L’État moderne et la neutralité scolaire

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

George FONSEGRIVE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Chacun son métier,            

Les vaches seront bien gardées.

FLORIAN.

 

 

 

 

INTRODUCTION

 

 

À la fin du mois de septembre 1908, du 25 au 29, fut tenu à l’Université de Londres le premier congrès international d’éducation morale et sociale sous le patronage des ministres de l’instruction publique de l’Angleterre, de la Belgique, de l’Espagne, de la France, de l’Italie et de la Roumanie. Le président du Comité général était un Français, M. Léon Bourgeois. Les vice-présidents représentaient tous les pays du monde civilisé. On peut dire que presque tout ce qui a un nom en Europe parmi ceux qui s’occupent de pédagogie morale s’était fait inscrire et les séances ont réuni un nombre considérable d’hommes compétents.

Malgré quelques flottements inévitables dans une première tentative, le congrès a été brillant et on y a entendu la lecture de mémoires à la fois expérimentés et savants. Les discussions ont été un peu vides, comme il arrive souvent dans ces sortes d’assemblées, mais toujours intéressantes et plus courtoises que ne le furent, à Heidelberg, au mois d’août, celles du congrès de philosophie. Aussi bien, des moralistes et des pédagogues de profession doivent-ils au moins l’enseignement de pouvoir maîtriser leurs nerfs.

Le programme du congrès comprenait à peu près toutes les questions que soulève le problème de l’éducation morale à l’école. Et sans doute il était trop vaste, et ce n’est pas en cinq jours que l’on peut déterminer le rôle des facteurs biologiques dans l’éducation, exposer et discuter les diverses méthodes d’éducation, tracer le programme d’un enseignement moral direct, découvrir en chaque matière d’enseignement scolaire ce par quoi cet enseignement peut venir en aide à l’enseignement moral proprement dit, tracer le plan d’une organisation de l’école au point de vue de la formation du caractère, s’occuper des carrières, des cours d’adultes, des écoles normales, etc. Mais l’ampleur même de ce programme témoigne de la perspicacité des promoteurs du congrès qui, s’ils n’ont pas prétendu découvrir en cette première réunion, à tout cet ensemble de questions, des réponses définitives, ont du moins tracé un plan de travail pour les assemblées futures.

Toutes ces questions sont intéressantes, et on peut même les dire vitales. Cependant, aucune d’elles ne touche au point qui domine tous les autres : Par qui sera donnée cette éducation dont on cherche à établir les conditions et à découvrir les lois ? Sera-ce par une Église, par un organe spirituel en suite de certains principes religieux ou philosophiques ? Sera-ce par la famille ? Sera-ce par l’État ? Le congrès, par toutes ses tendances et le libellé même des questions posées, paraît ne voir dans la famille qu’une auxiliaire de l’école. Il ne semble pas douteux que, dans la pensée des organisateurs du congrès, l’instituteur ne doive être l’agent principal, le maître véritable de l’éducation ; la famille doit se modeler sur lui, régler ses conseils propres d’après ceux de l’instituteur ; en lui se trouve le dépôt des vérités libératrices, des procédés efficaces qui doivent faire de l’enfant un homme vertueux, un bon citoyen. En fait, la majorité des congressistes de Londres s’est montrée hostile à la « laïcité » de l’école telle qu’on l’entend chez nous ; il a bien paru qu’elle était d’avis que l’école devait enseigner la morale chrétienne basée sur les grands dogmes du spiritualisme chrétien et son opinion très nette peut se formuler ainsi : Pas d’éducation morale sans des dogmes spirituels. Mais à lire les noms français qui se trouvent au premier rang des promoteurs du congrès, tels que ceux de MM. Léon Bourgeois et Ferdinand Buisson, il paraît certain que c’est à l’école publique, à l’instituteur d’État que les organisateurs du congrès avaient l’intention de s’adresser principalement, sinon même uniquement. Or, quelles qu’aient été en fait les aspirations du congrès de Londres, ces aspirations un jour ou l’autre seront déjouées même à Londres et ce sont les idées de MM. Buisson et Bourgeois qui triompheront de celles des honorables clergymen anglais. Et la question qui se pose alors est celle-ci : L’État moderne, dont l’instituteur est l’organe, est-il qualifié pour donner une éducation morale ? Le doit-il et le peut-il ? Il semble que la réponse soit très facile et très claire : l’État le doit, car comment, obligeant tous les enfants à passer dans ses écoles les années où l’enfance est le plus plastique, pourrait-il sans crime se désintéresser de l’éducation morale de tous ces enfants ? Et l’État le peut sans doute, puisqu’il le doit, puisqu’il oblige ses maîtres à donner un enseignement moral, puisque des congrès de techniciens, d’hommes compétents recherchent les moyens les plus efficaces pour que cet enseignement produise les meilleurs fruits. L’État le peut donc puisqu’il le fait.

Mais c’est justement sur ce point de la capacité ou de l’habileté de l’État à donner une éducation morale que je voudrais présenter quelques réflexions. Il paraît tout naturel, puisque de tout temps on a enseigné la morale à l’école, que l’instituteur moderne donne, lui aussi, comme ses prédécesseurs, un enseignement moral, et qu’il le donne au nom de l’État, ainsi que, jadis, on le donnait au nom de l’Église. Peut-être cependant n’est-ce là qu’un préjugé, une suite de traditions anciennes mal adaptées aux choses présentes, une routine vénérable, si l’on veut, mais qui ne va pas sans danger.

Dans les pays étrangers où l’enseignement moral, alors même qu’il n’est pas strictement confessionnel, n’en demeure pas moins essentiellement chrétien, basé sur le Décalogue et sur l’Évangile, on pourrait trouver étrange une semblable question. En France, on ne le peut pas. Les autres pays ne se piquent pas de la logique que nous prétendons faire régner dans nos diverses institutions. Ils ont beau laisser toute liberté à la pensée des adultes, ils n’imaginent pas pour cela que tout doive être mis en question devant les enfants, et s’ils reconnaissent au professeur d’université le droit de parler et d’écrire comme il le croit bon, ils entendent que l’instituteur primaire ne s’écarte point des enseignements de la morale traditionnelle. Et dans ces heureux pays, l’instituteur même ne s’y essaie point. Il enseigne aux enfants le respect des mœurs courantes, celles que tous les honnêtes gens pratiquent autour de lui, que des théoriciens peuvent bien critiquer et blâmer même pour quelques usages, mais auxquelles se conforment ces théoriciens eux-mêmes. Dans tous ces pays, la pratique dérive des lois chrétiennes et demeure incontestée. L’enseignement moral de l’école est en définitive un enseignement chrétien.

Eu France, nous sommes plus radicaux. L’État s’est déclaré neutre entre toutes les croyances, entre toutes les philosophies, il faut donc que, dans son enseignement, l’instituteur de l’État ne puisse blesser aucune croyance, ne puisse se mettre en opposition avec aucune philosophie. Est-il possible, est-il sincère, quand on n’admet pas une théorie, ou quand, par souci de neutralité, on ne veut pas s’appuyer sur elle, de conserver la pratique correspondante ? Excluant le dogme chrétien, l’école neutre peut-elle encore enseigner une morale chrétienne ? Il ne le semble pas. Aussi a-t-on vu, dès les premiers temps où l’on a voulu chez nous « laïciser » la morale, que l’enseignement moral des instituteurs publics était vacillant, incertain, peu cohérent et peu fructueux. Depuis le premier et fameux rapport de M. Lichtenberger, en 1889, à plusieurs reprises les rapports annuels des inspecteurs d’académie se sont plaints du flottement de l’enseignement moral.

Plusieurs faits retentissants ont appelé l’attention sur la crise de la morale scolaire. Un instituteur de la Côte-d’Or a soulevé, l’an dernier, par son enseignement, la réprobation de plusieurs pères de famille, le Conseil d’État a reconnu qu’il était justiciable des tribunaux ordinaires. Ici ou là on a même été jusqu’à critiquer à l’école l’idée de patrie. Pour protéger la conscience de leurs enfants, qu’ils estiment menacée, des pères de famille forment des associations. Des journaux peu suspects de cléricalisme, tels que le Temps, n’ont pu se retenir d’exprimer leurs appréhensions.

Le gouvernement, à son tour, s’efforce de soustraire aux tribunaux civils la connaissance des conflits qui menacent ainsi de s’élever entre la famille et l’école, pour en réserver le jugement à peu près uniquement à l’administration. Il se dit, cependant, également préoccupé de maintenir les instituteurs dans les limites légales et de les défendre contre des hostilités de parti pris. Les projets déposés par le ministre de l’instruction publique et par le garde des sceaux ont été déjà très vivement discutés et ils le seront encore. Les catholiques n’ont guère à espérer qu’ils soient améliorés. De leur côté, tous les évêques de France, après avoir lancé en 1908 contre ces projets une solennelle protestation, l’ont renouvelée plus vive en septembre 1909. Ils y voient une menace nouvelle pour la foi des enfants, une sauvegarde enlevée à la famille, un nouvel attentat contre ses droits.

Cependant, les évêques admettent, sans la juger, la situation de fait créée par les lois scolaires de la République, ils s’abstiennent de s’insurger contre la loi de laïcisation ; s’ils insistent en 1909 sur ce que la neutralité scolaire a d’antichrétien, ils ne retirent pas ce qu’ils disaient en 1908 quand ils reconnaissaient que la loi telle quelle « donnait une sécurité relative », ils demandent seulement que la loi soit « loyalement observée », ils ne réclament que l’« honnête neutralité » 1. De son côté, le gouvernement proteste qu’il ne songe pas à faire enseigner en classe l’athéisme ou l’irréligion, il blâme les instituteurs antipatriotes, il se proclame partisan de la « neutralité ». Seuls, un certain nombre de fanatiques sectaires prétendent qu’il faut renoncer à cette « neutralité », qu’ils qualifient de menteuse. Déchirant tous les voiles, il faudrait, selon quelques-uns, proclamer ce qui, d’après eux, était dans l’esprit du législateur de 1883, à savoir qu’en laïcisant l’école, on avait voulu donner à l’instituteur la mission de contredire en tous les points l’enseignement du curé.

Voici donc le problème qui n’avait pas été tout d’abord posé au congrès de Londres, mais qui, à nous, Français, se pose préalablement à tous les autres : L’école primaire laïque peut-elle, comme telle, donner une éducation morale ? Si elle le peut, cette éducation ne doit-elle pas être hostile à l’enseignement chrétien ? Ou, en d’autres termes : Qu’est-ce au juste que la neutralité de l’école publique telle qu’elle résulte de la laïcisation progressive de l’État dans les temps modernes ? Cette neutralité offre-t-elle une base suffisante pour y édifier une éducation morale complète ? Le mot « neutralité » n’est-il qu’une étiquette menteuse et la laïcité de l’école entraîne-t-elle forcément l’hostilité au christianisme ? – Pour résoudre ces questions, on ne voudrait faire appel ici qu’à l’histoire et à la logique. Leur solution, à cette heure, n’a de vif intérêt qu’en France, elle viendra un jour ou l’autre à intéresser tous les autres peuples.

