Optimisme et mysticisme au commencement du dix-septième siècle

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Adolphe FRANCK

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Personne n’ignore le bruit que fit Mme Guyon dans les dernières années du XVIIesiècle, et l’ardente controverse que son quiétisme, renouvelé de celui de Molinos, provoqua entre deux illustres prélats. On connaît beaucoup moins Antoinette Bourignon, qui ne la devança que de quelques années dans la carrière périlleuse où elle gagna sa renommée au prix de son repos, et qui, plus hardie dans ses mystiques spéculations, avait trouvé son Fénelon dans la personne du pasteur et philosophe Pierre Poiret, et avait passionné le nord de l’Europe, comme Mme Guyon devait passionner la France et la cour de Louis XIV. On ne peut donc que féliciter l’écrivain anonyme qui a eu la pensée de réunir, dans une brochure de moins de deux cents pages 1, ce qu’il y a de plus remarquable dans les dix-neuf volumes laissés par Antoinette Bourignon et publiés après sa mort par son fanatique admirateur. Précédé d’une Introduction où l’aïeule spirituelle de Mme Guyon est jugée avec une pieuse impartialité, ce résumé ne fait aucun tort à la vérité historique. Les mystiques sont des amoureux, et, comme tous ceux que l’amour tient sous ses lois, ils sont incapables de modérer leur langue ou leur plume ; ils se répètent à l’infini dans leurs confidences, parce que ce qu’ils ont à dire leur paraît toujours jeune et toujours nouveau. Aussi la plupart des écrivains de cette classe, Jacob Boehm, Swedenborg, Saint-Martin, François de Sales et beaucoup d’autres, auraient-ils tout à gagner à subir une réduction proportionnelle.

Antoinette Bourignon naquit à Lille, en 1616, d’une mère française ou plutôt flamande, et d’un père italien. Dès l’âge de quatre ans, à ce qu’elle nous assure dans ses livres, elle a désiré trouver un pays « où vivent les vrais chrétiens », et ce pays, elle ne l’a jamais découvert. C’est dire que l’exaltation, non pas religieuse, mais mystique, a commencé chez elle de bonne heure. Cet état de son esprit l’éloignait naturellement du mariage. Elle refusa obstinément tous les partis qui se présentaient pour elle, et il ne paraît pas, malgré l’assertion contraire de Bayle, qu’elle fût absolument dépourvue de charme, puisqu’elle inspira une passion et qu’elle ne cessa pas d’être recherchée jusqu’à l’âge de trente-sept ans. À ce moment, c’est-à-dire en 1653, ses parents ayant voulu user de contrainte pour mettre un terme à son célibat, elle s’enfuit de la maison paternelle, déguisée en ermite.

La vie du cloître n’avait pas plus d’attrait pour elle que celle du monde, elle ne la trouvait pas plus conforme à son idéal évangélique. Elle écrit même quelque part que les pompes et les vanités sont souvent plus grandes sous un pauvre habit religieux que sous la pourpre des rois. Le monde tout entier, et l’Église autant que le monde, lui semblaient plongés dans les ténèbres et submergés par un déluge de péchés. C’est pour mettre un terme à cette universelle corruption que Dieu, dans sa pensée, l’avait choisie dès son enfance, et que Jésus-Christ, l’adoptant pour son épouse, lui avait demandé le sacrifice de son âme et de son corps.

Après avoir quitté sa ville natale, elle habita successivement Gand, Liège, Amsterdam, Hambourg, le Holstein, partout en proie aux persécutions et aux outrages, tant de la part des protestants que de celle des catholiques, et n’échappant à la mort que par la fuite. « Des mépris et des persécutions, dit-elle dans un de ses livres, j’en ai déjà tant souffert, qu’ils me sont tournés en habitude » De Hambourg, où elle s’était réfugiée en quittant le Holstein, elle revint en Hollande, et c’est là qu’elle mourut en 1680.

Ce qui assigne à Antoinette Bourignon une place à part parmi les mystiques de son sexe, ce qui la distingue surtout de Mme Guyon, entièrement absorbée par le sentiment de l’amour divin, c’est une extrême hardiesse en matière de dogme, c’est une interprétation des Écritures qui ressemble parfois à la plus libre métaphysique. En voici quelques exemples.

