne saurait la juger suivant une alternative tranchante ; il est à présumer que chaque forme renferme une part quelconque de raison ; la rigueur d’une conception absolue doit céder le pas aux atténuations d’une conception relative. On incline alors à considérer toutes les religions comme les ramifications d’une tendance générale, ramifications dont aucune n’est dépourvue de valeur, encore qu’elles ne soient pas toutes équivalentes. Donc intelligence plus ouverte de la richesse de la vie historique, communications réciproques et amicales plus faciles, conceptions et méthodes plus souples.

Mais l’action de l’historicisme ne se fait pas uniquement sentir dans la manière d’organiser les données de fait, elle s’étend aussi aux éléments, aux faits eux-mêmes. Et cela surtout par l’effet du développement et de l’application de la critique historique. À quel point, dans l’image qu’il se forme de son milieu et surtout dans l’image du lassé, l’homme subit les influences de sa subjectivité, comment il arrange de lui-même son propre univers au moyen de ses idées et de ses opinions, de ses perfections et de ses tendances, de ses désirs et de ses espérances personnels, voilà de quoi l’on n’a pris pleinement conscience que dans l’âge moderne. Or si les modernes sont, en conséquence, contraints de soumettre à l’examen le plus incisif toute tradition historique, attendu que la subjectivité exerce son influence modificatrice depuis l’admission initiale d’un fait à travers la série complète des intermédiaires, une telle tâche se fait particulièrement impérieuse à l’égard des faits historiques fondamentaux de la religion. Dans un domaine ou le désir et l’espoir passionnés excitent en l’âme les troubles les plus orageux et où les souhaits du cœur se poétisent volontiers en images saisissables, où la force de l’impression totale empêche de juger sobrement du détail, il faut s’attendre à ce que la critique historique ait à faire une quantité de mises au point et de rectifications. C’est ce qui a eu lieu en réalité. Il nous a fallu renoncer à mainte chose que nous aimions et à quoi nous tenions, nous en avons été fort appauvris. En revanche, nous pouvons nous réjouir de ce que nous possédons, comme d’un bien beaucoup plus légitime ; et la vie aussi doit gagner en clarté et en vérité, si les formes dont elle s’occupe sortent nettement dessinées du brouillard dont une tradition ancienne les avait enveloppées.

Tout cela put sembler d’abord un profit net et c’en est un en réalité, tant qu’il ne s’agit que de science. Car il est incontestable que la matière a été clarifiée et plus régulièrement ordonnée. Reste à savoir si ce qui est un profit pour la science est aussi un profit pour la religion, et si leurs intérêts ne sont pas diamétralement opposés. Là science vise à réduire toute diversité en un ensemble coordonné et continu : la religion n’est pas possible sans un contraste, sans une distinction nette du divin et de l’humain ; elle a besoin du sublime et de son pendant, la vénération ; or il n’y a pas de place pour ces concepts dans le monde de la science exacte. Ainsi la conception historique, par la lumière qu’elle projette sur les personnes et sur les évènements, semble détruire en eux précisément ce qui en faisait des objets de vénération religieuse : le singulier, l’éminent, le merveilleux. C’est avec raison que notre grand poète a nommé le miracle l’enfant préféré la foi ; une religion dépourvue de toute espèce de miracle est une contradiction en soi ; il ne s’agit que de savoir ce qu’il convient d’entendre par miracle. Or la science exacte ne tolère le miracle dans aucun sens du terme.

La marche et les succès de la critique historique posent à nos yeux le problème avec une pleine clarté ; son pénible et minutieux labeur a fini par en déterminer une révolution générale. D’après la conviction ancienne, l’histoire sacrée se séparait nettement de la profane, comme la paix d’un temple consacré contraste avec le va-et-vient de la vie quotidienne ; on ne pouvait s’étonner que les évènements y suivissent un autre cours, qu’un ordre supraterrestre, avec des effets miraculeux, s’y manifestât à nous. Ici les mesures étaient plus grandes, les oppositions plus tranchées, la nature des évènements portait la marque d’un contraste plus fortement accusé. Toute la hauteur supraterrestre que la foi avait attribuée à ces phénomènes, on croyait la percevoir immédiatement en eux ; l’éclat qui en rayonnait ne permettait nulle analyse de l’impression totale, nul examen critique des différents récits. Aussi ne voyait-on dans la tradition ni lacunes, ni incohérences, ni contradictions, et elle agissait tout entière, dans une unité intacte, sur toute l’âme.

Vint la critique historique, qui s’assujettit aussi ce domaine. Déjà le fait qu’elle usait ici du même procédé qu’à propos de toute autre histoire fut contraire à la distinction qui dominait jusqu’à ce moment dans les esprits ; l’une et l’autre histoire se trouvaient ainsi placées au même niveau et traitées comme parties d’un tout plus considérable. Et plus l’effort se convertit en travail, plus aussi s’effaça le nimbe qui avait entouré jusqu’alors les personnages et les évènements de l’histoire sainte, et la claire lumière du jour montra une image différente, sous plus d’un rapport, de celle que nous avions cru voir auparavant. Il n’est plus permis de méconnaître à quel point sont mal accrédités certains objets sur lesquels nous bâtissions en confiance, combien récits et conceptions s’écartent souvent les uns des autres ou même se contredisent, et cela non seulement pour l’accessoire, mais pour l’essentiel. Mais là même où ce qui passait pour certain se retrouve dans le résultat, il y a néanmoins quelque chose de changé. Car les faits ont perdu le caractère d’évidence immédiate auquel tient en partie la force de leur action. Que la matière en question exige un travail rationnel compliqué, qu’il nous faille traverser bien des scrupules et des doutes avant de nous en rendre maîtres à nouveau, cela prouve qu’elle est devenue différente de ce qu’elle était et que, malgré tout ce que nous avons pu gagner en perspicacité, elle est plus éloigne de nos prises.

Il importe de considérer aussi qu’en matière historique, voir une chose avec plus de précision équivaut à la distinguer de nous, partant à en affaiblir l’influence immédiate sur notre vie, sinon à l’empêcher totalement. Le sujet et l’objet ne se trouvent plus alors dans une sphère commune de l’existence, ils sont écartés l’un de l’autre, nous ne pouvons plus identifier l’objet avec notre propre vie, y transporter sans scrupule notre propre manière d’être, ainsi que cela se faisait auparavant. Avec quelle candeur la Renaissance et les Hollandais n’ont-ils pas prêté aux personnages sacrés les formes et les vêtements de leur époque et ne les ont-ils pas ainsi introduits au sein de leur propre vie ! Aujourd’hui aussi on fait avec les meilleures intentions des tentatives de ce genre, mais elles ne réussissent qu’imparfaitement, parce que la foi certaine fait défaut, qui mêle le divin à l’humain et élève l’humain jusqu’au divin. Seul un élément d’éternité peut relier les temps ; or dans tous nos combats et tous nos doutes cet élément s’est atténué à nos yeux. Mais si l’histoire sainte, elle aussi, ne nous présente rien que d’humain, la question se pose inévitable : cet objet temporel si éloigné de nous extérieurement est-il encore de nature à produire en nous une profonde émotion, à nous faire accomplir des progrès essentiels, ou bien ne perd-il pas nécessairement sa signification religieuse ?