Que la situation actuelle soit anarchique, c’est ce que les faits prouvent surabondamment. La neutralité paraît exclure la morale chrétienne, et cependant cette morale est la seule qui règle encore les mœurs, la seule vivante, celle que pratiquent les honnêtes gens. Les instituteurs doivent donc être tout à fait désorientés. S’ils continuent d’enseigner la morale traditionnelle, sont-ils vraiment des « laïques » ? Ne sortent-ils pas de la neutralité ? S’ils réprouvent cette morale et la contredisent, quelle autre peuvent-ils mettre à la place puisqu’aucune autre n’existe ? Et ici encore ne sortent-ils pas des limites de la neutralité ?... Il n’est pas étonnant que les instituteurs ne sachent auquel entendre. Quelques réflexions historiques nous expliqueront comment a pu se produire cette étrange situation, et par là même surgira la conception du remède qu’il convient de lui apporter.

 

 

 

I

 

Le porte-à-faux de l’école primaire en France.

 

 

Le premier fait qui frappe l’observateur, c’est que l’école, en particulier l’école primaire, chez nous, repose sur un porte-à-faux. Au lieu d’être simplement considérée comme un agent de la vie sociale, ayant à ce titre et ses devoirs et ses droits, ses franchises et ses assujettissements, l’école est regardée par un bon nombre de théoriciens comme une sorte de centre spirituel, bien moins chargé de servir à la vie sociale que de la régler et même de la régenter. L’instituteur n’apparaît pas comme un serviteur de la collectivité, tout uniment comme un maître d’école, maître des quatre règles qui apprendront à faire les comptes justes, maître de la grammaire qui apprendra à parler et à écrire en français, maître de la géographie qui apprendra à connaître les divers pays et à voyager, etc., on le présente absolument comme le Maître. L’école n’est plus au service des habitants de la commune, elle exerce une sorte de domination. C’est cette conception, conception métaphysique et quasi mystique, qui est la cause de tous les conflits auxquels l’école donne lieu chez nous.

Si, en effet, on regarde ce qu’est l’école dans les pays voisins que leur civilisation rapproche le plus de la nôtre, en Angleterre, en Allemagne ou en Suisse, on voit que l’école primaire n’a d’autre but que de rendre la vie sociale plus facile aux enfants qui la fréquentent. L’instruction primaire n’a aucune prétention scientifique ou philosophique, l’instituteur enseigne dogmatiquement ce qui est reçu dans le milieu social où il vit et où ses élèves doivent vivre.

En grammaire, en géographie, en histoire et en morale aussi bien qu’en arithmétique, l’instituteur est comme le porte-parole ou le reflet des opinions admises, reçues par la quasi totalité de ses concitoyens. Il ne s’aviserait pas plus de discuter un aphorisme ou un précepte de morale que de contester les règles de la division. Il transmet aux jeunes générations les éléments les plus utiles de l’acquis scientifique, les pensées admises par la moyenne des esprits de son temps et de son pays. Il a besoin d’avoir l’esprit net pour bien expliquer ce qu’il enseigne ; il est utile qu’on lui ait fait voir qu’au delà de ce qu’il enseigne, il y a beaucoup de choses qu’il ignore et qu’il ne peut enseigner. Il est nécessaire qu’il soit modeste et qu’il ait assez de bon sens pour limiter son enseignement non seulement à ce qu’il sait, mais à ce qui peut être utile à ses élèves et à ce qu’il sont capables d’apprendre. Il n’a pas pour mission de réformer son pays, mais il peut être amené à apporter, dans une commune arriérée, quelques lumières qui l’apparieront à l’ensemble du pays. C’est ainsi qu’il doit insister sur la propreté, l’hygiène, l’utilité des engrais et l’usage des fosses à purin. Mais il ne se pose nulle part en réformateur des mœurs publiques. Il n’a pas à faire la loi, à inventer de nouvelles mœurs, il n’a qu’à enseigner l’obéissance à la loi, le respect des mœurs qui sont d’accord avec les lois. Ainsi compris, le rôle de l’instituteur ne risque d’amener aucune crise, de produire aucune perturbation. Au lieu d’être un fomentateur de troubles, il est un agent de paix. Sa fonction est bien définie, elle ne peut porter ombrage à personne, il doit être respecté par l’immense majorité des gens tranquilles, il ne peut être suspect qu’à quelques brouillons.

Malheureusement, l’idée que depuis trente ans on se fait en France de l’école et de l’instituteur est tout autre. Et cette déformation de l’idée scolaire n’est pas la moins funeste conséquence de nos luttes politiques.

Il ne paraît pas contestable, en effet, que notre législation scolaire n’ait été en grande partie inspirée par le désir de lutter contre l’Église. Paul Bert disait que l’école devait élever, en face de l’église et du château, ses façades riantes et lumineuses comme le symbole du triomphe de la civilisation en face des siècles ténébreux et arriérés. Par les discours les plus nets qui ont été prononcés, au moment de la discussion des lois scolaires, de 1881 à 1886, en dépit des textes adoptés qui, eux, peuvent presque tous revêtir un sens acceptable, par tout l’ensemble d’idées, de formules des promoteurs de ces lois, l’instituteur était présenté non pas tant comme émancipé du curé que comme un anticuré ; non seulement l’école n’était plus la vassale, mais elle devenait la rivale, l’adversaire de l’Église.

L’instituteur, dès lors, n’était plus un maître d’école au service de la communauté, il devenait le représentant d’une sorte de pouvoir spirituel, comme le prêtre d’une religion nouvelle en opposition avec l’ancienne, le prêtre de la science, de la liberté, de la raison. Il ne devait plus être le serviteur d’aucun dogme, mais, pontife de la raison, il devenait lui-même le juge souverain de tous les dogmes. C’est au nom de la liberté absolue de la pensée que les théoriciens et les discoureurs le déclaraient émancipé du dogme chrétien, qu’on lui faisait à peu près une obligation de mettre son enseignement en opposition avec tout enseignement dogmatique religieux ; il n’est pas étonnant qu’au nom de cette même liberté de pensée, des instituteurs, – sinon les plus nombreux, du moins les plus bruyants, – aient voulu, après les dogmes religieux, examiner les dogmes laïques, et qu’après avoir été émancipés de Dieu, ils se soient volontiers émancipés de la patrie, que le pacifisme et l’antimilitarisme aient trouvé chez eux des partisans et des apôtres. Il n’est peut-être pas de classe sociale qui sente plus lourdement peser le service militaire que les anciens élèves des écoles normales. Ils sentent bien que l’égalité absolue devant le sac au dos ne réalise pas la véritable justice, mais au lieu de s’en prendre au sophisme égalitaire qui a inspiré la rédaction de la loi, aux législateurs maladroits ou sophistiques, ils s’en prennent à l’institution militaire et à la patrie. D’autres, comme cet instituteur qu’ont poursuivi les pères de famille de la Côte-d’Or, d’autres vont plus loin encore : ils refusent de se courber devant les traditions qui règlent ce qu’on appelle spécialement les mœurs, ils tiennent des propos tels qu’ils deviennent justiciables du code pénal. À ce point, l’opinion publique s’insurge, à sa suite le gouvernement s’émeut, les pères de famille s’organisent, et si un pamphlétaire a pu récemment écrire un libelle sous ce titre : « L’armée contre la nation », il semble à plusieurs que l’on puisse, et avec bien plus de raison, proclamer la révolte de l’école contre la patrie.

 

 

 

II

 

Origines historiques de la neutralité.

L’incompétence spirituelle de l’État.

 

 

Il ne faut pas songer à nier le mal ni même à le pallier. Je crois sincèrement que le corps des instituteurs est encore demeuré sain, que les Morizot ne s’y trouvent qu’à l’état d’exception, que la plupart d’entre eux enseignent les devoirs de la morale commune, et au premier rang les devoirs envers la patrie.

Cependant il ne servirait de rien de fermer les yeux. Le mal existe et, si l’on n’y porte remède, il s’étendra même fatalement et peu à peu envahira tout. Les quelques faits isolés dont l’opinion publique s’est à bon droit alarmée ressemblent à ces boutons ou à ces abcès qui, n’intéressant que de faibles parties du corps, laissent en somme l’organisme sain, mais n’en sont pas moins les symptômes d’une diathèse, d’un mal intérieur qui risque de se développer et peut amener la mort.

Nous venons de signaler ces symptômes. Et en même temps nous en avons découvert la cause morbide. L’instituteur est détourné de sa fonction. Au lieu d’être simplement dans un ordre, un serviteur de la communauté, on tend à le mettre hors rang, à en faire un maître, une sorte de directeur spirituel. Ce maître, naturellement, doit être jaloux de toutes les autres maîtrises, il doit prétendre à l’hégémonie. Ce n’est pas seulement un « anticuré », on le met sur la pente qui le pousse à devenir un « antimaire », un « antipréfet », un « anti » de toute autorité qui prétendra s’imposer à lui ; c’est ainsi qu’il devient antimilitariste, antipatriote, même antimoral. Et l’on peut véritablement dire que si, par l’effet d’influences illégales, ouvertes ou occultes, l’instituteur français continuait à descendre cette pente sur laquelle une doctrine vicieuse l’a engagé, l’école, au lieu d’être un ciment social, deviendrait le plus redoutable agent de dissolution sociale, car elle ne ferait guère que cultiver l’anarchie.

Et ne nous égarons pas à combattre des causes imaginaires. Du mal la cause ne se trouve ni dans la laïcisation, ni dans le neutralité de l’école. Les pères de famille qui s’organisent l’ont bien compris. Ce n’est pas contre la neutralité qu’ils s’insurgent, ils se lèvent au contraire pour défendre la neutralité violée, et ce qu’ils reprochent à certains maîtres, ce n’est pas d’être laïques ou de parler en laïques, mais de se croire des sortes de prêtres et de prêcher certains dogmes. Toute autre tactique eût été sans doute illégale, elle eût été aussi bien inefficace. Et c’est aussi celle qu’ont adoptée tous les évêques de France. La neutralité scolaire est en France la suite de tout un ensemble de faits historiques. Et ce sont ceux-là mêmes qui ont donné naissance à l’État moderne.

