La psychologie religieuse dans Michelet 1

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Alfred FOUILLÉE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« Professeur de morale et d’histoire » – c’était alors son titre, – Michelet n’avait entrepris rien moins que d’étudier le sacerdoce catholique dans son rapport avec le gouvernement de la famille et de la société. Historien, il voulait découvrir ; moraliste, il voulait juger la politique séculaire de l’Église dans la famille et dans l’État. En ces pages enflammées, Michelet, selon son habitude, fit passer son âme tout entière : science clairvoyante du passé et vision prophétique de l’avenir, érudition exacte et souffle épique dans l’histoire ; dévotion envers l’humanité, culte presque mystique de la France et de la Révolution française, foi candide dans le peuple et dans le gouvernement populaire ; tempérament révolutionnaire du peuple de Paris, au sein duquel il était né, et logique de l’imagination, familière à ce peuple encore plus qu’à tous les autres ; adoration de la femme et de l’enfant ; vague spiritualisme en philosophie et religiosité sans dogme, prosélytisme de la libre pensée ; jugements absolus fondés sur les preuves les plus relatives, mais amour profond de la vérité et du droit, horreur du mensonge et de l’hypocrisie, impatience du mieux et croyance au triomphe final de la justice. « Où donc, s’écrie-t-il en parlant de son œuvre, où donc ai-je plus mis mon cœur ? » Ces pages sont à la fois véhémentes et aimantes, car Michelet ne connaissait pas la haine : « Mes ennemis, il n’y a pas d’ennemis ! »

Nous n’avons pas la prétention, pour parler comme lui, de « faire entrer un grand livre dans une petite préface » ; mais, en le relisant après un demi-siècle, comment ne pas rechercher par un examen sommaire si Michelet a pénétré dans son fond la psychologie religieuse du catholicisme, s’il l’a jugée avec équité, enfin si la situation religieuse qui motivait son ardente polémique est la même à notre époque que de son temps ? Nous devons d’ailleurs entrer le plus possible dans la pensée même de Michelet, sans entrer dans ses passions, et montrer surtout le côté juste, par conséquent durable, de ses idées.

 

 

I

 

La psychologie religieuse de Michelet, quoique non réduite en formules exactes, ni ramenée à des lois scientifiques, n’en est pas moins par moments profonde, constamment fine, délicate et clairvoyante. Toutes les choses du cœur lui sont familières, et, dans la religion, le cœur ne joue-t-il pas le principal rôle ? Le prêtre, le confesseur, le directeur, le moine ou le jésuite, d’un côté, le pénitent et surtout la pénitente, de l’autre côté, la femme, l’enfant dont le prêtre envahit l’âme, – ce sont là autant de types que la psychologie de Michelet a su représenter avec tous les caractères d’une vie intense.

Michelet a vu d’abord quelle influence exerce, dans la religion, la grande loi psychologique de l’habitude ; toute la morale religieuse, toute la politique religieuse (trop souvent substituée à la morale même) trouve en cette loi son principal moyen d’action et de conquête.

Pascal, dont Michelet rappelle ici les idées, avait déjà aperçu cet effet, et il l’avait accepté ; il l’avait même cherché. C’est que Pascal jugeait bon de faire descendre la foi dans la nature. Lui qui avait cru trouver chez les Jésuites les pires ennemis de la conscience et les plus dangereux pour la morale, il leur emprunte lui-même leur méthode. Selon Pascal, en effet, il est des choses que nous avons intérêt à croire, puisque notre salut en dépend ; et cependant nous doutons de ces choses, parce qu’elles choquent à la fois notre raison et notre nature. Eh bien, les procédés mécaniques viendront à notre aide : la volonté formera l’habitude, l’habitude formera la croyance ; nous agirons comme si nous avions la foi ; nous prendrons de l’eau bénite, nous ferons le signe de la croix, nous prosternerons notre corps, et peu à peu notre âme elle-même sera prosternée ; nous aurons « préparé et incliné la machine » : nous aurons la foi. À force de répéter credo, on finit par croire que l’on croit, puis, tout simplement, par croire. Pascal avait ainsi entrevu la loi psycho-physiologique qui non seulement change les idées en forces et en actes, mais change les actes mêmes, par leur répétition, en forces et, finalement, en idées.

Michelet à son tour, s’inspirant des travaux plus récents des philosophes sur l’habitude, y ajoutant même des vues personnelles qui ne sont pas sans profondeur, montre qu’entre notre « seconde nature » et notre nature primordiale il y a une importante différence. La nature primordiale est une gardienne attentive de la vie, qui nous avertit de tout ce qui peut la compromettre, « qui cherche, trouve dans sa bienveillance remède à nos maux ». La seconde nature, au contraire, l’habitude, sous ce nom perfide, peut être en certains cas la lente invasion du mal, l’obscurcissement de la raison, l’affaiblissement de la volonté, le grand chemin qui mène à l’anéantissement de la conscience. « C’est comme un rêve dans une barque. Combien de chemin avez-vous fait en rêvant, qui peut le savoir ? Vous allez ainsi sans aller, immobile et pourtant rapide. Douce chose, où peu à peu tout devient insensible, la douceur elle-même. État de mort ou de vie ? Pour le distinguer, il faudrait de l’attention, et nous sortirions du rêve. Non ; qu’il aille, ce je ne sais quoi qui m’emporte, qu’il me mène à la vie ou qu’il me mène à la mort ! »

