Une autre idée de l’ordre

 

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Stanislas FUMET

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Pourquoi cherches-tu à connaître

mon nom ? Il est ADMIRABLE.

JUGES, XIII, 18.

 

 

CETTE manie que nous a léguée le dix-neuvième siècle de partager les hommes caractéristiques et les œuvres en deux groupes, dont l’un est appelé classique et l’autre romantique, a désaxé un problème que nous voudrions essayer de resituer. Non pas qu’il n’y ait entre le fond d’une telle distinction et le plan où elle se présente un élément de sagacité, un instant de réalité que tout le monde connaît, mais on a le tort d’isoler cet élément, d’isoler cet instant, pour ne voir que lui. L’origine de cette passion est claire : elle vient de la facilité qu’une telle généralisation procure. X... est un classique par le fait qu’il n’est pas romantique et Y..., même s’il s’en défend avec ardeur, ne saurait être qu’un romantique à vos yeux, puisqu’il répugne au genre classique. Je pense à la définition inoubliable de ce dentiste : « Le monde se divise en deux catégories : les dentistes et ceux qui ne le sont pas. » La définition la plus humaine, que je sache, de nos positions respectives. Elle trace un méridien, pour couper à notre intention la terre en deux, qui aura la complaisance de toujours passer à deux pas de notre porte. Sur ce méridien s’élève la cloison universelle qui détermine béatement la suffisance de chacun et de tous, mais que les littérateurs et les artistes ont aggravée, pour leur compte, assez effroyablement en y accrochant toute une imitation de ciel.

Oh ! nous ne nous plaindrions pas d’une simple distinction qui attribuerait à l’école de ce trottoir ou à l’école d’en face la paternité de quelque écrivain ou de quelque artiste. Le problème qui nous sollicite est plus vaste. Il ne s’agit pas seulement des hommes adonnés à la culture d’un art, et de leurs tendances ou des préférences qu’ils manifestent – en invoquant des raisons objectives – et qui ne recouvrent le plus souvent que les exigences spontanées de leur tempérament. Il y a plus. La distinction entre classiques et romantiques déborde aujourd’hui sur le champ de la création spirituelle tout entière et l’on trouve, dans la nuit enseignante, des éclaireurs de voie dont la lanterne précaire, ne sachant être que rouge et verte, a bientôt tranché de la couleur que doit prendre toute forme d’inspiration, fût-elle absolument lavée de ses acides littéraires, fût-elle, par exemple, comme chez les saints, le produit d’un état mystique. Cette bizarre coutume de ramener les qualités de l’âme ou les vérités d’une sphère supérieure à des valeurs exclusivement de littérature et dans une intention que je sens plus ou moins perfide, outre qu’elle comporte quelque chose d’irrévérencieux et d’impie – ce qui motiverait déjà qu’on la repoussât, – nous induit en erreur et altère dangereusement notre jugement, en l’asservissant au gré d’une fantaisie d’hommes de goût. J’entends que l’appréhension de manquer de respect à cette Chose de Dieu que les Juifs appelleraient la Schekhina et que nous pouvons considérer comme sa Présence ou sa Volonté dans l’ordre de ce qui est, de ce qu’Il a fait et ne cesse de faire, éveillerait en nous des sentiments beaucoup moins pédagogiques si nous étions des hommes, si nous avions conscience de notre rôle de créature posée entre le ciel et la terre pour reconnaître le Seigneur qui nous insuffle l’âme et nous maintient en vie. Cette seule idée que nous proposons un baccalauréat à l’Amour devrait déjà nous donner à réfléchir. Dieu est-il classique ? Tout cela dépend de ce que vous appelez les classes, de votre manière de procéder au classement. Et Dieu a-t-il besoin d’être romantique pour vous tambouriner sur le cœur et se révéler à votre Pascal ? Or, si Dieu n’est ni classique ni romantique, sa création ne sera pas plus classique que romantique – et le montrera, – parce que ce serait pour elle dépendre de notre assentiment que de paraître enveloppée dans les formules de notre goût. Et les Évangélistes ou Isaïe, Ézéchiel et Moïse sont-ils de l’un ou de l’autre clan ? Et Salomon, qui écrivit en collaboration si étroite avec le Saint-Esprit le Cantique des Cantiques, aurait-il mérité la poignée de main de Boileau, le coup de chapeau de Goethe ou les applaudissements du beau Théo et de quelques périssables hugolâtres ? Il y a dans cette confusion des domaines, il y a dans cette confusion qui n’a point l’excuse de l’éblouissement, l’excuse de l’ivresse, l’excuse de l’amour, dans cette confusion professorale, tracée à la règle, froidement, sommairement, dans cette confusion qui a l’odeur de l’encre, autant d’inaptitude à la connaissance que de misérable duperie.

Lorsqu’on a déclaré que la royauté est classique et la république romantique, le vers majestueux et la ligne frigide classiques, le vers bouillonnant et la ligne chaleureuse romantiques, l’intelligence et la raison classiques, le sentiment et la volonté romantiques, il reste néanmoins que le paganisme est indifféremment à l’aise dans les deux camps. Il reste que l’erreur est aussi bien installée chez les classiques que chez les romantiques. Et l’erreur sur les mêmes points. Il reste que la Vérité, par conséquent, sera foncièrement étrangère aux mesures des tailleurs comme aux indications des bibliothécaires et ne rentrera pas dans ces compartiments qui, pour aussi grands et généreux qu’ils se veuillent, demeurent toujours trop exigus. La vérité ne souffre pas d’être coupée en rien d’avec le tout. Elle ne supporte pas qu’il y ait à côté d’elle une chose qui ne soit pas le néant. J’en conclus que, loin d’être la fille légitime de la sagesse, la division que l’on établit entre le romantisme et le classicisme, à supposer qu’elle fût justifiée, ne serait que la condamnation de l’un et l’autre genre.