Nous voyons, en effet, à partir de la Révolution française, tous les États civilisés reconnaître, les uns après les autres, l’égalité et la liberté des cultes, relâcher la police de la pensée, laisser à la plume et même à la parole publique une liberté de plus en plus grande. Jadis l’État professait un certain dogmatisme ; il fallait accepter le dogme d’État et s’y conformer pour jouir de toutes les prérogatives du citoyen ; la loi de l’État obligeait tous les sujets à un conformisme spirituel. « Une foi, une loi, un roi », disait une formule célèbre. La foi dominait la loi et le roi ne faisait que diriger la vie nationale en conformité avec la foi. Même les traités d’Augsbourg, qui reconnaissaient aux princes d’Empire le droit d’embrasser à leur gré la Réforme sans perdre pour cela leurs droits régaliens, obligeaient les sujets de ces princes à se conformer à la foi du prince. Une seule religion dans une seule région : cujus regio, ejus religio. En Angleterre, le schisme opprime les catholiques et finit par les supprimer. En Suède, en Norvège, en Danemark, à Genève, le protestantisme triomphe et est oppresseur. En Allemagne, le protestantisme et le catholicisme se partagent les États. En Italie, en Espagne, le catholicisme se maintient. La France seule offre le spectacle d’un pays où les deux cultes ont l’un et l’autre des partisans assez nombreux et assez puissants pour que l’un ne puisse tout de suite proscrire l’autre, d’où nos guerres de religion. Le génie de Henri IV consista à vouloir faire taire les discordes, à trouver le moyen d’employer au bien du royaume des forces qui, auparavant, ne faisaient que s’entre-détruire, qu’épuiser les ressources de la France et la vider de son sang le plus généreux. C’est de cette vue de grande politique nationale que naquit l’édit de Nantes. Le principe de tout l’édit de Nantes se trouve dans cette pensée que, malgré les différences de religion qui peuvent séparer les uns des autres des sujets du roi de France, ces sujets ont assez d’idées communes, d’intérêts communs pour obéir au même roi, observer les mêmes ordonnances civiles, coopérer ensemble à la gloire du roi, à la grandeur nationale. En fait, tout le temps que dure le règne de Henri IV la coopération s’établit, le protestant Sully fut un ministre aussi soucieux des intérêts généraux du royaume qu’avait pu l’être jadis le moine Suger ou que le fut, quelques années plus tard, le cardinal de Richelieu. Mais dès la mort de Henri IV, l’expérience fut compromise. Les agitations et les usurpations protestantes fournirent à Richelieu l’occasion de réduire les privilèges accordés à ceux de la R. P. R. Cependant l’expérience se poursuivit jusqu’en 1685, lorsque Louis XIV révoqua l’édit de Nantes. Durant près d’un siècle, on avait donc pu voir, dans un même pays, des serviteurs également dévoués du pays malgré la diversité de foi. La formule ancienne à trois termes de la vie civile de trouvait donc expérimentalement réduite à deux termes : « Une loi, un roi. »

Cependant, les protestants exilés de France à la suite de la révocation de l’Édit de Nantes allèrent porter leurs plaintes dans les pays étrangers. Selon la tendance naturelle à l’esprit humain, ils transformèrent le fait expérimenté en une théorie de droit général ; et, de ce que la liberté de conscience n’avait pas produit en France de mauvais effets sociaux, ils proclamèrent le droit à la liberté de conscience. En même temps, les déistes, puis les matérialistes anglais revendiquèrent le droit de professer n’importe quelle opinion philosophique. Voltaire rapporta en France leurs théories ; les philosophes, l’Encyclopédie s’en emparèrent et les propagèrent, et à la revendication de la liberté de conscience religieuse succéda ainsi la revendication de la liberté complète de la pensée. Et dès lors que l’État ne décidait plus de la vérité religieuse, puisqu’il n’obligeait plus tous ses sujets à s’y conformer, il était bien difficile qu’il ne cessât pas d’affirmer sa compétence pour décider d’une vérité philosophique quelconque et pour en imposer le respect. La société civile, l’État constatait son incompétence spirituelle. La Révolution française n’a fait que consacrer cette incompétence spirituelle de l’État par le texte fameux de la Déclaration des droits : « Nul ne peut être inquiété pour ses opinions, même religieuses. »

On voit, par là, comment s’est historiquement établie la neutralité de l’État. Cette neutralité résulte bien moins d’un droit absolu reconnu à toutes les opinions, quelles qu’elles soient, que de la constatation expérimentale des limites de la compétence de l’État. En fait, il se trouve que des hommes de diverses religions, ou même sans aucune religion, professant les opinions philosophiques les plus diverses, accomplissent cependant leurs devoirs civiques ; si l’État prenait parti, il devrait proscrire des serviteurs qui lui sont utiles ; il ne les proscrit donc pas, il ne prend donc pas parti. Son code pénal interdit tous les actes qui nuisent de façon certaine à la société, il édicte aussi des peines contre tous ceux qui s’abstiennent des actes certainement nécessaires ou utiles à la vie sociale. La limite de son droit se trouve dans la certitude. Il ne peut ordonner que ce qui est certainement utile, défendre que ce qui est certainement nuisible. Or, à quel signe l’État, qui n’a que des vues sociales, peut-il reconnaître la certitude ? Uniquement au signe social de l’assentiment commun. Par conséquent, tout ce qui est discuté et contesté, tout ce qui n’est pas communément accepté demeure hors des prises de l’État. Pour qu’une opinion pût être interdite, il faudrait qu’elle fût à peu près universellement réprouvée. Pour qu’une opinion pût être imposée, il faudrait qu’elle fût à peu près universellement acceptée. C’est pour cela que les dissidents ont toujours été, à l’origine, persécutés. Mais quand, en dépit des persécutions, les dissidents sont devenus très nombreux, l’intérêt social a commandé de ne pas affaiblir l’État en les poursuivant, l’État les a donc admis et reconnus comme siens malgré leur non-conformisme. Et, ce faisant, l’État montre bien qu’il ne juge pas des actions sociales d’après certaines vérités religieuses ou philosophiques, mais d’après un autre principe qui est l’intérêt social. Cet intérêt social est donc d’un autre ordre que l’intérêt purement spirituel de la vérité ou de la fausseté des doctrines. C’est ainsi que l’État, peu à peu, arrive à délimiter son domaine ; il se proclame incompétent, et, par conséquent, ne peut que demeurer neutre. Il reconnaît son inhabileté à trancher toute question de doctrine pure. Il obéit ainsi à la grande loi de la division du travail, il ne se reconnaît pas ou ne se reconnaît plus aucune compétence d’ordre spirituel 2. Il n’a plus de raison d’être qu’à titre de pouvoir exclusivement temporel, uniquement chargé du bien-être physique, de la prospérité matérielle des citoyens. La société civile n’a d’autre but que de procurer les conditions matérielles du bonheur commun. L’État gouverne les corps ; il ne doit plus être, à aucun titre, à aucun degré, le maître des âmes. Aussi n’impose-t-il plus aucun conformisme spirituel ; il ne s’inquiète des mœurs qu’autant qu’elles intéressent la prospérité sociale ; il ne s’occupe des pensées qu’au moment où elles prennent corps dans des actes déterminés. Ainsi la neutralité se trouve établie sur l’incompétence doctrinale de l’État, sur la spécialisation des fonctions de la société civile.

De ce que l’État est neutre entre toutes les doctrines controversées, il s’ensuit évidemment que partout où un enseignement est donné en son nom, aucune des doctrines controversées ne doit être imposée par le professeur d’État. Dans l’enseignement supérieur, dans l’enseignement secondaire même où la haute éducation intellectuelle exige que les étudiants, que les élèves soient mis au courant de l’état des controverses, le professeur a le droit d’indiquer et de proposer ses solutions, mais ces sortes de propositions ou d’indications sont données en son nom personnel et non pas au nom de l’État. Dans l’enseignement primaire, qui seul nous occupe ici, il est tout à fait inutile de parler aux enfants de ces controverses. Elles sont au-dessus de leur âge et de leur portée. Dans les deux autres sortes d’enseignement, quand le professeur croit devoir prendre parti, il peut s’adresser à la raison des élèves avec quelque chance d’être compris ; à l’école primaire, l’instituteur ne pourrait procéder que par la voie dogmatique, par la méthode d’autorité. Il substituerait donc, et sans aucun droit, ses propres opinions, sa propre conscience, sa propre pensée, à la conscience, à la pensée future des enfants, à la pensée présente des familles. Il sortirait complètement de son rôle. La neutralité de l’école primaire lui impose donc, vis-à-vis de tous les dogmes et de toutes les doctrines, une attitude de silence et de respect.

 

 

 

III

 

Les adversaires de la neutralité : 1° le laïcisme.

 

 

Mais la neutralité ainsi entendue rencontre aussitôt pour adversaires tous ceux qui voudraient que l’école donnât une éducation morale complète, tous ceux qui soutiennent que l’école ne peut subsister ou du moins ne peut rendre aucun service appréciable si tout son enseignement n’est pas comme l’émanation et la suite nécessaire d’un dogme intangible et supérieur.

C’est la position qu’avaient prise, au début de nos luttes scolaires, la très grande majorité des catholiques. La doctrine reste intacte. Les représentants autorisés de l’Église ne croient pas aujourd’hui plus qu’autrefois que l’on doive, dans l’œuvre de l’éducation, briser l’unité morale de l’homme ; ils affirment avec la même netteté constante qu’une éducation qui n’est pas tout entière pénétrée, imprégnée de christianisme, et comme baignée dans les eaux nourricières des idées divines, ne saurait être complète. Mais quelles que soient les réserves de doctrine qu’ils puissent faire, dans leurs récents manifestes, les évêques de France se contentent de réclamer que la neutralité scolaire soit une véritable et honnête neutralité. Par cet acte de loyalisme hardi, nos évêques ont eu l’habileté de porter sur un terrain solide et avantageux leur front de bataille et de forcer l’adversaire à se démasquer.

Cet adversaire est aussi l’adversaire de la neutralité telle que nous l’avons déduite de la notion même et de l’histoire de l’État moderne. C’est lui dont M. Aulard exprimait, un jour, la pensée quand il disait : « Ne parlons plus de neutralité scolaire. » C’est lui que représentent à merveille les publicistes de la Lanterne, qui vont toujours répétant : Il fut un temps où il fallait parler de neutralité pour ne pas effaroucher le pays ; mais, aujourd’hui, nous sommes les maîtres, et nous pouvons jeter bas les masques. Par neutralité, nous entendions la guerre à l’Église, et il convient maintenant de proclamer le vrai sens du mot. Tout instituteur, tout homme qui enseigne dans les établissements de l’État, trahit la France, trahit l’État, s’il ne dirige pas contre le dogme religieux, contre l’Église, tout l’effort de son enseignement. Et bon nombre d’Amicales d’instituteurs paraissent faire chorus, lorsqu’elles affirment que « les maîtres et maîtresses laïques doivent s’appliquer à s’abstenir de tout acte, de toute pratique, de toute concession de nature à faire d’eux les serviteurs plus ou moins zélés, respectueux et soumis, de l’Église et les observateurs plus ou moins fidèles de ses commandements 3 » ; lorsqu’elles proclament par la bouche d’un rapporteur que vouloir forcer les instituteurs à demeurer neutres, c’est les « obliger à donner un enseignement sans âme et sans vie 4 ».

