Le mont Sinaï

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Oscar FRAAS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le nom de Sinaï, si fréquemment cité dans l’ancien Testament, désigne, – personne ne l’ignore en Occident – la montagne de la péninsule arabique, où Moïse reçut, il y a 3400 ans, le Décalogue ; mais l’Européen qui traverse le désert constate, à son grand étonnement, que ce nom si connu en Occident, est entièrement ignoré des Orientaux. Le Bédouin hoche dédaigneusement la tête quand on lui parle de Sinaï ; il appelle Djebel Mûsa (Montagne de Moïse) une des cimes les plus hautes de la péninsule, où se trouvent une chapelle, dédiée au Législateur hébreu, et une mosquée du Prophète. La tradition du Couvent de Sainte Catherine, la topographie de la Bible et l’itinéraire des Israélites décrit dans l’Exode, sont favorables à Djebel Mûsa. Personne, cependant, ne saurait dire avec certitude que ce soit précisément sur cette cime que Moïse reçut les deux tables. Point d’obélisque, comme celui de Louqsor, point d’inscription taillée dans le roc, point de ces signes caractéristiques dont l’art et la science de l’Égypte étaient si prodigues. Rien n’indique ce roc merveilleux qui fut témoin de ce grand fait historique dont l’influence, après avoir rempli le passé, s’étend encore sur notre époque. Plus d’un savant, plus d’un voyageur célèbre sont allés jusqu’à douter si le Djebel Mûsa pouvait être la montagne de la Loi, et ont donné la préférence aux prétentions du Serbâl, situé à deux journées de marche plus loin vers le Nord. La notice que nous publions ici pourra éclairer le jugement du lecteur ; les indications qu’elle fournit sont le fruit d’une étude impartiale de la chaîne du Sinaï, et le résumé des recherches et des observations, faites sur les lieux mêmes par des voyageurs profondément instruits, tels qu’Ebers (1869) et les savants explorateurs anglais Wilson, Palmer, Ward (1870).

 

 

I.

 

La structure géologique des montagnes Sinaïtiques est la même que celle des Alpes de l’Europe : une longue vallée les coupe du Nord au Sud, comme la large ouverture du Rhin et du Rhône fend les montagnes de la Suisse, depuis Coire et la vallée du Rhin antérieur, Tavetsch, Urseren et la Furca, pour atteindre en suivant toujours la même direction le Valais, Martigny et Sion. Qu’on se représente maintenant les Alpes de la Suisse transportées dans la zone torride : les glaciers sont fondus, les cours d’eau desséchés, la végétation flétrie et bientôt le vent brûlant du désert aura emporté la terre végétale, balayé le sol, chassé le sable pour ne laisser que des rochers nus et arides. Voilà l’image de la chaîne du Sinaï. Les rochers s’entassent sur les rochers, et ne laissent voir que les pierres dans leur sauvage beauté. Sous l’influence du soleil brûlant, l’œil n’aperçoit d’autres teintes que celles des minéraux, l’incarnat du feldspath, le rouge-brunâtre du porphyre ; mais cette dernière nuance prédomine et forme, avec l’azur de l’atmosphère un violet incomparable qui se répand sur les montagnes et donne au paysage une teinte particulière que l’Européen ne verra jamais dans sa patrie.

Le voyageur qui à Suez quitte le wagon ou le steamer, pour le navire vivant du désert, c’est-à-dire le chameau, arrive, le troisième jour, au pied des premières montagnes de la chaîne sïnaïtique : la route avec ses haltes lui est tracée d’avance par une tradition séculaire, elle part des sources de Moïse, aux environs de Suez, où l’on remplit les outres d’eau douce, et traverse la contrée absolument stérile, sablonneuse et imprégnée de sel qui côtoie la mer Rouge. La première station est Abu Zelimeh : là on quitte la côte et l’on fait pour ainsi dire un promontoire du Sinaï : bientôt on atteint des défilés et des gorges étroites, ouvertes dans des roches calcaires, ou dans le quartz, dont les couches suivent toujours la ligne droite : à la fin du quatrième jour on arrive facilement au Wadi Megârah, et aux mines exploitées par les anciens Égyptiens. À l’entrée de cette contrée montagneuse, on ne trouve à la vérité que des pics de 600 mètres : Atagah, près de Suez, en présente d’aussi élevés, mais le Wadi Megârah, avec ses gorges de rocs perpendiculaires et ses cols escarpés, offre sur une échelle grandiose l’image d’un désert de montagnes. Les roches calcaires contiennent du manganèse et du fer : le grès dyasique renferme du cuivre. L’efflorescence séculaire de ces métaux a donné aux crevasses des rochers une teinte brune et noirâtre, et tout ce passage présente un aspect sombre qui fait frissonner ; l’émotion du voyageur est encore augmentée par l’absence de toute vie végétale ou animale. Ces murailles rocheuses, où le lichen même cherche en vain à s’attacher, ces blocs énormes violemment arrachés des cimes en gisant pêle-mêle dans la vallée, enthousiasment le géologue, parce qu’une végétation importune ne lui cache pas la beauté de ses pierres chéries ; le cœur d’autres voyageurs, dont l’approche du Sinaï a élevé le sentiment religieux se remplit d’un saint effroi ; d’autres enfin éprouvent une exaltation presque sauvage ; ainsi Ebers écrit dans son journal (1870) : « L’artiste qui voudrait illustrer l’enfer du Dante, doit venir chercher ici des esquisses pour son album ; le paysagiste du Tartare y trouvera des sites d’un grandiose saisissant, du désordre le plus sauvage, d’une indescriptible tristesse et d’une horreur qui ferait reculer le pied le plus hardi. On dirait que tous les mauvais Anges, qui aiment à détruire la vie, ont mis la main à la production de ces pics dépouillés, de ces pointes aigues, de ces masses chaotiques. »

