La conversion et l’abjuration d’Henri IV

roi de France et de Navarre

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Henri GAUBERT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 « Car seul Henri de Navarre a

droit au trône, et il est d’un caractère

trop sincère et trop noble pour

ne pas rentrer dans le sein de l’Église ;

tôt ou tard, il reviendra à la vérité. »

 

Paroles d’Henri III sur son lit de mort, 1589.

 

 

 

 

UNE ODIEUSE COMÉDIE ?

 

Depuis trois cent cinquante ans que, sous le porche de la basilique de Saint-Denis, Henri de Bourbon a abjuré le protestantisme, nombre d’historiens s’accordent à considérer ce changement de religion comme un acte d’opportunisme politique ; acte très habile, certes, mais au fait assez déplaisant.

Dès le XVIe siècle, cette volte-face fut jugée avec une certaine sévérité : on le connaissait bien, ce Méridional madré, subtil, moqueur... Après la Saint-Barthélemy, ne l’avait-on pas déjà vu, à la cour de Charles IX, simuler un hypocrite retour à l’Église romaine, puis, quelque temps après, rallier à nouveau les rangs des Réformés, et devenir le chef des huguenots dans le midi de la France ? À bien compter, depuis le baptême catholique reçu à sa naissance, c’était... la quatrième fois qu’Henri changeait de religion ! On ne s’étonnera donc pas si, le 25 juillet 1593, jour de l’abjuration, les ennemis du prince, aussi nombreux du côté protestant que du côté catholique, ne se privèrent point de crier à l’imposture...

N’arrivant pas à conquérir son royaume par l’épée, à bout de ressources, et chef d’une armée-fantôme, Henri, pour en finir avec cette interminable aventure, aurait pris, semble-t-il, le parti sinon le plus noble, du moins le plus expéditif : l’abjuration.

Depuis quatre ans, d’ailleurs, l’aristocratie de France offrait au Béarnais de le reconnaître comme roi, à la seule condition qu’il devînt catholique. À la fin d’avril 1593, Henri se décide à parler nettement de sa « conversion à la religion catholique ». Le 26 mai, le conseil du roi se prononce pour le retour d’Henri à l’Église romaine ; à cet effet, un accord se trouve bientôt établi entre le duc de Sully, huguenot déclaré, et le chancelier de Cheverny, catholique de bonne trempe. Mais le temps presse. Le surlendemain, 28 mai, nous voyons Henri convoquer pour le mois suivant l’évêque de Chartres, qui doit prendre charge de l’instruction religieuse du monarque.

Or, en dépit de ces décisions habilement publiées, certain parti politique faisait mine de vouloir porter le cardinal Louis de Bourbon au trône de France ; le Béarnais, pour couper court à ce danger, annonça officiellement la date de son abjuration. De fait, le 25 juillet de cette même année, il optera solennellement pour la foi catholique.

On connaît le mot un peu leste qu’à cette occasion le roi écrivait à son amie Gabrielle d’Estrées : « Ce sera dimanche que je fairay le sault périlleux 1. »

Abjuration hypocrite, pensent les historiens susdits. Conversion sacrilège, en horreur aux protestants aussi bien qu’aux catholiques. Comédie odieuse, qui, sous des dehors religieux, cache simplement les calculs politiques d’un ambitieux. Telle est la thèse dite « historique ».

Mais le procès mérite révision. Et si, à notre tour, nous nous permettons de procéder à une enquête impartiale à travers les pièces d’archives, nous ne tarderons pas à arriver à des conclusions... entièrement différentes 2.

 

 

HENRI, LE SEUL BON FRANÇAIS DU ROYAUME

 

On ne saurait porter sur Henri de Bourbon un jugement équitable, si l’on ignore la déplorable mentalité des deux clans ennemis qui, à ce moment-là, déchiraient la France.

En cette année de disgrâce 1592, on pouvait dire, en effet, qu’il n’y avait plus chez nous qu’un seul bon Français : Henri de Navarre, le roi sans royaume. Autour de lui, ou plutôt contre lui, se dressent deux organisations politiques auxquelles, d’ailleurs, il serait fort inexact d’appliquer le qualificatif de « religieuses » : le parti catholique et le parti protestant, tributaires l’un comme l’autre de l’étranger.