Certes, Michelet attribue une trop grande part à la passivité dans le sentiment religieux des catholiques. Il n’y a rien de passif dans l’enthousiasme de la foi intérieure, dans le prosélytisme des missionnaires, dans les efforts des fidèles pour conformer toute leur vie à leur idéal religieux. La passivité même de l’habitude devant le conducteur d’âmes n’a été acquise qu’à force d’activité. Ce qui est vrai, c’est que toute religion qui abuse de l’autorité sur les consciences et des lois de l’habitude machinale pour faire dominer la forme sur le fond, les rites extérieurs sur la pensée intime, les cérémonies et les pompes sensibles sur la vie spirituelle, les « œuvres » sur la « foi », enveloppe pour la conscience morale un germe de mort. Le catholicisme, envers lequel Michelet est loin d’être toujours juste, a commencé par délivrer la conscience, car il a opposé à la suprématie antique de l’État et à l’omnipotence du « pouvoir temporel » un « pouvoir spirituel » dont le vrai fondement était dans la conscience morale de l’individu. Par malheur, ce pouvoir spirituel tendit de plus en plus à mériter son nom de pouvoir, à s’organiser matériellement et, par cela même, à perdre sa spiritualité. Saint Paul avait eu beau, au nom de l’esprit pur, s’élever contre les « œuvres » de la loi judaïque, le catholicisme rétablit des « œuvres » ecclésiastiques, sacrements et rites, pour en faire l’objet de prescriptions aussi absolues que les œuvres morales elles-mêmes. Les commandements de l’Église s’érigèrent à la même hauteur que les commandements de Dieu, avec la même menace de damnation ; et quelquefois l’observance des premiers parut un moyen de se faire pardonner la non-observance des seconds. Sans les œuvres ecclésiastiques et hors de l’Église qui les impose, la foi ne suffit plus à sauver. Dès lors, le salut de chacun finit par être remis aux mains du prêtre, et l’habitude de l’obéissance devient pour le fidèle la première des vertus.

Il est une autre grande loi psychologique dont Michelet a noté les principaux effets, mais qu’il n’a pas su dégager. De son temps, elle n’avait pas encore été formulée nettement ni par les psychologues, ni par les physiologistes : c’est la loi de la « suggestion ». Elle-même rentre encore dans la loi plus générale qui, liant les idées aux sentiments et aux actes, assure ainsi aux idées une puissance de réalisation et en fait des « forces ». L’éducation et la direction des consciences, avec la confession qui en est la sanction pratique, est une suggestion savamment organisée et qui s’étend à la vie entière.

Les théologiens moralistes et les directeurs de conscience ont admirablement saisi la toute-puissance de la suggestion. De là, quoi qu’on en puisse penser au point de vue de la justice et du droit, cette guerre psychologiquement si habile contre tout enseignement qui pourrait contrarier la foi, contre toute science qui pourrait ébranler les idées anciennes par des idées nouvelles ; de là ces minutieux préceptes sur les « mauvais livres », les « mauvais exemples », les « mauvaises fréquentations », sur tout ce qui peut donner une forme précise soit à des doutes vagues, soit à des sentiments vagues ; de là surtout cette inquisition morale s’étendant aux consciences, poursuivant jusque dans le for intérieur l’idée hostile à la foi ou aux mœurs ; de là cette souveraineté de l’éducation que l’Église a toujours proclamée et dont elle aurait toujours voulu garder pour elle le monopole ; de là toutes ces formules fixes, tous ces préceptes catégoriques, tous ces décalogues, ces symboles de la foi, ces catéchismes par demandes et par réponses où l’idée prend toujours une forme précise, même quand elle a pour fond un mystère, et où, les idées cessant, les mots viennent les remplacer. Car les mots mêmes, ces substituts des idées, ont une force suggestive que toutes les religions ont connue et utilisée : on ne mène pas seulement le monde avec des idées, mais encore avec des mots. La plupart des religions ont vu dans l’univers entier le verbe divin, le mot éternellement prononcé, la formule souveraine et créatrice de la vie. Tous les profonds politiques, non moins que les théologiens, ont mis à profit la puissance des mots : les réformateurs ou révolutionnaires d’aujourd’hui savent, eux aussi, s’en faire une arme. Il y a des formules aussi explosives que la dynamite.

Si la direction catholique des consciences par enveloppement graduel a eu souvent des avantages, elle a eu aussi les inconvénients qui s’attachent à la suggestion ; toujours dangereuse dans le mal, elle peut devenir dangereuse dans le bien même.

Michelet eût dû d’abord, pour être juste, montrer le bon côté que peut avoir la confession, quand elle est, d’une part, l’aveu rapide et repentant, d’autre part, le reproche austère et l’exhortation morale. Elle devient alors, chez le croyant sincère et profond, un frein salutaire, un moyen de retour sur soi en présence d’autrui, un rappel à tous les devoirs que lui a fait oublier le tourbillon de la vie. Les philosophes, dans l’antiquité, avaient eux-mêmes dirigé des consciences ; mais ils ne parlaient qu’au nom de la raison commune à tous, non d’un pouvoir surnaturel qui, s’il peut tout condamner, peut aussi tout absoudre. La confession, dans le catholicisme, devint un « sacrement », imposant une obligation stricte ; elle eut beau rester secrète, elle aboutissait à la communion publique, qui est la déclaration devant tous que le pénitent a été absous par l’autorité spirituelle.

