Saint Léon IX

 

(1048-1054)

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Émile GEBHART

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le XIe siècle fut, dans l’histoire de l’Église romaine, une époque bien tourmentée, traversée d’événements sinistres, bouleversée par les Antipapes, et ce jeune Pape autour duquel se pressaient tous les brigands de l’Italie, Benoît IX, qui, chassé trois fois par son peuple et ses clercs, symbole d’horreur pour la chrétienté, deux fois était rentré au Latran en brisant les portes de Rome.

Dans cette confusion, et parmi tant de tragédies, apparaissent cependant les traits organiques d’une crise qui touchera brusquement, sous Grégoire VII, au dernier tiers du siècle, à son plus haut degré d’acuité ; alors la Papauté, qui avait maintenu, par la protection des empereurs, contre l’aristocratie sauvage du Latium, la succession légitime de ses Pontifes, se sentira assez puissante dans l’ordre des choses spirituelles pour revendiquer tout à coup la primauté dans l’ordre politique et opposer au despotisme impérial, à l’orgueil féodal, ce Dictatus papae, qui, jusqu’à la papauté d’Avignon, sera la charte théologique de tant de papes superbes, Innocent III, Grégoire IX, Innocent IV, Boniface VIII.

 

 

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Sylvestre II, Léon IX, Grégoire VII sont les figures caractéristiques de cette évolution historique.

Entre Sylvestre et Grégoire, entre le doux pape français, qui s’abritait tout effaré sous le manteau des Othons, et le terrible justicier de Canossa, qui obligeait un empereur à grelotter, pieds nus, épaules nues, dans la neige, attendant la pénitence et l’absolution, le fossé semble si large que, peut-être, sans l’œuvre apostolique de Léon IX, il n’eût point été de sitôt franchi.

Sylvestre II était parvenu à durer, échappant par miracle à l’intronisation d’un antipape, aux attentats sanguinaires des nobles, à l’exil ou au poison. Mais il avait usé ses forces à la régénération morale du monachisme, à la répression de la simonie. Découragé, ce grand esprit que, pour sa science puisée en Espagne, à l’école des Arabes, on soupçonnait de sorcellerie, revint à son algèbre, à son Virgile et à ses horloges.

Il mourut dans l’angoisse des calamités qui menaçaient l’Église.

 

 

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Près d’un demi-siècle plus tard, Brunon, évêque de Toul, montait sur la chaire de Saint-Pierre 1.

C’était un prêtre moins lettré que Gerbert, d’une conscience aussi pure et doué d’une ténacité inlassable dans l’accomplissement de son devoir d’évêque universel. Il appartenait à la grande famille des comtes d’Alsace ; il était le cousin des deux empereurs franconiens, Conrad II le Salique et Henri III.

Les témoignages contemporains le montrent délicat, réservé et charmant. Son mysticisme faisait naître en ses songes les aimables visions qui fleurissent dans les récits des vieux hagiographes, enveloppant les arides chroniques monacales comme d’une miniature azurée et dorée de missel.

Peu de jours avant son élection, il rêva de la cathédrale de Worms. Une infinité de personnages vêtus de blanc s’y trouvaient assemblés et, parmi eux, son ami l’archidiacre Béselin, qu’il avait vu mourir en Italie.

Il demanda quelle était cette foule. « Ce sont, lui fut-il répondu, les hommes qui ont achevé leur vie terrestre dans le service du prince des Apôtres. »

Alors parut saint Pierre, et le premier pape annonça que Brunon allait donner la communion à tous ces fidèles. On le revêtit des insignes pontificaux, les saints Pierre et Étienne le menèrent à l’autel majeur où il présenta l’Eucharistie à tous les assistants. Puis, l’Apôtre lui remit cinq calices d’or, trois à un clerc qui le suivait et un seul à un troisième personnage.

Je pense que, plus tard, les amis de l’évêque toulois comprirent le symbolisme de ces neuf calices, que je ne parviens point à pénétrer.

