Alcofribas deuxième

NOTES SUR LÉON DAUDET

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Jean-Louis GAGNON

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Certains écrivains sont comme le pouls de leur siècle et marquent plus spécialement une époque. Ainsi sont Racine qui, comme son maître Louis XIV, cache sa nature furieuse sous le calme et la mesure ; Rousseau dont le lyrisme calque bien les ardeurs des hommes et des femmes de son temps, fatigués qu’ils étaient de s’aimer dans la noirceur des alcôves et de toujours raison garder ; Baudelaire, génie tourmenté d’un âge qui voulait des charognes découpées avec art ; et, de nos jours, Péguy et Delteil, faiseurs d’images qui font éclater la chair et le cerveau, et baladent leur sens de l’absolu sur un courant électrique qui va de la terre jusqu’au Soleil, pour Delteil, et jusqu’à Dieu, pour Péguy.

À côté, il y a la grande lignée des hommes du Temps. Ceux qui traversent les âges de la France, portant en eux tous les sursauts et les vieux fonds du tempérament français : Villon, Rabelais, Molière, Saint-Simon et Léon Daudet.

Si j’employais une métaphore – et pourquoi pas ? puisque la métaphore, dit Daudet, est une synthèse en raccourci, et à l’état de nébuleuse – je dirais que la littérature a deux pôles, comme la terre.

Pôle A – ceux de tout temps, les hommes de France.

Pôle B – ceux d’une époque, les hommes d’une température.

Pour parfaire l’image, j’ajoute que les deux pôles du siècle vingtième sont Daudet et Delteil.

Je m’arrête à Daudet (Léon.)

 

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Dans un live consacré à Daudet, M. Juin Sauvenier dit : Vu de loin, un tribun à voix de tête, un gaillard joyeux, spirituel, bon vivant. Une lumière de tendresse rêveuse adoucit le faisceau de ses regards qui happent à la fois le détail et l’ensemble des choses... Puis il y a l’écrivain, en qui il voit un humaniste rabelaisien. Et il pousse le parallèle en le comparant à Alcofribas le premier qui hennissait et bondissait aussi dans les parcs de la conformité et de la bienséance.

J’ouvre Toute l’Édition et je trouve cette silhouette :

M. Léon Daudet est une force de la nature. Au physique, cela va sans dire. Mais je l’entends autrement. Rien ne résiste à ses impétueuses volontés et l’on peut dire que toutes les activités lui sont permises dans l’ordre de l’intelligence. Romancier, philosophe, critique (et sa critique s’applique aux arts comme aux lettres, à la médecine comme à la musique, voire à la cuisine), journaliste, mémorialiste, conférencier, homme public, il est divers et multiplie et il est un.

Il en le polémiste-né, verbeux, violent, caricatural, injuste souvent, toujours passionné. Il a des trouvailles impayables. Il n’est jamais autant à son aise que lorsqu’il porte des coups, tapant à droite, tapant à gauche, tapant même quelquefois dans le vide. Il ne ménage personne, ni les siens, ni les autres. Il fonce tête baissée dans l’attaque comme dans la défense. Ses amis lui sont sacrés. Et il en compte partout et jusque dans les milieux où l’on s’attendrait le moins à les rencontrer. Il ne cesse de faire des personnalités (c’est bien plus drôle !) mais, en même temps, il brasse les idées, accumule les images dans un beau désordre romantique.

Comment faire tenir en quelques lignes une vie aussi monstrueuse ? Le cas de Léon Daudet en vraiment unique. Regrettera-t-on un manque d’équilibre entre des facultés de premier ordre ? Autant demander au tonnerre de se modérer, à la foudre de décrire des courbes harmonieuses !

 

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Daudet, c’est toute la France.

La France de Louis XI – époque trouble où le roi est un chef de police qui fait occire sans pitié les félons et les objecteurs de conscience.