Sous le drapeau catholique de la Ligue, une poignée d’ambitieux vient d’enrégimenter le menu peuple, une partie du clergé, les moines-mendiants devant lesquels on agite l’épouvantail d’un roi hérétique, et à qui on fera bien vite accepter l’ingérence du monarque espagnol Philippe II dans les affaires de notre pays. Chez les protestants, même inconscience, même carence de sens national : sous le fallacieux prétexte de « religion », l’Angleterre, dont la politique extérieure s’efforce de maintenir chez nous le maximum d’anarchie, pousse les calvinistes du Midi et de l’Ouest à se proclamer en républiques indépendantes. Ainsi donc, les dociles huguenots, travaillant sans le savoir « pour le roi d’Angleterre », tendront de toutes leurs forces à saper le pouvoir central et à démembrer notre pauvre pays.

Dans ce désaxement général des esprits, dans ce tourbillon de folie collective, comment la France ne sombra-t-elle point dans l’anarchie, comment ne devint-elle pas la proie de l’étranger ? Tout simplement parce qu’il y eut Henri de Bourbon qui, loin de partager l’erreur antipatriotique de ses coreligionnaires les calvinistes, et l’aveuglement antifrançais de la Ligue, va donner le coup de barre providentiel et sauver le navire du naufrage.

Mais le Béarnais ne pouvait, on le conçoit, arriver à ses fins sans l’appui d’un parti décidé à mettre un terme à la guerre civile, et à affranchir le pays de la mainmise étrangère. Or, après quelques années de guerre civile, la Ligue va commencer à se désagréger ; les meilleurs éléments se détacheront bientôt du parti, car les esprits tant soit peu rassis commencent à sentir la nécessité d’un chef, d’un roi, à la tête de l’État. Dès 1592, des ligueurs « modérés » se décident à proposer le trône à Henri de Navarre, s’il accepte de changer de religion. En cas de refus d’il Béarnais, on n’hésitera pas, et on offrira la couronne au cardinal Louis de Bourbon 3, le plus proche parent du roi défunt après Henri de Navarre.

L’avertissement était clair, presque menaçant. En face des protestants qui, tels nos moscoutaires actuels, prêchaient autour d’eux l’anarchie politique, sur l’injonction d’une puissance étrangère intéressée à notre abaissement – et en face des trublions catholiques, demandant chez nous l’instauration d’une politique « fasciste » dirigée par un autocrate voisin, se dressait enfin un parti « national », poussant le cri encore actuel de « La France aux Français » !

Pour ramener tous ces fous à la raison, le parti national formé par les catholiques modérés demandait instamment à Henri de se convertir, pour pouvoir prendre aussitôt en main les commandes de l’État. Mais, en honnête homme, Navarre n’arrivait pas à accepter ce maquignonnage : il lui répugnait d’acheter son trône par une abjuration.

 

 

« RAISON D’ÉTAT »... ET AUTRES RAISONS

 

Si Henri possédait cette âme vilement intéressée que les écrivains du temps se plaisent à nous dépeindre, comment expliquer que le Béarnais ait attendu quatre ans avant de faire sa soumission à l’Église catholique ? Puisque le trône pouvait s’acheter si facilement par une abjuration, ce soldat de fortune, qu’on nous présente sous les traits d’un athée et d’un ambitieux, n’avait qu’à accepter de se convertir dès août 1589, dès après l’assassinat d’Henri III : la France eût aussitôt acclamé son nouveau roi.

Mais ce n’est qu’en 1593, après plusieurs années de luttes, qu’Henri change d’attitude. Il déclare alors qu’il veut se rallier à l’Église romaine : en fait, il se soumet à ce moment-là à la « raison d’État ». Sully, le sage et prudent Sully, lui-même protestant dans l’âme, n’entrevoit point, pour son ami et roi, d’autre solution que la conversion : « Il vous sera impossible – avoue-t-il à Henri – de régner jamais pacifiquement tant que vous serez de profession extérieure d’une religion qui est en si grande aversion à la plupart des grands et des petits de votre royaume 4. »

Impossible, en effet, de sortir de ce dilemme : ou bien ces tueries continueront, ou bien le prétendant au trône devra abjurer. On devine le parti héroïque que, finalement, prendra le Béarnais, si désireux d’arrêter ces sanglantes discordes : la raison d’État va l’emporter.