Elle voudrait que dans la définition de la nature divine on s’abstint de faire entrer le mot personne, parce qu’il donne le change aux âmes simples et les conduit à substituer au dogme chrétien une sorte de polythéisme.

L’union de l’âme avec Dieu, voilà pour elle le ciel, voilà le paradis, et elle ne reconnaît pas d’autre enfer que le vide laissé dans l’âme par l’absence de Dieu. La pensée que cette peine puisse durer éternellement lui paraît contraire à la miséricorde divine et en disproportion avec la fragilité humaine. Pécher n’est pas autre chose, après tout, que retirer son cœur de l’amour de Dieu pour le laisser envahir par l’amour de soi ou celui de quelque autre créature. Celui qui aime Dieu de tout son cœur accomplit en substance les préceptes de l’Ancien et du Nouveau Testament, et est dispensé de toutes les pratiques de la dévotion vulgaire. C’est, dit-elle, un aveuglement de croire que Dieu puisse être servi par les choses extérieures, et que la prière soit dans la parole, non dans l’élévation de notre cœur et de notre esprit.

De là une profonde indifférence pour la distinction des Églises, et un sentiment de tolérance plus profond peut-être que celui qu’enseigne la philosophie du XVIIIesiècle, parce qu’il se confond avec la charité. Peu lui importe qu’on soit catholique, calviniste ou luthérien, pourvu que, selon la prescription de l’Évangile, on aime Dieu par-dessus toutes choses et son prochain comme soi-même. La pratique de cette loi fondamentale, et par conséquent la voie du salut, est accessible aux juifs comme aux chrétiens ; ils ont même un avantage sur les chrétiens, qui est de ne pécher que par ignorance et de se réserver, en attendant le Messie, pour une foi supérieure à celle qui règne aujourd’hui parmi les hommes.

Au reste, pour Antoinette Bourignon, il n’y a pas plusieurs religions, il n’y a pas plusieurs révélations ou plusieurs lois ; il n’y en a qu’une qui subsiste depuis le commencement du monde et qui durera éternellement. « La loi de nature, dit-elle, la loi mosaïque et l’Évangile sont la même chose en substance, sans aucune différence. Les apparences contradictoires qui se manifestent selon les temps ne viennent pas de Dieu, mais des hommes. » La religion, à la prendre dans son unité, ou la vraie foi, « la foi vivante et opérante », vient directement de Dieu et ne se manifeste en nous que sous une forme spirituelle. Elle se passe de miracles. Comment les miracles seraient-ils une preuve de la religion, puisque le Diable en fait ? On se rappelle que, dans la profession de foi du vicaire savoyard, c’est le même argument que Rousseau oppose à l’origine surnaturelle des Écritures.

On trouve dans les écrits d’Antoinette Bourignon quelques autres pensées qui ne sont pas moins remarquables. Autant la plupart des mystiques qui l’ont précédée et suivie, surtout les partisans du quiétisme, s’appliquent à exalter la grâce, c’est-à-dire l’action divine sur l’âme humaine, et à annihiler notre volonté et notre personnalité devant la volonté infinie, autant elle met de soin à maintenir l’homme en possession de lui-même et à lui conserver avec la liberté le mérite de son abnégation. Ce n’est, dit-elle, que par son libre arbitre que l’homme est l’image de Dieu. Devant le libre arbitre s’arrête la prescience divine. « Dieu ne veut pas même savoir ce que l’homme fera. » Mais cette même puissance qui nous fait ce que nous sommes, en nous assurant une existence personnelle, est aussi le lien qui nous unit à Dieu ; car la seule union possible entre l’âme et la divinité est une union volontaire et libre, éternellement libre comme les deux volontés qu’elle confond en une seule. En dehors de cette union, l’homme est esclave. C’est la servitude à laquelle il est descendu par sa faute qui a rendu nécessaires les commandements de la loi. Ils sont inutiles à ceux qui ont gardé leur liberté. Ces doctrines appartiennent autant au stoïcisme qu’au mysticisme, et c’est en cela précisément que consiste leur originalité : c’est par ce double caractère qu’elles ont pu séduire un esprit aussi philosophique que Pierre Poiret.