Mais, grâce à Dieu, il est des esprits créateurs qui se détournent ou, plutôt, que la force irrésistible qui les possède et les anime détourne malgré eux des deux cadres insuffisants ; la grande horreur qu’ils ont de la leçon des hommes les engage à écouter une autre leçon, non plus partielle mais totale, non plus partiale mais désintéressée, non plus agressive mais amoureuse, une leçon qui trouve l’accord parce qu’elle fait la croix.

Cette leçon double et une, inclassique, irromantique et c’est pourquoi double et une – et chacun sait bien les noms de ceux qui l’ont entendue, ils affluent à la mémoire, je ne les citerai pas, – est professée par un seul maître, le Maître des réalités, sous deux modes : la nature et la surnature.

 

 

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LA NATURE.

 

Ce qui nous trompe, c’est de ne regarder la nature qu’en surface. Je veux dire de ne nous attacher qu’au décor. Ainsi l’œil du peintre est le plus souvent frivole, parce qu’il ne songe qu’à associer des tons, à les opposer, ou bien à enchaîner habilement des lignes extérieures. C’est qu’il considère la nature comme un tableau, ne voulant retenir d’elle que la peinture qu’elle revêt. L’œil exercé du peintre ou de l’amateur d’art ne sait plus ce qu’est au juste la nature. Il en vient à croire que Dieu l’a conçue positivement en peintre. Il songe à une palette idéale, il voit un immense carton recouvert de tout ce qui éclate au regard. Mais il perd la notion essentielle de la nature, qui est une raison éternelle de fournir à chaque individualité une vocation propre dans l’ensemble, une vocation que seule cette individualité peut accomplir. Il s’agit bien d’être bleu ! Il s’agit de signifier, de coopérer à l’ordre universel et d’être, sous un angle accidentel, par surcroît, d’un certain bleu. Le peintre qui ne connaît que le bleu n’est pas autorisé à me renseigner sur le ciel et sur l’eau. Le peintre pour qui l’arbre n’est qu’une masse de vert a peut-être l’œil d’un peintre ; ce n’est pas lui que j’irai questionner sur les beautés de la nature. À propos d’un arbre, je demande le secret de tout l’ordre. Et je sais bien qui j’interrogerai pour cette fin : j’interrogerai le symbole direct, qui ne me répondra pas au nom d’une opinion d’artiste ou de savant, mais au nom du réel, – le symbole étant comme l’art du réel, un art qui ne nous exclut pas et cependant ne vient pas de nous mais des choses que nous abordons, une lecture du silence à haute voix, l’écriture de l’invisible se traduisant en caractères visibles. Il est le milieu d’un ordre complet.

L’ordre tel que nous le définissent les systèmes humains, aussi éclairés que soient ces derniers, n’est qu’un ordre de commodité et de convention. L’autre régit les arts par le dedans, sans que l’on puisse jamais l’emprisonner dans une formule. Il est l’ordre de création, simplement, l’ordre opératif. On pourrait le représenter comme un geste intérieur allant d’un centre à une circonférence et établissant sur son chemin des points de repère externes où et quand l’esprit créateur veut se reposer. Un acte spirituel, donc, agissant sur le temps et l’espace en créant du mouvement et s’arrêtant çà et là dans sa course pour faire jouir de ses pauses, de ses stations. Mais les raisons de notre ordre ne sauraient être apparentes. Les fruits seuls en viennent à la surface pour proclamer la véracité de ce que l’on doit éprouver par les sens et l’intellect accordés. C’est à la gloire de l’ordre, non point à la génération de ses causes que nous assistons devant le spectacle du beau. L’art est rempli de connaissance, mais il n’est pas la connaissance elle-même, il est la démonstration de l’acte, il est l’impulsion de Diogène devant Zénon se mettant en marche pour prouver le mouvement.

Aussi, comme elle était excellente, la réponse de Jacques Maritain au sculpteur Henri Charlier qui, ayant confiance dans un système visant, selon lui, au plus grand bien de l’art catholique, s’étonnait de ce que Maritain ne convînt pas qu’en art il dût y avoir, comme en philosophie, une méthode préférable à toutes autres : « – Nous, philosophes, nous analysons le réel, et vous, artistes, vous faites quelque chose. »

L’art ne représente pas seulement le réel. Il le restitue sensiblement à l’intellect ; en un mot, il le révèle par rapport à quelque objet, il entreprend une de ses innombrables glorifications possibles. La réalité de l’artiste est la réalité dans laquelle est inclus un geste éternel ; c’est-à-dire qu’elle doit, cette réalité, évoquer la surnature dans la nature 1 et trouver un certain joint par où les deux entrent en contact. Ici réside le mystère de l’émotion qui se dégage d’une œuvre d’art. Ce mystère provient toujours d’un rayonnement, on l’a remarqué 2 et l’on peut en deviner le pourquoi : le rayonnement, c’est le signe de la volupté spirituelle, de la caresse transcendante que la matière reçoit de l’esprit. Si la beauté rayonne, si elle émeut, c’est qu’il y a une réflexion à la base de cette irradiance, une réflexion qui atteste la rencontre heureuse, sur un terrain donné, de deux plans adjacents. Il ne faut pas chercher ailleurs la clef de la beauté qui charme. Elle est inséparable de l’idée de lumière. Le peintre Marcel-Lenoir, qui est homme d’expérience, me disait un jour : « On ne fait pas un bon ou un mauvais dessin, mais un dessin rayonne ou il ne rayonne pas. »