Et cependant il fut un temps où la vie et l’industrieuse activité animaient cette terre vouée maintenant à la désolation. Dans la vallée de Megarah et plusieurs lieues plus à l’est, l’antique Égypte venait, longtemps avant Moïse, chercher le cuivre et les turquoises. Une route de neuf lieues qui s’ouvre dans les flancs des montagnes conduisait au centre des districts miniers où le voyageur étonné trouve encore au jourd’hui des bassins, des fosses, des galeries, des halles, des monceaux de scories, des restes de fourneaux et jusqu’aux moules où l’on coulait le cuivre brut. Chose plus importante encore pour l’histoire, le porphyre poli garde des inscriptions hiéroglyphiques parfaitement conservées et que les égyptologues de l’Europe ont déchiffrées, en déclarant qu’elles sont les monuments écrits les plus anciens non seulement de l’Égypte mais du monde entier. Le nom du plus ancien des Pharaons, gravé à la profondeur d’un pouce dans la paroi polie du porphyre est Snefru ; de la main gauche il tient un mentu, c’est-à-dire un montagnard, dont la chevelure est ornée d’une plume d’oiseau ; sa droite, armée d’une massue, est prête à frapper le représentant de la tribu des mentus, agenouillé devant lui comme pour demander grâce. Un peu plus loin se trouve le nom de Chufus, le Chéops des Grecs, celui qui éleva la grande pyramide de Gizeh ; puis une liste dynastique des Pharaons, embrassant une période de 1500 ans et allant jusqu’à Ramsès II, sous le règne duquel les enfants d’Israël quittèrent l’Égypte. Tous ces dominateurs laissèrent, comme dit littéralement l’inscription, fouiller ici le maska ou exploiter les mines. Maska signifie cuivre, d’après Lepsius et Ebers ; Brugsch le traduit par turquoise ; la première version est confirmée par les inscriptions de plusieurs temples où Hathor est appelée la souveraine de Mascad : or, Hathor ou Astaroth, Astarté, la Vénus des Romains, l’Aphrodite des Grecs, désigne, comme la déesse de Chypre, d’une manière invariable, la divinité dont on a voulu rattacher le nom au métal dont nous venons de parler.

C’est par cette route antique allant d’Égypte aux mines que, selon les observateurs modernes, Moïse aurait conduit son peuple. En effet, Diodore dit que la déportation des sujets inutiles ou dangereux dans les mines de cuivre était un axiome de la politique de la vieille Égypte : Flave Josèphe suppose à son tour qu’au temps de Moïse un grand nombre d’Hébreux furent envoyés aux Carrières : la fabrication des briques, dont parle l’Écriture, et l’extraction ne sont d’ailleurs pas sans analogie. On peut donc admettre comme vraisemblable que les Israélites qui sortaient de l’Égypte et peut-être Moïse lui-même avaient des parents parmi ces déportés, et que leur délivrance entrait dans le plan du grand Législateur.

Le district de Mégarah, d’où l’on tire le cuivre, et où l’on trouve encore aujourd’hui des masses considérables de ce minerai, fournit aussi cette pierre précieuse, de tout temps si chère aux Orientaux, la turquoise. Elle est à ces peuples ce que le collier de grenat est à la fille de la Souabe : montée simplement en étain et achetée pour quelques piastres, elle orne toutes les mains ; car « sa douce teinte fortifie la vue, chasse les soucis et les mauvais rêves, et concilie la faveur du prince ». On la cherchait dans des galeries immenses qui se coupent en tous les sens, et une inscription hiéroglyphique de l’Ancienne Égypte, ciselée dans le porphyre, immortalise le roi dont l’administration vit commencer cette vaste exploitation. On doit la découverte de ces antiques carrières au major écossais Macdonald, qui mourut au Caire en 1870, après avoir vécu douze ans au milieu des Bédouins et dissipé toute sa fortune en voulant reprendre ces travaux abandonnés depuis tant de siècles. Ceux qui ont visité l’Exposition universelle de Paris se rappellent probablement la riche collection de turquoises qui avait passé exclusivement par ses mains. Aujourd’hui la cabane de Macdonald est vide : les Bédouins se sont partagé les dépouilles du Solitaire et l’expédition anglaise de 1870 ne trouva d’autre trace de son passage que les restes desséchés de son chat, qui périt de faim après la mort de son malheureux maître.