 

 

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Placé, à l’âge de quarante-sept ans, au gouvernement de l’Église, Léon IX connaissait à merveille les nécessités religieuses de son siècle, les défaillances de la foi chrétienne, les maux du monachisme, les velléités d’indiscipline de certaines chrétientés trop éloignées de la surveillance pontificale, la doctrine latente de quelques hérésiarques, enfin l’état d’anarchie où se débattait l’Italie, la détresse des provinces voisines du domaine ecclésiastique sans cesse ravagées par le brigandage des Normands.

Mais il comprit aussi – et ce fut la vue de génie qui illustra ce pontificat – que, attaché à l’Italie, enfermé dans les murs de Rome et comme prisonnier de son épiscopat, il demeurerait impuissant comme l’avait été Sylvestre II, incapable de remédier aux misères de la chrétienté, d’instituer à l’égard des loups rôdant en son troupeau de sérieuses enquêtes théologiques, de rabattre l’orgueil de quelques très hauts évêques, grands batailleurs, tels que l’archevêque de Milan, qui se croyait pape de l’Italie lombarde ; celui de Ratisbonne, Gebhart, qui menait à la baguette son suzerain, le duc de Bavière ; l’évêque d’Eichstaedt, encore un Gebhart (que Dieu leur fasse miséricorde !), qui fut son successeur à la papauté, sous le nom de Victor II, et lui donnait aussi quelques tracas.

Léon résolut donc d’aller de sa personne sur tous les points du monde chrétien où serait nécessaire sa présence de souverain justicier. Et, durant quatre années, son bâton de pèlerin passa et repassa sur les sentiers des Alpes.

Dès sa première entrée à Rome, au début de l’an 1049, il s’empressait, afin de reprendre sa liberté d’action dans toutes les provinces du christianisme, de porter le fer rouge sur cette plaie séculaire : la simonie.

Le Synode qu’il présida déposa sans pitié les évêques et les abbés, même des cardinaux, qui avaient acheté à prix d’or leur dignité ecclésiastique. L’un d’eux, l’évêque de Sutri, qui avait soudoyé de faux témoins, s’affaissa, nouvel Ananie, aux pieds de cet autre Pierre.

Confiant au moine Hildebrand, le futur Grégoire VII, la réforme de la grande abbaye de Saint-Paul-hors-les-Murs, il vint, après la Pentecôte, ouvrir à Pavie un second synode dont les actes ont malheureusement disparu.

Il franchit les monts, rencontra l’empereur Henri III à Mayence ou à Fulda, l’accompagna à Cologne, à Aix-la-Chapelle, revint à Toul et, le 29 septembre, entrait dans Reims, où l’attendaient les nobles, les clercs et le peuple de Lorraine, de Champagne, d’Île-de-France et de Normandie.

À Reims, nouveau Concile, d’une extraordinaire solennité. Au premier jour, un seul abbé, sur l’accusation de l’évêque de Langres, fut alors déposé ; quelques évêques plus ou moins suspects, durent s’estimer heureux de n’être frappés que d’un avertissement salutaire.

Léon appliquait dès lors la méthode d’indulgence et de douceur évangélique qui servit à ses desseins mieux que ne fit plus tard, pour Grégoire VII, l’implacable dureté. Il se vit néanmoins contraint d’excommunier ce même évêque de Langres, si sévère à la simonie du prochain, et dont le dossier se compliquait de meurtre. Enfin, Léon IX réprima les prétentions d’indépendance de certaines églises d’Occident, particulièrement en Espagne où apparaissaient des germes de schisme.

 

 

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De Reims, le Pontife se rend à Mayence pour tenir les assises des prélats de l’empire. Là il présida une dramatique cérémonie que Grégoire VII imposera à Henri IV : l’évêque de Spire, accusé, offrit de se justifier par la formidable épreuve de l’Eucharistie. Il reçut l’hostie sans tomber mort ; mais sa mâchoire demeura paralysée et contournée jusqu’à la fin de ses jours. Léon revint en Alsace, passa au lac de Constance, traversa Augsbourg, célébra à Vérone la fête de Noël et rentra à Rome en janvier 1050.

Quatre mois plus tard, à la suite d’une première expédition tout apostolique du côté des Normands qui désolaient la Pouille et la Terre de Labour, il ouvrit à Rome un Concile quasi œcuménique où les évêques précédemment excommuniés vinrent faire leur soumission.

