Lamartine

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Léon GAUTIER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

Une des plus grandes gloires de la France, une des intelligences les plus chrétiennes, un des plus nobles cœurs de notre temps, l’auteur des Méditations, des Harmonies, de la Mort de Socrate, de Geneviève et du Tailleur de pierres de Saint-Point, a cessé de « se survivre sur la terre » pour aller vivre ailleurs, plus haut, à l’abri de l’ingratitude et de l’oubli. Lamartine est mort dans les bras de l’Église, le 28 février 1869, à onze heures du soir.

S’il était mort quelques années plus tôt, il serait mort moins chrétien. Car c’est depuis deux ans seulement que Lamartine a fléchi les genoux devant le Tabernacle et entrouvert ses lèvres pour recevoir le Dieu qui est la source de toute béatitude comme de toute poésie. Dans cet isolement étrange qui s’est fait autour de lui (depuis qu’il a cessé d’être puissant et indispensable), le grand homme, si injustement abandonné, a senti que Jésus-Christ est le seul Compagnon, le seul Ami vraiment digne de ce nom. Et il s’est tourné vers lui ; et l’Homme-Dieu lui a tendu, du haut des cieux, ses bras qui ne repoussent jamais aucun repentir. Cette réconciliation, que nous appelions de tous nos vœux, a été pour le poète le commencement, l’aurore d’une vie nouvelle. Il est mort enveloppé de lumière.

Et voici qu’on commence à le juger. Ils sont peine fermés, ces yeux qui découvraient si bien toutes les harmonies de l’univers : elles sont à peine immobiles, ces lèvres harmonieuses d’où sont sortis les chants les plus purs qui aient ravi l’oreille humaine ; elle est à peine refroidie, cette main qui a écrit de si grandes choses destinées à ne plus périr ; elle vient à peine de comparaître devant le tribunal de Dieu, cette âme qui fut coupable, je le veux bien, de tant de faiblesses, de tant d’incertitudes et de tant de ténèbres, mais qui a tant aimé le Vrai, le Bien et le Beau ; il est à peine mort, enfin, que déjà la Critique impatiente se hâte de prononcer, sur sa tombe encore ouverte, un arrêt inexorable. Ô misère, et que nous ne sommes rien !

S’il était mort en 1848, frappé par une balle française dans ce lugubre conflit où il montra tant de courage, la France, l’Europe, le monde entier n’auraient pas eu assez de lauriers, assez de panégyriques, assez d’encens, assez d’or, assez de marbres pour honorer cette grande mémoire. Les bourgeois effarés qu’il sauva et qui se sont hâtés de l’oublier avec l’indépendance ordinaire de leur cœur ; ces fières nations, nos voisines, auxquelles il parla du moins un si beau et si noble langage : les républicains, ayant encore dans l’oreille la parole ardente qui créa la République ; les conservateurs se souvenant du fameux discours sur le drapeau rouge ; les chrétiens eux-mêmes, qui savaient encore tant de cantiques tombés de ses lèvres, tous, tous, auraient rivalisé d’ardeur autour de cette tombe plusieurs fois glorieuse. Mais, hélas ! le Malheur est venu. Derrière lui, marche toujours l’Oubli. Et lorsque l’Oubli entre dans une maison, l’Ingratitude n’est pas loin.

 

 

II

 

Cette belle mort ne les a pas désarmés ; ce baiser de réconciliation entre Lamartine et Dieu ne leur a pas fait oublier les vieux griefs. Dieu a pardonné, mais ils ne pardonnent pas. Leur équité s’élève, en quelque manière, contre la miséricorde de Dieu.