Mais à côté de cette « raison d’État », nous voyons apparaître d’autres motifs, d’un caractère profondément humain. Représentons-nous ce soldat jovial, gai, optimiste, si près du peuple, errant sans répit du sud au nord de son futur royaume, et découvrant en tous lieux l’affreuse misère des cultivateurs, les villages en ruines, les récoltes ravagées par les charges de cavalerie ou par l’incendie. Partout des scènes de détresse, de misère, de désespoir... Écoutons-le exposer, le 9 juin 1593, à M. de Pisany, les raisons qui le poussent à envisager sa prochaine conversion : il veut, dit-il, « gagner autant de temps au soulagement du peuple, où un jour d’attente peut porter un dommage inestimable » ; il veut procurer aux paysans « quelque relasche, bien plus nécessaire en cette saison de la récolte qui approche, que en nulle autre. » En vérité, nous doutions-nous que si l’abjuration ne va pas être retardée au-delà du plein été, ce sera pour essayer de sauver les blés déjà mûrs ?

Raison d’État, conseille Sully.

Humanité, pense Henri.

Il y a encore un troisième motif, plus subtil à saisir, et bien plus vrai, qui pousse le Béarnais à l’abjuration. En effet, lorsque le pasteur La Faye vient tenter, auprès du prince, une dernière démarche pour lui demander instamment de ne point changer de religion, Navarre, résumant à merveille la situation, riposte avec une certaine hauteur : « Si je suivois votre advis, il n’y auroit ni roy, ni royaume en peu de temps en France. Or, je veux donner la paix à tous mes sujets. »

– « Et – ajoute-t-il après un silence, d’une façon un peu sibylline – le repos de mon âme. »

 

 

UN PROTESTANT PEU DISPOSÉ À ABJURER

 

Jusqu’en 1592, Henri semblait cependant fort attaché à la religion réformée. Rien, à ce moment-là, ne peut laisser supposer une abjuration, car notre héros paraît peu disposé à considérer le catholicisme comme un simple marchepied lui permettant d’accéder au trône de France. En aucune occasion, il ne cache sa répugnance devant l’éventualité d’une abjuration politique, uniquement basée sur la raison d’État. « Dieu – précise-t-il – ne punit jamais rien sévèrement que l’abus du nom de religion. Que penseront de moi les catholiques, s’ils me voyaient passer d’une religion à l’autre ? Dites à ceux qui vous mettent de telles choses en avant que la religion, s’ils ont jamais su ce que c’est, ne se dépouille pas comme une chemise, car elle est au cœur. » Noble réponse, qui prouve une conviction fortement établie.

Pourtant, Henri ne refuse pas péremptoirement à considérer comme « possible » un changement de religion. Dès le début des tractations, il ne fait aucune objection sérieuse, mais il souligne que, le cas échéant, sa conversion devra être une réalité spirituelle, et non une manœuvre politique. La conversation qu’il engage, en novembre 1589, à Châteaudun, avec le président de Thou, nous renseigne à merveille sur ses sentiments véritables. « Ce n’étoit – explique-t-il à son interlocuteur – ni entêtement, ni obstination qui le faisoient persévérer dans une croyance où il avoit été élevé, et qu’il croyoit, jusqu’à présent, la plus orthodoxe ; mais il ne refusoit pas d’en embrasser une meilleure, lorsqu’on la luy feroit connoître ; ce n’étoit ni par violence, ni par contrainte qu’il vouloit qu’on l’y amenast, mais de bon gré et comme par la main, ainsi que la Providence l’avoit conduit sur le trône. »

En définitive, Henri veut bien se rallier à l’Église romaine, mais « par la douceur ». Ce gai luron qui, même dans les circonstances les plus poignantes, sait lancer le mot pour rire, confie plaisamment aux Ligueurs 5 tout le plaisir qu’il éprouverait à être instruit de la doctrine romaine « autrement qu’à coup de canon ».

Mais ce sont là promesses bien vagues, bien conditionnelles. En fait, le Béarnais reste sur ses positions. À preuve, cette réponse cinglante que, par ordre, Villeroy fit à une députation de « modérés » venant encore une fois, en 1592, offrir la couronne à Henri en échange de sa conversion : « Henri de Bourbon ne sauroit faire cette chose indigne de luy, chose qui sentiroit plutôt son athéisme que son catholicisme. »

Situation nette : Navarre n’immolera pas sa conscience aux nécessités de la politique. Il se refuse à échanger un trône contre une abjuration. La conscience du prince béarnais n’est pas à vendre...