D’où vient que la neutralité ait pu être interprétée de la sorte ? Et que l’instituteur soit arrivé à ne se croire vraiment neutre que quand il nie ; vraiment laïque que lorsqu’il combat l’enseignement du prêtre ; vraiment libre, non pas après qu’il s’est affranchi de toute subordination vis-à-vis du curé, mais lorsqu’il aura supprimé le curé et détruit l’Église ? Nous sommes ici, et sur le terrain social, en face du même sophisme qui a transformé le sens du terme « libre pensée », qui a transformé une méthode en une doctrine sectaire et qui, au lieu d’affranchissement, a donné au mot « liberté » le sens d’asservissement. Et, par une pente fatale, la lutte contre le dogme religieux tend à faire de l’instituteur l’ennemi de tous les dogmes, tellement qu’après l’Église, c’est la patrie même qui doit recevoir ses coups.

Je ne m’occuperai pas ici des journalistes ni des politiciens qui, animés contre l’Église d’une haine aveugle, montrent par tout ce qu’ils disent qu’ils sont incapables de raisonner. Avant d’écrire une ligne, de prononcer une parole, d’assembler deux fantômes de pensée, leur parti était pris. Ils l’avouent avec cynisme et que, pour réussir, ils avaient consenti à mettre des masques. Mais ils se vantent s’ils croient que c’est leur haine qui triomphe. Pour l’honneur de l’humanité, il a fallu à leur triomphe d’autres raisons. Et que des esprits sincères aient pu être abusés au moins par quelque chose qui avait quelque semblant de justice et de justesse. C’est pour ces esprits sincères que l’on peut écrire, c’est à eux qu’il faut s’adresser ; car, eux convaincus, tout ce qui fait la façade et l’honorabilité des ennemis de l’Église laissera la secte agir seule. Et alors, en face de la force qui n’est que force, les arguments de pensée n’auront plus d’objet et devront céder la place à d’autres.

Quel est donc le spécieux prétexte qui a pu transformer la neutralité vraie en neutralité sectaire ? C’est d’abord une habitude, pour ne pas dire une routine historique. Même dans les mouvements où l’on croit voir le plus de révolution, il est étrange combien il subsiste de traces de l’esprit conservateur. C’est ainsi que dans l’école, selon la loi de 1850, l’instituteur, sous la surveillance du curé, enseignait le catéchisme. L’enseignement moral se trouvait contenu dans l’enseignement du catéchisme et faisait corps avec lui. L’instituteur donnait par là même à ses élèves des solutions à toutes les plus hautes questions : origine du monde, origine de l’homme, existence de Dieu, immortalité de l’âme, sanctions de la vie future. L’une des objections qui furent le plus répétées contre la neutralité scolaire consista précisément à soutenir que la neutralité obligeant l’instituteur à se taire sur tous ces problèmes, tout son enseignement moral devait se trouver par là même vidé de sève et comme décapité. L’enseignement ne pouvait qu’être « sans âme et sans vie », comme nous le disait tout à l’heure un instituteur. À quoi Jules Ferry répondait que l’instituteur trouverait largement dans les philosophies laïques et neutres de quoi alimenter sa parole de hautes doctrines et de nobles aspirations. Et le conseil supérieur de l’Instruction publique précisait les indications fournies à la tribune par le grand maître de l’Université en introduisant dans le programme de l’enseignement primaire à peu près tous les dogmes du spiritualisme, communs à toutes les religions reconnues.

Mais, il était trop évident qu’un tel programme, s’il pouvait endormir les défiances des esprits religieux, ne pouvait en aucune façon satisfaire les athées ou les matérialistes, pas même les positivistes. Et de là vint qu’on réclama pour l’instituteur le droit d’enseigner aussi bien l’athéisme que le déisme et le matérialisme au même titre que le spiritualisme. Renchérissant même sur ces réclamations, on en est venu à dire que l’école n’a pas été proclamée laïque pour être déclarée neutre, mais qu’on ne l’a dénommée neutre que pour bien marquer son caractère laïque. Et c’est bien ainsi que l’entend M. Aulard. Or, qu’est-ce que le « laïcisme » dans la langue des polémiques contemporaines ? C’est le contraire et l’opposé du « cléricalisme », c’est-à-dire, en français, du catholicisme. La laïcisation de l’école n’est pas seulement l’émancipation de l’école vis-à-vis des puissances ecclésiastiques, c’est une opposition et une lutte contre ces puissances. Aux yeux de ces polémistes, l’école laïque n’est pas seulement a-catholique, ou a-religieuse, elle est essentiellement, par destination et par nature, anticatholique, antireligieuse. L’instituteur ne doit pas seulement être indépendant du curé, il doit être un anticuré. Le curé enseigne la création, l’instituteur enseignera l’évolution ; le curé parle de Providence, l’instituteur ne parlera que des lois inflexibles de la nature ; le curé raconte des miracles, l’instituteur niera la possibilité des miracles ; le curé apprend à prier, l’instituteur niera l’efficacité de la prière, s’il ne va pas jusqu’à railler ceux qui prient ; le curé prêche la vie future, menace de l’enfer ou promet le paradis, l’instituteur affirmera qu’il n’y a pas de vie future, que, par conséquent, et paradis et enfer sont également chimériques. Ainsi, l’instituteur enseigne de nouveau un catéchisme, il a, tout comme sous la loi de 1850, des solutions toutes faites aux questions les plus importantes que se pose l’humanité, aucun des domaines qui lui étaient ouverts autrefois ne lui est interdit, la neutralité n’a pas restreint la sphère de son enseignement, il est toujours le prêtre ou le sacristain d’un dogme, seulement là où ses prédécesseurs mettaient autrefois des affirmations, il met maintenant des négations. C’est par un sophisme tout à fait semblable que les Homais de tout rang et de toute intelligence se sont imaginés que leur pensée ne pouvait être libre et affranchie de tout dogme imposé par une autorité extérieure qu’à la condition de professer des opinions contraires, mot pour mot, à tout dogme religieux, et que pour penser librement, ils ont cru ne pouvoir mieux faire que de devenir des « libres penseurs » avec tout ce que cette expression comporte aujourd’hui de sectarisme et de servilité d’esprit.

Voilà donc l’instituteur, par l’évolution très explicable d’un conservatisme qui s’ignore, mais en dehors de toute bonne logique, regardé comme le contradicteur attitré des dogmes religieux. Il n’a fallu que suivre la même pente pour que les dogmes sociaux rencontrassent également en lui un contradicteur. Car, dans les milieux sociaux où fréquentent les plus bruyants parmi les instituteurs, il est d’usage courant de montrer que l’idée de patrie a tous les caractères d’un dogme qui prétendrait s’imposer du dehors à la raison, que c’est la classe bourgeoise qui, sous ce nom, a comme divinisé tous ses intérêts, que la guerre est une monstruosité et que la paix entre les nations est facile à établir, pourvu seulement que la foule des prolétaires enrégimentés se refuse à s’entre-tuer.

Et, poussant plus loin, quelques-uns se sont pris à réfléchir sur les préceptes de la morale ordinaire. Se plaçant toujours au point de vue général et philosophique auquel toute la tradition scolaire s’était constamment tenue, ils ont été frappés des illogismes qu’ils découvraient. D’une part, ils enseignaient sur l’homme, sur son origine, sur sa destinée, des dogmes antichrétiens ; et, d’autre part, tous les cours de morale qu’ils avaient suivis et qu’ils répétaient, tous les manuels dont ils se servaient, ne faisaient que reproduire, ou à peu près, en les démarquant, les enseignements de la morale chrétienne. Or, on a pu un temps se faire illusion. Quand on demandait à Jules Ferry : « Quelle morale pourra bien enseigner l’école laïque, l’école neutre ? » Jules Ferry répondait : « Mais tout simplement la bonne vieille morale de nos pères, la morale des honnêtes gens. » Renan était plus clairvoyant quand il disait à l’Académie française, en répondant à Cherbuliez 5 : « Nous gardons encore la sève morale de la vieille croyance sans en porter les chaînes scientifiques. À notre insu, c’est souvent à ces formules que nous devons les restes de notre vertu. Nous vivons d’une ombre, du parfum d’un vase vide ; après nous on vivra de l’ombre d’une ombre, je crains par moments que ce ne soit un peu léger. » L’illusion de Jules Ferry est aujourd’hui dissipée, non seulement on trouve légère l’ombre de l’ombre, mais on voit très nettement que l’ombre d’une erreur ne peut être qu’erronée. Toute la vieille morale de nos pères, toute la morale des honnêtes gens, n’est guère que la pratique chrétienne, telle qu’elle est sortie des préceptes du Décalogue et du Sermon sur la Montagne. Cette morale est très étroitement liée à tout l’ensemble dogmatique d’où elle est issue : autorité de Dieu, création de l’homme, fraternité des hommes sous la paternité divine, valeur infinie de l’âme humaine en raison du prix dont elle a été rachetée et de ses destinées immortelles. S’il n’y a plus de Dieu, plus de vie future, que deviennent les préceptes qui commandent de respecter les faibles et d’aimer les impuissants ? Si la vie présente n’a plus d’autre but qu’elle-même, ne convient-il pas de l’aménager tout autrement que lorsqu’on ne la considérait que comme une préface et une préparation à la vie définitive ? Et qu’est-ce que l’aménagement de la vie, sinon les mœurs mêmes ? Donc un changement dans le dogme doit entraîner un changement analogue dans la morale. Si le dogme est renversé, la morale doit subir le même renversement. De même que la négation de la notion chrétienne du mariage a permis la loi du divorce, cette négation ne doit-elle pas entraîner encore plus loin ? Et, par exemple, ne doit-on pas dire que l’homme a le droit d’user librement de tous ses organes et de n’accepter que quand il le juge bon la charge de la paternité 6, ce qui nous conduit immédiatement à proclamer le droit à l’avortement ? Il ne faut pas dire que nous sommes loin de pareilles énormités. On les enseigne déjà ouvertement et publiquement. L’enfant futur est privé de la vie par le néo-malthusianisme ; l’enfant présent, déjà sacrifié par le divorce, est menacé dans sa vie, et avec lui tous les faibles courent les mêmes périls. Si la liberté consiste véritablement à prendre le contre-pied de tous les enseignements imposés au nom de dogme, il n’est pas douteux qu’on en viendra à des enseignements de ce genre, et l’instituteur de la Côte-d’Or aura été véritablement un précurseur.