À Mégarah nous nous trouvons aux confins de la chaîne Sinaïtique, dans le Wadi Mokatteb, nous mettons le pied dans la région proprement dite des Alpes Arabiques. Cette vallée, de quatre lieues, qui s’enfonce de plus en plus dans les montagnes primitives de porphyre, est ordinairement dépourvue d’eau, et il y règne une chaleur accablante. Des parois, polies et brillantes, s’élevant à pic sont devenues pour ainsi dire les pages solides d’un livre des Étrangers ; où les pèlerins et les voyageurs se sont inscrits, depuis la naissance du christianisme et l’origine de l’Islam jusqu’à nos jours. Des noms, des signes innombrables se trouvent à hauteur d’homme gravés dans le roc et ont donné à la vallée le nom de Mokatteb ou vallée des inscriptions. Elles n’ont rien de commun avec les hiéroglyphes si fins de l’art égyptien et ne sont pour la plupart que de simples pages, où des pèlerins visitant les lieux saints ou se rendant à une solennité pieuse ont laissé le souvenir de leur passage. Des inscriptions araméennes, arabes, grecques, latines s’y entremêlent et rappellent en quelque sorte les livres des étrangers des hôtels de la Suisse, ou les dessins primitifs dont les enfants illustrent les murs et les façades des maisons. Un diacre nommé Job, qui passa ici au quatrième siècle, s’y est ainsi donné l’immortalité. Chose digne de remarque, il n’y a d’inscriptions que sur les parois qui sont à l’ouest de la vallée : la partie orientale n’en porte pas ; personne n’aime à s’exposer aux rayons brûlants du soleil, pour éterniser son nom et lire celui d’un autre voyageur. Des européens se sont étonnés de n’en avoir trouvé que sur le Mokattek, tandis que les autres Wadis en sont dépourvus. La réponse à cette observation est facile : le gneiss et le schiste prédominent dans la construction de ces montagnes et leur nature ne permet pas au ciseau et au burin d’y rien graver. Cela n’est possible que dans le granit ou le porphyre. Mais si dans le Wadi Hébreu il s’élève quelque part une paroi de granit ou de porphyre, avec une source dans le voisinage, on peut être sûr d’y trouver aussi les inscriptions communément Sinaïtiques.

Après avoir chevauché pendant quatre heures, on ne rencontre plus ni rochers de porphyre ni inscriptions ; la vallée s’élargit et la teinte vive d’un rouge brunâtre se fond dans une nuance grise, où se mêlent cependant encore d’autres teintes. – Enfin – est-ce un mirage trompeur ou une douce réalité ? – On croit reconnaître dans le lointain des bosquets, des joncs, des roseaux ! Non ! Ce n’est pas une illusion ! Le chameau pousse sa tête en avant, ouvre les naseaux et fait entendre des sons étranges : Des oiseaux voltigent en gazouillant dans la vallée et bientôt nous voyons un mince filet d’eau sourdre à travers le sable : nous avons atteint le Wadi Feiran, la perle de l’Arabie. Ce que le voyageur n’a plus vu depuis qu’il est sorti d’Égypte, un village arabe avec un ruisseau, se trouve réellement sous ses yeux. Des maisons de pierre bien alignée, restes de temps plus heureux, de simples cabanes en bois d’une construction récente, entourées de jardins et de haies de rosiers, charment le regard. Des enfants qui jouent, des chiens qui aboient, peuplent maintenant le paysage, qui ne présenta jusqu’ici aucune trace de vie. Ce tableau si riant, cette oasis se prolonge bien avant dans la Vallée, elle est couverte de bois touffus, où se mêlent le pistachier, le carouba, la tarfa, le sajal, qui fournit la gomme arabique et le noble palmier qui les domine tous. Une colline qui s’élève au-dessus de la vallée est couverte des ruines d’une des plus anciennes églises chrétiennes du diocèse de Pharan, qui semble avoir été au troisième siècle le centre d’une grande activité religieuse. Le gneiss et le schiste donnent naissance en quelque sorte à l’Oasis ; ils rassemblent entre leurs couches l’eau qui tombe si rarement et seulement au milieu d’épouvantables orages : à l’entrée de l’oasis, les eaux sortent de terre, coulent ensuite à ciel ouvert sur une étendue de deux lieues, et disparaissent, quand la nature des pierres à travers lesquelles elles filtrent vient à changer. La masse, le labyrinthe des rochers qui se dressent des deux côtés de la vallée, donnent à l’oasis un charme indescriptible : le schiste gris et le granit clair alternent avec le diorite, le granit rouge et le porphyrite : nulle part l’observateur, le géologue ne trouveront des filons plus riches, des couches plus belles ou plus variées : elles s’étendent sur un espace de plusieurs lieues et des bandes rouges et vert obscur s’y jouent sur un fond gris : la végétation est luxuriante. Bientôt sur les confins du Wadi Aléyal, qui commence vis-à-vis de l’ancien évêché de Pharan, on voit à une distance de trois lieues les cimes du Serbâl s’entasser les unes sur les autres. Les montagnes se dressent de trois côtés, et forment bientôt des crêtes escarpées et raboteuses, pour ainsi dire inaccessibles, et qui, entourées de vapeurs violettes, se perdent dans l’éther aux nuances bronzées. Le mont de Baal est (le nom l’indique) un antique sanctuaire populaire, où le prêtre de Baal offrait ses sacrifices au Dieu du Soleil, qui éclairait encore ces cimes quand les basses terres et les rives de l’Océan et du Nil étaient déjà plongées dans les Ombres de la nuit.