Certes, je ne ferme pas les yeux aux défauts de cette grande intelligence et de cette âme vaste. Je n’oublie pas que Lamartine était homme, et qu’il eût pu dire, avec un autre poète de notre temps : « Heureux ou malheureux, je suis né d’une femme – Et je ne puis m’enfuir hors de l’humanité. » Il serait contraire à la justice de ne pas avouer que l’orgueil l’enivra. Un instant même il oublia Dieu. On put croire que la tête lui tournait, et qu’il allait tomber dans l’abîme fangeux du panthéisme. Mais comme il sut plus tard réparer cette hésitation condamnable ! Et avec quelle ardente précision le poète à cheveux blancs proclamait, il y a quelques années, l’existence d’un Dieu unique et personnel ! Nous savons encore tout ce qu’il y a, dans les Méditations, de nuages philosophiques, de fausse mélancolie et de nébulosités sentimentales ; nous n’ignorons pas tout ce que l’Histoire des Girondins contient de fantaisies dangereuses et de louanges plus que téméraires. À cette même place où nous faisons aujourd’hui ces adieux émus au grand poète, nous avons déjà montré jusqu’à quel point certains sens ont manqué à l’auteur des Girondins et de Graziella : le sens de l’indignation, en histoire ; et dans le roman, le sens de la délicatesse, du bon goût. Voilà qui est dit : Lamartine n’a pas été impeccable. Jeune, beau, riche, attirant sur lui les regards du monde entier, voyant dans la vie un banquet, une fête que toute l’humanité lui offrait, au milieu des fumées de l’encens, au milieu des applaudissements universels, il a été ébloui, il a senti l’orgueil lui monter au cerveau, il a été égoïste enfin et s’est fait sa propre idole. Le crime fut grand, et même nous le jugeons tout à fait capital. Mais est-ce que nous n’accorderons pas à un si grand esprit le bénéfice des circonstances atténuantes ? Tant d’autres ont été plus orgueilleux, sans avoir autant d’excuses ! Si, après avoir été justes, nous étions bons ! Si nous consentions, après que notre raison a parlé, à donner la parole à notre cœur ! Si nous étions chrétiens, enfin !

Quant à moi, j’ai peine à concevoir qu’un chrétien n’aime pas Lamartine et, – je vais plus loin, – ne lui conserve pas une certaine reconnaissance. Pour ne parler que de la France, où était parmi nous la Poésie chrétienne, quand cette belle voix commença de chanter ? Où étaient nos odes catholiques, où était notre lyrisme, où étaient nos cantiques ? Et quand quelque impie trop pressé (ils sont toujours trop pressés) nous demandait quel poète national nous pouvions chrétiennement opposer à un Pindare, à un Horace, qu’avions-nous à répondre et quel nom à prononcer ? Il serait par trop puéril, vraiment, d’oser aujourd’hui citer Malherbe, Jean-Baptiste Rousseau et Lefranc de Pompignan, et, pour diminuer nos gloires présentes, d’augmenter ou plutôt souffler les demi-gloires de ces demi-poètes. C’est lui, c’est Lamartine qui est notre grand lyrique et que pourrait-on comparer à ses Harmonies ? Cet homme a élevé pour toujours le ton de la poésie, il a dilaté l’intelligence humaine, il lui a donné de nouvelles proportions, il nous a avoisinés du Beau. Je ne me défierai jamais, pour ma part, d’un jeune homme qui aimera les Méditations : il pourra pécher par excès de rêve et par utopie, mais il ne péchera jamais par bassesse. Il sera rationaliste peut-être et ne s’élancera pas d’un seul bond, jusqu’au catholicisme, jusqu’à la vérité absolue ; mais il ne sera jamais matérialiste, il ne nous fera pas descendre du singe, il ne nous infligera pas cette honte. Or, le grand ennemi, c’est le matérialisme. Lorsque, luttant contre un tel monstre, nous avons la joie de posséder un allié tel que Lamartine, un poète élevé, spiritualiste et réellement chrétien, je dis que nous ne devons pas nous tourner contre lui et lui dire : « Racca ! » Ce ne serait pas seulement une maladresse ; mais bien pis, une iniquité.