La France de François Ier – époque des vastes connaissances. Âge sacré d’artistes et d’écrivains riches en moelle et en os et en chair.

La France d’Henri IV – époque des grandes chevauchées : jeunesse qui coule... Riches moissons de Provence, huile et sensualité. Temps d’amour et de gueuletons.

La France de Louis XIV – époque des grandes altitudes : Orgueil, Raison.

Toute cette France – la plus grande France – celle qui charrie dans son histoire toute une civilisation et non seulement une culture, Daudet la porte sur ses épaules.

Civilisation ? Culture ? C’est là qu’il faut chercher le grand trou – qu’il ne faudrait pas prendre pour une coulée – qui sépare Daudet de Maurras.

Daudet ou l’anti-maurrassien.

 

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Dans Le Van (livraison de janvier 1929), Jean Lacroix écrit :

Le fait patent d’aujourd’hui, c’est le divorce, sinon l’opposition, du peuple et des intellectuels. D’où vient ce divorce ? Fiers de la culture qu’ils ont reçue, certains perdent tout contact avec la sève populaire et se replient sur eux-mêmes pour jouir en dilettantes et en artistes des idées et des sentiments. Ce fut le cas notamment de l’Action Française et nous croyons qu’on n’a rien compris à Maurras et à ses disciples tant qu’on n’a pas vu qu’ils sont avant tout des esthètes pour qui le monde n’est qu’un immense fumier destiné à nourrir quelques fleurs.

Pour peu qu’on y prête attention, en effet, il et impossible de ne pas voir que culture grecque et civilisation latine s’opposent absolument. Peut-on même parler d’une « culture » latine ? Nous ne le croyons pas. On devrait dire culture grecque et civilisation latine. Tandis que le grec veut un sage, le latin ne songe qu’à former un citoyen.

Lisez : tandis que Maurras veut un sage, Daudet ne songe qu’à former un citoyen. Vous me direz que les deux ne sont pas incompatibles. Même plus, je dirai qu’il faudrait les rendre un. Seulement, là n’est pas la question. Nous parlons d’un fait positif – qui est.

Et ici se pose le point d’interrogation : comment le collage Daudet-Maurras est-il devenu un fait ? Comment ce nouveau nœud gordien s’est-il noué ?

 

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On subit toujours – plus ou moins – l’influence de son hérédo. Comme le dit lui-même Daudet dans son extraordinaire Courrier des Pays-Bas : C’est la constance de ce choix, en même temps que sa virtualité, qui m’a amené à distinguer, dans la personnalité humaine, le soi intransmissible et éternel, du moi, transmissible et éphémère, qui traduit la cohue des hérédismes.

Cela nous découvre Daudet. Cela nous fait voir chez l’homme « ce manque d’équilibre entre des facultés de premier ordre ».

Faire des harangues au brave populaire, et écrire dans les gazettes, c’était considéré de son temps comme les baguettes altissimes de l’action politique. On disait alors que si saint Paul revenait, il ne manquerait pas de se faire journaliste, et on battait des mains devant Gambetta qui tenait le crachoir. Daudet, ayant vécu chez son Alphonse de père, comme dit Bloy, se trouve un peu confondu dans cette ambiance. De plus, de la clinique il garde une bonne croûte de matérialisme qui doit l’aider à aller rencontrer un jeune monsieur qui arrive de Martigues avec l’intention bien arrêtée de se faire l’héritier du positivisme du maître Auguste Comte.

Nous sommes à la croisée des chemins.

Daudet, homme aux puissantes énergies et ardent nationaliste, cherche un système et un chef qui lui permettront de faire la guerre. Il rencontre Maurras qui a, en effet, le système et qui se pose en chef. Daudet, convaincu de la solidité de la doctrine maurrassienne, trouve dans cette école la forme la plus vive, la plus directe de l’action politique d’alors.