Et cependant, un an après la réponse de Villeroy, Henri se convertira. Comment donc expliquer ce brusque changement de principes ? D’un seul mot : Henri de Bourbon vient de se convertir véritablement, de toute son âme, au Catholicisme.

 

 

« MONSIEUR LE CONVERTISSEUR »

 

C’est au cours de l’investissement de la place forte de Rouen, en mars-avril 1592, que les idées religieuses du Béarnais vont évoluer très nettement vers le Catholicisme, et cela sous l’influence d’un des intimes du roi, Jacques Davy du Perron, ancien huguenot passé à la religion romaine, homme charmant, subtil et disert, laïc possédant à fond non seulement une culture littéraire des plus étendues, mais encore la science des Écritures et des Pères.

Pendant les loisirs forcés du siège, Henri se plaît à s’entretenir familièrement avec ce compagnon si agréable. Or, du Perron, excellent exégète, s’enhardit bientôt à aborder avec le prince les questions théologiques. Au cours de ces entretiens, il souligne les contradictions de la doctrine réformée, il réfute savamment les accusations lancées par les protestants contre le dogme romain. Henri, fort intéressé par cette argumentation, et désireux de voir les deux thèses se confronter, décide d’ouvrir à Mantes une sorte de conférence publique où du Perron se trouvera aux prises avec quatre pasteurs huguenots, soutenus par dix de leurs collègues. Après sept jours de discussion, la victoire resta, de l’avis unanime, au champion catholique. Malheureusement, le roi, empêché, ne put assister en personne à ce tournoi mémorable ; cependant, quelque temps après, il ne manquera pas d’être frappé par la conversion à la religion romaine de deux adversaires acharnés de du Perron : le baron de Salignac, et Pierre-Victor Gayet, pasteur protestant et ancien précepteur du prince béarnais.

Dans ces conditions, on ne saurait s’étonner de voir, au début de juin 1593, Henri de Bourbon présider une seconde controverse du même genre, à Mantes également. « L’Église et le Salut » : tel était le thème. Du côté protestant, les pasteurs Rotan et Morlas. Du côté catholique, l’inévitable du Perron, à ce moment entré dans les ordres, et nouvellement nommé évêque de Dreux. La discussion promettait d’être chaude. Du Perron démontra, en s’appuyant sur les textes sacrés, que l’Église romaine, la plus ancienne des deux, reste « en quelque manière et respect » l’Église de Jésus-Christ ; en dépit de l’argumentation serrée de ses deux adversaires, il parvient à convaincre l’auditoire qu’il eût mieux valu réformer les abus du Catholicisme d’alors, plutôt que de créer un schisme, compliqué de luttes fratricides. Car – poursuivait-il – on trouve certainement dans l’Église catholique « les moyens de faire son salut ». La défaite des pasteurs s’avéra si complète que le huguenot Agrippa d’Aubigné ne trouve, pour expliquer le succès de du Perron, qu’une seule raison : Rotan et Morlas avaient été « achetés » en sous-main par le parti romain. Assertion toute gratuite, d’ailleurs absolument inadmissible quand on songe que Rotan, en particulier, ne cessa jusqu’à sa mort de mener un rude combat contre le « papisme ». D’Aubigné eût été bien en peine d’expliquer la motion que vota, à l’adresse des deux pasteurs de Mantes, le synode de Montauban, les remerciant « de tout ce qu’ils avoient faict pour maintenir la vérité dans la conférence de Mantes », et « de la conduite qu’ils y avoient tenue ».

Dès cet instant, Henri de Navarre se résout à abjurer. Jusqu’alors, la « raison d’État », qu’agite devant lui le protestant Sully, ne lui était pas apparue suffisante pour qu’il changeât de religion. Pour le décider, il ne fallut rien de moins que les arguments historiques et théologiques de son ami du Perron, lequel, de ce jour, sera ironiquement, mais justement appelé par les Réformés « Monsieur le Convertisseur ».

À la lumière de ces brèves explications, il est maintenant plus aisé d’apprécier la pleine sincérité de l’aparté d’Henri IV, répondant, comme nous l’avons vu, au pasteur La Faye, qu’il voulait assurer également « le repos de son âme ».