L’ascension du Serbal, qui s’élève à 6,700 pieds au-dessus de la mer et à 5,000 pieds au-dessus du Feiran, présente, on le comprend, de très grandes difficultés. Un sentier bien battu conduit cependant sans trop de peine au Siquelji, plateau couvert de pans de murs et de décombres : ce sont les ruines d’un des premiers couvents dont l’histoire ecclésiastique fasse mention. Les difficultés et les dangers se présentent bientôt en foule : au-dessus du Siquelji s’élèvent presque à pic plus de quarante flèches rocheuses et rapprochées qui de loin ne paraissent former que cinq cimes principales.

Le Serbal, vu du Feiran, ne présente, disons-nous, que cinq sommets ; mais en approchant, on voit ces cimes se dédoubler en un grand nombre d’aiguilles dioritiques. Cette pierre résiste mieux à l’action de l’air que le granit rouge auquel elle est mêlée et ses pointes dentelées s’allongent au-dessus de la roche principale ; c’est aux flancs d’une de ces flèches que le voyageur intrépide s’attache pour faire ses périlleuses ascensions et atteindre par des efforts surhumains un petit plateau de cinquante pas.

Le tableau qui se déroule alors sous ses yeux est d’une magnificence qui défie toute description. Placé sur les confins des deux plus anciennes parties du monde, il voit la nappe bleue de la mer, entourée d’une bordure verdoyante, s’étendre au sein des sables du désert : les deux bras de mer de Suez et d’Akaba enserrent la majestueuse chaîne de montagnes : tout autour l’œil n’aperçoit que l’immensité de la solitude. On comprend que, placé sur ce sommet aérien et ravi d’admiration, des voyageurs célèbres aient adjugé au Serbal le titre de montagne de Jehova que d’autres cimes lui disputent. En vérité ce mont est digne d’être le trône de Dieu, et l’heure qu’on passe sur cet auguste sommet laisse dans l’âme un souvenir ineffaçable : on y savoure les jouissances les plus exquises, et qui embaument toute une existence. La pensée du danger qu’offre la descente, le long de cette échelle rocheuse, peut seule en troubler momentanément la douceur. De longues années s’écoulent, avant qu’un voyageur de l’occident tente cette périlleuse entreprise. Elle a été exécutée en dernier lieu par l’expédition anglaise, conduite par Palmer et Wilson ; ces hardis explorateurs campèrent sur le plus haut plateau du Siquelji, et y établirent au milieu des Bédouins étonnés, un appareil photographique. On leur doit la découverte d’une antique route avec des travaux d’art maintenant en ruines, qui allait de Tor au vieux monastère de Serbal et de là à Pharan : cette découverte, sur laquelle nous reviendrons plus tard, est d’une grande importance pour l’histoire du Serbal.

Cette expédition a fourni aussi des détails et des explications sur un phénomène étrange, qui donna naissance à une légende très-répandue, celle d’un couvent abîmé dans les entrailles de la terre, mais dont on entendait quelquefois sonner la cloche, sans que l’œil pût en découvrir la moindre trace. Le Dr Ward suivait la route directe de la mer Rouge (El Tor) au Serbal, et gravissait silencieusement la montagne par un sillon de quinze mètres de large, que les Bédouins appellent le mont des cloches (Djebel Nakus). Soudain il entend des sons qui ressemblaient à ceux d’une flûte lointaine ; une fraîche brise souffle de la mer et les sons deviennent de plus en plus distincts et acquièrent la force d’un jeu d’orgues qui semble s’approcher : les sons montent et montent toujours, comme si un artiste tirait tous les registres de l’orgue. Enfin les vibrations de l’air deviennent si fortes que la colline semblait trembler. Étonnés d’abord, les voyageurs ·ne tardèrent pas à se convaincre que les sons provenaient du mouvement que leurs pas imprimaient au sable de la route. Retirait-on le pied du sable, l’empreinte formée se remplissait aussitôt et l’on entendait une douce vibration. Le vent soulevait-il de plus grandes masses de sable, les voyageurs en poussaient-ils une plus forte quantité le long des talus, les sons devenaient plus graves. – Voilà l’explication des voyageurs anglais, mais c’est à la physique d’examiner d’une manière plus exacte si et comment le frottement des grains acérés de quartz, ou l’action du soleil des tropiques sur le sable peut produire un pareil phénomène.

 

 

II.

 

Une série de problèmes historiques du plus haut intérêt pour l’Église se rattachent au Serbal. C’est un fait acquis depuis longtemps à l’histoire que la vallée du Sinaï et surtout la belle oasis de Feiran offrirent aux chrétiens du deuxième et du troisième siècle un abri assuré. Toute la contrée fut remplie de fugitifs des pays voisins que la persécution des empereurs romains chassait de leur patrie : leur nombre s’augmenta tellement qu’un siège épiscopal fut érigé et des monastères fondés dans le Feiran. Les chrétiens du Sinaï se signalèrent par un zèle ardent pour l’étude de l’histoire sacrée, des spéculations profondes sur la nature divine et le mystère de la Ste-Trinité, et les mortifications les plus austères. Ici prit naissance une institution qui joua un grand rôle dans l’église ; la vie monastique et érémitique. C’est au Serbal que vécut Paul l’Ermite qui en 253 fonda la première association de moines : Antoine de Koman, l’ami du grand Athanase, y vécut aussi, l’évêque de Pharan réunit autour de lui les hommes les plus illustres, les héros de la foi, les orateurs les plus zélés : ils y attirèrent des milliers de chrétiens qui, brûlant du désir de plaire à Dieu par le plus rigoureux ascétisme, ou fatigués de la vie du monde, cherchèrent un abri, un refuge dans les cavernes et les grottes du Sinaï.