Voici donc le dilemme qui semble se poser aux instituteurs : ou ils enseigneront la morale traditionnelle, ou ils en enseigneront une autre ; dans le premier cas, puisque cette morale traditionnelle est chrétienne, ils ne seront vraiment pas « laïques » ; dans le second cas, ils sortiront de la morale commune, les chrétiens leur reprocheront leur hostilité, et ils risqueront d’ameuter par le scandale la foule contre l’école.

 

 

 

IV

 

Les adversaires : 2° L’Étatisme spirituel.

 

 

Mais en dehors de ceux qui ne craignent pas de manifester leur parti pris contre la neutralité et qui veulent mettre l’école au service de leurs appétits de destruction religieuse, il y a des hommes qui se prétendent à la fois respectueux de toute croyance sincère, partisans en conséquence de la neutralité scolaire et qui, cependant, par leur façon d’entendre soit le rôle de l’État, soit l’enseignement moral de l’école, ne peuvent s’empêcher de sortir de la neutralité et d’orienter tout l’enseignement moral de l’école à l’encontre du christianisme, et spécialement à l’encontre du catholicisme.

Tous se rencontrent en un point. Ils ne peuvent se résoudre à restreindre à la prospérité économique, au bien-être matériel, à l’ordre extérieur la fonction essentielle de l’État. À leurs yeux, l’État, c’est la société humaine elle-même organisée et réglementée. Ils confèrent ainsi à l’État toutes les fonctions sociales, et, comme il est bien évident que la société humaine ne saurait être complète sans avoir quelque chose de spirituel, sans des fonctions et des organes sociaux de l’esprit, ils soutiennent que refuser à l’État des fonctions spirituelles, c’est découronner la société humaine et comme la décapiter. Il est, dès lors, évident que l’État doit avoir ses dogmes, positifs ou négatifs, car il n’y a pas de fonction spirituelle sans une règle de son fonctionnement ; quelle qu’elle soit, cette règle ne saurait être qu’un dogme.

Ce dogme peut paraître aussi large, aussi accueillant que l’on voudra, par cela seul qu’il est un dogme spirituel, une affirmation ayant un sens et un contenu, il ne s’en oppose pas moins à tout ce qui le contredit, et ayant à son service l’autorité et la force de l’État, il doit tendre à écraser, à proscrire la contradiction. Attribuez en effet à l’État la fonction spirituelle la plus vide en apparence de tout contenu déterminé, par conséquent celle qui paraît la moins exclusive, celle qui consisterait à assurer à tous les citoyens la liberté de penser, et vous verrez aussitôt, comme le reconnaissent avec franchise et loyauté M. Aulard et M. Buisson, comme le réclament avec logique les rédacteurs de la Lanterne, l’État peser de tout son poids, au nom du dogme de la libre pensée, pour étouffer tous les dogmes catholiques. Car, de deux choses l’une : ou bien par les termes « assurer à tous les citoyens la liberté de penser », on laisse vraiment libres tous les citoyens, ou bien on finit par en opprimer un certain nombre ; dans le premier cas, on veut dire que l’État est indifférent à toute opinion, impartial entre toutes les croyances, vraiment et purement neutre ; la liberté de penser ainsi entendue, et à notre sens la seule qui soit véritable, suppose que l’État s’est reconnu par avance incompétent à décider entre toutes les façons de penser, entre toutes les manières de croire, et dès lors, qu’après avoir reconnu son incompétence spirituelle, il a renoncé à toute fonction de cet ordre. L’esprit lui échappe, il se contente de veiller à ce que les manifestations extérieures de l’esprit ne s’oppriment pas les unes les autres et ne troublent pas l’ordre extérieur. Et c’est là la thèse que nous soutenons. Mais ce n’est pas celle de ceux qui attribuent à l’État une fonction spirituelle, qui, après avoir séparé l’État de l’Église, voudraient que l’État conservât encore les attributions de l’Église, fût une sorte d’Église. Ils soutiennent alors la seconde branche de l’alternative : toutes les opinions, toutes les croyances sont déclarées libres, moins celles qui n’admettent pas une liberté absolue de la pensée. Or, le christianisme, et spécialement le catholicisme, ne saurait admettre que tous les dogmes soient soumis à un doute préalable, ressortissent au libre examen de chacun des hommes ; toute la force contraignante de l’État devra donc être employée pour empêcher de vivre, s’il se peut, ou du moins de se développer, de se propager, le dogme négateur du dogme d’État, le dogme catholique négateur du dogme libre penseur. Toute société spirituelle a des dogmes et un syllabus par lequel elle anathématise et proscrit les dogmes contraires. Si le dogme d’État se formule ainsi : tout peut être librement affirmé ou nié, le dogme catholique : il y a des choses qui ne peuvent pas être librement affirmées ou niées, s’oppose catégoriquement au dogme d’État. Et, par une singulière fortune, il se trouve que, au nom du dogme d’État qui professe l’absolue liberté, on arrive à refuser la liberté au catholicisme, en sorte qu’on en vient à dire : Tout peut être librement affirmé ou nié, SAUF CECI qu’il y aurait des choses qu’on ne pourrait pas librement affirmer ou nier, ce qui revient exactement à dire d’une part que toutes les croyances sont libres et d’autre part que toutes ne le sont pas. Ce qui est, semble-t-il, la formule même de l’absurde. Et cela ne semblera pas étonnant si l’on réfléchit que la notion même de la liberté étant une notion toute négative ne peut permettre aucune formule positive. La liberté ne se conçoit que comme une indépendance vis-à-vis de certaines choses déterminées ; dès qu’on veut en faire un absolu, dès qu’on y veut voir autre chose que des liens dénoués, y trouver un principe positif d’action, on tombe aussitôt dans l’absurde et dans la logomachie. Une conception philosophique défectueuse, un vice de logique entraînent ainsi aux plus désastreuses conséquences dans l’ordre social.

D’autres plus philosophes et plus solides penseurs, mais non pas plus favorables au catholicisme, confondent également l’État et la société humaine et après avoir donné pour but à la société « le développement de la personnalité morale chez les individus qui la composent 7 », ils confèrent plus ou moins nettement à l’État la fonction d’assurer ce développement. Mais comme ils ont auparavant montré que c’est par la personnalité que les hommes forment une « société morale 8 », ils mettent par suite l’État au service de cette « société morale » qui constitue bien une sorte d’Église, très voisine de ce pouvoir spirituel qu’Auguste Comte voulait organiser dans l’humanité d’après les principes de la philosophie positive et auquel il voulait subordonner les forces matérielles de l’État.

Et cette théorie, qui ne veut pas que les hommes soient « seulement un ensemble d’individus luttant séparément ou par groupes pour la défense de leurs intérêts animaux 9 », paraît à la fois d’une spiritualité très noble et d’une irréprochable neutralité. D’autant qu’on y recommande expressément la tolérance, c’est-à-dire qu’on y prescrit de « ne pas juger les autres absurdes ou de mauvaise foi aussitôt que leurs jugements ou leurs opinions diffèrent des nôtres ; nous devons leur laisser toute liberté de les exprimer et d’en donner leurs raisons, les écouter sans parti pris, faire effort pour nous mettre à leur place, et ne jamais oublier qu’il y a beaucoup de questions complexes, sur lesquelles on peut différer d’avis sans cesser d’être honnêtes gens et des gens intelligents 10 ».

Cependant il ne faut pas s’y tromper. Tout repose sur le sens que l’on donne au mot « personnalité. » Le dogme social, le dogme d’État est tout entier contenu dans les définitions de ce mot. Et si l’on vient à lui attribuer un sens tel que le catholicisme ou toute autre croyance ne puisse s’accorder avec la personnalité ainsi entendue, on voit aussitôt la conséquence, c’est que le catholicisme ou l’autre croyance opposée au dogme d’État devra être combattue par l’instituteur d’État et subir une proscription sociale.

C’est ainsi que dans le petit livre que nous venons de citer et qui résume, la préface nous en avertit, une communauté assez importante de pensées, nous trouvons la personnalité ainsi définie : « La personnalité morale est la capacité d’agir selon la raison, et, par suite, de se décider non par l’habitude, la tradition, la mode, l’exemple et l’opinion, mais en se rendant compte de ce qu’on fait et en pouvant expliquer son acte ou son jugement devant tout homme impartial et intelligent 11. » D’où l’on tire à bon droit cette conséquence pratique : « A-t-on le droit d’empêcher par la force la propagation des idées fausses ou dangereuses ?

« On n’en a pas le droit tant que cette propagande n’use elle-même que de l’expérience et de la raison et s’adresse à des adultes. On en a au contraire le droit quand cette propagande s’exerce par des moyens illégitimes, et en particulier quand elle s’exerce sur des enfants.

« Pourquoi cela ?

« Parce que c’est la condition du progrès des esprits vers une intelligence réciproque et vers l’établissement de la vérité 12. »

Or, quelques pages plus haut, la vérité avait été définie : « La Vérité est ce qui obtient, sans supercherie et sans contrainte, par la seule force de l’expérience et de la raison, l’assentiment de tous ceux qui peuvent observer ou comprendre ce dont il s’agit 13. »

Je crois volontiers que l’homme qui a écrit tout cela, que ceux qui l’ont approuvé et dont les intentions élevées ne font pas de doute, n’ont pas vu toutes les conséquences que l’on peut aisément tirer de cette doctrine, mais il faut bien dire et leur faire remarquer, s’il en est besoin, que bien que l’on puisse à la rigueur donner un sens acceptable à leurs expressions, il n’en résulte pas moins, à peu près textuellement, qu’ils accordent à l’État – car qui est « on » sinon l’État ? – le droit d’empêcher l’enseignement du catéchisme aux enfants et même la prédication catholique aux adultes. Car il est trop évident que le catholicisme, pas plus qu’aucune croyance ou aucune opinion philosophique, n’a pas conquis l’unanimité des esprits, et que s’il y prétend, il ne croit pas pouvoir s’appuyer uniquement sur l’expérience et sur la raison. Ainsi n’ayant pas conquis l’unanimité des esprits, le catholicisme n’est pas vrai, et son enseignement doit être interdit aux enfants, et s’appuyant sur des principes qui ne se réduisent exclusivement ni à la raison ni à l’expérience, il se sert de moyens déclarés illégitimes, et la prédication peut en être interdite même aux adultes. On voit d’après cela ce que peut devenir la neutralité dans les écoles de l’État. Si l’on allait jusqu’au bout de cette doctrine, ce serait à bref délai la suppression de toutes les écoles libres, la surveillance même exercée dans les familles, la fermeture des églises et la proscription des prêtres.

Tout cela est contenu, quelle que soit la pensée précise des rédacteurs de ce petit livre, dans leurs fausses définitions.