 

 

DERNIERS SCRUPULES

 

Au cours des deux jours qui précédèrent l’abjuration solennelle, ce roi, que les pamphlets de l’époque se plaisent à nous présenter comme un homme parfaitement dénué de scrupules religieux, demande qu’on lui ménage à l’abbaye de Saint-Denis de sérieux entretiens avec les théologiens catholiques. Car il veut être éclairé sur quelque points dogmatiques qui lui semblent encore assez difficiles à accepter.

Tout d’abord, le 23 juillet 1593, au début de la matinée, Henri converse longuement, et en particulier, avec quatre évêques, parmi lesquels nous ne saurions nous étonner de retrouver du Perron, « Monsieur le Convertisseur ». Le monarque assure à ses interlocuteurs qu’il reste bien persuadé de la vérité de la religion romaine dans son ensemble ; ce qui ne l’empêchera pas, durant cinq heures d’horloge, de discuter vivement sur certains points secondaires auxquels il éprouve quelque peine à adhérer : le culte des saints, la confession auriculaire, l’autorité du Pape, le purgatoire, les prières pour les morts. « Vous ne me contentez pas bien – répétait-il en pleurant – et ne me satisfaites pas comme je désirays. Je mets aujourd’hui mon âme entre vos mains ; je vous en prie, prenez-y garde, car là où vous me faites entrer, je n’en sortiray que par la mort ; de cela, je vous le jure et proteste. »

Par contre, en ce qui concerne la Présence réelle dans le sacrement de l’autel, nulle objection de sa part : « Je n’en suys point en doute, car je l’ay toujours ainsi creu. »

À la fin de l’entretien, il se déclare d’accord, de bonne foi, sur tous les points, et « promet de se conformer du tout (lisez : entièrement) en la foy de l’Église catholique, apostolique et romaine ».

Les discussions de l’après-midi furent plus agitées encore.

Les théologiens, qui viennent d’arrêter le libellé de l’abjuration, la présentent au roi ; celui-ci la lit très attentivement, puis la repousse. Jamais, assure-t-il, il ne signera certains de ces articles, par exemple l’engagement de ramener à la foi catholique les hérétiques sur lesquels, en tant que souverain, il a autorité.

Quelques prélats commencent alors à s’impatienter, et il faut le doigté, l’habileté de du Perron pour arriver à un arrangement : en définitive, le roi l’emporte, la formule ne portera pas les points discutés, qui d’ailleurs sont en marge de la doctrine catholique.

Henri, qui vient de passer une très dure journée, rentre alors dans ses appartements. Ce jour-là est un vendredi : au passage, le prince ordonne à son maître d’hôtel de lui préparer un repas maigre.

Le lendemain, 24 juillet, le Béarnais convoque les vingt prélats venus à Saint-Denis pour la cérémonie officielle. Il s’excuse auprès d’eux d’avoir, la veille, tenu ce petit conseil avec seulement quatre évêques, cela, explique-t-il, afin de rendre la discussion plus rapide, plus aisée. Enfin, devant ces dignitaires, il renouvelle ses promesses de la veille, et fait part de son désir ardent, sincère, de se rallier à l’Église romaine.

Aussitôt après, dans la joie générale, la vieille abbaye de Saint-Denis se prépare à encadrer dignement cette solennité unique dans les annales de notre histoire : l’abjuration d’un roi.

 

 

L’ABJURATION (25 juillet 1593)

 

Vers les huit heures du matin, les prélats assemblés sous le porche de l’abbatiale de Saint-Denis virent arriver, « tambours battants, trompettes sonnantes », un magnifique cortège composé de troupes françaises, suisses et écossaises, précédant quelque cinq cents seigneurs et gentilshommes. Peu après, apparaissait, monté sur un superbe destrier, Henri de Bourbon, habillé de satin blanc, avec sur les épaules un manteau noir. Bientôt, le prince, après avoir mis pied à terre, montait les degrés du grand escalier et s’inclinait respectueusement devant Renaud de Beaune, archevêque de Bourges et grand-aumônier de France, lequel, mitré et crossé, attendait, assis dans un grand fauteuil de damas blanc, le royal pénitent.