On ne se trompe vraiment pas en établissant un certain rapport entre ce phénomène historique et la constitution géologique de la montagne : le granit du Serbal présente une structure conique fortement caractérisée, comme le Diorite de l’île de Corse et le Rapakiri de la Finlande qui a fourni les monolithes de St-Pétersbourg. Cette disposition répond à une ordonnance radiée des cristaux feldspathiques : l’efflorescence des masses granitiques suit par conséquent la forme du cône ; puis, seconde conséquence qui étonne même le géologue, on y trouve des parois de granit percées de grottes et de cavernes naturelles. Le profane croit qu’elles sont creusées par les hommes, d’autant plus que ces cavités offrent des sièges, des niches, des cheminées artistement taillées dans le roc et que des débris de vaisselle y révèlent la main de l’homme. Les habitations que la nature elle-même fournissait au solitaire du Serbal, sous le climat le plus doux, dans le voisinage des oasis, où il trouvait facilement une nourriture suffisante, présentaient assez d’attrait pour le déterminer à se vouer à la contemplation dans une solitude que les bruits et les soucis de la terre ne devaient plus troubler.

Une chose est certaine : les ermitages et les monastères du Serbal portaient aux premiers siècles de l’ère chrétienne le nom de couvents de Sinaï. Ce fait est confirmé par Come, voyageur qui au cinquième siècle visita les Indes ; il alla des bords de la mer Rouge jusqu’au Sinaï, et, décrivant sa route jusqu’au monastère de Pharan, il ajoute qu’elle passe au pied du Sinaï ; le doute n’est donc pas permis : au cinquième siècle, le Serbal était regardé comme la montagne sacrée, la montagne de la Loi ; reste à savoir si cette opinion générale à cette époque est conforme à la vérité.

Vers 370, dit une tradition monastique, on fonda, à deux journées plus loin au sud de Pharan et de Serbal, un nouveau couvent, en l’honneur de Sainte Catherine, alors spécialement honorée dans tout l’Orient : les orthodoxes, protégés par l’empereur, s’y réunirent, tandis que Pharan était envahie par les Gnostiques.

Justinien se déclara le protecteur du nouvel institut (526) : il lui prodigua non seulement les trésors les plus précieux, comme la bible en lettre d’or sur parchemin blanc ; mais, preuve d’une bienveillance plus efficace, comme l’avenir le prouva, il l’entoura d’un mur cyclopéen de 40 à 50 pieds de haut, qui fit du monastère une citadelle imprenable. Cette circonstance le sauva au siècle suivant, quand le croissant se leva, comme un météore sinistre, du désert de la Mecque pour anéantir toute vie chrétienne en Orient. Les hordes fanatiques de l’Islam se déchaînèrent comme un irrésistible ouragan sur les chrétiens du Sinaï, détruisirent les églises et massacrèrent les évêques, les moines, et les solitaires.

Quand l’orage fut passé, il ne resta plus qu’une poignée de chrétiens qui purent trouver un abri derrière les murailles de Sainte Catherine. Arbaia avec ses quarante martyrs, Siquelji, Pharan étaient en ruines : les chefs des chrétiens avaient disparu et le peuple fanatisé jura par le croissant et foula la croix aux pieds. Les moines ne conservèrent leur couvent qu’en élevant une mosquée sur la coupole de laquelle figurait le croissant, à côté de la chapelle surmontée de la croix, et en montrant un firman du prophète par lequel lui-même promettait au monastère l’éternelle protection des vrais croyants. Depuis ce temps il n’y a plus qu’un seul couvent de Sinaï, Ste-Catherine, qu’un seul Sinaï, le Djebel-Mousa, devenu depuis un millier d’années le but de tous les pèlerinages.

En quittant la belle oasis de Feiran, nous chevauchons pendant sept heures à travers le Wadi el Schech ; la syénite grise et la roche de corne striée forment la base constitutionnelle des masses rocheuses : le porphyre devient de plus en plus rare, mais quand il se montre, il semble vouloir entourer la vallée d’une ceinture de murailles et de remparts. De nombreuses familles de Bédouins habitent avec leurs troupeaux les vallons latéraux : la pierre y conserve l’humidité, comme le prouvent les riches bosquets de Darfa, dont les branches laissent en été suinter la manne, qu’on a prétendu comparer à la manne de la Bible. Le Bédouin de nos jours présente cette manne aux pèlerins, comme il l’offrait il y a 400 ans au Père Félix Fabri qui l’avait vue suspendue aux feuilles de Darfa comme du miel desséché. Ce dominicain l’appelle « rosée » et s’exprime comme suit : « Les païens me donnèrent une forte quantité de cette rosée. J’avais apporté d’Ulm une petite boîte en bois avec des pilules. Je la vidai pour la remplir de cette manne, de ce pain céleste, et je l’ai rapportée dans mon pays. Le pain, ajoute le Rev. Père, que le ciel donna aux enfants d’Israël était à peu près le même ; seulement il avait des qualités surnaturelles, que n’a pas la manne qui est en ma possession. »