La perfection spirituelle telle que la comprend Antoinette Bourignon n’a nullement pour effet de lui faire mépriser la nature et la vie, comme cela arrive à presque tous les contemplatifs. Au contraire, elle veut qu’on aime la nature, non pour elle, mais pour les attributs divins dont elle est la manifestation visible. Dieu, étant invisible et incompréhensible, ne se montre à nous, durant cette vie, que dans ses créatures, de sorte qu’il est permis de dire que nous voyons Dieu toutes les fois que nous apercevons une chose belle. N’est-ce pas ce que dit Diotime dans le Banquet de Platon ? Par malheur, cela fait aussi penser au madrigal dévot que Tartuffe adresse à Elvire :

 

          Et je n’ai pu vous voir, charmante créature,

          Sans adorer en vous l’auteur de la nature.

 

Croyant à la beauté du monde, Antoinette Bourignon, en dépit de ces paroles : solvet mundum in favilla, n’admettait pas qu’il devait finir. Elle affirme expressément que rien ne périra des œuvres de Dieu, que le globe de la terre restera, que les cieux et les éléments seront purifiés par la présence des élus, mais ne périront pas plus que les serviteurs de Dieu. Qu’est-ce donc que la fin du monde dont parle l’Écriture ? Pas autre chose que la fin du mal qui a été introduit dans le monde par le péché. Quand le temps d’épreuve sera passé, le mal disparaîtra ; mais jamais ne finiront les choses que Dieu a créées pour l’homme, ni l’homme lui-même.

Si Antoinette Bourignon s’était bornée à exprimer ces idées et quelques autres du même ordre, elle aurait pris rang, je ne dis pas parmi les libres penseurs, mais parmi les libres croyants, car la foi a ses hardiesses aussi bien que la raison ; mais elle s’est crue appelée à faire une révolution dans le monde et dans l’Église, elle s’attribuait le don de prophétie, elle se tenait elle-même et se donnait aux autres pour l’organe prédestiné d’une nouvelle révélation. Après le Verbe, qui avait succédé aux Prophètes, devait venir le Saint-Esprit pour compléter l’œuvre du Verbe et expliquer des vérités restées cachées aux hommes. Ce temps est arrivé, à ce qu’assure Antoinette Bourignon, et c’est elle qui a été choisie pour être l’organe du Saint-Esprit. « Je suis, dit-elle, créée de Dieu pour annoncer ses vérités à ceux qui les voudront bien recevoir. Je ne laisserai d’achever mon ambassade malgré toutes les traverses, et, si mes ennemis me tuent, la mort me sera aussi chère que la vie, ayant accompli la volonté de celui qui m’a envoyée. »

Qu’est-ce donc qu’elle est chargée de nous apprendre ? D’abord, tout ce que nous venons de dire, tout ce qui rend aux Écritures leur sens spirituel ; ensuite, que Jésus-Christ doit venir une seconde fois sur la terre pour accomplir l’œuvre encore inachevée du salut. Par sa seule présence, il inspirera à tous les hommes un tel amour, qu’ils ne pourront plus se séparer de lui, et alors s’ouvrira une nouvelle ère : au royaume temporel de Jésus-Christ succédera son royaume éternel. Ce royaume temporel n’est évidemment qu’une réminiscence du rêve des millénaires, et, quant au royaume éternel, gardons-nous de le concevoir comme purement spirituel. Il sera placé dans le monde, puisque le monde, comme nous l’avons déjà dit, ne doit pas finir, et que le ciel n’est que la présence de Dieu dans le monde et dans l’homme. Il ne sera point peuplé de purs esprits, l’idée même d’une existence immatérielle étant répudiée par Antoinette Bourignon. La raison qu’elle en donne est d’une naïveté qu’on ne s’attendrait pas à rencontrer dans une âme aussi détachée des choses de la terre. « Si tout ce qui a été donné à l’homme ici-bas finissait, dit-elle, et n’avait pas de durée éternelle, il faudrait dire que la béatitude éternelle, après la mort, aurait moins de bonheur que le temps de cette misérable vie, où l’on jouit de toutes choses créées pour le service du corps. Les bienheureux se pourraient plaindre alors. »