Plus grand encore est le danger qui naît pour la religion du groupement des faits en un courant vital universel. Nous avons vu la nouvelle manière de penser rapprocher l’un de l’autre le divin et l’humain ; il n’y a qu’un pas de plus à faire pour absorber dans l’humain tout ce qui passait auparavant pour un effet du divin, pour faire de la religion une simple portion de la culture générale et lui enlever toute supériorité en échange de ses évolutions et transformations. Il en résulte d’abord une pressante menace pour le caractère de vérité absolue auquel la religion ne saurait renoncer ; toujours davantage l’éternel est assujetti au temps et finalement absorbé par lui. La chose n’a lieu que par degrés, mais aussi longtemps qu’il ne s’exerce aucune action contraire et plus forte, tout doit concourir à cette dissolution. On commence par déclarer que la religion doit présenter la vérité à chaque époque en se conformant aux tendances particulières de celle-ci, pour pouvoir agir pleinement sur elle : prétention assurément légitime en soi, mais qui n’est pourtant pas inoffensive, tant que les limites entre les affirmations de la religion et les exigences de l’époque ne sont pas nettement déterminées. Puis la prétention s’accroît, on exige que la religion corresponde en général à la situation de l’époque et résulte de son mouvement ; elle ne doit pas, dit-on, se modeler sur un passé mort, mais sur un présent vivant, afin d’être la force propulsive de notre vie. Mais les époques se succèdent et les exigences changent ; beaucoup de choses jadis vénérées sont devenues de pures superstitions ; qui nous garantit qu’un jour il n’en adviendra pas de même de nos propres convictions ? Au surplus, la religion, en tant que simple produit d’une époque, peut-elle réagir puissamment contre cette époque ? Renoncer à une vérité éternelle, n’est-ce pas renoncer pour la religion au pouvoir de juger et d’élever ?

Ainsi, en s’abandonnant tout entière au temps, la religion risque de devenir une pure apparence, une ombre. Mais même cette modeste existence ne lui demeure pas incontestée. Le progrès de la conception historique des choses, avec son relativisme, nous amène à la fin en face de la question : la religion dans son entier ne serait-elle pas un phénomène transitoire, une « catégorie historique », une phase d’évolution que l’humanité doit traverser, mais qu’elle a définitivement traversée ? Le positivisme a formulé avec précision cette idée ; pour lui la religion est une interprétation anthropomorphiste du tout, interprétation nécessaire à l’origine pour donner le branle à la vie spirituelle, mais qui devait céder peu à peu le pas à une pensée scientifique, objective, positives dont le triomphe complet ne fait plus à présent l’objet d’aucun doute. Aussi ce qui subsiste aujourd’hui en fait de religion n’est-il que le débris d’un lointain passé : rien d’étonnant si cela nous a l’air étrange. – Tel est le raisonnement du positivisme. Bien qu’appartenant d’abord à une école particulière, il en dépasse de beaucoup les cadres et influe sur la vie commune ; en admettant jusqu’à un certain point la légitimité de la religion, il lui est bien plus plus dangereux que les attaques du XVIIIe siècle qui la rabaissait grossièrement à n’être que la création de potentats rusés et de prêtres fourbes.

 

Donc, de par l’historicisme, la religion panait condamnée à l’anéantissement ; on de discerne à première vue nul moyen de résister au courant du devenir qui l’attire à soi et la dissout. Mais l’ennemi de la religion triompherait cependant trop tôt en la croyant définitivement abolie de la sorte et en opposant à sa volatilisation les acquisitions prétendues intangibles de la culture. Nous n’avons qu’à regarder un peu plus avant, à approfondir un peu le problème, pour nous apercevoir que l’ébranlement résultant d’une manière de penser qui ne tient compte que du temps ne demeure pas limité à la religion, mais qu’il atteint plutôt en général la vie, et mine aussi les positions de la science, qui inspiraient tant de sécurité.

Poursuivie jusqu’au bout et non arrêtée arbitrairement à mi-chemin, la transformation complète de la réalité en un courant du devenir détruit toute vérité et tout contenu de la vie ; elle fait de la réalité elle-même un fugitif royaume des ombres. La vérité, dans tous les sens du terme, n’est possible que si l’on s’élève au-dessus du temps, en opposition aux vicissitudes du temps. Si nous n’avons rien à opposer au temps, l’homme seul et l’opinion humaine décident de ce qui doit nous sembler juste et vrai, toute norme tombe qui pourrait mesurer son pouvoir, à l’aide de laquelle il pourrait se dégager de l’arbitraire et de la fantaisie. Toute donnée stable doit se dissoudre, et plus cette dissolution avance, plus aussi le temps doit se fractionner en moments isolés, plus la vérité temporelle devient une opinion fuyante et transitoire. N’avons-nous pas assez péniblement éprouvé au XIXe siècle les rapides revirements des dispositions et des appréciations ? Regardons seulement à l’histoire de l’art ; avec quelle rapidité se sont succédé les vagues du goût ! comme s’empressait de taxer d’erreur et de folie ce qu’on saluait peu auparavant comme un essor vers des hauteurs nouvelles ! Les inconvénients de ces vicissitudes échappent à l’individu parce qu’il ne pense qu’à lui et à l’instant présent ; ici précisément la vérité lui semble acquise ; ce qui, juste maintenant, passe pour « moderne » a l’air de l’emporter de beaucoup sur tout le reste. Mais que sa pensée aille un peu plus loin, qu’il se dise que ce qu’il vénère aujourd’hui comme moderne sera tantôt jugé surpassé et suranné et que ce qui le surpassera aura précisément le même sort, et qu’il en sera ainsi à perpétuité sans qu’on obtienne jamais, au prix d’une indicible peine, rien de stable, rien de permanent. Dans ces conditions, tout travail ne devient-il pas vain, et en présence d’un tel néant, peut-il subsister un penchant vital quelconque, une joie quelconque d’agir et de créer ? Et qu’en est-il, avec ce tour de pensée, de la réalité tout entière ? Une simple alternance de situations, une série d’ascensions et de chutes, une flamme qui ne s’allume que pour s’éteindre, rien qui subsiste, qui ait un sens, nul résultat dans l’ensemble. Métamorphoser la réalité en un flux de phénomènes, c’est en faire quelque chose de fantomatique, intermédiaire entre l’être et le non-être ; tout est rattaché au fil ténu du devenir ; ce qui en tombe, tombe dans l’abîme du néant où s’engloutissent tous les biens et toutes les fins de l’humanité. Il n’y a donc ici nulle vie véritable, mais seulement un vouloir vivre, une aspiration haletante à cette vie qu’on n’atteint pour pourtant jamais. Nui n’a éprouvé plus fortement que les Hindous le néant d’urne telle vie, tombée dans les flots du devenir ; ils faisaient crier aux vivants par les esprits des morts : « Nous fûmes ce que vous êtes, vous serez ce que nous sommes. » Mais n’éprouvons-nous pas toujours davantage aussi à l’heure actuelle la contradiction interne, l’inanité d’une vie semblable ? Au sein des brillants succès extérieurs, aurions-nous tout au fond de l’âme si peu de joie, si nous ne commencions à douter du sens du tout, si nous ne regrettions douloureusement, parmi toutes nos agitations, un ferme appui, une vérité supérieure ?