La longue et étroite vallée s’élève de plus en plus, et conduit d’abord par le Sud et puis par le Sud-Est au centre de la péninsule sinaïtique, où se dresse Mousa : on abrège la dernière partie de la route en coupant par le Nakb-Hana ; mais la montée est excessivement raide et offre aux chameaux plus d’une occasion de montrer leur habileté à gravir les hauteurs : on arrive ainsi à une seconde vallée située à 5,000 pieds au-dessus de la mer et appelée Rahab, comme toute la contrée : on y chevauche encore une heure et l’on voit s’ouvrir un vallon bien abrité, riche en eau : des cyprès sombres et élancés semblent saluer le voyageur avec une raideur solennelle, et derrière les cyprès s’élèvent des murailles gigantesques, et des dômes.

Nous arrivons bientôt devant le couvent de Ste-Catherine, le plus ancien de la chrétienté. Il forme un carré long, entouré de murs en granit, hauts de 40 pieds, sans porte : car l’on hisse le pèlerin placé dans un panier jusqu’à une fenêtre qui se trouve à 50 pieds du sol, bâti dans une solitude inaccessible, où l’artillerie ne peut être transportée. C’est donc une citadelle imprenable. Environ 20 moines sont à cette heure gardiens du sanctuaire, des trésors précieux en or et bijoux, et des reliques de Ste-Catherine. Les indigènes du Rakab, au nombre de 80, sont les vassaux du monastère, et reçoivent tous les jours de leurs suzerains une ration de riz, de dattes et de pain.

Les moines de Sinaï appartiennent au schisme grec : l’ennui, l’indolence, l’ignorance couvrent d’un sombre nuage leurs visages effarés et allongés : un ciel toujours serein, les charmes d’un jardin, vrai paradis, où le figuier, l’oranger, la vigne, la pêche et l’abricot prodiguent leurs fruits, les laissent insensibles. Le supérieur seul sait lire et écrire et l’antique inscription de la bibliothèque, « refuge de l’âme », est devenue une ironie pour l’esprit des solitaires. Des savants européens ont dû déterrer des trésors manuscrits qui dormaient sous une poussière séculaire : on ne fait attention aux livres que quand l’étranger semble s’y intéresser. Le célèbre codex sinaïticus fut trouvé en 1858 par Tischendorf dans la buanderie ; il gisait au milieu d’un monceau de papiers au rebut, destinés à chauffer les fourneaux, pour la distillation d’une excellente eau-de-vie de dattes, qui jouit d’une réputation méritée. Au moment où le savant Allemand laissait éclater sa joie, les moines s’empressèrent de protester que la valeur du manuscrit leur était depuis longtemps connue ; l’intervention diplomatique et pécuniaire de l’empereur de Russie assura seule à l’Occident la possession de ce trésor littéraire.

Ce que disait en 1483 le père d’Ulm dans son langage naïf est encore étonnamment vrai aujourd’hui. « Pas un de ces moines ne comprend un mot de latin : ils ne parlent que l’arabe, tous ont la barbe et les cheveux très-longs, et sans tonsure, ils sont misérablement nourris et vêtus d’étoffes tissées de poil de chameau : leur attitude est grave, leur maintien sévère, mais ils n’ont aucune bienveillance. J’ai constaté facilement, pour leurs avoir parlé, qu’ils sont âpres au gain et avides d’or : je n’ai pas rencontré parmi eux la moindre trace de cette sympathie et de cette bienveillance que les livres des pèlerins attribuent aux moines : ils n’ouvrent pas une porte ni ne parlent sans réclamer leur salaire, et nous avons dû payer très-cher le moindre service. » Une chose entr’autres vexa le bon religieux d’Ulm : « À l’ouverture de la châsse de Ste Catherine, dit-il, nous touchâmes nos chapelets et nos croix aux reliques de la sainte, mais alors le moine grec jeta un regard inquiet sur nos mains, comme si nous enlevions quelque chose du trésor. »

L’ossuaire du couvent est unique dans son genre. À la mort d’un moine, on porte le cadavre sur une colline de sable, tout près des murailles. Il y reste 2 ou 3 ans, jusqu’à ce que les chairs se soient consumées, puis on cherche processionnellement les ossements et on les dépose dans le caveau du monastère ; mais toute trace d’individualité devant disparaître, on place, d’après les prescriptions et la règle de St Basile, les crânes, les bras, les pieds, les vertèbres, à côté des crânes, des bras, des pieds, des vertèbres qui remplissent le lieu funèbre.

On quitte avec joie ce sale et triste séjour, et l’on contemple avec ravissement la fraîche et éternelle parure de la nature et le spectacle imposant des gigantesques montagnes qui dominent le couvent. Le voyageur se dirige vers Mousa, ce sommet de granit, qu’une tradition dix fois séculaire a inscrit dans les annales du monde. Un escalier grossier taillé dans le roc conduit à l’est du monastère, à travers le granit rouge, sur un plateau, à 1,500 pieds au-dessus de la mer, composé de gneiss grisâtre et de syénite et pourvu d’un peu d’eau. Là croît le jassur, arbuste où le pèlerin coupe, selon l’usage antique, son bâton de Moïse : cet arbrisseau, aux fleurs jaunes, semblables à celles de la pluie d’or, ne croit que sur cette partie de la chaîne de Sinaï ; un cyprès solitaire s’élève au-dessus de ces bosquets, comme le pin se dresse au milieu de la bruyère des Alpes.