« Si nous confessons nos péchés, avait dit saint Jean, Dieu, juste et fidèle dans ses promesses, nous les remettra » ; mais il y avait loin de l’aveu d’une faute, soit intérieur, soit public, à la confession auriculaire, dont les livres saints ne disent mot. Si les premiers Chrétiens s’accusaient de leurs fautes, c’était au milieu de leurs frères ; les nouveaux convertis, surtout, étaient soumis à cette cérémonie, qui d’ailleurs se retrouve dans les religions païennes. Ne se confessait-on pas dans les mystères de Bacchus, de Vénus et d’Adonis ? On connaît l’anecdote racontée par Plutarque : « Lysandre, étant sommé par un prêtre de confesser ses fautes, lui demandait : – Est-ce à Dieu ou à l’homme que je dois faire la confession ? – À Dieu, répondit l’hiérophante. – Alors, retire-toi donc, ô homme, dit le général lacédémonien. » Saint Jean Chrysostome, lui aussi, commandait de se confesser non aux hommes, mais à Dieu. Saint Augustin écrit ses « confessions », mais ne nous dit pas qu’il eût un confesseur. Aussi l’abbé de Longuerne put-il un jour répondre aux religieux qui lui demandaient le nom de son directeur : – « Quand vous m’aurez dit quel était celui de saint Augustin, je vous montrerai le mien. »

La confession auriculaire, perdant peu à peu sa valeur toute morale et religieuse, devint le grand moyen de domination sur les consciences et sur les fortunes. Le confesseur ordonnait des aumônes, des offrandes à l’Église, surtout quand le pénitent était à l’article de la mort ; si bien que saint Jérôme se plaignait déjà de l’avidité des membres de l’Église. Au moyen âge, le « pouvoir spirituel » exigeait du mourant le don d’une partie de ses biens, sous peine de ne pas recevoir les derniers sacrements et de n’être point enterré en terre sainte. Dans les Taxes de la chancellerie romaine, tous les crimes possibles sont tarifés. Quant aux cas réservés, ils portent quelquefois sur des objets étranges. Le prêtre a le droit d’absoudre le meurtre, le viol, l’adultère, le parricide, mais il ne peut absoudre celui qui a levé la main sur un clerc, cas réservé à l’autorité suprême.

Le confesseur du moyen âge avait une foi profonde et aveugle, il était en même temps, comme le remarque Michelet, supérieur par la culture ; il se mortifiait lui-même consciencieusement et il devait moins interroger ses pénitents ou pénitentes. Avec les temps modernes, la confession devint de plus en plus périlleuse dans la pratique.

Toutes les passions de l’amour, psychiques ou physiques, guettent à la fois le directeur et la pénitente. Le prêtre interroge la jeune fille, et en interrogeant, il suggère. Que de sentiments confus, que d’instincts encore endormis qui se précisent et s’éveillent dès qu’on projette la clarté de l’idée dans la conscience ! Formuler une tentation, c’est la produire ; y amener la pensée, c’est y amener la réalité. Il est des choses dont on ne peut avoir l’idée sans les éprouver déjà, sans les sentir descendre, par une contagion irrésistible, du cerveau dans tous les organes. Aussi une simple question est-elle, et pour celui qui la fait, et pour celle qui l’écoute, une réalisation de son objet même. De là, pour le psychologue, les immoralités auxquelles est exposée la confession, et sur lesquelles Michelet a tant insisté. Toute l’ombre du confessionnal ne saurait voiler l’inconvenance et le danger de certains entretiens. « Il est des choses, disait Aristote, qu’il vaut mieux ne pas voir que de les voir » : il en est aussi dont il vaut mieux ne pas parler, auxquelles il vaut mieux ne pas penser, s’il est vrai que penser, c’est déjà faire.

Comment l’amour de Dieu peut tourner insensiblement à l’amour pour le représentant de Dieu sur terre, pour le guide de l’âme et de la conscience féminine, nul ne l’a mieux montré que Michelet, car c’est un point sur lequel n’avait pas voulu appuyer l’auteur des Provinciales. La direction, chez la jeune fille, cultive « l’amour avant l’amour ». Il est un homme, souvent jeune, qui pénètre le premier au fond de cette âme ; il a pour elle non seulement les premières sévérités, mais aussi les premières indulgences, « qui sont si près des tendresses » ; il est le frère, l’ami d’une enfant tirée sitôt des bras maternels. « Le confident de ses premières pensées sera longtemps mêlé aux rêveries de la jeune fille. » Il a eu un privilège spécial, unique, que l’époux peut envier : lequel ? « La virginité de l’âme, les prémices de la volonté », souvent aussi celles du cœur. Les premières impressions, comme les psychologues l’ont montré, sont à la fois les plus douces et les plus fortes ; elles ne s’effaceront jamais. Dans le livre de cette âme, encore tout blanc, quelqu’un a écrit le premier : « Vous aurez beau plus tard récrire par-dessus, croiser en long ce qui fut tracé en large : vous brouillez, vous n’effacez pas. »

Non moins équivoque est la situation du prêtre devant la femme mariée. Cet homme sait maintenant sur cette femme « ce que le mari n’a pas su, dans les longs épanchements des nuits et des jours, ce que ne sait pas sa mère qui croit la voir tout entière, l’ayant eue tant de fois nue sur ses genoux ». La femme, à son tour, en songeant au prêtre, sait qu’il y a un maître de sa pensée intime. La vraie morale se défie des secrets, des mystères mis en commun et qui sont un lien plus subtil que bien d’autres. Quel aliment pour l’imagination, pour le cœur du prêtre, quand le cœur même de la femme a su se garder ! « Le prêtre tient l’âme, dès qu’il a le gage dangereux des premiers secrets, et il la tiendra de plus en plus. » La direction, c’est un mariage « plus puissant que l’autre ; mariage spirituel.... Mais qui a l’esprit, a tout ». Bien souvent, le jeune homme qui épouse celle dont un autre a l’âme « épouse le divorce ».