Or ce regret même atteste que nous ne sommes pas entièrement absorbés dans le courant et dans le moment ; si quelque chose en nous ne nous soulevait au-dessus de l’instant fugitif et ne nous contraignait à chercher plus que sa satisfaction, nous ressemblerions à de simples éphémères et notre état ne nous causerait point de malaise. Mais le besoin de fixité et de stabilité, voire d’éternité, ne demeure pas une vague disposition, il peut passer en acte et en fait : c’est ce que montre avec une clarté spéciale l’adversaire en apparence le plus décidé de toute permanence, l’histoire elle-même, pour autant qu’elle est conçue comme une œuvre proprement humaine, et suffisamment distinguée de ce qui s’appelle histoire au sens plus large. Si la conception historique s’est emparée du domaine de la nature, notamment en s’aidant de la doctrine de l’évolution, cela ne devrait pas nous faire perdre de vue que l’histoire extérieure et l’histoire, telle qu’elle se déroule sur les hauteurs du monde spirituel, sont choses totalement différentes. Au dehors s’accomplit dans le cours des temps une graduelle accumulation d’effets, les menus détails prennent de l’importance par leur addition, la coïncidence et l’entrecroisement des forces produisent des formes compliquées et différenciées. La géologie moderne nous montre clairement cela. Nous avons derrière nous un long développement et l’état actuel ne nous devient transparent que si nous parcourons toute la série. Mais la nature elle-même n’a pas traversé toute la série, il n’y a eu nulle métamorphose de la diversité en une vie propre, les choses se sont surajoutées les unes aux autres, mais le lien entre elles est demeuré tout extérieur.

Il en va autrement chez l’homme, dans la mesure où il dépasse la simple nature, et élève en face d’elle un règne de la culture. Car il n’y a point de culture sans un effort pour soustraire à l’oubli croissant et pour conserver présents certains évènements, certains faits, certaines personnalités ; il n’y a pas de culture sans une lutte contre le temps et son action destructive. Cet effort peut sembler d’abord se borner à transmettre par tradition quelques évènements remarquables, mais ensuite c’est aussi le produit de la vie intérieure, religion, droit, etc., qui se consolide, sous la forme de la coutume, et il se forme de la sorte un lien des temps, la vie s’alimente toujours moins du simple moment, le présent s’incorpore toujours davantage le passé et il échappe du coup aux désirs changeants et aux caprices du jour.

Mais la pleine particularité de cette considération de l’histoire par le côté humain ne se révèle que si, du caractère d’un peuple, on l’étend à l’humanité entière. On voit alors manifestement que, passant tout contact extérieur, une unité intérieure joint les hommes entre eux, et que le mouvement historique n’abolit pas une certaine fixité. Des monuments énigmatiques, d’obscurs documents littéraires surgissent des décombres de cités à moitié oubliées ; si, malgré la difficulté, nous essayons de les déchiffrer et si nous y réussissons, qu’est-ce qui nous y incite et qu’est-ce que cela prouve, sinon le fait que l’organisation spirituelle est demeurée la même, que tout le mouvement des temps n’a point modifié notre intellect, que le même désir de bonheur nous anime, que nos sentiments et nos tendances, sous leur revêtement changeant, ont gardé leur essence ? Mais nous ne désirons pas seulement comprendre le passé, nous voulons aussi en tirer, tirer notamment des points culminants de son activité, un profit pour notre propre vie ; nous nous y efforçons, persuadés que quelque chose de précieux est apparu sur ces sommets, quelque chose qui peut de là se communiquer à nous et que nous aurions été nous-mêmes incapables de produire. C’est ainsi que nous nous emparons avec respect de la culture grecque à son apogée, des commencements du christianisme, de l’essor des temps modernes, etc. ; comment le pourrions-nous, si nous n’étions convaincus qu’ils n’appartiennent pas simplement au temps, qu’il y a là une action supratemporelle qui peut se communiquer à tous les temps ? Réunissons ces différents points : il en ressort une image de l’histoire et de notre rapport à l’histoire, tout autre que celle que nous avions tout à l’heure et dont la mutabilité mettait toute vérité en péril. L’histoire n’est plus une agitation dans temps, elle devient une victoire sur le temps, un effort pour faire surgir des combats et des fatigues temporels, sous la distinction du périssable et de l’impérissable, un règne de la vérité, et pour y rattacher notre propre vie ainsi qu’à une constellation fixe ; sous un tel rapport, s’occuper du passé n’est pas fuir du présent dans un âge lointain et étranger, c’est s’efforcer, avec l’aide de tous les temps, d’élaborer un présent supratemporel. Il serait impossible d’unir ainsi ce qui nous est propre avec ce qui nous est étranger, si à travers l’un et l’autre n’opérait le même ordre éternel, et si le fond le plus intime de l’être humain ne plongeait dans cet ordre éternel.