Sur ce plateau on voit sortir comme d’une base commune deux pics imposants de granit, l’un au nord, l’autre au sud, appelés par les moines Horeb et Sinaï, tandis que les Bédouins leur donnent les noms de Sassafeh et de Mousa. En gravissant le dernier, on passe devant plusieurs chapelles et sanctuaires et, au bout de 40 minutes, on atteint le sommet aride et dépouillé de la montagne. Deux chapelles surmontées, l’une d’une croix et l’autre d’un croissant, annoncent au pèlerin qu’il foule le sol sacré d’où le dogme du monothéisme s’est répandu sur l’humanité. Ici point de perspective comme sur le Serbal : d’un côté seulement le regard peut plonger dans l’immensité du désert : ailleurs, il n’aperçoit à plusieurs lieues de distance que des flèches de granit et de porphyre étrangement sauvages ; c’est un désert des rochers les plus imposants. Le tableau, pouvons-nous dire avec Tischendorf, présente des traits d’une étrange rudesse, qui inspire l’effroi : en le contemplant, on croirait entendre tonner la voix de Jéhova à l’humanité : « Tu n’auras pas d’autres dieux que moi... » Ni l’épanouissement des fleurs, ni la chute des feuilles ne marquent ici le cours des ans : ici le temps semble immobile ; si c’est sur cette cime que Moïse reçut la révélation divine, elle est restée aussi invariable que la loi elle-même. L’âme profondément remuée y sent tout le sérieux de la vie. Le Bédouin se jette à terre et baise une cavité dans le granit : c’est la trace laissée par le chameau du Prophète quand celui-ci, encore humble chamelier, portait des provisions au couvent.

En promenant les regards autour de soi, on voit distinctement au sud toute une file de cimes, plus hautes que celle du Mousa : l’expédition anglaise évalua, les instruments à la main, le Djebel Catharin à 8,500 pieds de Paris, et l’Umschom, situé un peu plus au sud, s’élève à 8,700 pieds, et le Djebel Gosch atteint, d’après Russeggers, 9,700 pieds : aucun européen ne les a jamais foulés. À l’exception des Wadis que nous avons mentionnés et de deux vallons latéraux, qui conduisent, l’un à El Tor sur la mer rouge (Wadi Hebran) et l’autre à Akaba, région des montagnes sinaïtiques, c’est pour ainsi dire une terre inconnue et rien n’annonce qu’elle cessera bientôt de l’être. Le désert entoure le Sinaï et notre âge positif et utilitaire songe très peu à lever le plan topographique du désert ou à explorer la solitude pour elle-même. Le voyageur descend, fatigué, épuisé, chancelant, des hauteurs dans l’Oasis de Mousa, où se trouve le couvent : il vient de faire l’expérience que le religieux d’Ulm rappelle d’une voix dolente : « Les deux montagnes coupèrent fortement nos chaussures : des gentilhommes furent forcés de rester à cheval nu-pieds durant plusieurs jours, quand nous retournions au Caire, et sans la générosité d’un chevalier qui me fit cadeau d’une paire de souliers, je n’aurais rien eu à mes pieds. »

En allant d’une oasis à l’autre, on traverse une seconde fois le désert, et si l’on veut arriver à la mer, on entre après une course accélérée de deux jours à El Tor, un des ports du Golfe Arabique ; l’Européen retourne ordinairement à Suez, en suivant à peu près la route par laquelle il est venu. Il faut être observateur et voyageur dans toute la force du terme, et s’enthousiasmer pour les recherches qu’on est allé faire au Sinaï, pour ne pas revenir avec une pénible impression de découragement. Les difficultés de l’ascension, les efforts surhumains qu’il faut faire pour atteindre une des cimes du Serbal, la faim, la soif qu’on a à endurer quand on ne dispose pas de ressources illimitées, tout cela est à peine compensé par les mêmes résultats qu’on doit pour ainsi dire glaner sur la grande route de Suez au couvent de sainte Catherine.

Un séjour dans la région sinaïtique n’est possible qu’à condition de résider dans les oasis, auxquelles se rattachent toute la vie et l’activité de la péninsule. Nous l’avons dit ailleurs et nous ne le répéterons pas ici : les oasis doivent leur existence à la nature des pierres qui les couvrent : l’humidité du sol produit de maigres plantes, des taillis de darfa et de sajal et le dattier, qui est vraiment l’arbre du désert : la faune est aussi maigre que la flore : on y trouve des poules sauvages, des pigeons, le bouquetin (que le bon religieux d’Ulm prend pour la licorne), des troupeaux de brebis et de chameaux, où le léopard choisit de temps en temps une victime. La péninsule compte 450 milles carrés et renferme à peine 4,000 habitants, soit 9 sur un mille carré. À l’exception des moines et de leurs vassaux, de quelques rares malades, et de grecs résidant à El Tor, les habitants du Sinaï sont des Bédouins, qui vont d’une oasis à l’autre pour paître leurs troupeaux.