Toutefois le plan actif, le plan fécondant, le plan rattaché à l’esprit – qui a un nom : la forme – étant essentiellement de l’intérieur, il subsistera toujours dans la beauté, même triomphale, quelque regret de ce paradis originel dont le fruit sensible, dont le fruit pour être visible a dû sortir. La matière épousée lègue à l’enfant de joie une ceinture d’étroitesse et lui a imprimé au visage les rides inaltérables de la mélancolie ou d’une première amertume génésique. Et c’est dans ce rappel plus ou moins fidèle de l’intérieur, en cette obsession de remémorer le point irrévélable des noces de la forme et de la matière, en ce soin amoureux de ne pas se distraire du centre, que je découvre, quant à moi, des éléments de beauté incomparablement précieux. On se souvient qu’il est écrit de la jeune Reine, au livre des Psaumes : « Omnis gloria ejus filiae Regis AB INTUS, in fimbriis aureis circumamicta varietatibus. » Un art qui répond dans quelque mesure à ces conditions merveilleuses me sera plus cher que tous les autres, un art dont la variété qui l’environne n’empêche pas que toute sa gloire soit de l’intérieur, un art qui se complaît à évoquer l’intériorité de la beauté. D’où cette dilection que j’ose déclarer pour ces formes d’art, si réservées, où l’extérieur commence à peine à se séparer de l’intérieur. Faut-il dire, pour ne pas prendre d’exemple trop loin et parce qu’il est plus courageux de regarder à côté de soi, que je pense notamment à des lignes, à des volumes de Joseph Bernard, à des phrases musicales de Dynam-Victor Fumet ? Et je m’arrête à ces deux modalités de l’art, la sculpture et la musique, parce qu’elles nécessitent le plus d’abstraction et me paraissent les plus mal comprises ; en outre, bien différentes quant à la matière, il est de fait que la musique et la sculpture se ressemblent énormément en ce qu’elles montrent une soumission plus franche à la forme pure que la peinture et même que les diverses sortes de poésie, où tant de reproductions sensibles et de combinaisons imaginatives ont le droit de jouer. La musique et la sculpture sont des arts plus nus, plus métaphysiques, si l’on veut, et, certainement, plus intérieurs, plus indispensablement mystiques, enfin, que les autres. Si ces arts ne suggèrent pas l’ordre du beau, ne révèlent rien de toute la gloire de la Reine, qui est ab intus, ils tombent promptement dans la grossièreté ou la niaiserie, dont raffolent nos contemporains.

Évidemment, lorsque je parle de cette qualité exceptionnelle de l’art, qui consiste à frôler l’intériorité spirituelle en faisant rayonner la matière extérieure, je ne veux nullement affirmer que cela englobe tout l’art. Je soutiens même que c’est l’exception. La beauté qui se présente ainsi est une beauté stigmatisée. Elle ne m’est tellement chère que parce qu’elle m’indique les sources et les sentiers de l’esprit et que, personnellement, je ne désire pas demander à l’art autre chose. Mais je conviens qu’il est un art plus commun et bon, apparemment indépendant de ces mystères, qui touche une grande majorité d’hommes et n’en touche pas quelques-uns. De même il est un ordre public où le monde trouve son compte et qu’il serait assurément impie d’attaquer et insensé de vouloir prématurément détruire, au nom des hiérarchies célestes. Mais il y a l’homme qui prend plus de joie dans la solitude avec Dieu que dans la compagnie d’un grand nombre, et cette singularité ne sera jamais un argument contre les saines liesses du grand nombre.

Maintenant, si l’on m’interroge sur la beauté, je crois pouvoir avancer qu’elle est, près du centre, plus intime et plus sacrée en même temps. À mesure qu’elle s’éloigne du point nuptial qui est l’origine du rayonnement, elle perd en forme et en lumière ce qu’elle gagne en accessibilité, car elle se fait peuple. C’est une beauté que le nombre séduit et à qui le nombre progressivement fait oublier son unité. L’ordre du beau, qui est le rapport de l’invisible et du visible, est délaissé pour quelque plus commode convention. Le rythme devient la cadence, la figure devient la personne liée à l’anecdote, le sentiment devient la sensation. Et les éléments, privés d’intelligence, pour ne pas se confondre, ont besoin de rentrer dans des moules numérotés. L’original fait place à la série.

Un art est vulgaire lorsqu’il tend à se rendre assimilable à tout le monde, comme sa qualification l’indique. Cet art, à force de se rouler dans le visible, de couler dans la mémoire, prend des contours plus faciles, bouche ses angles subtils et, finalement, s’émousse à tel point qu’il se réduit à une espèce de chaos matériel où la convention, cette « fantaisie de plusieurs » 3, découpe les idées, les images et les mélodies qui satisferont les sens bien épaissis de la foule. Généralement, cette convention emprunte à la mode ses parures ; pour les uns, elle corrompt volontiers son œuvre, la compliquant jusqu’à donner à des clients raffinés l’illusion de l’esthétique 4 ; pour les autres, moins endurcis, elle s’apitoie en se mirant dans les ruisseaux, mais, qu’on ne se leurre pas, le lavabo ne vaut pas mieux.

Un art déchu, prétentieux ou poisseux, – cocktail ou rogomme, – un art qui descend la pente, un art de glissade, ne nous rappelle presque plus rien de l’ordre du beau. Il est horriblement explicite et explicable. Les rouages en sont à la portée de toutes les mains adroites et le mécanisme s’en dénonce aux cerveaux médiocres, aux cœurs lâches. Il est le dernier reflet de l’ordre, son accent le plus détendu et sa honte. Il est sous-humain, sous-naturel et il plaît à la chair de l’homme, dont il flatte le néant.

L’ordre de la beauté est trop pudique pour se livrer à tous les yeux, à toutes les oreilles, à tous les entendements. Il est avant les explications et les prostitutions. L’ordre de la beauté est ineffable.