Or tout ce que nous cherchons et trouvons dans une telle éternité flotte en l’air sans s’agréger en un tout, à moins d’y reconnaître une variété nouvelle de l’être et de la vie ayant son fondement en elle-même. Et cela se produit par l’autonomie de la vie spirituelle, c’est-à-dire, à notre sens, de la réalité se constituant dans son indépendance et sa profondeur originale. Déjà le premier aspect de la vie spirituelle ne permet pas de douter qu’elle n’affirme l’indépendance à l’égard du temps de tout ce qu’elle déploie de vrai et de bon. Sans une telle transcendance, l’effort de nature spirituelle manquerait de consistance et deviendrait un simple moyen en vue de fins humaines ; ce n’est qu’avec elle qu’il peut se proposer des buts particuliers et agir avec une énergie particulière pour élever l’homme intérieurement. Nous pouvons nous représenter sous les idées du vrai et du bien des choses fort différentes, mais l’effort même pour les réaliser serait paralysé radicalement, si nous ne les estimions soustraites à toute vicissitude de situation et d’opinion humaines, en tant qu’elles représentent un ordre de choses nouveau et intemporel. Plus nous conservons la vie spirituelle comme un tout et plus nous la comprenons comme un nouveau degré de la réalité, plus il devient manifeste qu’elle constitue un règne indépendant de vérité éternelle, en opposition aux changements et aux vicissitudes des phénomènes temporels, et qu’elle seule donne à la vie humaine une base ferme.

Telle est, il est vrai, la situation de l’homme : cet ordre éternel où son être doit avoir son fondement ultime ne lui apparaît pas dans une forme achevée ; il ne lui révèle son contenu que par la lutte, le travail et l’expérience de l’histoire. Le fait fondamental lui-même pose un problème difficile, voire le plus difficile de tous. Que quelque chose d’éternel se révèle dans l’histoire, qu’elle soit tout entière une lutte pour l’éternel, cela, et cela seul, lui donne une valeur ; cela seul la rend possible, au sens proprement humain. Abstraction faite de cet élément éternel, la succession des choses humaines, les progrès et la décadence des peuples et des individus ne mériteraient pas le nom d’histoire, quelques prétentions qu’on élève à cet égard. Dans une pareille conception, tout travail historique véritable devient un effort pour s’élever au-dessus de la simple histoire, pour rejeter ce qu’elle contient de purement temporel et pour pénétrer dans les profondeurs où, dominant les contrastes et les différences des temps, peut se former une communion intime de vie. Nous n’enchaînerons donc pas, à la manière ancienne, le mouvement spirituel à un point unique de l’histoire, nous n’aurons garde de l’immobiliser ainsi ; mais nous ne ferons pas non plus, avec les modernes, des variations successives la chose principale, sacrifiant par là le rapport avec l’éternel ; nous concevrons l’ensemble comme le déploiement d’une ordre éternel, et à travers toute son étendue, c’est à l’éternel que nous tendrons. On peut espérer de cette façon faire droit au temps aussi bien qu’à l’éternité, et du même coup, au lieu de poser en antinomie un mouvement libre et un fond permanent, bref la liberté et la profondeur, les maintenir l’une et l’autre pour leur avantage réciproque.

Si une histoire de nature spirituelle exige ainsi pour subsister une vérité éternelle, la religion et l’histoire peuvent donc entretenir des rapports plus amicaux qu’il ne semblait jusqu’à présent. D’abord il n’est pas douteux que le caractère supratemporel du travail de l’esprit n’atteigne dans la religion une force et une clarté particulières. Plus que toute autre chose, la religion concentre la vie en un tout, la met en rapport avec l’ensemble du monde et lui assigne des fins ultimes ; c’est en elle principalement que se détermine le rapport fondamental de l’homme avec la réalité ; en elle ou nulle part la vie spirituelle revêt un cachet bien distinct, et la chaîne entière des temps toit servir à une tâche unique, supratemporelle. Mais la religion n’implique pas moins une pénétration dans le temps qu’une élévation au-dessus du temps. Car a vérité fondamentale dont dépend son existence ou sa ruine, c’est que le divin, dans son essence inaltérée et avec une vivante énergie, est présent au sein de l’existence temporelle et humaine, en opposition avec ce qui la constitue d’abord. Et plus le divin paraît élevé, plus il est nécessaire aussi d’élever l’homme, de lui présenter, pour contrebalancer les impressions déprimantes de l’expérience sensible et de l’expérience sociale, une vue claire de l’éternelle vérité telle qu’elle se réalise par le labeur de l’histoire. Mais il en résulte aussi qu’il faut faire une place libre à la variété et à la diversité des époques, et l’on comprend qu’il y ait un mouvement historique, même dans le domaine religieux. La religion ne faut agir sur l’homme qu’en entrant dans la forme spéciale d’existence de celui-ci ; elle admet donc aussi en soi un moment temporel et doit participer aux vicissitudes des temps ; elle aussi ne peut rendre sa vérité pleinement assimilable à l’homme que peu à peu, dans le temps. Ce n’est pas à dire qu’elle tombe par là, dans sa substance, sous la domination du temps ; en vertu de cette substance, elle ne saurait cesser d’examiner et d’épurer tout ce que le temps met au jour et, partant de la certitude inébranlable de la vérité possédée, de s’opposer à tout ce qui méconnaît cette vérité ou la défigure. Par conséquent, si la religion, sous sa forme phénoménale, doit correspondre à la situation générale de chaque époque, il ne faut pas qu’elle renonce à juger ce qui, dans le chaos du temps, appartient à son essence véritable et fait présumer un rapport à la vérité. Ce n’est qu’à titre d’auxiliaire de la vérité que le temps peut avoir une valeur pour la religion comme pour la vie spirituelle ; mais ainsi compris, il doit nous être précieux et indispensable, parce que nous ne pouvons nous emparer pleinement qu’à travers le mouvement historique, de l’élément éternel où notre être plonge ses racines.