La direction tend à développer la passivité de la conscience, au lieu de provoquer son activité personnelle ; elle place l’âme dans l’attitude quiétiste : expectans expectavi. Michelet retrouve cette attitude jusque chez l’adversaire de Fénelon, chez Bossuet : « Il doit se faire un changement dans la vie, dit ce dernier à la sœur Cornuau, mais sans que l’âme songe seulement à se changer elle-même. » Michelet a pris ses preuves historiques, comme il le dit, chez les plus purs et les meilleurs de ses adversaires, non chez ceux qui lui auraient donné le plus de prises. Le XVIIesiècle était celui où il pouvait trouver des témoignages écrits ; c’était le seul qui n’eût pas craint « de mettre en pleine lumière la théorie de la direction » ; Michelet en a profité. Et il a pu aussi étudier sur le vif les directions au XIXesiècle, où les témoignages ne manquent pas et où les faits se passent sous nos yeux.

Michelet observe donc et décrit les plus loyaux directeurs de consciences, – Saint François de Sales, Fénelon, Bossuet, – et il aboutit à ces conclusions : 1o Un saint qui, pendant longtemps, parle à une sainte de l’amour de Dieu, la convertit infailliblement à l’amour. 2o Si cet amour reste pur, c’est un hasard tout personnel ; c’est que l’homme est un saint ; car la personne dirigée, perdant peu à peu toute volonté propre, doit à la longue « être à sa merci ».

L’universelle domination du prêtre sur les consciences ne pouvait aboutir, dans la pratique, qu’à des accommodements avec les consciences. De là tous les abus de la casuistique, que Michelet flétrit avec Pascal. La casuistique a sans doute sa raison d’être aux yeux du philosophe même, obligé de soumettre la vie réelle à un idéal rationnel. Mais pour le catholique, habitué à tout juger d’après l’autorité, la casuistique devient facilement le « probabilisme », qui est l’art de trouver chez les docteurs, en faveur du relâchement des meurs, une opinion « probable » ou même « sûre ». Ainsi, sous les apparences d’une autorité absolue conférée à l’Église, la relativité s’introduit au cœur de la morale même. La morale théologique devient l’art savant et subtil d’excuser tout, de tricher avec le devoir et d’attraper Dieu.

Michelet, avec son sens historique, regrette que Pascal, en nous donnant la concordance des « casuistes », les présente en quelque sorte sur la même ligne et comme contemporains. Il eût été bien autrement instructif de les « dater », de montrer, par le développement progressif de la casuistique, comment ils allèrent enchérissant l’un sur l’autre, se surpassant pour donner l’absolution à meilleur compte, pour innocenter tel cas nouveau qu’on croyait jusqu’alors coupable, si bien que le péché ne saurait plus où se réfugier et qu’on pourrait croire qu’il n’y en avait plus au monde.

Dans cette étude des casuistes, Michelet s’arrête à temps, ayant trop de pudeur pour nous les faire voir de trop près : « J’ai mieux aimé souvent, dit-il, les laisser échapper quand je les tenais que de les suivre dans les marais et dans la vase. » Sur tant de choses délicates qui peuvent troubler l’imagination, Bossuet a dit qu’il fallait, quand on était obligé d’en parler et de les entendre, « ne tenir à la terre que du bout du pied ». Le confesseur casuiste, lui, s’enfonce dans la boue, la remue tout entière, s’y engloutit avec son pénitent ou sa pénitente.

À propos des études de casuistique imposées, dès le séminaire, aux futurs confesseurs, Michelet fait observer que l’éducation laïque, qui n’affiche aucune prétention à l’excès de pureté et dont les élèves vivront un jour de la vie commune, a pourtant grand soin d’écarter des yeux du jeune homme les trop séduisantes images qui troublent les sens ; l’éducation ecclésiastique, au contraire, en prétendant former « des hommes au-dessus de l’homme, des vierges de purs esprits, des anges », fixe précisément l’attention des futurs prêtres sur les choses qui leur seront pour toujours interdites et leur donne pour objets d’étude des suggestions et tentations terribles, « à faire damner tous les saints ». Ces études sont telles que « le tempérament y périt souvent ; le corps y succombe, l’âme en reste énervée, souillée ». Dans ces derniers temps, certains industriels de la littérature pornographique n’ont eu besoin, pour attirer leur clientèle, que de réimprimer les pages de prétendue « théologie morale » qu’ils n’auraient pu eux-mêmes surpasser dans la peinture de la débauche. Ce scandale permanent, l’Église n’a rien fait pour le supprimer, ni même pour l’affaiblir ; comme elle est ici chez elle, elle s’y montre ce qu’elle serait partout ailleurs, si elle n’était forcée de changer. En outre, elle ne veut abandonner aucun des liens par lesquels elle peut tenir et dominer les âmes.

Le résultat de la casuistique, Michelet l’a compris, c’est l’usure progressive du sentiment moral, c’est la mort même de la conscience, qui, quand elle est complète, réalise l’idéal de l’hypocrisie religieuse, dupe de soi autant que les autres en sont dupes, et telle que Molière lui-même, dans Tartufe, ne l’a pas su ou voulu incarner. Michelet remarque – avec quelle pénétration ! – qu’un Tartufe réel », par l’habitude de tromper, en serait venu à se faire illusion à lui-même. D’équivoque en équivoque, par une traduction adroite, il eût fait « que la corruption semblât la perfection »… Que sais-je ? Il lui serait arrivé peut-être, à la longue, ce qui est advenu à plusieurs, « de n’avoir plus besoin d’être hypocrite, mais de finir par se donner le change, se tromper, se séduire, se croire un saint ». C’est alors qu’au suprême degré il eût été Tartufe, l’étant, non pour le monde seulement, mais pour lui-même, « ayant parfaitement brouillé en lui toute lumière du bien, et se reposant dans le mal avec la sécurité d’une ignorance, voulue d’abord, mais devenue naïve ».