Dès cette première rencontre, Daudet commet l’erreur initiale qui doit l’attacher à Maurras : erreur d’une fin de siècle qui fait que la France du temps se place sous la gouverne d’une République des professeurs, et que Daudet qui veut un chef politique se donne un maître. Ici commence la lutte entre « le soi intransmissible et éternel, et le moi transmissible et éphémère ». Là est la clé de l’alliance Daudet-Maurras, d’un Français cent pour cent avec un Grec cent pour cent, de l’homme d’une civilisation avec l’homme d’une culture.

 

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Maurras ou la trahison de la Culture.

Merveilleux doctrinaire, puissant dialecticien et souple rhéteur, Maurras avait tout de ce qui fait un bon maître mais un mauvais chef : Karl Marx aurait raté la Révolution d’Octobre, cependant que Lénine l’a réussie.

S’il ne faut pas demander à un prunier de donner des oranges, il ne faut pas non plus que le prunier se croie en état de donner des oranges. Ce fut, malheureusement, ce qui arriva pour le maître – et non le chef – de l’Action Française. Le destin et l’époque voulurent que Daudet et les autres ne virent pas de suite, derrière le théoricien-créateur du néo-monarchisme, le Grec un peu rhéteur et beaucoup prisonnier de la force qu’est monsieur Maurras. Ils crurent trouver, chez ce merveilleux maître d’école, chez ce doctrinaire-type qui résumait toute action politique dans la logique du système, l’homme de volonté – le conquérant.

Il faut bien se mettre dans la tête que le triomphe politique – la victoire – tient beaucoup plus de la volonté que du savoir du chef. Ce n’est jamais le bon ou le mauvais d’un système qui arrache le morceau, qui mène à une révolution féconde, mais plutôt les grandes volontés, les puissantes énergies. Il est certain qu’une doctrine établie par un homme qui n’avance qu’avec la preuve philosophique au bout et qui la noie dans des arguments trop subtils et une dialectique trop souple ne peut jamais aboutir – surtout si le succès de cette doctrine repose sur l’homme qui l’a inventée. Et une preuve en est, tout près de nous, la fameuse galère du may et du shall – galère coulée par Bourassa et renflouée par Jules Fournier qui date de là la faillite du nationalisme.

À ce sujet, je cite Aniante.

Après avoir expliqué comment les grands idéologues sont des dictateurs manqués, il dit : Le dogme qu’ils ont prêché leur survit et c’est lui qui, dans l’avenir, deviendra une dictature. Avant ou après, tôt ou tard, l’idée s’incarne en employant des moyens énergiques. Nulle part comme dans le domaine des idées, il n’est indispensable de tailler dans le vif comme fait le chirurgien. C’est à lui qu’appartient le dernier mot ; le premier est au médecin. Il y a une phrase de Herriot qui est célèbre : « L’heure du chirurgien a sonné. » Il est Temps, voulait-il dire, que les médecins s’écartent, puisqu’il est plus facile de trouver un chirurgien qui soit en même temps un médecin, qu’un médecin qui soit en même temps un chirurgien.

Et ce temps-là arriva. L’heure du chirurgien ayant sonné, le maître doctrinaire de l’A. F. devait – s’il voulait la victoire – céder la place à un chef politique. Un colonel de La Rocque – mais pas nécessairement le colonel de La Rocque – devait prendre la barre que tenait le docteur Maurras. En politique, la pensée doit céder le pas à la volonté ; ainsi le veulent les dieux – même s’ils sont d’origine grecque.