Ces considérations expliquent aussi pourquoi certaines époques et certaines personnalités peuvent acquérir, principalement en religion, une importance spéciale et une valeur permanente. Si ce que l’existence humaine contient de spiritualité ne constitue en général qu’une modeste adjonction à des phénomènes d’une nature différente, et si les époques de création originale ne sont que de rares jours de fête et de solennité, ce contraste avec la moyenne de l’existence atteint en religion sa suprême intensité. Nulle part mieux qu’en religion on n’aperçoit qu’on ne saurait franchir certaines limites en accumulant les actions d’ordre moyen, nulle part la grandeur n’apparaît davantage comme une manifestation immédiate, une révélation d’un ordre supérieur. Elle ne va pas, il est vrai, sans un milieu historique qui lui impose certaines conditions, lui prête une certaine couleur locale et influe d’une façon particulière sur son mode d’action. Mais il ne s’ensuit pas que sa substance spirituelle soit un simple produit de l’époque ; elle est bien plutôt en opposition directe avec elle, et elle l’élève à une hauteur qu’il lui serait impossible d’atteindre autrement. En un temps de violentes luttes de parti et de culture raffiné, Jésus a non seulement proclamé, mais incarné en lui un monde de paix profonde et d’enfantine pureté. Le propre de la grandeur qui paraissait en lui ne consistait pas en certaines doctrines, certains sentiments ou certaines exigences ; toutes les manifestations vitales de ce genre peuvent aussi se trouver dans l’époque, et, de ce point de vue, la grandeur peut être considérée comme un simple agrégat, ainsi qu’une perspicacité mesquine ne se lasse point de le démontrer. Mais si elle n’était rien d’autre qu’une combinaison, comment se fait-il que d’un point particulier – par exemple les débuts du christianisme – soit parti un mouvement si puissant, que de vieux idéals se soient écroulés et que de nouveaux aient surgi, que l’équilibre antérieur de la vie se soit rompu et que les mesures en usage soient devenues insuffisantes, que l’humanité ait été prise d’une puissante aspiration et d’une orageuse inquiétude qui depuis des milliers d’années ne veulent point s’apaiser ? Il y a là pourtant une preuve que des profondeurs nouvelles se sont ouvertes, que des mouvements nouveaux sont entrés en branle, disons même que l’ensemble d’un ordre supérieur est devenu merveilleusement proche et familier, en acquérant en même temps une force victorieuse de pénétration. Celui qui, convaincu de l’autonomie d’une vie spirituelle supérieure, s’entend, en vertu de cette conviction, distinguer une telle substance spirituelle de sa forme temporelle d’existence, peut reconnaître pleinement que cette grandeur, en se précisant, est conditionnée par l’époque, et réclamer pour son mouvement ultérieur une complète liberté ; mais d’autre part, il pourra garder un rapport étroit avec la substance spirituelle et espérer en tirer une vie nouvelle. Car, dans ce domaine, rien n’est capable d’agir plus fortement que la représentation vivante d’une force originale et de la constitution caractéristique de la vie spirituelle en un monde qui a son fondement en lui-même. Si nous reconnaissons ici une unité incomparable qui donne à la vie, dans toute son étendue, une façon particulière, la critique historique, si tranchante soit-elle, ne saurait entamer ce fait primordial et fondamental ; elle peut excéder son pouvoir et se donner tort en voulant dériver de la pluralité l’unité, du milieu ambiant ce qui est autonome, l’action de ses conditions, en oubliant qu’autre chose est de recueillir les matériaux pour construire le bûcher, autre chose de faire jaillir l’étincelle spirituelle seule capable d’y allumer la flamme. Tout faire rentrer dans un seul enchaînement causal, cela revient à niveler l’existence, à détruire non seulement la religion, mais encore toute spiritualité supranaturelle et partant toute vraie culture de l’esprit.

 

Notre distinction nette entre la substance et l’existence de la religion permet de concilier avec la stabilité d’une vérité éternelle la liberté d’un mouvement historique ; il en résulte également une manière de traiter l’histoire qui nous élève au-dessus des dangers et des limites de toutes les autres. La tendance moderne à fonder la vie sur l’histoire constituait dès l’origine un péril pour le plein déploiement de l’activité personnelle, et ce péril n’a fait que grandir. Cette tendance, par opposition à l’« Aufklärung», visait à donner à la vie une base plus forte, à incorporer les moments et les individus dans des organisations plus vastes et plus fixes, à rendre la vie et l’action glus pleines, plus individuelles, plus variées. On supposait tacitement en cela que la raison règne dans l’histoire et qu’elle afflue, inaltérée, chez tous ceux qui lui présentent un sens ouvert et s’y abandonnent avec candeur.

Or non seulement cette raison nous est devenue par la suite de plus en plus douteuse, mais encore le rapport du présent au passé nous révèle des complications plus grandes que ne supposait cette manière de voir. Dans toute l’étendue de la vie spirituelle, une époque ne sort pas d’une autre en toute sûreté et tranquillité, comme par une croissance organique, mais de même que la vie spirituelle tombe en une rapide décadence lorsqu’elle n’est pas sans cesse engendrée à nouveau, de même le présent doit se préparer  lui-même, en définitive, sa propre vie ; il ne trouve établi d’avance nul rapport fixe avec le passé, il faut qu’il le cherche toujours à nouveau ; et même l’image du passé, avec tout ce qu’il paraît renfermer de précieux, prendra pour le présent un aspect différent suivant ce qu’il saisira comme la vérité, dans sa propre conviction. Spirituellement parlant, le passé n’est donc nullement achevé, le mouvement du présent peut toujours y découvrir, y susciter du nouveau, le passé aussi est encore en cours.

Mais ce droit supérieur du présent, d’un présent qui, par-delà le moment, regarde à une vérité qui embrasse les temps, est très gravement amoindri par un historicisme exclusif. L’immense afflux et la représentation frappante des formes du passé reléguèrent à l’arrière-plan la question touchant la vérité du tout ; ce qui se présente à nous avec une ample réalité, nous le vénérons volontiers comme rationnel ; nous nous y laissons gagner d’autant plus facilement que l’esprit et la raison semblent affluer de l’histoire sans effort de notre part. Nous sommes induits toujours davantage à une molle complaisance, à une attitude passive, et nous courons finalement le risque de perdre tout penchant à vivre d’une vie propre et de devenir les caudataires obligeants de temps qui nous sont étrangers. Avec un diligent labeur et une habileté admirable, nous nous plaçons au point de vue d’époques révolues, nous cherchons à comprendre leurs motifs, à prouver leurs droits, nous nous identifions avec elles par la pensée et par la vie, au point qu’elles deviennent presque notre propriété personnelle. Et nous oublions que, si appréciable que soit tout cela pour la science, il n’y a pas là de quoi remplacer jamais une vie qui nous soit propre, que nous n’atteignons par cette voie, au lieu d’une vie intégrale et véritable, qu’une vie partielle, un semblant de vie, que la richesse débordante de cette possession historique nous laisse dépouillés et pauvres au centre intime de notre être. Des images à la place des choses, le savoir substitué à la conviction, l’érudition tenant lieu de vie personnelle, voilà le résultat final. Tel est cet historicisme énervant qui déprime aujourd’hui la vie spirituelle – surtout sans doute chez nous autres Allemands – et qui est d’autant plus dangereux qu’il tient de la manière la plus étroite à de grands avantages de notre nature. Mais y a-t-il en ces matières un danger dont on ne pût en dire autant ?