On est allé jusqu’à prétendre, en ces dernières années, que l’auteur de la Mort de Socrate n’a jamais aimé la Vérité, et que cette indifférence est, en quelque manière, le caractère auquel on le reconnaîtra à travers tous les siècles. On nous a jeté ce mot : « Lamartine n’est qu’un sceptique. » Un sceptique, lui qui, dans ses premières Méditations, s’écrie en cent endroits : « Dieu, mon Dieu ! » et qui a toujours l’air de traduire Platon et saint Augustin ; lui qui, dans sa Mort de Socrate, christianise si magnifiquement le grand philosophe d’Athènes et le baptise, s’il est permis de parler de la sorte ; lui qui, dans ses Harmonies, entonne au Christ une des hymnes les plus enflammées que les hommes n’ont jamais eu la joie d’entendre ici-bas ; lui qui, dans son Jocelyn même, où il y a tant et de si regrettables erreurs, donne à l’Évêque la première place et lui prête un discours si profondément évangélique ; lui qui, dans le Tailleur de pierres de Saint-Point, écrit tout un traité de théodicée chrétienne, et qui, dans Geneviève, nous offre le plus pur, le plus touchant, le plus chrétien peut-être de tous les romans de ce temps-ci ! Lui, sceptique ! Et dans son Cour de littérature, a encore tout récemment, il s’élevait avec une vigoureuse éloquence contre le scepticisme et l’indifférence d’Alfred de Musset ; et il y traduisait David, et il y commentait Job, et il s’y inclinait devant Moïse, et il y mettait le pied sur le panthéisme, ce perfide et dangereux serpent, en poussant un grand cri vers Dieu, un cri que nous avons tous entendu, mais que Dieu surtout a écouté et que sans doute il a voulu récompenser.

Mille autres accusations s’élèvent contre lui, et sans doute il en est de fort justes. Mais encore faudrait-il ne rien exagérer dans nos jugements d’aujourd’hui pour n’avoir pas à les regretter demain. Qu’il ait changé d’opinions, je le déplore, mais sans aller cependant jusqu’à lui reprocher amèrement de n’avoir pas gardé absolument toutes ses idées de la vingtième, et même de la vingt-cinquième année. Un jeune homme naît au sein d’une famille et d’un parti politiques : il en adopta d’abord toutes les opinions avec une sorte de fièvre : puis, devenu plus mûr, il croit s’apercevoir que, dans ses croyances dynastiques, il y a peut-être quelque naïveté et quelque illusion. Je n’affirme pas, je ne nie pas qu’il ait tort ; mais faudra-t-il, à cause de ce changement, lui jeter immortellement la pierre ? Tout ce qu’a fait M. de Lamartine est-il, en d’autres termes, absolument mauvais et détestable depuis l’année 1830 ? À travers tous ces changements, dont plusieurs nous étonnent et vont presque jusqu’à nous consterner, rappelons-nous du moins qu’il est un culte auquel Lamartine est resté absolument fidèle : celui de l’idéal et de la souveraine Beauté.

J’ajouterai qu’au milieu de tant de douleurs, il a su garder une dignité d’honnête homme qu’on s’est plu, sans assez de preuves, à contester trop aigrement. Ses dernières années ont été tout à fait nobles. On l’avait vu, hélas ! réduit par de folles dépenses à laisser trop longtemps ses créanciers abuser de son nom et tendre pour lui la sébile. Cet acte de mendicité ne lui a été que trop reproché. Mais il conviendrait d’ajouter, pour être juste, que ce grand homme, jadis le maître de la France, sut se retirer à l’écart et préférer la pauvreté, que dis-je ? la misère, à certaine gloire et à certaine fortune dont sa conscience ne voulait pas. On lui offrit la présidence du Sénat : il eut la gloire de la refuser. Puis, il se remit au travail et acheta son pain par un effort héroïque de son intelligence septuagénaire. Il nous semble, en vérité, que c’est là une fierté de complexion assez chrétienne, et que des chrétiens la devraient louer.