Enfin, dans le royaume éternel comme dans le royaume temporel, « toutes choses subalternes seront soumises à cette noble créature qui est l’homme, pourvu que l’homme soit lui-même soumis à Dieu ». L’homme aura atteint la perfection sans avoir rien perdu de sa liberté, dont la possession ne peut lui être enlevée qu’avec l’existence. Ce qui attire surtout l’attention dans ce tableau du monde à venir, c’est la préoccupation de ne pas sortir du monde visible, de ne pas séparer le ciel de la terre, l’âme du corps, et Dieu de la nature ; c’est le mysticisme qui se met en garde et qui se croit obligé de protester contre le pur spiritualisme. Sauf la science, qui lui fait entièrement défaut, le point de vue où se place la prophétesse du dix-septième siècle ne diffère pas essentiellement de celui que Jean Reynaud nous présente dans Terre et Ciel.

Pour juger avec équité Antoinette Bourignon, il faut distinguer, dans ses œuvres et dans les extraits qu’on vient d’en publier, deux parties très distinctes et d’inégale valeur : une partie que j’appellerai apocalyptique et une autre purement mystique ou spirituelle La première est un tissu de chimères, mais qui n’a rien de plus choquant que bien des cosmogonies philosophiques écloses de notre temps, et même à une date très rapprochée de nous. La seconde, d’une grande élévation de pensée et de sentiment, est digne de tout notre respect ; car on y reconnaît cet esprit vivant qui empêche les religions de dégénérer en idolâtrie et de se perdre dans le culte de la lettre morte ; elle respire cette soif ardente de l’infini et du divin qui, en dépit des railleries d’une science superficielle, ne s’éteindra qu’avec l’humanité.

Antoinette Bourignon parle quelquefois de ses entretiens avec Dieu. Elle affirme qu’il n’y a rien de plus doux pour une créature humaine que d’entendre Dieu parler sensiblement. On en a conclu qu’elle était sujette à des hallucinations. Rien n’est plus injuste, puisque, après nous avoir fait ces confidences, elle a soin d’ajouter : « La voix de Dieu n’est point entendue par les oreilles de chair, mais par intelligence spirituelle, parce que Dieu est esprit, et l’âme esprit, et qu’ils s’entendent l’un et l’autre en esprit 2. »

Ce qui est vrai, c’est qu’elle connaissait et qu’elle décrit avec une grande vivacité d’expression le phénomène de l’extase. « Il me semblait n’y avoir plus rien entre Dieu et mon âme. Elle se sentait toute absorbée en lui. Je ne vivais plus, mais lui vivait en moi. Les consolations intérieures passaient souvent jusqu’au corps, qui perdait tout sentiment à mesure qu’il oubliait les choses de la terre. Je passais des heures sans savoir si j’étais au monde ou en paradis. Je me demandais si l’on se pouvait bien laisser aller à de tels contentements durant cette vie mortelle 3. »

Mais l’extase est une exaltation de l’esprit, elle n’en est pas une déviation. Si, pour avoir éprouvé cet état, on était déchu de l’usage de sa raison, il faudrait comprendre dans le nombre des aliénés quelques-uns des hommes qui honorent le plus l’espèce humaine : un Socrate, un Philon, un Plotin, un Gerson, un François de Sales, un Pascal et beaucoup d’autres. Certains médecins aliénistes ont pu soutenir cette proposition ; elle ne supporte pas le contrôle de la raison et de l’histoire. Le mysticisme, dont l’extase n’est qu’un effet transitoire, est la partie la plus libre et la plus pure de la religion, qui elle-même a été jusqu’à présent et restera probablement dans l’avenir un des facteurs les plus importants de la vie intérieure et de la vie extérieure des nations.

 

 

Adolphe FRANCK, Essais de critique philosophique, 1885.

 

 

 

 

 

 



1Étude sur Antoinette Bourignon, la prophétesse des derniers temps. 1 vol. in-18, Paris, 1876 ; chez Sandoz et Fischbacher.

2Page 168 des Extraits.

3Ibid., p. 148-149.

 

 

 

 

 

 

 

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