Or s’il s’agit de dépasser l’historicisme avec son abandon du présent, si le XXe siècle doit surmonter l’antithèse d’une conception rationnelle et d’une conception historique des choses, telle qu’elle était posée aux deux derniers siècles, cela pourra-t-il se faire à moins de donner à l’histoire le fondement d’un ordre éternel et de la concevoir comme le déploiement de cet ordre pour la position de l’humanité ? Comment l’histoire pourrait-elle autrement avoir pour nous du prix sans devenir cependant l’essentiel de notre vie ?

Si l’abandon sans résistance à l’histoire menace la vie d’un affaissement intérieur, des dangers d’une autre sorte apparaissent, lorsqu’on reconnaît l’action d’une vérité suprahistorique au sein de l’histoire, mais qu’on la rattache à un point unique d’où elle s’étend ensuite à tout le reste. Ceci était particulier à l’ancienne forme de la religion, surtout dans le christianisme, et cette manière ancienne pénètre tellement notre vie qu’il faut la discuter ici de plus près. – Cette ancienne manière de penser, subordonnant toute diversité à un seul point saillant, peut en appeler au fait que la religion a sa propre et spéciale histoire, laquelle est absolument inconciliable avec une ascension continue par l’effet d’un développement naturel des choses. Nous voyons tous très clairement qu’il n’y a création et formation religieuses que sur des points fort isolés, par la concordance de causes et de circonstances variées, et que, du point de vue intérieur, ces évènements résultent toujours d’un effort énergique pour s’élever au-dessus de la situation donnée. Et comme le point d’éruption manifeste la plus grande énergie et l’expression la plus pure, on a pu croire qu’en religion la tâche principale consistait à se maintenir à la hauteur atteinte, en variant le moins possible, à y revenir toujours après les décadences inévitables dans les conditions humaines et à puiser toujours à nouveau à la vie qui y est ouverte, ainsi qu’à une source intarissable. L’histoire pouvait ainsi apparaître comme un incessant retour à la vérité ancienne, non comme un progrès vers une vérité nouvelle. De fait, ce sont les premiers débuts des religions qui leur ont conféré leur caractère propre et ont déterminé pour toujours leur direction principale.

Il y a là assurément une bonne part de vérité. Seule une pensée superficielle est capable de méconnaître et d’obscurcir la différence entre une histoire de la religion et une histoire conçue comme évolution naturelle. Mais cette idée de l’histoire ne posséderait un droit exclusif que si le cours des siècles n’apportait rien de nouveau pour les questions vitales et essentielles dont s’occupe la religion, si sur ce point toute la vie n’était qu’un flux et un reflux d’opinions et de sentiments humains qui ne pourraient avoir la moindre prise sur l’inébranlable rocher de la vérité. Ce ne serait pas seulement alors le contenu spirituel, ce serait aussi le vêtement temporel de la religion qui devrait participer à cette stabilité, ou plutôt, étant donné ce fait fondamental, il faudrait rejeter comme préjudiciable au divin toute distinction entre le contenu et l’enveloppe.

On a longtemps pensé ainsi ; nous ne le pouvons plus aujourd’hui. L’ensemble de la conception historique, avec ses vues plus précises et ses distinctions plus tranchées, nous a impérieusement obligés à séparer ce qui est éternel de ce qui est historique, la substance, de l’existence ; nous ne pouvons non plus admettre comme éternels et divins les débuts dans leur entier ; il nous faut d’abord chercher et mettre au jour ce qu’il y avait en eux d’éternel et de divin, afin de ne pas confondre, en acceptant aveuglément leur contenu, le temporel avec l’éternel et nuire par là précisément à ce que nous voulons exalter.

Ces considérations se trouvent renforcées si la religion, comme cela est apparu nécessaire, est mise en relation étroite avec l’ensemble de la vie spirituelle, et si de plus, dans l’action de cette vie en l’homme, on reconnaît au cours de l’histoire des progrès essentiels. Ces progrès, il est vrai, ne s’étendent pas à toute la surface de l’existence, ils n’agissent d’abord que comme postulats et même comme possibilités ; mais déjà comme questions posées et tâches à réaliser, ils forment une puissance considérable, non pas tant pour les individus et les masses que pour l’ensemble complexe du travail spirituel, qui de plus en plus s’est détaché de la subjectivité humaine et ne se remettra jamais sous son pouvoir. De cette série de développements résulte un état historique du travail que l’individu peut ignorer, mais sur lequel doit se mettre au clair tout ce qui vise à accroître l’avoir spirituel de l’humanité et à élever l’homme intérieurement.

Si, depuis la fondation d’une religion, des modifications essentielles se sont produites dans les formes de la vie spirituelle, il doit être extrêmement préjudiciable à cette religion de maintenir invariable son mode ancien, et de lier ainsi l’élément éternel dont nous avons besoin à un mode temporel que nous sommes contraints de rejeter. Car ce qui nous porte à le dépasser, ce n’est pas une simple opinion et tendance humaine, incrédulité ou présomption, c’est une nécessité de la vie spirituelle à laquelle nous n’avons pas le droit de nous soustraire. Cette liaison risque de rétrécir la vie, de comprimer la conviction, de nous rendre étranger ce qui devrait nous être le plus proche. Mais le danger capital, c’est la tension et la scission qui en résultent entre la religion et le travail spirituel ; de plus en plus la religion menace de demeurer en arrière de celui-ci et de finir par s’en séparer tout à fait ; elle risque ainsi d’apparaître comme le produit d’un degré inférieur de la vie dépassé par le mouvement historique, comme une œuvre purement humaine, incapable de se maintenir sur le terrain de la vie spirituelle. Que depuis l’établissement des religions positives, en particulier du christianisme, des changements profonds aient eu lieu, c’est une question de fait que l’expérience seule peut trancher ; or il est visible qu’elle la tranche dans le sens de l’affirmative. Le développement de la culture moderne n’a pas seulement amené, au regard de l’état primitif du christianisme, bien des modifications de détail, mais il a transformé le mode général de la vie et du travail.