 

 

III

 

Quant aux reproches littéraires qui sont aujourd’hui dirigés contre Lamartine, il consent de s’en moins indigner. Toutefois, il ne faudrait pas aller trop loin dans le parti pris. Après les Méditations, certains critiques ne veulent plus accorder de chef-d’œuvre Lamartine. Oui, d’un coup de plume, ils biffent dix volumes que la postérité connaîtra. Ils décrètent, pour cause de médiocrité, la suppression ou plutôt l’oubli des Harmonies, du Tailleur de pierres et de Geneviève, chefs-d’œuvre tels que la langue française et la langue chrétienne n’en possèdent guère de plus beaux. Je jurerais qu’ils n’ont pas lu les derniers livres dont je viens de parler, et que notamment ils n’ont pas ouvert cette Histoire d’une servante, qu’on ne peut lire sans fondre en larmes. Puis, ils ont de beaux dédains grammaticaux pour tout l’ensemble de l’œuvre : « Ceci restera, cela ne restera pas. » Ils consentent à ce que dix vers, cent vers peut-être de Lamartine aillent à la postérité ; mais c’est leur concession suprême, et leur indulgence ne peut dépasser ces limites. Encore y a-t-il, dans ces vers sauvés du grand naufrage, y a-t-il, assure-t-on, de regrettables incorrections. Ah ! disent ces difficiles, ce n’est pas le fini de Boileau, non. Les Embarras de Paris, le Lutrin et le Repas ridicule, les douze Épîtres de Despréaux, ses douze Satires, son Art poétique, ses Épigrammes si fines et son Ode sur la prise de Namur où passe le souffle d’une si vigoureuse poésie, tout ce beau, splendide et divin langage ravira immortellement l’oreille et le cœur de l’homme ; mais, que voulez-vous que nous fassions de tant de Méditations monotones et d’Harmonies monocordes ? La Mort de Socrate, peuh : c’est bien long ; puis, il y a une faute de français au quarante-troisième vers. Quant à tout le reste, il est non avenu pour ces ternes critiques ; oui, tout, même cette grande démonstration de l’existence de Dieu qui se trouve dans le Tailleur de pierres, et qui est digne de saint Anselme.... Décidément, les juges sont bien sévères, et ils ressemblent à des accusateurs.

Cher poète, chère mémoire, il faut nous pardonner ce tumulte qui se fait autour de la tombe. Si nous en croyons notre espérance, l’heure rendra bientôt où tu verras face à face cette beauté que tu as aimée et fait aimer. Tu te jugeras alors avec une admirable sévérité qui n’aura plus rien de cruel ; tu condamneras toi-même ton orgueil d’autrefois, ton égoïsme, tes erreurs et tes fautes ; tu découvriras dans tous tes ouvrages, à la lumière du ciel, mille lacunes, mille obscurités, mille défauts que nous ne voyons point. Quant à nous, catholiques, nous n’avons encore pas le droit d’être aussi implacables. Nous te garderons un bon souvenir pour avoir redressé vers Dieu tant de créatures de Dieu qui, depuis la lecture de tes vers, ne se sont plus jamais courbées vers le terrestre, vers le vil, et que tu retrouveras là-haut. Nous n’oublierons pas que tu as été un « agrandisseur d’âmes », et que la dominante de ta vie, c’est le spiritualisme chrétien. Nous lirons tes beaux vers à nos enfants, qui les liront à leurs enfants, et jusqu’à la fin, les mains chrétiennes se passeront tes meilleurs ouvrages, auxquels nous ferons une popularité immortelle. Ta gloire, si l’on veut aller au fond des choses, est une gloire catholique, et c’est aux catholiques de s’en faire les gardiens. Ils ne manqueront pas à ce devoir.

 

 

 

 

Léon GAUTIER,

Portraits contemporains

et questions actuelles, 1873.

 

 

 

 

 

 

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