Car rien ne prouve que la personnalité morale ne renferme pas d’autres éléments que ce que les philosophes appellent « raison » ou que la raison qui la caractérise ne contienne en elle des éléments autres que ceux qui sont en jeu dans les sciences. Et il peut y avoir des vérités que quelques hommes possèdent et que d’autres ne voient pas, bien que cependant ils paraissent compétents. Mais ce ne sont pas des vérités scientifiques. Et enfin, rien ne prouve non plus que l’expérience et la raison, telles qu’on les emploie dans les sciences, soient les seules sources du vrai. Ce qui a trompé ces respectables auteurs, c’est que, pensant à la vérité et à la raison, ils ont pris dans la science positive le type exclusif du vrai. Ils ont dit : n’est vrai que ce qui a les caractères de la science positive, n’est raisonnable que ce qui emploie les méthodes de la science, ne caractérise la personnalité morale que ce qui peut se ramener au contrôle de la science. Ils ont décrété par là que l’esprit ne peut s’exercer légitimement hors du domaine et du contrôle de la science, et par là ils ont tranché, au détriment de toute croyance d’ordre différent, toutes les contestations. Et s’ils étaient les maîtres et qu’ils pussent être logiques, ils proscriraient tout ce qui n’est pas science positive ou susceptible de le devenir. Mais c’est cette limitation même de l’esprit qui est contestée. Et non seulement par tous les esprits religieux, mais encore par bon nombre de ceux qui, comme M. William James, se contentent d’observer et de remarquer que beaucoup de formes, non scientifiques, de la pensée et de l’action sont aussi légitimes et parfois plus nobles que les formes scientifiques et qu’elles sont souvent admirablement bienfaisantes.

On voit dans quel dédale de difficultés, de contestations on s’engage dès que l’on veut absorber dans l’État tout ce qui est social dans l’humanité, dès que l’on veut donner à l’État des fonctions spirituelles. Ouvertement ou insidieusement, l’État dogmatise et, comme il a la force à son service, il arrive infailliblement à proscrire tout dogme qui s’oppose au sien. Mais accepter que l’État puisse dogmatiser en matière spirituelle, c’est remonter le cours de l’histoire et aller au rebours de toute l’évolution moderne, c’est reconstituer l’État ancien, et par delà la division du travail que le christianisme avait établie entre le représentant de Dieu et le représentant de César, entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel, remonter jusqu’au paganisme, jusqu’au César antique, ou au Basileus plus antique encore, à la fois Pontife et Roi. Et c’est par là même décréter la proscription au nom de César. Le proscrit en nos temps, serait sûrement le catholicisme.

 

 

 

V

 

En quoi consiste la neutralité morale.

La discipline scolaire et ses préceptes incontestables.

 

 

Mais est-il donc d’un intérêt si pressant d’opprimer dans notre pays une foule de citoyens ? Quand même ils seraient certainement dans l’erreur, leur nombre et leur importance sont encore tels qu’il serait souverainement impolitique de les molester. S’ils ne demandent pas que l’école enseigne expressément leurs plus chères et plus intimes croyances, ils réclament tout au moins que les instituteurs de l’État, dans les écoles primaires, là où l’enseignement est tout dogmatique et autoritaire, s’imposant à des esprits qui ne sont pas encore formés, gardent le silence sur les points controversés, qu’ils ne sortent pas des limites de leur programme pour attaquer la foi des enfants. Ils ne demandent aucune concession, ils exigent le respect. Ce faisant, ils ne se rebellent point. Ils voudraient seulement que la loi fût respectée dans la lettre et dans l’esprit même que ses rédacteurs lui ont donnés. Quel gain espère-t-on retirer d’une oppression des consciences qui, si peu nombreux que puissent être les chrétiens convaincus et décidés à aller jusqu’au bout, ne pourrait que diviser le pays et finalement affaiblir la France ?

Ce que la politique à elle seule commanderait, le droit à son tour l’exige, et non pas le droit ancien, mais le droit moderne tel qu’il est sorti à la fois des discussions de nos philosophes et de toutes nos révolutions. L’État n’a aucune lumière qui lui permette de décider du vrai et du faux spéculatifs. L’État est incompétent. Il doit assurer le respect de tous par chacun, de chacun par tous. L’unanimité des esprits dans une croyance spirituelle commune est rompue de fait. Aucun dogmatisme positif ne réunit plus le consentement national. Il n’y a plus d’accord commun que sur les propositions strictement scientifiques qui ont pour objet les choses et les intérêts matériels. Il n’y a plus de religion, de philosophie d’État. En fait, l’État moderne sur les choses spirituelles ne peut, ne sait plus se décider. Il ne le peut pas plus au profit d’un dogme négatif qu’au profit d’un dogme positif quelconque. Un seul moyen subsiste de refaire l’unanimité rompue, c’est d’instituer l’abstention de l’État et de propager parmi les citoyens la religion du respect mutuel. Notre amour pour la vérité que nous croyons posséder ne saurait être amoindri parce que nous respecterons la conscience de ceux que nous jugeons être dans l’erreur. Ce n’est pas pour l’erreur que nous avons des condescendances ; mais nous ne voulons pas, en croyant combattre un mal, en produire certainement de plus grands.

On a vu, j’espère, très clairement, à travers l’exposition précédente, où se trouve le faux aiguillage qui a fait dévier tout le train. On a voulu que l’école devint indépendante des autorités religieuses ; donc elle ne doit être au service d’aucun des dogmes, d’aucune des croyances, d’aucune des opinions religieuses ou philosophiques qui se partagent l’assentiment des esprits. Il s’ensuit que l’école laïcisée, si l’on entend, par ce terme, indépendante du dogme et de l’autorité spécialement religieuse, doit être neutre, c’est-à-dire que, recevant obligatoirement les enfants de tous les citoyens, elle doit être muette devant les enfants sur tout ce qui divise les pères et ne prendre parti que sur les points à peu près unanimement admis. C’est ainsi qu’elle sera impartiale. Cela signifie évidemment que l’école neutre doit être a-religieuse, a-catholique, a-protestante, a-judaïque, a-déiste, mais aussi bien a-matérialiste, a-athéiste ; elle ne doit donc pas être antireligieuse, anticatholique, antiprotestante, antidéiste, etc., elle doit être a et non pas anti. D’où il suit très clairement que le silence doit être la règle d’un instituteur neutre, silence sur toutes les questions qui soulèvent des controverses fâcheuses, silence sur les questions de métaphysique aussi bien que sur les questions de religion. Et ce silence en lui-même n’a rien d’irrespectueux. Il est, au contraire, une forme du respect, une des formes les plus élevées. Car personne ne songera à se scandaliser, non pas même à s’étonner si un mathématicien ou si un chimiste ou si un biologiste ne parlent dans leurs leçons ni de Dieu, ni de l’âme ni de la destinée humaine. Leur raison est assez bonne et valable, c’est que ces sujets n’entrent pas dans leur enseignement. Ils les laissent au théologien ou au philosophe.

De même si l’instituteur s’abstient de parler ex professo de métaphysique ou de religion, son silence ne prouvera pas qu’il estime négligeables ces sujets qu’il s’interdit. Il reconnaîtra simplement par là son incompétence. Sans doute, sous l’ancien régime, – je veux parler de celui qui a précédé 1880, – l’instituteur était regardé comme l’auxiliaire du ministre du culte et de la famille chrétienne, comme une sorte de suppléant et du père et du curé. À ce titre, il faisait réciter le catéchisme, et, représentant de familles chrétiennes, il prenait parti en faveur de toutes les pratiques, de toutes les solutions chrétiennes. Aujourd’hui, en vertu de l’évolution historique de l’État, l’instituteur n’est plus qu’un délégué de l’État, pour suppléer les familles en vue d’un objet parfaitement délimité : l’instruction primaire des enfants. Puisque l’obligation scolaire n’a pour but que de s’assurer que les enfants ont reçu l’instruction élémentaire, il s’ensuit donc que l’État, par la loi d’obligation, n’a pas prétendu dessaisir les familles de leur droit d’instruire elles-mêmes leurs enfants. Aussi ne leur interdit-il pas de faire donner l’instruction dans la famille ou dans les écoles privées, il met seulement l’école publique à la disposition de ceux qui ne peuvent pas ou ne veulent pas veiller par eux-mêmes à l’instruction élémentaire de leurs enfants. L’instituteur public est à ce titre le délégué de l’État. Le programme de l’instruction qu’il peut donner doit donc être limité par les bornes mêmes de la compétence de l’État. Or, comme la compétence de l’État moderne est bornée, ainsi que nous l’avons vu, aux choses incontestables et incontestées, il s’ensuit que le programme de l’école primaire doit exclure tout ce qui peut être controversé.

On sera sans doute alors en droit de se demander comment l’instituteur pourra donner un enseignement moral quelconque, sur quels principes il pourra appuyer cet enseignement, quels préceptes il lui sera permis de formuler. Car il semble bien qu’il ne puisse y avoir de morale sans principes doctrinaux, et comment pourra-t-il invoquer des principes doctrinaux celui à qui il est interdit de professer aucune doctrine ? Comment fonder le devoir si on ne le fait reposer sur la souveraine bonté de Dieu ? Et comment en assurer le respect si on ne le montre pas suivi d’une infaillible sanction ? Toute morale qui n’a pas son principe en Dieu et sa fin dans l’immortalité ne peut aboutir qu’à la ruine des consciences. – À le prendre absolument, tout cela est indubitable. Et si l’école primaire avait la prétention de fournir un enseignement moral complet, il faudrait déclarer qu’elle y est inhabile et inopérante ; l’État moderne, l’État neutre, par cela seul qu’il est neutre, qu’il ne régit que les corps, ne peut prétendre à donner l’éducation intégrale, celle qui atteint et discipline les profondeurs de l’esprit. Car une éducation intégrale suppose une doctrine complète de l’homme, et l’État neutre, par définition, n’a pas de doctrine. Mais si l’État et l’école, qui en est un des organes, sont inhabiles à donner une éducation intégrale, ils ne sont cependant pas incapables de donner quelque éducation, de formuler un nombre restreint de préceptes. À défaut d’une morale complète, l’école peut et doit enseigner une discipline. Et la discipline des corps est le commencement de la vertu dans les âmes. Cette discipline revêt même nécessairement la forme extérieure d’un enseignement moral.