 

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S’il est un autre ordre pour le beau que l’ordre des écoles, cet ordre-là oppose au classicisme volontaire un esprit de liberté absolue dont le classicisme est bien forcé d’adopter les conséquences, le jour où la tradition le somme de s’enrichir d’une réussite nouvelle. Et l’ordre en question oppose par la même occasion à toute espèce de romantisme, à toute espèce de subjectivisme, à toute espèce de « modernisme », la vérité impartiale et la notion du réel qu’elle puise dans l’objet, en bas et en haut, nature et surnature, – cet objet fût-il ce qui nous est plus propre à nous-même que nous-même. Donc, un tel ordre ne laisse rien à l’adversaire. Il ne tolère quant à soi aucune diminution, ne supporte pas qu’une qualité dans le plan ou dans les plans du créé lui puisse être défendue. Je l’entends affirmer : – Cet équilibre dont, classiques, vous vous targuez, il est ma loi ; et cependant je n’ai pas besoin d’être l’esclave de ces limites arbitraires qui codifient vos mouvements ; l’ordre que je suis fait les limites, il ne les reçoit pas. Il les fait du dedans, il ne les subit pas du dehors ; l’ordre que je suis fait les limites au lieu d’être fait par elles. Et, quant à cette soif de l’au-delà qui consume vos antagonistes, les poussant à la révolte et à la divagation, à l’exaspération de leur moi, n’ai-je pas bien le droit d’en rire ? Ne suis-je point l’assistance de Celui qui est plus proche à la créature qu’elle-même et ne demande, avec le désir de l’infini, qu’à étancher les soifs les plus singulières ? L’ordre que je suis possède l’en-deçà des uns et l’au-delà des autres. Il n’est pas jusqu’à l’absurde, à condition qu’il se réclame ouvertement de l’absurde, qui ne soit une de mes parties intégrantes, un élément d’harmonie dans le concert vivant que j’organise.

C’est Hello qui remarquait combien la discussion de Boileau et de Racine pour savoir si le chien est un animal noble ou ignoble et si, à ce titre, on peut lui donner un nom dans la tragédie classique, était non seulement grotesque mais avilissante pour l’esprit humain. Le chien, qu’il soit noble ou ignoble, qu’il soit « dévorant » ou pas, est un animal qui a sa place dans la création, qui joue son rôle dans la vie et que cite l’Écriture. Il est dans l’ordre existant et quelle inconscience, quelle fatuité d’artiste amenaient Boileau à lui dénier le droit d’être nommé par la poésie ! C’est justement la tare de tous les systèmes de s’arranger pour obtenir du goût et de l’appréciation des hommes quelque mutilation de la réalité. Qu’un peintre, un sculpteur, un écrivain, un musicien s’interdise, par répugnance personnelle, un certain nombre d’images, de formes, de thèmes, d’aspects de l’être, c’est son affaire. Mais qu’il en déduise qu’une seule saison, l’automne, mérite d’être peinte, parce qu’il n’aime pas la chaleur et déteste le froid, ou que ce ne sont pas les montagnes qui sont belles, mais les bateaux, ou que, si l’évocation de Mars et de Vénus dans la poésie est un thème décidément périmé, il ne peut plus y avoir d’intéressant que la conversation, sur l’étagère, de Nénette et de Rintintin, que la vraie musique ne saurait être celle de Schutz, de Bach, de Beethoven et de Wagner, mais la musique écrite à l’usage des danseurs, – autant d’assertions qui n’ont pas de sens et ne trouvent leur excuse que dans le tempérament propre d’une personne qui, pour se défendre, arbore une étiquette, une cocarde et systématise.

L’erreur fondamentale de tout ce qui n’est pas chrétien, de tout ce qui n’est pas affranchi par l’immolation du moi, c’est-à-dire par le sacrifice des limites actuelles, de tout ce qui ne veut pas perdre sa vie d’une heure pour la gagner éternellement, de tout ce qui ne confie pas le soin de son épanouissement à la Croix, de tout ce qui ne coïncide pas au cri de Jésus mourant : « Père, je remets mon esprit entre tes mains... » – est reconnaissable à ce symptôme de faiblesse qu’il est exclusif et qu’il tient passionnément pour une partie de la totalité contre les autres. S’il vote pour le corps, c’est au détriment de l’esprit ; s’il vote pour l’esprit, c’est qu’il méconnaît le corps. S’il est adepte du cœur, hors du Christ, s’il professe la doctrine de la pitié, il néglige l’esprit, il demande trop au corps ; il violente Dieu et défigure l’homme. L’hérétique, dans le paganisme ou le christianisme vicié, est matérialiste ou spiritualiste. Et, s’il tend à un ordre, cet ordre sera partial, comme je l’insinuais, parce qu’il sera partiel. N’embrassant pas le tout de l’objet qu’il vise, et qu’il vise mal parce qu’il ne le vise pas au centre qui commande toutes les parties, il le prend de travers et ne peut s’empêcher, pour gagner quelque assurance, de terminer, au moyen de règles préconçues, j’entends doctement fantaisistes, le dessin dont il ne voit qu’un ou plusieurs fragments. Il ne reçoit de la nature que des images très lacunaires. Bien loin d’avouer qu’elles ne lui suffisent pas, il les complétera avec méthode, une méthode qu’il a tirée de la défectuosité même de ses documents, en géométrisant avec exactitude sur des centres formidablement déplacés.

Il ne faut pas supposer qu’il existe en art des méthodes fixes, bonnes en elles-mêmes. Ou alors elles ne valent que pour l’artisanat, pour l’art de seconde main, et non pour la création, qui renouvelle sa méthode en vue de chaque œuvre à faire et ne connaît d’autre régulation générale que l’application de l’intellect et du cœur. Il ne s’agit pas d’imiter l’ouvrage de la nature lorsqu’il est fait, mais il convient de reprendre son action opérative. Et cela, assurément, remonte très haut, puisque la nature visible ne saurait être, sans péril de mort esthétique, détachée de l’invisibilité d’où elle a été tirée 5. Nulle matière n’exaltera de la forme si l’esprit ne l’a point intelligentiée, s’il ne l’a – antérieurement à cette apparence sensible, plastique, sonore – conçue en nombre, en poids et divisée pour la rendre distincte. Me permettra-t-on d’ajouter encore que, pour l’art, il n’est point de nature qui ne soit déjà comme surnaturalisée par une allusion, par un symbole ? L’art qui n’envisage que la nature indépendante de la gloire ou la nature sans un reflet de Grâce envisage un corps dépourvu de rayonnement. Si l’art est une composition de nombres qui se répondent et une traduction du langage intelligible que l’esprit, en perçant l’enveloppe naturelle, saisit avec une étonnante acuité, il ne resplendit que s’il est une évocation des fêtes de l’être. Ce n’est pas pour rien que le mot de saint Thomas concernant la Grâce semble pouvoir aussi s’appliquer mystérieusement à lui : « Quaedam inchoatio gloriae. » Certes, il n’est ce « commencement » que figurativement, il ne l’est pas substantiellement comme la Grâce, qui est l’empreinte de Dieu même. Seulement, ce qu’on ne peut pas nier, c’est que l’art créateur se propose d’imiter Dieu plutôt que l’homme et la nature. Ainsi fit Adam qui épela autour de lui le grand syllabaire vivant du monde créé, sans s’appuyer sur ses limites d’homme, plongé seulement dans les vues éternelles de son Seigneur.

