Le sexe apprivoisé,

César et Sainte Histoire

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

André FROSSARD

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il faut le reconnaître, sinon le déplorer, l’Évangile est excessivement court sur les trois sujets qui intéressent le plus l’homme d’aujourd’hui : le sexe, la politique, l’histoire.

 

 

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Je cite le sexe en premier parce qu’il occupe depuis de nombreuses années une place d’honneur dans la vitrine des librairies pieuses, où il se voile très légèrement de sociologie, de psychanalyse, de morale conjugale, de statistique ou de casuistique. Sorti de l’ombre où le reléguait jadis la pudeur des bien-pensants, dépouillé de son mystère et apprivoisé par l’esprit scientifique, il s’offre désormais en toute simplicité aux manipulations des psychologues, des cercles d’études et des ménagères d’action catholique. Car l’« esprit scientifique », à l’inverse du don de science dont il ne dérive nullement, possède l’agréable propriété de rendre son objet complètement inoffensif. Telle question redoutable à l’esprit de piété, par exemple, cesse de présenter le moindre danger quand on l’aborde dans un esprit scientifique, non seulement parce que celui-ci fait abstraction a priori du bien et du mal contenu dans son objet, mais surtout parce qu’il dissout l’objet lui-même en commençant par nier son mystère. Où il n’y a plus de mystère il n’y a plus d’objet, ni, par conséquent, d’intelligence : il y a l’esprit scientifique aux prises avec quelque chose qui n’a plus de nom. L’homme d’aujourd’hui s’est mis à considérer le sexe avec cet esprit-là, et le résultat est qu’en dépit des apparences le sexe est en train de disparaître, il ne sera bientôt plus rien, malgré les efforts méritoires de la pornographie moderne. Les tentatives désespérées du roman, les innombrables concours de beauté, l’exhibitionnisme organisé, tout cela se révèle inefficace, le sexe apprivoisé par l’esprit scientifique dépérit. À force de s’analyser, il commence à concevoir de graves incertitudes sur sa propre nature et, certains jours, il ne sait même plus s’il est mâle ou femelle. Ses indécentes manifestations littéraires, journalistiques ou cinématographiques ne parviennent pas à le rassurer : il doute de son existence, il est prêt à capituler devant l’éprouvette, dont l’esprit scientifique est très supérieur au sien.

Il est toujours dangereux de nier un mystère.

Or l’homme d’aujourd’hui déteste le mystère, qui ralentit l’action. En revanche, il raffole du problème. Il se distingue même par sa manière extrêmement courageuse et loyale de regarder les problèmes en face, après les avoir posés de travers.

 

 

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Sur celui-ci, l’Évangile est bref : « Il en est qui se sont faits eunuques, dit-il, pour gagner le royaume des cieux. Qui peut comprendre, qu’il comprenne. » Justement, l’homme d’aujourd’hui est incapable de rien comprendre à la morale du royaume des cieux. Pour ce malheureux enfant né des œuvres incomplètes d’Emmanuel Kant et de Jean-Jacques Rousseau, « morale » est synonyme d’« interdiction », cette gardienne moustachue de l’ordre public et des vertus privées l’ennuie à mourir, il forme avec elle le ménage effroyable de ces conjoints depuis longtemps disjoints qui se gardent toute leur estime et ne désespèrent pas de se détruire par des moyens honnêtes.

La morale évangélique n’a pas de moustaches. Son rôle n’est point de nous interdire ce à quoi nous pourrions légitimement prétendre, mais de nous donner beaucoup plus que nous ne pourrions raisonnablement espérer. Elle est messagère du royaume des cieux et elle ne demande qu’à y retourner – en nous tenant par la main. Elle fait partie du merveilleux chrétien.

 

 

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Il s’ensuit que le chrétien moderne, ayant peu de goût pour le merveilleux, n’en a guère pour la morale. À droite, les flagorneries discrètes et parfaitement désintéressées de certain clergé des paroisses cossues lui laissent entendre qu’il se tient assez près de la perfection, laquelle d’ailleurs n’est pas de ce monde. À gauche, un simple coup d’œil distrait sur le bourgeois de la messe « d’onze heures » suffit pour que l’on se sente pousser les ailes du prédestiné, si bien que, dans les deux cas, la morale est superflue. Les uns la pratiquent avec un naturel trop ancien pour y prendre garde, les autres la dépassent en se jouant et se meuvent spontanément dans l’ordre supérieur de la charité.

Aussi le chrétien moderne préfère-t-il à tout la politique, où la sainteté trouve à s’employer plus utilement que dans la vie spirituelle. Il a l’œil, la main et même le pied politiques. C’est avec le pied qu’il s’« engage », avec la main qu’il bâtit, et son œil contemple dans le futur le mirage de la cité fraternelle dont il a grande frayeur qu’elle se construise sans lui. Il se préoccupe jour et nuit de la conduite temporelle de l’Église : « Elle a manqué le tournant de la Renaissance », déplorait avant la guerre un saint homme d’action, « il ne s’agit pas de recommencer ». Propos strictement dénué de sens qui a fait éclore des générations de chauffeurs-mécaniciens d’Église si anxieux de prendre leurs virages trop tard qu’ils les prennent régulièrement trop tôt. Jamais un homme du moyen âge ne s’est soucié de véhiculer l’Église à travers son siècle. Aujourd’hui, elle est montée sur roulettes. On la mène au chantier, au meeting, au cirque et au stade, pour l’aérer en l’instruisant. Politique ! là encore, l’Évangile est laconique. Le « Rendez à César... », qui semble résumer tout le programme, suggère l’idée d’un partage et exclut celle d’une collaboration. À César ce qui porte son effigie : la monnaie. À Dieu ce qui est à son image et ressemblance, et c’est tout l’homme : César lui-même est à Dieu. Il s’en aperçoit rarement, en tout cas il n’aime pas s’en souvenir, et c’est pourquoi les gens bien avisés se méfient de lui, de sa politique et de ses billets. Il est sage de lui abandonner le pouvoir, tant qu’il ne prétend pas se faire payer d’une monnaie frappée d’un autre profil que le sien. De nos jours, des quantités de bons citoyens font exactement le contraire, et rendent à César toutes les monnaies qu’il veut, excepté la sienne.