La direction catholique des consciences eut son utilité aux temps barbares ; mais elle aurait dû travailler à se rendre elle-même inutile, à redevenir l’examen de conscience tout intime prescrit par les moralistes. L’appel à la conscience seule, au jugement de Dieu prononcé dans le for intérieur, est un appel à la moralité personnelle et un moyen puissant de la produire. C’est ce que la religion réformée opposa au catholicisme ; par là, malgré ses intolérances et ses contradictions avec elle-même, elle a suscité la vie libre et individuelle. L’homme, selon cette conception, ne peut plus compter, pour se justifier et s’absoudre, que sur la valeur réelle acquise par lui devant Dieu. Nul signe de la croix fait par le prêtre ne saurait effacer ce qui a été commis ; il faut que le coupable lave lui-même ses fautes et qu’il se renouvelle intérieurement aux yeux du souverain juge, dont il ne peut chercher à lire l’arrêt qu’au fond de sa conscience.

 

 

II

 

Michelet, qui aime le prêtre tout en l’attaquant, ne veut, par ses critiques, qu’avancer l’époque où, « redevenu homme, libre d’un système artificiel (absurde, impossible aujourd’hui), le prêtre rentrera dans la nature et prendra sa place au milieu de nous ». De même, il veut rendre à la femme son vrai rôle. À l’idéal faux que se font de la femme les séminaires et les couvents, Michelet oppose le vrai progrès que la femme doit réaliser au sein de la famille, à mesure que ses devoirs se multiplient. A-t-elle fini comme femme, elle commence comme mère, grand’mère. Elle a toujours de nouveaux motifs de « recommencer sa propre éducation morale » et de la pousser plus loin. « La femme veut monter toujours, et c’est pour cela, dit Michelet, qu’elle s’attache à l’homme. » On pourrait lui répondre : – Inversement, c’est parce que l’homme s’est appuyé sur un bras, en apparence moins ferme que le sien, qu’il a pu monter toujours. L’appui est mutuel et mutuellement nécessaire. – La nature donne par degrés à la femme, ajoute Michelet, non la direction d’un seul homme, mais « l’association successive à des générations meilleures, dont chacune reproduit la mère, renouvelée, améliorée ». Telle est la haute conception de la famille que Michelet, par malheur, n’a pu qu’indiquer. Elle fait contraste non seulement avec le mysticisme artificiel des théologiens, mais encore avec le réalisme de notre société actuelle, où la lutte pour la vie et la concurrence économique poussent la femme à se faire la rivale de l’homme dans les métiers de toute sorte, au lieu de se consacrer à sa grande tâche : l’éducation dans la famille. L’homme moderne, victime de la division du travail, « condamné souvent à une spécialité étroite où il perd le sentiment de la vie générale et où il s’atrophie lui-même », aurait besoin de trouver à son foyer « un esprit jeune et serein, moins spécialisé, mieux équilibré, qui le sortît du métier, et lui rendît le sentiment de la grande et douce harmonie ».

Michelet n’a pas moins bien compris la mission éducatrice de la mère et le caractère particulier que cette mission présente pour le psychologue. L’homme, lui, transmet la science « par les méthodes qui sont propres à l’homme », à l’état de règles fixes, par classifications bien délimitées, « sous formes anguleuses et comme cristallisées ». Mais l’enfant, « mol et fluide encore, ne peut longtemps rien recevoir qui n’ait la fluidité de la vie ». De là vient la supériorité de l’éducation maternelle. Je ne sais, dit Michelet, s’il est toujours indispensable que la mère allaite de son sein ; « il l’est, j’en suis bien sûr, qu’elle allaite de son cœur. » C’est elle qui doit être la vraie et grande directrice des jeunes consciences.

 

 

III

 

Après avoir fait la psychologie du prêtre, Michelet a fait celle du jésuite, auquel il a consacré tout un livre de violente polémique. Les jésuites ont mis la politique au service de l’apostolat. Leur entreprise fut « de saisir partout l’homme au moyen de la femme, et par la femme l’enfant ». Pour aller à ce grand résultat, ils employèrent les plus petits moyens, les petites capitulations, les petites transactions, les petites intrigues, « les portes de derrière, les escaliers dérobés ». Si les jésuites ont été les grands politiciens de la religion, ils en ont été aussi, par cela même, les plus subtils psychologues. Lisez les Exercices spirituels d’Ignace de Loyola, et vous demeurez confondu devant une telle connaissance de tous les ressorts qui meuvent le cœur humain, de tous les moyens par lesquels on peut faire jouer ces ressorts au profit de la religion catholique. Quel mélange de foi religieuse et de calcul humain ! Quel prodige d’enthousiasme et de ruse, de sincérité et de fausseté !