Cette transformation concerne d’abord le monde de la pensée. Les derniers siècles ont changé à fond l’image de la nature, de l’histoire, de l’homme même avec sa vie morale et spirituelle, et l’apport nouveau du travail varié, en se combinant, a pour conséquence un élargissement considérable de notre pensée et de notre vie, une énergique exaltation de toutes les idées dans le sens de la grandeur et de l’universalité. Et cela non seulement à l’égard de l’extension ; car si l’infinité nouvellement découverte du monde visible et le rétrécissement du domaine humain occupent d’abord la pensée, plus pénétrante encore est la transformation intérieure : une expression plus nette et une plus claire délimitation du travail spirituel font parâtre trop mesquine, pour les tâches qu’il impose, la forme de vie humaine telle qu’elle nous est donnée immédiatement, et opposent au simple état du sujet une activité créatrice qui procède de la nécessité de complexes spirituels, du développement spontané de domaines entiers de la vie. Le noyau vital le plus intime en est pénétré. Car si les âges antérieurs ont cherché ce noyau dans le rapport de personnalité à personnalité – conçue à l’instar de la personnalité humaine – et si l’intériorité du sentiment qui se développait de là était regardée comme l’âme de la réalité, les mouvements et changements nouveaux contredisent de la façon la plus rigoureuse une telle position centrale de la personnalité et de la vie personnelle ; ils mettent l’accent sur l’élargissement de la vie, et ils trouvent cet élargissement dans l’idée d’un processus impersonnel, soit naturel soit spirituel, mû par une nécessité positive, et auquel doit servir tout le travail humain. L’homme, qui pendant longtemps se tint timidement à l’écart du monde environnant, voudrait maintenant entrer dans une relation plus étroite avec lui, il voudrait participer directement à une vie universelle : voilà la part de vérité contenue dans les courants panthéistes souvent si confus de l’époque actuelle, et qui leur donne un certain empire sur les contemporains. Une telle manière de penser ne prête pas seulement une apparence d’anthropomorphisme et de mythologie à maint élément de la religion traditionnelle qui semblait par ailleurs la pure expression de la vérité divine ; elle fait juger trop étroite et trop mesquine toute l’ancienne conception, elle en franchit les limites avec une puissance pareille à celle des éléments. Un semblable mouvement dans le sens de l’extension et de la grandeur, obscurcissant la tâche morale, peut être discutable ; souvent une interprétation des plus contestables peut se confondre avec la nécessité spirituelle ; il n’en est pas moins vrai que les problèmes mêmes ont rendu les anciennes positions intenables ; toute la peine et toute la subtilité de la défense ne peuvent leur conserver la sympathie et l’intérêt de l’humanité, ce à quoi la religion ne saurait renoncer.

Mais ce n’est pas seulement le monde de la pensée qui a subi depuis les débuts du christianisme de pénétrantes transformations : la vie affective, qui anime notre effort et domine nos rapports avec notre entourage, est devenue autre. C’est au sein d’une humanité fatiguée et désespérant de ses propres capacités, c’est dans un temps de décadence que le christianisme ancien dut agir et chercher sa forme propre ; ce qu’on désirait avec ardeur alors, c’était un ferme point d’appui et non un libre mouvement, le repos et la paix, non la marche en avant et la lutte, la sécurité et l’allégement, non l’indépendance et la responsabilité personnelle. Pour répondre à ce désir, la religion elle-même devait revêtir une forme et prendre la couleur de l’époque, en dépit de sa résistance aux tendances de celle-ci : organisation et autorité d’une part, soumission et dévotion de l’autre, désir d’une incarnation sensible de l’invisible vérité, goût du merveilleux, de l’incompréhensible, du magique, malgré beaucoup de zèle à l’action, la passivité l’emportant dans la vie religieuse. Nous savons comment tout cela se transforma dans les temps modernes, comment le courage de vivre, un joyeux désir d’action et de création, de progrès et de métamorphoses, d’autonomie et de responsabilité personnelle, est venu à l’humanité. Le mouvement ayant pénétré la vie tout entière, il ne peut laisser la religion hors d’atteinte. Un conflit avec la forme ancienne est inévitable ; si la religion, dans toute son essence, est liée à cette forme, elle devra partager elle-même l’ébranlement ; mais elle devra subir une formation plus active et une très profonde réforme, si l’on reconnaît dans ce mouvement une vérité qu’il convient d’implanter sur le terrain proprement religieux. Déjà la Réformation a assumé cette tâche, mais elle ne l’a pas menée à terne ; car s’il est certain qu’elle a saisi le sentiment vital nouveau à la source la plus profonde de la vie, elle est demeurée, dans le développement de ses idées, attachée au passé sous bien des rapports. Aussi la même exigence reparaît-elle  maintenant avec le réveil du problème religieux, toutes les confessions sont pénétrées du désir de plus d’activité, d’un déploiement plus grand d’énergie dans le domaine religieux.

Mais la réalisation n’en est pas si simple qu’il le semble à plusieurs. Il ne suffit pas pour cela de mettre davantage le sujet en mouvement, d’éveiller en lui des dispositions plus ardentes : on ne peut susciter une activité véritable qu’au moyen d’une réforme totale. Nous nous trouvons ici en présence de grands problèmes historiques dont la solution définitive se dérobe à nos regards, mais il suffit à la religion d’y travailler seulement pour améliorer ses rapports avec la situation générale de la vie spirituelle.

 

Nous montrerons ci-après que le christianisme peut admettre en soi de tels mouvements historiques, sans abandonner la vérité élevée au-dessus de tout mouvement. Pour l’instant, nous n’avons à nous occuper que de ceci, à savoir que le fait d’admettre de tels mouvements exige une manière d’envisager et de traiter l’histoire comme celle que nous avons développée plus haut. Si un arrière-fond suprahistorique se maintient dans l’histoire, si ce qui en elle a de la valeur, c’est moins ce que nous montre l’immédiate impression totale que ce qui y agit comme contenu spirituel, alors nous ne pouvons accepter complaisamment tout ce qui nous est présenté, nous devons apprécier et discerner par notre jugement propre, établir d’abord à travers la distance une communion intérieure, gagner par notre propre travail le terrain sur lequel le passé et le présent peuvent entrer fructueusement en contact. La principale station pour le travail spirituel est toujours constituée par le présent, et ce qui, dans la richesse incommensurable de l’histoire, doit s’unir à notre propre vie est tenu de s’attester comme exerçant une action durable et de dépouiller le caractère d’une chose abolie. Or, un présent de cette sorte ne s’offre jamais de lui-même, il faut que nous l’acquérions par le travail spirituel, en surmontant le moment qui passe ; il faut donc ici un plus grande activité ; tout flottement sans défense et toute complaisance passive, toute fuite du présent dans le passé sont fondamentalement exclus. Il est clair que l’histoire ne nous fera progresser que suivant la mesure de l’énergie spirituelle que nous y apporterons ; il est clair aussi que nous déployons une vie spirituelle en utilisant l’histoire, mais non en la puisant dans l’histoire ; clair enfin que nous vénérons ce qu’il y a de plus grand dans la religion, comme dans l’histoire en général, non en lui-même, mais en tant que révélation et actualisation de l’éternelle vérité. Procéder autrement nous paraîtrait rendre un culte à l’homme et non pas à Dieu.