Si l’homme s’appuie sur l’homme, il éprouve le néant, il connaît la borne et la mort et emprunte au cadavre des mesures mathématiques. Autrement dit, il perd confiance ; il dresse des barrières qui lui ferment le jour, il établit des systèmes. L’ordre ontologique est menacé par les systèmes qui partent de la volonté. Ils le trahissent en quelque façon. Au lieu de se laisser mesurer par l’esprit, ils lui imposent leurs mesures et leurs conditions. Ces mesures fussent-elles justes, ces conditions fussent-elles raisonnables, elles n’en seraient pas moins attentatoires, en un certain sens, à la liberté de l’Esprit qui souffle où il veut, et il en serait d’elles comme de ces vertus avaricieuses qui prétendent mettre en cage la Colombe du Jourdain. La faute n’est donc pas dans la qualité d’un système, elle est dans la volonté de systématisation qui s’attribue une puissance qu’elle n’a pas sur la réalité de l’objet. Le réel, qui est en haut et qui est en bas, le réel qui est toute la matière de l’art, le réel, pour être, n’a pas besoin de notre assentiment. Il n’a pas besoin que nous le voulions tel pour être tel. Il n’a pas besoin non plus que nous le trouvions conforme à nos lois pour être équilibré. Il porte en lui sa semence et ses lois. Nous n’avons donc à reconnaître pour de vraies mesures que celles qui ne viennent pas de la volonté de l’homme ou des hommes, que celles, imprévisibles, qui naissent des épousailles secrètes de l’intelligible et du sensible, du divin et de l’humain.

Ces mesures, d’ailleurs, pourront très bien s’adapter à des mètres convenus, à des rythmes réguliers, à des compositions tolérables pour le sens commun, à des affabulations concertées. Mais cela n’est que la superficie de la question. Il faut tout ignorer de l’art pour croire que l’ordre ne se voit qu’aux contours. Ce serait établir que le grand classique de la tragédie française n’a pas été Racine mais Pradon, et que José-Maria de Heredia doit être considéré comme un poète supérieur à Jean-Arthur Rimbaud... Non, l’ordre n’est pas forcément gêné par une réglementation extérieure, surtout si celle-ci a été dictée par les lois de l’harmonie et de l’eurythmie. Mais, ce qu’il ne supporte pas, c’est la réglementation interne, c’est, je le répète, le système d’ensemble qui veut rectifier non la matière, mais la forme ; qui s’exerce contre la liberté de l’esprit, contre les dispositions de l’hôte ; le système qui décide que l’enfant sera fille ou garçon et qu’il n’est dans l’univers qu’une seule couleur parce qu’on voit mal les autres ou qu’on ne les aime pas.

Il serait oiseux d’insister sur la relativité des systèmes. Leur quantité suffit à les ruiner. Et il n’est pas juste de dire que Michel-Ange plutôt que Fra Angelico s’est trompé, que le Parthénon est beau et non point Chartres, que la musique doit être ionienne ou dorienne, que c’est tel saint, tout seul, qui a compris l’Évangile, etc., etc. À de semblables allégations il est un ordre qui réplique : – Je suis la mesure de tout, parce que « Jéhovah m’a possédée au commencement de ses voies » 6, et tout ce qui est bon m’emprunte son équilibre. « Je suis la mère du bel amour, de la crainte, de la connaissance, de l’espérance sainte 7... En moi est toute la grâce de la voie et de la vérité. Lorsque le Créateur préparait les cieux, j’étais là ; quand il environnait d’une infaillible loi et circonscrivait les abîmes ; quand il confirmait en haut l’éther et qu’il domptait les sources d’eaux ; quand il entourait la mer de ses rivages et imposait aux eaux une mesure pour qu’elles ne transgressassent leurs confins ; quand il soupesait les fondements de la terre, – j’étais avec lui disposant toutes choses... me jouant sans cesse devant lui, ME JOUANT DANS L’ORBE DES TERRES 8. »

 