Pour que cette forme extérieure existe, il faut et il suffit qu’il y ait une autorité, des préceptes et des sanctions. Or, l’école primaire, même neutre, reconnaît une autorité, celle de l’instituteur et aussi celle des parents, elle a des sanctions, punitions ou récompenses de toute nature, elle peut et doit même établir certains préceptes dont l’observation est indispensable à son bon fonctionnement. On pourra dire sans doute que ni l’autorité du maître ni les sanctions scolaires ne peuvent se justifier seules, mais pour qu’elles aient une valeur et commencent à créer des habitudes morales, il suffit que l’enfant les reconnaisse. Pratiquement, peu importe que l’autorité sociale ne soit pas fondée, pourvu qu’elle soit acceptée. Il n’est pas indispensable que l’enfant se représente Dieu derrière son père ou son maître pour qu’il se sente obligé à leur obéir. Il suffit que de façon ou d’autre il reconnaisse en eux une supériorité morale. Et de même les sanctions agissent sur la volonté alors même qu’elles ne présentent pas toutes les garanties de certitude et d’infaillibilité qu’exigent les moralistes.

Quant aux préceptes et au programme de cet enseignement social, ils sont, ce semble, assez faciles à déterminer.

Par cela seul qu’il vit avec d’autres camarades, l’enfant ne doit ni les battre, ni les blesser, et voici immédiatement un premier commandement : N’abuse pas de ta force, ne fais pas souffrir tes camarades, ne leur fais subir aucune violence.

Il doit aussi respecter leurs livres, leurs cahiers, ne pas s’approprier leur pitance, ne pas copier une composition pour ne pas prendre la place des autres, et c’est là un deuxième commandement : Ne vole pas.

L’enfant doit dire la vérité ; car, autrement, il n’y aurait pas plus de société scolaire que d’autre société possible : Ne mens pas, voilà un troisième commandement.

Enfin, quelles que soient les controverses que puisse soulever la morale sexuelle, pour les enfants d’âge scolaire, aucune question ne se pose, c’est l’abstention complète qui s’impose de par l’hygiène incontestée, et voici, enfin, un quatrième commandement : Pas de polissonneries.

Mais tous ces commandements seraient vains s’ils n’en supposaient un autre, primordial, qui les soutient et qui les sanctionne tous, c’est que les élèves doivent respecter l’autorité du maître, obéir aux ordres qu’il donne, observer le règlement, ce qui nous amène à formuler en dernier lieu ce commandement qui aussi bien est le premier, la racine et la condition de tous les autres : Observe l’ordre, suis la règle, obéis au maître. Et, par cela même, le maître se trouve investi du droit reconnu de sanctionner l’observation ou la non-observation de tous les commandements, il peut, il doit récompenser ou punir.

Mais, dans ce principal commandement, se trouve nettement contenue, avec l’obligation d’obéir au maître d’école, celle de respecter les lois en vertu desquelles le maître tient son école, l’ensemble d’institutions dont ces lois résultent, la patrie que toutes ces lois ont pour but de maintenir et de faire vivre. Et de même, puisque les lois ont institué le service militaire, puisqu’elles entretiennent une armée, l’obligation militaire, le respect de l’armée s’impose aux écoliers et à leur instituteur. Un instituteur public antimilitariste, un instituteur public antipatriote, est proprement un monstre, une vivante contradiction ; car, enseignant en vertu des lois et comme par une délégation de la patrie, en refusant d’accepter ces lois, en reniant l’autorité même d’où il tient la sienne propre, il s’enlève à lui-même toute raison d’existence.

Mais il faut aussi reconnaître, – et c’est ici que se trouve le danger, – que si, en vertu des sophismes signalés plus haut, l’instituteur regardait la loi de laïcité comme vraiment antireligieuse, ou si l’État, par une usurpation, donnait à la loi ce caractère oppresseur, l’instituteur se trouverait par là même très indûment, mais très réellement investi d’une fonction antireligieuse. Et la conscience des enfants serait manifestement en péril. C’est précisément pour éviter ce danger qu’il convient de montrer avec une évidente clarté que tout ce qui viendrait à opprimer les consciences, soit par l’enseignement personnel de l’instituteur, soit par l’usurpation de l’État, serait fait, non seulement à l’encontre des droits supérieurs, mais à l’encontre de la nature même de l’État moderne et de la vraie notion de laïcité. Et rien ne saurait dispenser les parents et tous ceux qui ont, vis-à-vis de l’enfant, des droits spirituels, de veiller à ce que les déviations ne puissent pas se produire.

Une fois ces réserves faites et prises ces précautions, il est facile de reconnaître que l’école ne saurait vivre sans l’observation des quelques préceptes disciplinaires que nous venons d’énoncer, que ces préceptes ne soulèvent aucune question de doctrine, que nul ne peut rien y contester, que même, s’ils étaient bien observés et si les élèves étaient pliés à leur obéir, les enfants auraient reçu une formation qui, tout incomplète qu’elle fût, n’en serait pas moins fort appréciable, et on s’aperçoit aussi que ces cinq préceptes ne font guère que reproduire une partie du texte du Décalogue.

L’instituteur, en se renfermant dans les limites de ce programme, ne sera en aucune façon diminué. Les vieux livres de physique étaient pleins, jadis, de considérations philosophiques sur les diverses espèces de causalité. Le professeur de physique ne s’est pas senti diminué lorsqu’on a réservé ces questions au philosophe, et lorsqu’il n’a plus eu à parler que de lois et de faits d’expérience. Il s’est, au contraire, senti allégé.

Les mauvais esprits ont pu être tentés de prendre leur revanche de la contrainte imposée jadis en niant la vérité de tout ce qu’ils n’enseignaient plus, mais les bons esprits ont laissé de côté toutes les questions de métaphysique et, quelles que fussent leurs opinions en ces matières sur lesquelles ils gardaient très volontiers le silence, ils ont donné tous ensemble le même enseignement physique. Il doit en être tout à fait de même des instituteurs. Il n’y a guère que les instituteurs de l’ancien régime qui, en pensant au nouveau, pourront sentir leurs programmes décapités. Mais seuls pourront s’en plaindre ceux dont les opinions étaient tout à fait conformes aux opinions imposées par les programmes. Tous les autres n’y pourront voir qu’une libération.

Privera-t-on par là même tout l’enseignement de son âme et de sa vie ?... Que peuvent bien vouloir dire ces mots éloquents ? Veut-on dire que pour qu’un enseignement soit vivant il faut que l’instituteur s’y intéresse et qu’il ne soit contraint de rien enseigner qu’il ne croie conforme à la vérité ? On a sûrement raison. Mais prétend-on que, pour que l’enseignement soit vivant, il faut que dans son enseignement l’instituteur dise tout ce qu’il croit vrai, formule toutes ses opinions, prêche toutes ses idées ? On est alors assurément dans le faux. L’instituteur a le droit de dire ce qu’il croit vrai dans le domaine dont il est chargé. Mais il n’a pas le droit de sortir de ce domaine. C’est pour n’opprimer aucune conscience qu’on a étroitement borné ce domaine. Nul n’est obligé à dire tout ce qu’il croit vrai. La compétence de l’instituteur d’État ne saurait excéder celle de l’État.

D’autant que, s’adressant à des enfants et avec la méthode dogmatique propre à tout enseignement élémentaire, l’instituteur, en prêchant ses idées particulières, ne ferait qu’imposer aux enfants des autres ses idées à lui et moulerait leur cerveau sur son cerveau. Cela sans titre, puisque l’État professe l’ignorance sur ces questions. Ce serait donc, sous prétexte de liberté pour l’instituteur, l’oppression des consciences des enfants par une conscience individuelle. Qu’on retourne les choses comme on voudra : l’instituteur public n’a pas qualité pour parler aux enfants religion ou métaphysique. Si on le considère comme délégué de l’État, sa compétence ne peut excéder celle de l’État ; si on le considère comme individu, il n’a pas le droit d’imposer dogmatiquement ses propres idées à des enfants qui sont obligés de l’entendre, qui ne peuvent discuter et qui ne sont pas à lui.

Aucun enseignement scientifique ne peut fournir de raison à une attaque quelconque contre une thèse quelconque de philosophie ou de religion, à moins que de parti pris on n’y cherche des prétextes 14. La physique, la chimie, l’histoire naturelle ne sont ni théistes, ni athées, ni chrétiennes, ni antichrétiennes. Le laboratoire ne fournit aucune lumière qui, isolée, puisse résoudre les questions ultimes. Plus la méthode scientifique sera sévère, strictement conforme à la science qu’elle produit, moins on y verra apparaître ces questions controversées. Si dans les écoles normales primaires on habituait soigneusement les futurs maîtres d’école à la sévérité des méthodes, c’est la méthode elle-même qui retiendrait tout leur enseignement dans des limites qui ne pourraient porter ombrage à personne. Que si en histoire il peut se trouver quelque fait qui donne matière à des controverses, par exemple la Saint-Barthélemy ou l’histoire de Galilée, rien n’empêche l’instituteur d’apprécier ces faits comme il croit qu’ils le méritent. Si ses maîtres d’école normale savent l’histoire, ils n’ont pas pu les lui raconter sous un jour mortel au christianisme, et s’il dépasse l’enseignement de ses maîtres, il ajoute de son crû des circonstances ou des appréciations, que l’amour pur de la vérité ne lui a pas inspirées.

 

 

 

VI

 

Conclusion.

 

 

Qu’est-ce qui résulte de toute cette étude et de toutes ces discussions ? C’est que si l’État est compétent pour faire donner l’enseignement des vérités scientifiques unanimement reconnues, s’il est compétent encore pour faire donner dans l’école l’enseignement des règles sociales sans lesquelles l’État ne pourrait pas subsister, il n’est pas compétent pour aller plus loin. L’enseignement moral qu’il peut donner est tout entier borné à la santé physique, au bien matériel, à la réalisation des fins de la société civile. Il règle les actes, les gestes du corps, plus qu’il ne pénètre l’esprit. C’est bien plutôt une discipline qu’une morale. Cet enseignement est donc incomplet. Il ne peut être que tel. Car pour résoudre les plus graves questions morales, il est indispensable d’avoir une doctrine complète de l’homme. Nous le remarquions au début de cette étude, si la morale ordinaire paraît acceptée sans controverses, c’est à cause des habitudes chrétiennes enracinées par une longue tradition. « La bonne vieille morale de nos pères, la morale des honnêtes gens », selon le mot de Jules Ferry, c’est la morale chrétienne. Reniez le christianisme, vous enlevez aussitôt à ces préceptes moraux avec leurs principes toute leur justification. Ce n’est pas ici le lieu de démontrer cette proposition par des déductions abstraites. Mais regardons seulement autour de nous. Ne voyons-nous pas au théâtre, dans le roman, la réhabilitation de mœurs que tous les honnêtes gens condamnaient il y a soixante ans ? Et les usages de la vie sociale ne nous montrent-ils pas tous les jours qu’à mesure que le christianisme recule, ce qui autrefois n’aurait pas été toléré se trouve couramment admis ? Toute la morale sexuelle, en particulier, se trouve mise en question. Et il est curieux de voir que le petit livre de M. Lalande ne contient pas une ligne ayant trait à ce sujet. C’est donc une preuve que, même entre philosophes aux convictions très voisines, sur ce point, l’unanimité n’a pu se faire. Or peut-on concevoir une morale complète sans une législation très arrêtée en ces délicates matières ? Peut-il y avoir une éducation morale qui s’abstienne de s’en préoccuper ou du moins de s’en occuper ? Et comment laisser cet enseignement qui importe si fort à l’État, où l’unanimité n’est point faite ni près de se faire, à l’arbitraire des maîtres ?