Mais monsieur Maurras – qui jouait le prunier prometteur d’oranges – ne voulut pas lâcher la barre. Daudet s’aperçoit qu’on n’arrivera jamais au but, et publie Sylla et son Destin. Le coup a porté et une grimace se dessine sur la plastique maurrassienne. Pendant ce temps, Valois travaille des cinq sens pour retaper une économique nouvelle. Maurras, piqué, murmure qu’il fera du prolétaire Valois un ministre du Travail – peut-être... – mais certes pas un ministre des Finances. Puis il a un sursaut devant le solide Bainville qui a le toupet de se laisser appeler un distingué marxiste et qui prêche l’union du Roi et des Travailleurs contre les barons de la Finance et les aristos des profondes généalogies – (voir à ce sujet le Mirabeau et la Révolution Royale de Herbert van Leisen, préfacé par Jacques Bainville). Enfin certains jours où on lui cause de Mussolini, le maître se trahit et laisse deviner qu’à ses yeux le Duce n’est pas suffisamment savant et philosophe. Mussolini ? C’était bien là le Sylla nouveau espéré par Daudet.

Pauvre Daudet ! Pour éviter la grande casse, le grand écart avec la Cause, il hennit, bondit de tous les côtés. Il trompe son attente dans un faux activisme. Ne pouvant faire la guerre, il a des chicanes ; ne pouvant faire la Révolution, il organise des émeutes. Même plus, il va jusqu’en exil, il va jusqu’au palais Bourbon ! De peur qu’on ne le croie, il se proclame quotidiennement maurrassien, mais il a soin d’écrire – pour ceux qui viendront – qu’il n’a jamais considéré le livre autrement que comme l’antichambre de l’action, et à Bruxelles, dans un soir d’enthousiasme pour l’illustre Rochefort, il proclame en pensant à Maurras : Ma philosophie, c’est que je n’aime pas qu’on m’embête, ni les gens que j’aime, ni mon pays ! Et c’est tout Daudet – le Daudet homme d’action, archer et pamphlétaire, qui sue la bataille par tous les pores de sa peau, le vir qui, à vingt ans, avait espéré trouver, en Maurras, un Duce, un Fürher, un Ghazi !

Si c’était à refaire !... Le 6 février, qui sera une page dans un volume de souvenirs, aurait été une époque dans sa vie. Car, croyez-le bien : s’il avait vingt ans, l’immense Daudet préférerait à l’auteur de l’Enquête sur la Monarchie le colonel François de La Rocque – qui, lui, n’a pas fait d’enquêtes du tout.

 

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Et revenons à l’écrivain... Bien que ce soit tout petit, un écrivain, devant un conquistador, un Lyautey...

Comme écrivain, Daudet aura donné toute sa puissance. C’est le plus grand essayiste des temps nouveaux. Son savoir encercle comme un équateur le grand Tout des sagesses et des sciences humaines. Son œuvre est un radiateur de vie et de soleil. Pamphlétaire et puissant comme Rabelais ; sceptique et connaisseur de l’architecture syntaxique comme Montaigne ; mémorialiste et écorcheur d’hommes et de choses comme Saint-Simon ; illuminé de tendresse et de bonheur comme Mistral, il aura été toute la France – doux et nature comme la peau des filles d’Arles, psychologue comme les amoureuses de Paris et savant comme les vrais humoristes de tous les temps.

Daudet c’est un Latin sur toutes les coutures, l’homme d’une civilisation – celui qui possède la Vie. Le Courrier des Pays-Bas est la synthèse des synthèses ; la Recherche du Beau est la découverte de la Beauté ; l’Entremetteuse est une Croix nouvelle – « croix humaine où expire l’amour de la chair » ; les Morticoles et les Primaires sont de grandes pièces de batailles ; la Femme et l’Amour contient des illuminations ; les Idées en Armes sont un Faisceau planté devant Sylla et son Destin ; et le Paris Vécu est l’œuvre d’un homme homme.

Jamais Daudet ne passera. C’est une des grandes nébuleuses, comme à travers les siècles il en est apparu dans l’Histoire de France, – nébuleuses qui éclatent tout à coup en étoiles pour guider les mages vers des destins nouveaux.

 

 

Jean-Louis GAGNON.

 

Paru dans Les Idées en 1935.

 

 

 

 

 

 

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