Une très grave question s’imposait alors à la sagesse doctrinale de l’Église : l’hérésie de Bérenger, qui réduisait à un pur symbole le mystère eucharistique, faisait en France d’inquiétants progrès. L’hérésiarque fut cité à comparaître, en septembre, à Verceil. Le synode de Verceil, sur lequel nous ne savons que peu de chose, semble avoir été assez houleux. Bérenger s’y était fait représenter par ses partisans : il se défendit en invoquant les profondes doctrines de Scot Erigène. La dangereuse hérésie ne fut point alors déracinée.

Mais Léon eut la consolation d’arrêter les empiétements de juridiction de l’altier archevêque de Ravenne, Humphroy, client de l’empereur.

Nouveau passage des Alpes. La tournée apostolique combla de grâces la cathédrale et les chanoines de Besançon, toucha Langres, puis Toul, se replia sur la chère Alsace, puis sur Trêves où l’attendait Henri III ; de Trêves, le Pape et l’empereur firent route pour Augsbourg où Humphroy reçut le pardon du Pontife.

Le 12 mars 1051, Léon se trouvait à Lucques. Il revoyait Rome au moment de Pâques. Bientôt il rejoignit l’empereur sous les murs de Presbourg et réussissait à réconcilier Henri avec le roi André de Hongrie, à établir définitivement le royaume de Saint-Étienne dans la famille des États européens.

 

 

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Il était désormais le maître de la doctrine, aussi incontesté que le sera un jour Innocent III, et l’arbitre politique de la chrétienté.

Il se crut assez fort de son prestige religieux et de l’appui de l’empereur pour heurter de front les Normands. Ces turbulents personnages avaient pris goût à l’Italie dont le charme devait si rapidement les adoucir et les civiliser.

Les oranges de Sorrente et de Palerme leur semblaient plus délectables que les pommes aigres des bords de la Seine. Ils prétendaient en cueillir partout. Ils convoitaient avec âpreté celles du duché de Bénévent, que, depuis Charlemagne, le Saint-Siège regardait comme le jardin de l’Église.

On sait quelle fut l’issue malheureuse de la campagne pontificale. Malgré la vaillance des impériaux, mal secondé par ses troupes italiennes, le Pape fut vaincu sous les murs de Civitella. Défaite étrange au soir de laquelle le vainqueur s’agenouillait sous la main bénissante de son prisonnier. Robert Guiscard promit d’être, à l’avenir, le chevalier fidèle et le protecteur de l’Église romaine. Il recevait, en échange de ses serments et de ses larmes, d’immenses privilèges et comme le droit de cité dans l’Italie méridionale.

 

 

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Saint Léon IX ne survécut que peu de mois à la bataille de Civitella. Son œuvre était accomplie. Il avait repris, sur la chrétienté, l’ascendant spirituel perdu par les Papes des cent dernières années. Il était vraiment le pasteur et le docteur universel.

Mais, d’autre part, son union politique et militaire avec l’empire avait préparé, entre la papauté et l’empire, un malentendu dont les effets paraîtront au pontificat de Grégoire VII : le Pape, regardant l’empereur comme son légat et son condottière, l’empereur prenant le Pape, vassal allemand d’origine, pour son chapelain et son feudataire apostolique, le chemin de Canossa, l’effondrement de Grégoire XII, l’exil de Salerne.

 

 

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J’ai essayé de tirer quelques réflexions historiques du petit livre de M. l’abbé Martin. Nos lecteurs connaissent cet écrivain distingué, dont la grande histoire des diocèses de Toul et de Nancy renfermait les attachantes figures épiscopales que je leur ai jadis présentées.

Si chacun de nos diocèses possédait un érudit de cette valeur, l’Église en France pourrait entreprendre une œuvre d’ensemble, comme une Gallia christiana, et ce grand monument d’histoire ecclésiastique serait bien honorable pour la présente République.

 

 

 

 

Émile GEBHART, Petite Légende dorée,

Bloud et Gay, 1914.

 

 

 

 

 

 



1 Saint Léon IX, 1002-1854, par M. l’abbé Eug. MARTIN, Années de pontificat : 1048-54.

 

 

 

 

 

 

 

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