Sur ce point comme sur tant d’autres, dès qu’ils intéressent tout l’homme et conditionnent toute la vie, on ne peut avoir aucune conception ferme qu’en partant d’une doctrine de l’homme, d’une philosophie de la vie. Or, la première question que doive résoudre une pareille philosophie, c’est celle de l’origine, de la destinée de l’homme. La législation morale étant la législation de l’homme intégral, cette législation ne peut être exacte que si elle tient compte de tout ce qui appartient à l’homme. La morale ne peut pas plus être la même si la vie de l’homme s’arrête à la tombe ou si elle se poursuit après, que la courbe graphique qui figure la vitesse d’un train n’est la même si on la construit d’après une partie seulement du parcours ou d’après le parcours entier.

M. l’abbé Clodius Piat a récemment très bien fait voir l’insuffisance de toute morale qui, sous prétexte de positivisme, prétend s’abstenir de résoudre les questions ultimes 15. Par cela seul que l’État s’abstient et ne peut que s’abstenir de prendre parti entre les diverses métaphysiques d’où dérivent les doctrines de la vie, par cela seul que l’État se reconnaît incompétent pour décider si le train s’arrête au cimetière ou s’il va plus loin, il avoue, par là même, son incompétence comme éducateur moral.

L’éducation morale complète ne peut se donner que dans ces sociétés spirituelles dont la première est la famille, que l’État n’absorbe pas, qu’il n’incarne pas, vis-à-vis desquelles dans son domaine propre il doit demeurer indépendant, mais qu’il ne doit ni entraver, ni étouffer, auxquelles il doit, au contraire, fournir les moyens de vivre, afin de leur permettre de remplir leur rôle, qui est d’achever en l’homme l’humanité.

L’État ancien était au service d’une doctrine spirituelle unique, arrêtée et déterminée. Le code d’admission ou d’exclusion de cette société doctrinale devenait, par là même, le code pénal de l’État. Il n’y a pas de société spirituelle qui n’ait ses formulaires et ses syllabus, qui ne prononce des radiations et des exclusions, ce que l’on nomme anathèmes. Car la société spirituelle, tout comme l’autre, a besoin d’une législation, et comme sa législation se trouve par définition dans sa doctrine, elle ne peut reconnaître pour ses membres que ceux qui professent intégralement sa doctrine. C’est à détruire cette domination du spirituel dans l’État qu’a travaillé l’histoire moderne. Toutes les fois, sous n’importe quel prétexte, que l’on essaiera de donner à l’État une fonction spirituelle spéciale, on rétablira ce que l’histoire tend à détruire, et dans l’état de division où se trouvent les esprits, on fera forcément de l’État un tyran des consciences et finalement un persécuteur. La paix dans les consciences, la paix dans les esprits, la paix sur le forum et dans la rue même, ne peut pas être établie autrement que par la limitation des fonctions d’État aux bornes de sa compétence. Chaque homme doit être libre adhérent de la société spirituelle que sa conscience lui dit être la meilleure, il doit librement donner à ses enfants l’éducation morale que réclame sa conscience. Les lois de l’État, loin de l’opprimer, doivent assurer sa liberté ; c’est à la société spirituelle de faire vivre, sous la sauvegarde des lois, la liberté de l’esprit.

De cette étude très théorique, très objective, il est, je crois, permis de tirer quelques conclusions pratiques très nettes.

Et c’est d’abord que lorsqu’une certaine sorte d’institution sociale est amenée par la suite constante d’une évolution historique, cette institution se présente avec des caractères de force tels qu’il est complètement inutile d’essayer de renverser cette institution autrement qu’en la dissolvant, en faisant agir peu à peu sur elle des forces qui conduiront à un autre mode d’évolution.

Le fait de l’avènement de la démocratie, le fait de la laïcisation progressive de l’État sont des faits qui, étant donnée toute la suite de l’histoire moderne, ne pouvaient pas ne pas se produire. Ceci ne veut pas dire qu’ils étaient absolument nécessaires ; rien n’est absolument nécessaire dans l’histoire humaine, puisque le péché originel lui-même, d’où tant de choses résultent, a été un acte libre. Mais le cours général des évènements de l’histoire est trop évidemment intelligible pour que des faits généraux tels que ceux que je viens de rappeler ne soient pas les produits d’une force séculaire accumulée plus grande que les efforts même collectifs que l’on pourrait à un moment donné essayer de leur opposer.

Bons ou mauvais, ces faits existent et ont pour eux la puissance d’être.

Si on les juge bons, il faut travailler à les conserver.

Si on les juge mauvais, tout en essayant de pallier leurs effets, il faut cependant s’accommoder d’eux, vivre avec eux.

L’État ancien était religieux, chrétien, parfois catholique, toujours spiritualiste ; conformiste, donc intolérant.

L’État moderne ne veut plus être intolérant, il n’est plus conformiste, il est, comme on dit, « laïcisé », il s’ensuit qu’il est neutre, qu’il ne peut être que neutre, et que dans ses écoles la neutralité s’impose.

Essayer de remonter ce courant, de revenir à l’école d’État surveillée par le curé est aussi impossible que de rétablir en France l’Inquisition.

Il convient donc de ne pas user ses forces à une tâche impossible.

Il faut donc accepter ce fait de la neutralité, de la laïcisation, et voir nettement ce qu’il contient.

Et tout de suite on s’aperçoit qu’il ne contient aucun dogme positif, aucune négation d’ordre spirituel.

Il résulte simplement au contraire de l’incompétence spirituelle de l’État. L’État ou César a le gouvernement matériel des corps, il a pour tâche de protéger et de promouvoir tout ce qui est d’ordre matériel, économique.

D’où il suit qu’il n’a hors de ce domaine aucune compétence ni aucune autorité.

Comme les actes moraux humains sont incomplets s’ils ne sont pas animés d’une idée doctrinale spirituelle, ni l’État ni par suite l’école de l’État ne sont habiles à donner une éducation morale complète.

Ils ne peuvent ordonner qu’une discipline, qu’exiger un ordre extérieur d’après un code pénal dicté par les nécessités sociales.

Mais l’État incompétent et limité doit laisser hors de ses prises tout le spirituel. La famille, l’Église, toutes les sociétés spirituelles où se rencontrent les croyances supérieures des hommes ont seules la charge et le droit de compléter par une éducation morale véritable la discipline sociale.

L’État n’a le droit de les contredire en rien.

Et il doit, au cours de la scolarité, leur laisser le temps d’accomplir leur œuvre propre.

Il n’y a donc qu’une seule tactique à suivre, à la fois légale et habile, si l’on veut maintenir les droits moraux et de la famille et de l’Église :

C’est d’enfermer l’État dans son incompétence ;

Et de tirer de cette incompétence tous les fruits de liberté dont elle contient le germe.

 

 

 

George FONSEGRIVE, L’État moderne

et la neutralité scolaire, 1911.

 

 

 

 

 

 



1 Dans leur déclaration d’août 1908 qui a été lue dans toutes les églises de France le dimanche 20 septembre suivant, les évêques écrivaient textuellement : « La loi contenait une promesse qui, si elle avait été fidèlement gardée, vous donnait une sécurité relative : elle proclamait la stricte neutralité de l’école.

« Quelle que soit la tendance de l’État à s’approprier les enfants pour en faire des citoyens, le législateur avait dû tenir un certain compte de l’autorité paternelle. Aussi lisons-nous dans l’exposé des motifs des nouveaux projets : “Les parents qui confient à l’État leurs enfants ont le droit d’exiger que leurs croyances et leurs sentiments intimes ne soient ni combattus, ni froissés par un enseignement agressif, et d’autre part, l’État a trop souvent et trop sincèrement réclamé la collaboration de la famille à l’œuvre scolaire pour réprouver sa sollicitude et même son contrôle.

« “L’on affirme au même endroit, sans hésitation aucune, ce principe que des garanties doivent être accordées aux pères de famille en vue de leur permettre d’obtenir réparation des fautes commises par les membres de l’enseignement public dans l’exercice de leurs fonctions.”

« Maintien d’une neutralité absolue ; respect des croyances des parents et de leurs sentiments intimes, ainsi que de la conscience des enfants ; protection efficace contre toutes les entreprises des maîtres qui manqueraient à ce respect ou violeraient cette neutralité : tels sont les engagements de la loi vis-à-vis des familles.

(Univers, dimanche 13 septembre 1908.)

2 Que cette notion de l’État soit complète, satisfaisante, idéalement définitive, ce n’est pas ce qui est soutenu ici. On se contente seulement d’expliquer comment, en fait, l’État, que l’on appelle moderne, et auquel succéderont probablement d’autres formes historiques, a succédé à l’État ancien.

3 Résolution votée à l’unanimité moins trois voix par l’Assemblée générale des instituteurs et institutrices publics de la Lozère sur le rapport de M. Barathieu (Action, 3 septembre 1908). Reproduit par le Bulletin de la Semaine du 9 septembre 1908.

4 Le même M. Barathieu, ibid.

5 25 mai 1882.

6 Mme Nelly Roussel, par exemple, poursuit, dans le but de propager ces doctrines, toute une campagne d’articles dans l’Action et de conférences à Paris et en province. (Voir sa récente brochure Quelques lances rompues en faveur de nos libertés, in-12, GIARD et BRIÈRE). On sait aussi que le célèbre M. Robin a fondé une ligue dans ce but.

7 LALANDE, Précis raisonné de morale pratique, 107, p. 34, in-12, Paris, Alcan, 1907.

8 LALANDE, Précis raisonné de morale pratique, 48, p. 17.

9 Ibid.

10 Ibid., 95, p. 30.

11 LALANDE, Précis raisonné de morale pratique, 45, p. 16.

12 LALANDE, Précis raisonné de morale pratique, 97, p. 30, 31.

13 Ibid., 75, p. 24.

14 Dans un article de la Revue de métaphysique et de morale (mai 1909, p. 421, La religion d’aujourd’hui), le très libre esprit qu’est M. G. Sorel, bien connu pour ses opinions socialistes, se sert par deux fois de l’épithète imaginaire pour qualifier les conflits soulevée entre la science et la religion.

15 Insuffisance des morales positivistes (Correspondant, 10 sept. 1908.)

 

 

 

 

 

 

 

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