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L’ordre assistant, l’ordre de la sagesse, l’ordre fidèle, c’est-à-dire l’ordre que rencontre celui qui s’efface, demeure quand les ordres inférieurs sont suspendus. Cet ordre ne vient pas de nos volontés, il ne vient pas de nos concepts, il ne vient pas même de nos préférences. Il s’établit souverainement dans la place que nous lui laissons. Tout ce qu’il peut faire pour la créature besogneuse, c’est de s’engager dans la mesure de capacité qu’elle lui offre. C’est d’accepter notre format et de s’inscrire à notre image et ressemblance. Mais il ne veut pas que nous lui indiquions nous-mêmes nos traits ; il se plaît à les découvrir librement et à surprendre les gestes les moins conscients que peut ébaucher notre âme. Ah ! quelle vérité est contenue dans cet effervescent aveu de Paul Claudel : « Que je ne sache point ce que je dis ! que je sois une note en travail ! que je sois anéanti dans mon mouvement ! (rien que la petite pression de la main pour gouverner). » Se laisser posséder par l’acte lui-même, tel est le rôle de quiconque a de par Dieu œuvre à faire. S’il en est ainsi, il devient, comme l’intelligence les choses qu’elle pénètre, le docile chemin de la parole de Dieu. Car la parole de Dieu est dans toute cette création que saint Paul entendait gémissante et il ne faut rien de moins pour la reproduire avec nos instruments enfantins que le consentement à l’annihilation de nos volontés personnelles. Le mot de Flaubert était plus profond qu’il ne le pensait : « L’art est fait de sacrifices. » Il mettait seulement un pluriel où nous voudrions un singulier. La vérité, c’est que l’artiste doit renoncer à son intention propre pour embrasser la forme qui s’impose, et, selon qu’il y parvient plus ou moins, l’œuvre d’art est plus ou moins pure. Son unique souci est donc d’avoir l’œil sur tous les éléments matériels qui participent à l’action et, pour nous servir de l’image de Claudel, la main ferme à la barre, cette main d’homme qui agit à peine et suffit à imprimer au navire une allure bien proportionnée. Du côté de l’homme, c’est la double vertu de confiance et de vigilance qui est requise, la double vertu mystique. Il n’est pas absolument passif, puisqu’il doit, au prix de sa sueur, de son sang et de ses nuits, longuement balayer une voie pleine d’embûches, occupée par l’ignorance, en retirer, en arracher un à un les obstacles insolents qui peuvent offenser les pieds nus de la reine de beauté conduite par Salomon. Telle est la fonction de la science, qui n’édifie pas, mais qui rend possible et adaptable à la matière l’édifice spirituel. La science de l’artiste détruit progressivement les empêchements de l’art. C’est sa manière d’action. Il faut donc tâcher à la posséder pleinement – plénitude, au reste, fort relative, – pour se débarrasser autant que possible des mesures réglementaires dont un faible savoir abuse toujours et qui stérilisent l’autre action, l’action interne, l’action secrète, l’action vivifiante de l’ordre.

Pour ne pas s’opposer de toutes ses ténèbres à l’esprit, dans la considération même du réel, il est indispensable que celui qui agit en imitation créative prenne à cœur de se délivrer peu à peu de tout ce qui obscurcit son entendement. La science n’est pas l’habileté, encore moins l’adresse : l’habileté veut faire par elle-même et l’adresse veut avoir l’air de faire par elle-même ; la science n’a qu’un but : permettre à l’ordre de se faire. Tous les artistes munis de la vraie science, de cette science qui est humilité pratique et respect, savent mieux que tout qu’ils ne sont pour rien, personnellement, dans ce qui constitue la forme de leur ouvrage : ils ont été plus ou moins dociles, plus ou moins attentifs, plus ou moins fidèles et, si l’œuvre est remarquable, c’est qu’ils ont assez bien plié. Ils ont parfois l’impression que la chose s’est inscrite d’elle-même, que l’outil dont ils se servent a dû se contenter de marquer le contour, mais que le dedans, ils le garantissent, ne leur appartient pas. Ils l’ont reçu, ils l’ont fixé, avec une application « confiante » et « vigilante ». Picasso ne dit-il pas que c’est l’objet tel qu’on le voit qui vient se poser sur la feuille de papier ?

On nous reprochera de trop réduire le rôle naturel du talent. Mais nous croyons qu’il n’est rien de plus préjudiciable à l’art que le talent séparé. Nous abhorrons un talent qui se prend pour fin, se déguste et se savoure. Au contraire, ce dont nous sommes sûrs, c’est qu’il faut tout écarter du chemin de l’esprit pour qu’il puisse s’avancer à sa guise : on ne le répétera jamais trop. Ce que fait l’éléphant dans la forêt vierge, rompant les branches, frayant le passage devant la caravane, c’est tout ce que peut le plus grand talent de l’homme.

Et son génie ?

Mais d’abord qu’est-ce que son génie ? Son génie, c’est la possibilité, c’est le pouvoir de ne pas résister à ce qui veut être proféré. C’est un ensemble de dons gratuits acceptés spontanément, avec autant de sagesse que d’ingénuité, et cela se fonde sur une manière de mort intellectuelle. On fait preuve d’une épouvantable sottise quand on crie en le rencontrant : « Personnalité, orgueil ! » Si l’homme qui est doué du génie est orgueilleux, c’est l’homme seul qui pèche ; mais en tant que créateur il a été parfaitement humble et vrai. La plus belle définition du génie, je la tiens encore de Marcel Lenoir : « Le génie, c’est l’obéissance. »

Et nous voici soudain ramenés à notre idée foncière de l’ordre par cette obéissance qui est précisément son épouse.

 

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L’obéissance est ce qui libère.

Et, si la liberté est la vertu suréminente que Dieu confère à sa créature, elle sera également, pour l’art, le couronnement de l’obéissance. Inversement, un art qui veut affirmer le moi à la place du soi des choses, un art qui se révolte au nom du sujet contre l’immense puissance objective qu’il a pour mission de traduire en acte, se coupe les issues bienfaisantes sur la lumière et s’enchaîne à toutes les limites du chaos. C’est l’évidence qu’il est impossible à l’art de parvenir à une complète inobjectivité, il en résulterait l’indistinct absolu, qui ne se pense pas tant que dure l’être. Mais un art qui ne veut affirmer que le moi se rapproche de cet état absurde. Au contraire, si l’art est capable d’obéir, il est régi par la forme universelle qui est mère de toutes, les formes distinctes ; au lieu de se recourber sur ses ténèbres, de se crisper comme une main avare, il s’ouvre et recueille la lumière. Il laisse l’ordre entrer.

La beauté a pour insignes de victoire la plénitude et la liberté. Autrement dit, lorsqu’une forme est pleinement reçue par la matière, elle est comme Adam sortant des mains de Dieu, elle est comme l’élu dégagé de ses linges funèbres, elle est libérée de l’opération. La bulle est remplie à sa meilleure mesure, elle se détache.