Or tout cela présuppose nécessairement la présence immédiate de la vérité éternelle à travers tout le cours de l’histoire, la possibilité de se soustraire à chaque instant au courant du devenir pour se transporter en elle. Il en résulte une rupture décisive avec l’ancienne méthode qui attribue à un moment isolé toute la plénitude de l’éternel et borne toute la suite au maintien et à la reproduction de ce moment. Il est impossible d’éviter ainsi un amoindrissement d’activité ; ce que nous ne formons ni ne construisons nous-mêmes, ce qui, pour subsister et pour agir, n’a pas besoin de notre décision, ne peut s’emparer de la pleine énergie de notre être. L’idée qu’une œuvre commune relie toutes les énergies et que chacun à sa place, par son action personnelle, doit faire progresser le courant de la vie, cette idée ne fut point absente du christianisme aussi longtemps qu’il eut à lutter contre un monde hostile. D’après Origène, le penseur dirigeant de l’Église d’Orient, en Jésus commença la pleine union, l’« interpénétration » des natures divine et humaine, et par cette communion, la nature humaine fut divinisée non seulement en Jésus, mais chez tous ceux qui acceptaient la vie dont il est l’initiateur. Le vrai imitateur du Christ ne doit pas seulement croire au Christ, mais devenir lui-même un Christ et servir par sa vie et ses souffrances au salut des frères. – Après la victoire du christianisme, cet ordre d’idées passa à l’arrière-plan de la vie ecclésiastique ; il s’agit de le reprendre, dans des conditions modifiées et sous une forme nouvelle, et de reconnaître dans le développement de la religion une œuvre continue, commune à tous, si la religion doit acquérir le caractère d’activité sur lequel nous devons insister à présent.

Par le surplus d’activité que font espérer de pareils changements, la vie gagne aussi en universalité, et le mouvement de la pensée en ampleur et en liberté. Comment pourrions-nous, par-delà toutes les particularités temporaires, rechercher une vérité universelle et y établir notre vie, à moins d’admettre quelque chose de supérieur à toute particularité et de concevoir les variétés particulières comme le simple déploiement de ce quelque chose de supérieur ? La marque de l’éternel ne consiste pas à maintenir immuable et à imposer une forme particulière en face des vicissitudes du temps, mais à pouvoir entrer sans s’y perdre dans la diversité des temps, en y attestant sa puissance supérieure, en y agissant de façon à libérer le temps de son caractère purement temporel.

Il n’est pas à craindre qu’une telle conception nous fasse aboutir à une généralité pâle et vide, et par là à une volatilisation de la vie. Car ici ce n’est pas l’être abstrait qui constitue le fondement sur lequel tout repose, mais une vie originale, existant par elle-même, et le lien de la diversité se trouve dans le caractère, le contenu, le déploiement intégral de cette vie, non dans des doctrines et des formules qui en seraient détachées. Aussi certainement cette vie, comme vie spirituelle, emporte certaines convictions touchant la réalité, lesquelles convictions doivent se muer en doctrines, aussi certainement les doctrines n’ont de valeur qu’en tant qu’incorporations de la vie, et, comme telles, peuvent fort bien subir des variations, sans que la vérité de la vie qui les fonde en devienne douteuse.

Le gain en universalité et en activité contribuera aussi à rendre la vie religieuse plus simple et plus immédiate qu’elle n’est d’ordinaire autour de nous. Pour que la religion agisse avec force et pénètre victorieusement, il est de la plus haute importance qu’elle puisse être pleinement expérimentée par chacun, et que chacun développe en se l’appropriant le fond le plus intime de son être propre. D’après son affirmation fondamentale, l’ultime profondeur du phénomène universel peut se dévoiler à l’intérieur de l’âme et devenir la propriété personnelle de l’homme ; sans cette conviction, la religion ne pourrait être au centre de la vie. Ce qui est essentiel et nécessaire doit aussi pouvoir être directement vécu. Le nécessaire, pour avoir son plein effet, ne doit être ni mêlé ni lié à l’accessoire ; il doit se distinguer d’une façon tranchée de tout le reste et produire ses exigences en toute clarté. Or il existe à cet égard, précisément dans le christianisme, de grandes confusions qui tiennent à sa nature aussi bien qu’à son histoire. Nous nous occuperons bientôt du fait que le christianisme accueille en soi la vie dans sa plus vaste étendue et dans ses oppositions les plus profondes ; à cause de cela déjà, il se laisse moins aisément que d’autres religions réduire à une formule simple. Si néanmoins, dans le christianisme aussi, il faut mettre l’accent sur la simplicité, ce sera une simplicité d’une nature spéciale et qui posera des problèmes spéciaux. En outre, le cours de l’histoire a éloigné de nous et nous a rendu moins compréhensibles maintes choses qui paraissaient proches à nos devanciers et leur représentaient visiblement des vérités éternelles ; on a beau, par exemple, défendre avec énergie, aujourd’hui encore, la doctrine de légalité d’essence du Père et du Fils, on ne lui rendra pas pour cela la position prépondérante qu’elle avait auparavant dans la vie religieuse. La vérité est que le contenu historique du christianisme est devenu beaucoup trop vaste et trot chargé de détails ; il traîne avec lui beaucoup d’éléments à demi étrangers qui deviennent de plus en plus un fardeau et un obstacle, et qu’il est nécessaire d’éliminer, si la religion doit mettre en œuvre toute la vigueur de l’éternelle vérité et s’assurer la collaboration de chacun. Les troubles et les nécessités actuelles l’exigent assez manifestement. Il s’agit de lutter pour une plus grande simplicité et immédiateté de la religion, pour une séparation plus nette de l’essentiel et de l’accessoire, pour l’élaboration d’une unité caractéristique de la vie où soit compris tout ce qui lui est propre, d’où soit exclu tout ce qui lui est étranger. Un tel effort ne peut procéder que d’une vie spirituelle élevée au-dessus du temps et de la simple humanité et capable de mettre dans leur vrai rapport le temps l’éternité. En quoi consiste cette unité caractéristique, c’est ce qui va nous occuper maintenant. Si nous la découvrons et qu’elle nous apparaisse clairement en dépit de la confusion inhérente à la condition humaine, cela tranchera la question de savoir si la conception du temps et de l’éternité que nous avons développée se laisse soutenir jusqu’au bout, si la religion est de force à surmonter les vicissitudes du temps, ou si ces vicissitudes l’atteignent aussi et l’entraînent à sa ruine.

 

 

 

Rudolf EUCKEN,

Problèmes capitaux de la philosophie

de la religion au temps présent, 1910.

 

 

 

 

 

 

 

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