« Qui êtes-vous ? » demanda l’archevêque. – »Je suis le roi », repartit Henri. – « Que demandez-vous ? » interrogea à nouveau le grand-aumônier. – « Je demande – continua le prince – à être reçu au giron de l’Église catholique, apostolique et romaine. » – « Le voulez-vous ? » – « Oui, je le veux et le désire. »

En disant ces mots, Navarre s’agenouilla, affirma sa résolution de vivre et de mourir en l’Église catholique, de la protéger, de la défendre. Puis, il remit à l’archevêque sa profession de foi orthodoxe, ainsi que sa promesse d’obédience au Souverain Pontife. Renaud de Beaune prononça alors la sentence qui, sous réserve des droits du Pape 6, donnait à Henri absolution de son crime d’hérésie et d’apostasie, le réintégrant ainsi dans la communion des fidèles. Alors, s’ouvrirent les portes de la basilique ; l’archevêque s’avança pour aider le roi à se relever, et le conduisit solennellement à l’autel.

Devant le tabernacle, Henri, agenouillé à nouveau, et tenant la main sur le livre des Évangiles, réitéra son serment. Après quoi, il fut conduit processionnellement derrière le chœur, où le grand-aumônier entendit sa confession.

Aussitôt après commença la messe, célébrée pontificalement par l’évêque de Nantes, Philippe du Bec. Henri ne communiera pas ce jour-là 7 ; mais il sut néanmoins édifier l’assistance par sa piété profonde ; il suivit avec ferveur tout l’office ; et, au moment de l’élévation, on remarqua fort l’humble prosternation du monarque qui, à plusieurs reprises, battit sa coulpe 8.

Dans l’après-midi, le roi assista aux vêpres, écouta un sermon de l’archevêque de Bourges, et, après la cérémonie, « monta à cheval pour aller à Montmartre rendre grâce à Dieu en l’église du dict lieu », tandis que la multitude, accourue de Paris en dépit de l’interdiction faite par le duc de Mayenne, chef de la Ligue, « crioit d’allégresse : Vive le roy ! Vive le roy ! Vive le roy ! »

À la vérité, ce qu’on fêtait là, c’était la ruine imminente de la Ligue et de l’influence espagnole, c’était la fin prochaine des rébellions protestantes et des intrigues anglaises.

Le parti national peut maintenant se réjouir : il possède bien, ainsi que l’avait réclamé la Satire Ménippée, « un roy déjà faict par la nature, né au vray parterre des fleurs de Lys de France, rejetton droict et verdoyant au tige de saint Louys ».

 

 

 

 

Henri GAUBERT,

Les grandes conversions, Spes, 1938.

 

 

 

 

 



1 Lettres-missives, VIII, 821.

2 Je ne voudrais pas insinuer par là que je suis le premier à présenter le processus psychologique de la conversion d’Henri IV sous son véritable jour historique. Les chercheurs intéressés à cette question devront se reporter à l’ouvrage, merveilleux de clarté et de profondeur, du R. P. Yves de la Brière : La conversion d’Henri IV, Paris, 1901.

3 Louis de Bourbon, quoique revêtu de la pourpre cardinalice, n’avait pas encore reçu les ordres sacrés : il pouvait donc accepter la couronne et se marier.

4 15 février 1593.

5 Négociations de 1590.

6 Henri, ayant été excommunié par le Pape, ne pouvait être officiellement réintégré dans l’Église que par la Cour romaine. Mais cette dernière, gênée à ce moment-là par les influences espagnoles, ne croira devoir promulguer l’absolution qu’en 1695. On s’en souvient, Henri avait déjà quitté par deux fois l’Église catholique. Voir : L’Absolution de Henri IV à Rome, par le R. P. Yves de La Brière ; Études, tome 101, pp. 64 et suivantes, 128 et suivantes (5-20 octobre 1904).

7 Henri ne communiera que sept mois plus tard, au cours de la cérémonie du couronnement à Chartres. Reims se trouvait encore aux mains des Ligueurs. Henri IV fut, de ce fait, un des rares Capétiens qui ne reçut pas le sacre à Reims.

8 Il faut bien dire ici un mot de la célèbre boutade, apocryphe comme de nombreux « mots historiques », que la malignité publique prêta, et prête encore, à Henri IV : « Paris vaut bien une messe ! » L’abjuration est de 1593 ; or, le premier texte rapportant ce mot fameux date de... soixante-neuf ans plus tard ! (Les Caquets de l’accouchée, 1662.) De plus, cet auteur, peu sûr, place le « mot » dans la bouche de Sully. À la fin du XVIIe siècle, on l’attribuera à Henri IV.

 

 

 

 

 

 

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