Il était de mode, au temps de Michelet, d’attaquer les jésuites ; aujourd’hui, ce n’est plus de bon goût. On trouve trop « bourgeois » de répéter ce qui a été déjà dit tant de fois, depuis Pascal et depuis Michelet, alors même que ce serait toujours vrai. Peut-être l’opinion de beaucoup d’entre nous est-elle tombée d’un excès de défiance en un excès de confiance. Certes, il ne faut pas de nos jours attribuer à la société de Jésus une influence exagérée et un caractère pernicieux qui ne lui est plus aussi particulier qu’autrefois ; mais il faut pourtant se garder de croire que cette puissante compagnie ait cessé d’agir, et d’agir par les moyens qui sont traditionnels en son sein : « Feindre, attendre, savoir se contenir, avancer, mais lentement, sur terre quelquefois, et plus souvent sous la terre. »

Quand Michelet nous montre le jésuitisme de son époque insufflant au clergé tout entier une éducation spéciale, certains évêques s’écriant eux-mêmes : « Nous sommes jésuites, tous jésuites ! » d’autres ne le disant pas, mais le faisant voir par leur conduite ; le jésuitisme agissant sur ceux mêmes qu’on lui croit étrangers, par les Sulpiciens qui élèvent le clergé, par les Ignorantins qui élèvent le Peuple, par les Lazaristes qui dirigent des milliers de sœurs de charité, ont la main dans les hôpitaux, les écoles, les bureaux de bienfaisance : tant d’établissements, tant d’argent, « tant de chaires pour parler haut, tant de confessionnaux pour parler bas » ; l’éducation de centaines de milliers de garçons et de millions de filles, la direction de plusieurs millions de femmes ; l’État défendant l’association aux laïques, mais l’encourageant chez les ecclésiastiques et les laissant prendre auprès des classes pauvres une exclusive et envahissante initiative : « réunions d’ouvriers, maisons d’apprentis, associations de domestiques qui rendent compte aux prêtres, etc. », l’unité d’action, en un mot, avec le monopole de l’association ; est-il bien sûr que cette « grande machine » ne fonctionne plus aujourd’hui et que, malgré l’extension (si incomplète encore) du droit d’association en France, les congrégations religieuses, riches environ de 10 milliards, n’aient pas toujours de quoi faire équilibre à bien des influences adverses, opposition à bien des progrès ?

« Tu seras entre les mains du Mokhadem, disent les statuts des Khouans en Kabylie, comme le cadavre entre les mains du laveur de morts qui le tourne et le retourne à son gré. » La formule des Khouans se retrouve dans le proinde ut cadaver de la Compagnie de Jésus et, sous des formes plus ou moins adoucies, dans toutes les « Congrégations ». Aussi les juristes font-ils observer que le contrat qui lie le congréganiste envers la congrégation n’est pas un contrat de véritable association, mais d’assujettissement. Sans doute l’Église parle toujours de ses « associations » ; mais le congréganiste est-il vraiment l’associé de son supérieur ? Non, car il ne traite pas « d’égal à égal » avec lui. Il n’a pas de « compte à lui demander ». S’il entre librement dans une congrégation (et cette liberté, Michelet en a donné maint exemple, n’est pas toujours complète), c’est pour perdre aussitôt sa liberté même et pour tomber dans cet état de dégradation qu’on nommait jadis la mort civile.

L’État accomplit donc son devoir en se défendant contre une organisation aussi exceptionnelle, aussi négative de ses propres fondements et de ses propres droits. Dans les États où la liberté d’association n’existe pas, il est naturel qu’il y ait un redoublement de précautions contre les congrégations non autorisées, car celles-ci ont tous les dangers des associations, sans les avantages et sans les garanties qui en sont la contrepartie. Là où la liberté d’association existe, elle ne peut s’appliquer sans réserve aux congrégations, qui reposent sur des principes différents. C’est ce que Michelet admettait, avec toute l’école démocratique, et c’est ce qu’admettent encore aujourd’hui ceux qui ont continué les traditions de cette école 2.

Allons plus loin et considérons l’Église catholique tout entière. Est-elle purement et simplement une « association libre » analogue aux autres ? Non. Elle a plutôt le caractère essentiel des congrégations. D’où vient, en effet, le pouvoir dirigeant ? Est-ce du peuple des fidèles ? Il vient d’un chef proclamé infaillible. Michelet a parfaitement vu et montré tout le long de son histoire que les laïques ne sont pas les associés des prêtres, les prêtres des évêques, les évêques du pape. Ce sont des collaborateurs obéissant à des ordres qui ne se discutent pas ; ce sont des ouailles. Là est encore le grand obstacle à la séparation des Églises et de l’État dans les pays de civilisation latine. Même aux États-Unis, dans l’État de New-York, on a été obligé de faire une loi spéciale applicable à l’Église catholique, le droit commun des associations ne pouvant lui convenir et l’État aimant mieux y déroger que de l’adultérer.

Faites la part des exagérations de polémique, et vous reconnaîtrez que Michelet n’avait pas entièrement tort de dire : le mot de liberté n’a pas le même sens pour les congrégations et pour le catholicisme même que pour la société laïque. De nos jours, ceux qui avaient adopté la devise : Omnia serviliter pro dominatione, disent plutôt Omnia liberaliter, mais c’est toujours pro dominatione.

Les forces de résistance de la grande armée catholique sont les mêmes aujourd’hui qu’au temps de Michelet : force d’inertie, quand la lutte contre elle est modérée ; force de sympathie, quand la lutte devient violente et lui donne le beau rôle de persécutée. Dans les deux cas, elle n’a qu’à laisser couler le temps, et elle se retrouve toujours victorieuse.