Tous les artistes ont été frappés de la puissance infinie de liberté qu’exprime la nature. C’est ce qui les encourage et à la fois les décourage. Les encourage, parce que l’art se renouvelle constamment en raison de cette source de liberté inépuisable ; les décourage, parce qu’il est difficile de ne pas s’empêtrer dans la servitude de la matière. Eux, ils ont toujours la tentation de se raccrocher à quelque procédé, à quelque règle ; à se laisser pétrifier, immobiliser. Elle, voici encore que, même si la figure qu’elle présente est enracinée à la terre, l’ordre auquel elle se livre la diversifie prodigieusement et lui soutire des rayons de toutes parts. Qu’est-ce que notre fantaisie devant la réalité d’en bas et d’en haut ? C’est pourquoi ce ne sont pas nos caprices qui font l’art, ce ne sont pas les mouvements de nos instincts à nous et les sauts et les ruades, comme l’ont cru les romantiques de notre imagination débridée. La liberté, en fait, n’est pas là. On la cherche toujours où elle n’est pas, où elle n’a pas à être. Ah ! il s’agit bien à l’homme d’être libre ! Le secret, c’est qu’il faut laisser Dieu libre ; et tout le reste le devient.

J’ajouterai que la liberté de l’art n’est pas non plus nécessairement dans l’improvisation. Pour aussi bonne qu’elle soit, l’improvisation nous oblige à nous tenir dans des frontières acquises, à réduire le champ où nous circulons. Elle peut aider certaines qualités, créer de l’aisance, mais elle ne force pas les portes suprêmes. Elle nous maintient dans le système, quand ce n’est pas dans le procédé. L’œuvre d’obéissance tendue, acharnée, aimante, bâtie sur un long effort, un effort non pas d’enfer mais de purgatoire, non pas stérile mais fructueux, un long effort abandonné, est un composé de recettes vives arrachées à la nature pour les appliquer à un objet intelligible. Et c’est le plus souvent au bout d’un travail d’agonie que l’on atteint à cette liberté si désirable.

Dans la nature, qu’avons-nous vu ? Que Dieu, qui semble mettre dans sa création l’affranchissement au sommet de tout, à la fin de tout – ou, mieux, au delà de la fin de tout, – proclame sa liberté par une infinité de voix. C’est elle qui retentit sur toute son œuvre... Après que les lois ont été suivies, le dégagement arrive, et c’est le fruit, l’extrémité de la volonté de Dieu, en qui la gloire avec le germe sont contenus, qui atteste que tout a été fait, voulu et actionné pour le produire. Si cette nature que nous ne pouvons qu’admirer offre à l’art un enseignement, quel est-il donc, sinon que le but des lois est de délivrer d’elles ? Tout l’Évangile et saint Paul ne font qu’exposer cette miraculeuse doctrine. Il n’est rien comme le christianisme, il n’est rien comme la vérité pour confondre les duretés symétriques des jugements humains.

L’homme, dira-t-on, a besoin de systèmes, a besoin, en tout cas, de règles, pour ne pas se laisser entraîner par l’impétuosité de ses passions. Et bien fou qui le nierait ! Mais la sagesse commande aussi de ne pas attacher une valeur en soi à ces systèmes ou à ces règles, qui ne sont que des moyens, de ne jamais en faire une fin risquant de limiter la toute-puissance de Dieu et de contrecarrer en quoi que ce soit l’ordre omniprésent de sa volonté. Néanmoins la sagesse n’infirme pas la raison, qui ne dépend d’aucun système, parce qu’elle n’est rien de matériel, de fini, mais absolument formelle et capable de mesurer tous les angles. Ce qui demeure intact, c’est que l’objet réclame pour aller à lui une voie entièrement libre, une voie qu’il ordonne et que le sujet n’a pas à encombrer de déterminations préalables.

Une des marques de l’absolu est qu’il semble ne pas pouvoir comporter de règles. Quoi de plus terrible, en effet, que l’Évangile – auprès de qui l’Ancien Testament est relativement rassurant 9 – et qu’est-ce qui a jamais demandé plus à l’homme ? Et cependant cet ordre de vie, s’il stipule des commandements, dont le premier est celui de la charité, dépasse toute réglementation. Mais, s’il est supérieur à tous les autres ordres, c’est que, n’étant régi par aucun, il les régit tous. Ainsi les ordres les plus vénérables, les plus saints, les plus dépouillés qui fleurissent au cœur de l’Église pourront témoigner qu’ils sont une forme, ils ne pourront jamais prétendre qu’ils sont la forme de l’Église. Cette dernière est uniquement selon l’ordre divin, elle est la forme absolument libre qui épousera la volonté de Dieu dans toutes les modifications possibles du concret.

Quant aux mirages de l’art, ils doivent refléter à leur façon ces vérités vivantes. Aucune expression d’art n’est tout l’art, ne capte l’art, ne le limite exclusivement. Et ses ordonnances pour être conformes à l’ordre du beau seront susceptibles d’adhérence immédiate à l’objet. On peut même avancer que l’art se complaît particulièrement à tourner les lois ; c’est son amour de l’imprévu qui l’y pousse. Il fait céder volontiers une beauté rigoureuse.

La plus belle figure de l’art, je la pressens telle : la rigueur brisée par la miséricorde.

S’il en est ainsi, et que l’observation des règles n’est pas la preuve de l’ordre, mais au contraire que la dérogation à ces règles peut être commise en vue d’un ordre meilleur et dans un esprit d’obéissance irrésistible, et que c’est là souvent que nous discernons le sceau du génie, on peut se demander à quels indices on reconnaîtra qu’une œuvre d’art satisfait aux conditions de l’ordre. Nous répondons : à cet équilibre impondérable, à cet équilibre spirituel qu’on est tenté d’appeler l’harmonie et qui donne la sensation d’un renouvellement des choses existantes. Il y a équilibre impondérable lorsque la nature est de nouveau suspendue aux lèvres de Dieu, et que le Verbe se fait sensible. Tel est l’amen sabbatique de l’acte créateur que nous trouvons au dénouement de l’œuvre. Et l’équilibre impondérable, parce qu’il ne s’attache pas à la matière, mais seulement aux mesures intellectuelles de la matière, ne resplendit que dans un espace où les chaînes ont été levées.