 

 

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D’où vient ce goût immodéré de la politique qui précipite tant de chrétiens dans la fosse parlementaire, jette les autres dans les formes les plus périlleuses de l’action et les persuade tous qu’ils ont un monde, non à sauver, mais à bâtir ? Quelle est l’origine de cette étrange passion ? L’Histoire, voyons, l’Histoire fille de l’Évolution, mère du Progrès, à moins que ce ne soit l’inverse, l’idole des temps nouveaux, Sainte Histoire qui ne peut ni se tromper ni nous tromper. Dans l’univers sans principes de la pensée moderne, elle seule a un sens, – on ne sait lequel, peu importe ! Elle marche dans une certaine direction, sans jamais se tromper de chemin, l’Histoire est infaillible. La certitude d’avoir toujours raison la rend optimiste. C’est elle qui se transfigure au milieu des ruines pour parler des lendemains qui chantent, dont l’avènement est garanti par les avant-veilles qui pleurent et les autrefois qui grognent dans leurs cavernes. Elle n’éclaire nullement notre avenir terrestre, mais elle nous contraint à tourner vers lui des yeux écarquillés dans l’attente de ses décrets, elle nous invite à vouloir dès aujourd’hui ce qui doit être après-demain. Sous peine de mort historique, il nous faut être, absolument, des précurseurs, annonçant ce qui n’est pas encore, en préparant ce qui ne sera peut-être jamais. Politiciens, penseurs, technocrates, peintres, couturiers, cinéastes et religieux passent ainsi leur temps à pré-courir ils ne savent au juste après quoi. En avant ! Galilée était en avance, Jean-Jacques n’était jamais en retard, et la gloire de saint Vincent de Paul n’est pas d’avoir aimé les pauvres, mais d’avoir été un précurseur de la Sécurité Sociale. Dommage que l’extrême rareté du génie prophétique, l’impénétrable obscurité du futur et aussi, hélas ! certaine sécheresse de l’imaginative (la pré-course incessante nous épuise, nous n’avons plus de très fortes pensées) nous laissent si souvent hésitants sur le seuil de nos destinées, cherchant en vain à deviner l’Histoire ! Dans la nuit de cet avenir humain, seule brille l’étoile factice qui sort périodiquement à grand fracas des obusiers du Kremlin. C’est peu, ce n’est rien, encore que cette étoile d’artificiers exerce une redoutable fascination sur une ribambelle de petits mages qui voudraient bien savoir où porter leur encens. Nous vivons dans la crainte des démentis de Sainte Histoire jusque chez le marchand de tableaux. Dupont honteux et déconfit d’avoir dédaigné des Renoirs à quarante francs suppliera Durand d’accepter dix millions pour un fusain. Dans les galeries, à la Bourse, au Parlement et même en justice, on anticipe sur le jugement de l’Histoire, mais on n’oserait se permettre un jugement personnel, de peur d’offenser Sainte Histoire. Celle-ci, en récompense de notre soumission à ses ténébreux desseins, nous prend tout. L’intelligence, qui abdique son jugement. Et la morale ! Si l’Histoire en effet a un sens, le futur seul justifiera ou non le présent, et au nom de quoi déclarerez-vous, hic et nunc, ceci ou cela bon ou mauvais ? Ce n’est pas la vérité qui vous donnera raison (ou tort), c’est l’événement, et sous quel prétexte métaphysique combattrez-vous ceux qui se déclarent en avance sur vous d’un fait économique ou social, quelle raison supérieure à l’Histoire trouverez-vous dans l’Histoire pour blâmer ceux qui n’hésitent pas à sacrifier dès aujourd’hui les mal bâtis sociaux que l’évolution réformera demain ? Et l’âme ! N’est-ce point l’éternité qui fait l’âme ? Où trouvera-t-elle le point fixe de sa contemplation dans ce flux mouvant, incertain, dont il lui faut suivre les tournants, déceler la secrète logique, prévoir les ressacs, flairer l’embouchure ? Sainte Histoire est la pire drôlesse du siècle, c’est elle qui nous donne l’œil politique, cet œil de verre ! C’est elle qui dissuade les intelligences de penser en termes d’être, ce qui est pourtant leur manière naturelle et même surnaturelle de penser, c’est elle enfin qui rend les âmes sourdes à la voix douce, puissante, éternelle, qui s’élève de l’Évangile et dit : « Avant qu’Abraham fût, JE SUIS. » Car c’est ainsi que le Seigneur écrit son histoire.

 

 

 

 

André FROSSARD.

 

Paru dans Les Mains libres en 1955.

 

 

 

 

 

 

 

 

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