 

 

IV

 

La situation du catholicisme à notre époque est une preuve nouvelle de la vitalité qu’il doit tout ensemble à son inflexibilité et à sa flexibilité. Si Michelet revenait parmi nous, il apercevrait dans la religion catholique, au-dessus du fond immobile, des transformations de surface qui lui offriraient un vif intérêt. À la religion de son temps manquait ce qui eût pu lui donner l’unité rationnelle, par cela même la force de cohésion et de résistance : une philosophie. Quelle pauvre figure faisait sous ce rapport le catholicisme des Grégoire XVI et des Pie IX. Toute leur philosophie était de n’en point avoir, de se défier des philosophes, même chrétiens, et de condamner tout essor hardi de la raison. En France, les professeurs des facultés de théologie étaient suspects. Suspects tous ceux qui étudiaient trop et trop librement. L’autorité ecclésiastique les notait mal, comme, sous Napoléon III, l’autorité militaire notait mal les officiers trop absorbés en travaux intellectuels. Je me souviens de l’aumônier d’un lycée qui, s’étonnant de ce que, pour étudier le platonisme et son histoire, j’avais lu les Pères de l’Église grecque : « Chez nous, de telles études sont rares et prêtent à quelque suspicion ; les Pères de l’Église nous sont profondément étrangers et passent pour dangereux : ils pensent trop, surtout les Grecs, et on ne veut pas que nous pensions. Les docteurs catholiques d’Allemagne ont seuls la bride sur le cou, parce qu’ils sont tenus de faire concurrence, pour l’érudition, aux docteurs protestants. En France, les prêtres savants sont mal vus de l’évêque. » Avec le haut esprit qui succéda à Pie IX sur le Saint-Siège, la direction supérieure devait changer. On a senti le besoin d’avoir une philosophie, – une philosophie qui pût tout ensemble se concilier avec la théologie traditionnelle et avec la science actuelle. Or, la philosophie et la science antique avaient eu leur synthèse dans Platon et surtout dans Aristote. La théologie chrétienne et la pensée de l’antiquité avaient eu à leur tour leur synthèse dans saint Thomas. Les idées démocratiques avaient trouvé à la même époque leur expression et leur justification rationnelle. Enfin la philosophie platonico-aristotélique de saint Thomas n’excluait point la nouveauté des découvertes d’ordre purement scientifique ; le péripatétisme et le platonisme sont assez larges pour s’accommoder de tout fait nouveau d’expérience et de toute nouvelle loi causale, en les interprétant sous l’aspect de l’universelle finalité. Ce n’est donc pas sans un sentiment profond des besoins de l’Église que le chef actuel du catholicisme a choisi le Docteur angélique pour une restauration de la philosophie chrétienne.

Par là, outre qu’il donnait au catholicisme plus d’unité rationnelle, il lui prêtait aussi une force nouvelle contre les incrédules. Ces derniers, en effet, y compris Michelet lui-même, avaient puisé leurs arguments dans l’arsenal du XVIIIeet du XIXesiècle ; mais, en déplaçant pour le catholicisme le centre de gravité philosophique et en le reportant dans le thomisme, on obligeait du même coup les adversaires à renouveler leur tactique et leur argumentation, ce qui ne s’improvise pas. Enfin, on fournissait aux défenseurs de la foi des armes nouvelles ou renouvelées, qui, après avoir été abandonnées longtemps, reprenaient leur utilité dans l’état actuel des sciences et de la philosophie.

De fait, le mouvement néo-thomiste est allé croissant. S’il n’a pas produit des œuvres vraiment originales – et pour cause, – il a cependant produit une union d’efforts dirigés vers un même but par les méthodes communes, avec un esprit tout ensemble plus dogmatique et plus tolérant, grâce à la solidité et à l’ouverture du péripatétisme renouvelé.

En même temps que le catholicisme s’efforçait de devenir plus philosophique (et cela par un retour à la scolastique même, fille de l’antiquité), il devenait aussi plus démocratique et même « social ». C’est la seconde évolution qu’il a accomplie de notre temps et qui étonnerait le plus Michelet. L’apostolat catholique, à notre époque, change peu à peu de forme et de nature. La chaire sacrée, dans des temples souvent vides, ne peut plus suffire ni pour répandre ni même pour défendre la foi. Le troupeau abandonnant les églises, les pasteurs ont suivi le troupeau hors des églises. De là ce qu’un historien religieux a si bien nommé « l’exode des ministres du culte 3 », pour se rendre dans les bureaux de rédaction, aux congrès ouvriers, aux assemblées populaires. C’est là que Michelet les trouverait aujourd’hui, au milieu de la foule, préférant à la contemplation l’action, s’efforçant de tourner au profit du catholicisme les tendances nouvelles du peuple.

Mais le libéralisme de l’Église n’a point les mêmes sources que la liberté de conscience philosophique. Aussi le droit cruel du moyen âge, dit Michelet, « ne supprimait-il la contradiction qu’en tuant le contradicteur » ; ou plutôt, il n’y avait point alors de droits « contre la vérité », et la vérité c’était l’Église, et l’Église c’était le pape. Michelet nous rappelle comment Pie V disait aux soldats qu’il envoyait en France avant la Saint-Barthélemy, en 1569 : « Tuez tout ! » Il se plaignait de son général, dit le panégyriste, parce que ce général n’avait pas observé son commandement de tuer aussitôt tout hérétique tombé entre ses mains, « d’ammazar subito qualunque heretico gli fosse venuto alle mani 4 ».

Michelet nous rappelle aussi l’histoire des enfants de Vaudois : au XVIesiècle, on les détruisait : il y eut 400 enfants de brûlés en une fois dans une caverne ; au XVIIe, on les volait. L’édit de pacification, accordé aux Vaudois en 1655, proclama pour grâce singulière qu’on n’enlèverait plus leurs enfants âgés de moins de douze ans ; au-dessus de cet âge, il était permis de les prendre. Le doux saint François de Sales lui-même, dans son zèle de convertisseur, rappelle l’obligation pour les rois de frapper du glaive tous les ennemis du pape. Michelet nous le montre appelant au secours tous les moyens, l’intérêt, l’argent, les places, enfin l’autorité, la peur ; il alla jusque dans Genève marchander le vieux Théodore de Bèze et lui offrir de la part du pape 4000 écus de pension.