C’est pourquoi l’ordre du beau n’a jamais été esclave de la symétrie. Le corps humain est plutôt équilibré que symétrique. De même tout ce qu’enfante la nature. C’est d’un équilibre impondérable et non de la symétrie que dépend la configuration de la Terre. Mais il fallait le christianisme pour supporter cette merveille dans un domaine autre que l’esthétique. Lui seul, dans l’éthique, n’attend rien de cette symétrie dont les hommes sont obsédés. Lui seul fait confiance à un ordre que l’on n’inventerait pas, mais dont il expérimente les combinaisons éblouissantes. Il sait deviner, dit Chesterton, « les excentricités secrètes de la vie, que le cœur de l’homme est un peu à gauche et non pas au milieu. » Il sait deviner le bien, comme l’art sait deviner le beau. Et les artistes les plus libres ont été les plus riches. Voyez les gothiques, comme ils se sont amusés à éviter la symétrie parfaite dans leurs grands ouvrages de pierre, organisés tels que des animaux mystiques. À ce point de vue, je crois que la nature est notre éternelle instructrice – la nature, je le répète, avec sa couronne d’intelligence, – qui ne s’asservit jamais à recommencer identiquement ce qu’elle a fait une fois déjà ; sans elle, nous risquons d’aboutir à un art tout en spéculations, en a priori mathématiques, froidement cérébral et affectant aveuglément la tenue symétrique. Les poètes, notamment, au lieu de puiser leur science dans une rythmique codifiée, ont tout à gagner en consultant directement la nature. Le grand poète écrit avec des montagnes, avec des fleuves, et des marées, avec des ciels et des pierres précieuses, avec du sang et de la verdure, des corps humains et des anges, de la terre, de l’air, du pain, du soleil et de la pluie, autant qu’avec toutes sortes de mots les désignant. C’est la rose, son mystère et sa construction, qui nous apprend à faire un poème, et ce n’a jamais été la législation de Malherbe. Il faut qu’un poème soit libre dans son ordonnance comme une chose qui vit et qui rayonne et qui embaume. Et il doit avoir trois dimensions comme un corps, sous peine d’être affreusement amorphe et désordonné, eût-il les apparences d’une impeccable symétrie.

À la symétrie, Ernest Hello opposait justement, avec sa clairvoyance coutumière et sa candeur de feu, l’harmonie. Il prétendait que la symétrie est l’équilibre de la guerre et l’harmonie l’équilibre de la paix. J’ai souvent réfléchi après lui à cette distinction. Je compare la symétrie à l’ordre d’un régiment et l’harmonie à l’ordre d’une procession. Les soldats constituent un bloc de matière qui s’ébranle où tous les pas sont homologues, les mouvements sont réglés et collés ensemble ; la discipline n’engendre pas de force la beauté, qui répugne à la contrainte du cœur. Mais l’harmonie d’une procession est faite d’un ensemble de mouvements séparément libres et allant d’un consentement égal, avec déférence et piété, vers un seul but. L’unité du régiment lui venait d’une entente préétablie. L’unité de la procession lui vient de la nature de son objet. Telle est la beauté qui ne sait pas, au départ, quel sera l’ordre de création, qui en découvre les péripéties nécessaires à mesure qu’elle se développe, et se rend compte qu’elle a tout reçu de sa fin dans le moment où elle a épuisé sa voie ; qui, pas une minute, n’a été avertie de son visage par les cours d’eau du chemin, de peur qu’elle ne perdît cette innocence et la liberté de ses gestes qui sont une mesure mouvante et cependant infaillible.

De même que la marche de saint Thomas dans son raisonnement est un souverain exemple de liberté, parce qu’elle n’est point systématique et ordonne son pas à l’objet, de même l’obéissance de l’artiste à l’ordre des choses, auquel il doit adapter consciencieusement son désir, est une libre nage écartant des ténèbres qui sont à la forme du corps humain et ne se brassent pas à la mécanique. Il y a plus de subtilité dans l’ordre de la vie, il y a plus de richesse et de variété dans la sagesse de l’Église, et dans une philosophie impersonnelle qui se propose de la traduire, que dans la complication des systèmes créés par la volonté. C’est pourquoi il est plus facile de se conformer aux règles qu’à l’ordre. La liberté, fruit de la libération, accessible après un sacrifice patient des facultés spirituelles ou intellectuelles, est plus sévère que la règle, plus jalouse qu’elle. Demandez au saint ; dans une autre sphère, au génie. Elle est intégralement soumise à Dieu, donc à tout. Elle est pleinement soumise à l’ordre, qui commande l’harmonie. Elle n’a pas de ruses avec elle-même, pas d’arrangements avec le siècle, pas de compromissions avec les convenances. La liberté est peut-être l’âme de l’ordre. Elle est certainement le dernier mot du christianisme.

 

 

Stanislas FUMET.

 

Paru en 1925 dans Le Roseau d’or.

 

 

1. « En art, je suis surnaturaliste », disait Henri Heine, qui se vantait.

2. Jacques MARITAIN, Art et Scolastique.

3. Ernest HELLO.

4. Un certain style Exposition des Arts Décoratifs de 1925 serait un témoignage assez éloquent de ce que je me permets d’insinuer. Ou encore le style Valse de Ravel, qui lui est adéquat.

5. Hébr., XI, 3 « ... ut ex invisibilibus visibilia fierent. »

6. Prov., VIII.

7. ECCL., XXIV, 24.

8. Prov., VIII.

9. Un jeune penseur, qui a signé Théophile Delaporte un certain Pamphlet contre les catholiques de France, a déjà, dans sa très intéressante brochure, fait cette observation. (On sait aujourd’hui que « Théophile Delaporte » n’était nul autre que Julien Green. Note du webmestre.)

 

 

 

 

 

 

 

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