L’épouvante que les païens inspiraient au Père Félix Faber trouble encore de nos jours les pèlerins inexpérimentés et les savants de cabinet. À peu d’exception près, le Bédouin est cependant un homme magnifique, avec beaucoup de dignité naturelle et des allures chevaleresques. Habitué dès l’enfance à la faim et à la soif, il demande peu de jouissances à la vie, et il est vraiment heureux quand il trouve une poignée de riz et quelques dattes près d’une source limpide : il s’identifie avec la nature au milieu de laquelle il vit, et sent à peine les privations qu’il endure dans ces terres stériles. Il faut l’avouer pourtant : les rixes entre différentes familles ne laissent pas que d’être assez fréquentes ; elles surgissent ordinairement à la récolte des dattes, ou à propos des pâturages et des sources où les troupeaux naissent et s’abreuvent ; quelques petits brigandages sont aussi de bon ton ; surprendre et piller un Européen qui voudrait quitter le Sinaï en se passant de la protection d’un cheik est un antique privilège qu’il serait peu courtois de contester.

Et maintenant nous le demandons : les Israélites ont-ils pu séjourner pendant de longues années dans cette contrée dont les ressources seraient littéralement épuisées en peu de jours si un millier d’hommes s’ajoutait à la population normale ? Le Bédouin seul peut y vivre, parce qu’il est habitué à toutes les privations ; comment Israël aurait-il pu y subsister avec ses 600,000 hommes en état de porter les armes, avec les femmes, les enfants et ses troupeaux de bœufs, de brebis ? D’un autre côté, Moïse a bien réellement conduit son peuple à Sinaï, qu’un séjour de 40 ans à Madian lui avait fait suffisamment connaître : ce fait est aussi certain que le Décalogue lui-même. Douter de l’un, c’est douter de l’autre. Nous sommes donc nécessairement amenés à conclure qu’entre Moïse et les âges chrétiens le climat a subi une altération des plus profondes. Le dixième commandement suppose que l’âne et le bœuf étaient les animaux domestiques de l’Israël ; le chameau, qui vit maintenant dans le désert avec le mouton, n’est nulle part nommé ; ensuite, la victoire remportée sur les Madianites, probablement dans le Wadi Feiran même, donna aux Hébreux 75,000 bêtes à cornes. Ces faits et d’autres du même genre prouvent que la culture était alors fort avancée dans les montagnes : combinés avec l’existence d’exploitations industrielles dans le Mégarah, ils ne laissent aucun doute sur la justesse des conclusions que nous venons de formuler.

Le Mammouth et l’ours des cavernes parcouraient alors les champs maintenant si fertiles de la Souabe, qui a presque la même étendue que la péninsule Sinaïtique : la rigueur des climats du nord avait jusque-là empêché l’homme de prendre possession de cette région inhospitalière : l’Étrurie et l’Hellade étaient encore couverts de forêts impénétrables : le Jupiter d’Homère trônait encore sur les sommets brisés de l’Ida, quand la région du Sinaï formait déjà une riche et heureuse province de l’Ancienne Égypte : les sauvages montagnards ou Mentus avaient accepté la domination des Pharaons. Une riche industrie répandait l’activité et le bien-être dans les vallées, où l’on fabriquait le cuivre et taillait les pierres précieuses. C’est là que Moïse, appelé Mésa dans les inscriptions égyptiennes, se cache pendant 40 ans, étudie les montagnes que présente cette magnifique contrée et, sous l’inspiration divine, y forme le plan, y prend la résolution de briser les chaînes de son peuple, et de le conduire à la liberté et à la puissance, en lui donnant, ou plutôt en lui rappelant l’idée, le dogme d’un Dieu unique, créateur de tout et Roi d’Israël.

Les climats chauds continuaient cependant leur marche lentement progressive de l’équateur aux pôles et presqu’à l’insu des générations qui s’élevaient et passaient, une altération profonde se produisit dans la situation climatérique. Les glaciers de la Germanie se fondaient, quoique le Romain du siècle d’Auguste frissonnât encore à l’idée de devoir fouler ce sol glacé ; les forêts qui couvraient les flancs de l’Hymette et de l’Olympe tombent, les pluies qui arrosaient ordinairement le Sinaï cessent, la montagne devient déserte et le pays stérile. Mais au milieu des variations du climat, le roc, avec ses profondes cavernes et ses flèches escarpées, reste immuable comme s’il formait la carcasse de la terre : la cime, foulée par Moïse et Élie, que ce soit le Mousa, le Serbal ou une des milles autres pointes aériennes du sud de la péninsule, est encore debout. Peu importe de fixer exactement ce point géographique : cette contrée a eu sa destinée, et la désolation, la solitude qui la couvrent maintenant entrent sans nul doute dans le plan divin de l’histoire du monde. Un voile impénétrable cache la montagne, où fut manifestée avec un si imposant appareil l’idée qui de nos jours est devenue la propriété, l’honneur et le salut du tiers du genre humain.

 

 

Dr Oscar FRAAS.

 

Traduit de la revue allemande : Das Ausland.

 

Paru dans la Revue générale en 1874.

 

 

 

 

 

 

 

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