Pour le catholicisme contemporain, l’erreur n’a pas plus « de droits » que jadis ; mais on est obligé, par le malheur du siècle, de la combattre au moyen d’armes moins violentes, qui sont les armes du siècle même. Pie IX avait prononcé dans le Syllabus, du haut de la « chaire infaillible, ex cathedra, anathème sur quiconque soutient que le Pontife romain peut et doit se réconcilier avec le progrès, avec le libéralisme et avec la civilisation moderne, potest ac debet cum progressu, cum liberalismo et cum recenti civilitate reconciliare… anathema sit ». Avec combien plus d’intransigeance encore il eût repoussé toute conciliation cum socialismo. Léon XIII, du haut de la même chaire infaillible, dans son encyclique Immortale Dei du 1er nov. 1885, a répété, quoique avec moins de violence dans les termes, ce qu’avaient prononcé Grégoire XVI et Pie IX sur les « prétendus principes de liberté » et de « droit moderne ». Les condamnant à son tour : « Voici, dit-il, le premier de ces principes : – Tous les hommes étant semblables, puisqu’ils sont de même race et de même nature, doivent être égaux les uns aux autres dans la pratique de la vie. » Voilà pour l’égalité. « Personne n’a le droit de commander aux autres », voilà pour la liberté. « Dans une société fondée sur ces principes, l’autorité du gouvernement réside uniquement dans la volonté du peuple... Ce dernier choisit ceux qu’il établit les mandataires de son pouvoir ; mais en agissant ainsi, il ne leur transfère pas proprement le droit du commandement : il leur délègue plutôt la fonction qu’ils devront exercer en son nom 5. » Voilà pour le gouvernement du peuple par le peuple, qui, en principe, est également condamné. Malgré cela, au sein d’une démocratie, l’Église peut-elle se comporter comme au sein des vieilles monarchies ? Non, la politique de l’Église change, sans que la doctrine cesse d’être immobile.

De même que la démocratie catholique offre de profondes et radicales différences avec la démocratie libérale, telle que la concevait Michelet, de même le socialisme catholique lui aurait paru n’avoir qu’une ressemblance partielle avec le socialisme juridique des réformateurs modernes. Sans doute, dans le mouvement social catholique, Michelet reconnaîtrait un peu de l’esprit qui exista aux premiers siècles du christianisme, en même temps que l’intuition très exacte d’une nouvelle politique à suivre pour le catholicisme. Mais le vrai et primitif socialisme chrétien n’était que la prescription de la charité aux riches et de la charité aux pauvres ; de droit proprement dit, il ne fut pas question. L’idée rationnelle du droit comme inhérente à l’homme en tant qu’homme, à la société en tant que société, est une notion étrangère au christianisme : la « justice divine » n’implique pas immédiatement le droit humain. C’est au nom seul de la justice divine, identique à la charité, que le riche doit aimer et secourir le pauvre, et c’est devant Dieu seul, s’il n’a pas accompli ce devoir, qu’il est responsable. Le pauvre, de son côté, doit aimer le riche et montrer une entière soumission à son sort, avec la consolante perspective d’entrer un jour beaucoup plus facilement que le riche lui-même dans le royaume de Dieu ; mais il n’a rien à réclamer au nom de la justice humaine et terrestre. D’ailleurs, le christianisme méprise et condamne les biens de la terre. Malheur aux riches !

Le socialisme moderne, quelle qu’en soit la valeur intrinsèque et quel qu’en doive être le succès final, se place non au point de vue d’une fraternité sentimentale ou d’une charité surhumaine, mais du droit strict et de l’humaine égalité ; il prétend que les misérables ne reçoivent pas de la société la part équivalente à leur travail et à leurs services, et c’est la justice qu’il demande, non l’amour. Michelet a lui-même mainte fois insisté sur ce caractère du christianisme qui tend à remplacer la justice par la grâce, le droit par la charité. « La Révolution française, a-t-il écrit, fut la réaction tardive de la justice contre le gouvernement de la faveur et la religion de la grâce. » Il aurait donc fait ses réserves en entendant certaines revendications catholiques qui, partant de principes tout autres que le socialisme, aboutissent cependant aux mêmes conséquences pratiques. Mais il eût admiré une fois de plus, en France comme aux États-Unis, la force et la souplesse d’une religion qui trouve moyen d’être à la fois immuable et muable, monarchique ici, démocratique ailleurs, ou plutôt supérieure à toutes les formes de gouvernement, prête à rendre au peuple ce qui appartient au peuple comme à César ce qui appartient à César, pourvu qu’on lui rende à elle seule ce qui appartient à Dieu.

Le salut des religions divines, à notre époque, c’est de s’humaniser le plus possible et, même en s’attribuant l’immobile éternité, de s’adapter au milieu changeant, de faire prévaloir leur partie morale et sociale, toujours vivante, sur leurs dogmes morts, l’esprit qui peut les vivifier sur la lettre qui les tue.

 

 

Alfred FOUILLÉE,

de l’Institut.

 

Paru dans la Revue philosophique

de la France et de l’étranger

en 1899.

 

 

 

 

 

 



1 Cette étude doit servir d’introduction à la nouvelle édition des livres sur Le Prêtre, la femme et la famille et sur Les Jésuites, que doit publier prochainement la librairie Calmann-Lévy.

2 Voir sur ce point de droit : Clamageran, La lutte contre le mal.

3 Dr Funk, Histoire de l’Église, traduite de l’allemand par l’abbé Hemmer.

4 Catenas, Vita di Pio V, p. 85, édit. de Rome, et p. 53, édit. de Mantoue.

5 Traduction du R. P. Constant.

 

 

 

 

 

 

 

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