Causerie mensuelle

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Raphaël GERVAIS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le but de ces causeries du mois est de signaler brièvement à l’attention et à la réflexion des lecteurs des erreurs mises en circulation dans les deux mondes et des préjugés qui se donnent l’air de jugements sûrs et réfléchis et veulent s’imposer à l’opinion publique.

Je dis à dessein signaler et non réfuter. Pour le moment c’est tout ce que je puis faire et ce que le cadre forcément restreint de la Nouvelle-France peut permettre. Une réfutation bien faite, même une exposition bien conduite d’une seule erreur occuperait souvent tout un numéro. Ce serait trop pour la revue, trop pour un grand nombre de lecteurs qui se croiraient en grave péril de neurasthénie incurable, si on les exposait au redoutable travail de lire tous les mois quarante pages sérieuses sur un même sujet. Du reste le signalement beaucoup plus court et plus facile est souvent à lui seul la meilleure des réfutations. D’abord, c’est la plus courte et par suite celle qui a le plus de chance d’être lue, même des gens qui se piquent de sérieux. Puis, il faut le dire, a beau mentir qui vient de loin. Bien des erreurs et des préjugés ne font des dupes que parce que personne ne les appelle de leur vrai nom. Donner leur vrai nom, dire d’où ils viennent et ce qu’ils ont l’intention de faire, montrer leur vrai visage, cela suffit souvent pour ruiner tout leur crédit.

 

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Une récente brochure sur la Ligue de l’Enseignement 1 me donne l’occasion de signaler une erreur et un préjugé. L’erreur consiste à croire que l’État est le premier et principal obligé à l’instruction des enfants, et le préjugé, c’est que tous les enfants qui ne sont pas élevés par l’État sont nécessairement mal élevés.

L’erreur, fort répandue dans les deux mondes, – c’est un des articles de foi du symbole maçonnique promulgué sous différentes formules dans tous les pays, – vient elle-même d’une ignorance permise seulement aux gens frottés de demi-science et demi-littérature, de l’ignorance même de l’origine et de la nature de la société civile et politique.

On dit et l’on croit que l’enfant appartient à l’État, parce qu’il naît citoyen. Non, l’enfant n’appartient pas à l’État, il ne naît pas citoyen ; que l’État le veuille ou non, il naît uniquement fils de son père et de sa mère et n’appartient pas par sa naissance à une autre société que sa famille. S’il reçoit le baptême, il entre par cette naissance spirituelle dans la société surnaturelle qui est l’Église. Citoyen, il le deviendra plus tard, quand mûr pour les devoirs de la vie civile, il déclinera le joug de l’autorité paternelle et aspirera à fonder lui-même une famille. Jusque-là s’il appartient à la société civile c’est par sa famille qui en fait partie.

D’où viennent la plupart des erreurs sur les droits et les devoirs de l’État ? D’une notion fausse et inexacte de la société civile et politique. On la suppose constituée immédiatement par des individus, tandis qu’elle est formée par des familles, c’est-à-dire par des sociétés déjà constituées qui s’unissent pour protéger leurs intérêts communs. Les démagogues et les sophistes des deux derniers siècles ont refait à leur guise la nature humaine, à peu près comme le médecin de Molière avait imaginé de refaire le corps humain ; mais comme les hommes ont continué d’avoir le cœur du côté gauche et le foie du côté droit, ils ont continué d’appartenir à leur famille avant d’appartenir à la cité – et de fonder des familles pour avoir des cités et non de fonder des cités pour avoir des familles. Ce n’est donc point l’État qui fait la famille, c’est la famille qui fait la cité et c’est la cité qui fait l’État. – D’où l’État a pour première fin de protéger les droits des cités, et de servir leurs intérêts communs, comme les cités ont pour premier devoir de protéger les intérêts communs des familles.

Si les législateurs et les réformateurs ne perdaient point de vue cette vérité élémentaire, ils s’épargneraient le travail de faire tant de lois boiteuses et imparfaites quand elles ne sont pas absolument iniques, et de proposer aux maux qu’ils supposent à la société tant de remèdes qui sont pires que toutes les maladies. L’ignorance n’est pas toujours un péché ; mais dans les hommes qui aspirent à diriger l’opinion et à conduire un pays, elle serait souvent, s’ils s’en rendaient compte, une sottise criminelle. Mieux vaut en effet pour la société un méchant que tout le monde redoute et dont on connaît bien les intentions, qu’un honnête homme qui ne sait pas où on le mène et ne se rend pas compte de ce qu’il fait.

En matière d’éducation et d’enseignement, tout le monde se croit facilement docteur. L’illusion est surtout facile aux politiciens et aux journalistes de notre temps, – je n’ajouterai pas avec une cruelle irrévérence, et de notre pays. – À vingt ans on a le droit de tout dire, ce qui dispense d’apprendre et de penser ; on peut tout écrire dans nos journaux qui peuvent tout imprimer, et quand on porte une plume il est tout naturel de se prendre pour un aigle. La facilité avec laquelle on en impose à la crédulité publique dispense de se rendre compte de la justesse de ses pensées et de la portée de ses affirmations. Si peu de gens regardent derrière les mots et savent voir au fond des phrases qu’on finit par ne pas y aller soi-même et par dire le plus honnêtement du monde ce qu’on aurait horreur de penser.

Le danger, c’est qu’il y a des gens qui pensent pour ceux qui ne songent qu’à écrire et à parler, et qu’il y a des gens qui veulent d’une volonté énergique, constante et précise pour tous ceux qui ne pavent pas au juste ce qu’ils veulent. Derrière les honnêtes gens qui crient et se démènent, il y a les coquins et les rusés qui les font se démener et parler. Il y a des meneurs qui se chargent de mettre leurs idées à eux dans ces phrases qui n’étaient pas faites pour en avoir et donnent des intentions à ceux qui sont trop honnêtes pour qu’on les soupçonne d’en avoir jamais eu de mauvaises. Il arrive ainsi que des hommes, par ailleurs fort scrupuleux, se font sans le savoir les missionnaires des idées qu’ils détestent, et que les hommes les plus droits de conviction et d’intention font la campagne au profit des pires erreurs et préparent dans leur pays la ruine de tout ce qu’ils voudraient sauver même au prix de leur vie.

 

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Est-il vrai que la campagne de la Ligue de l’Enseignement ait été organisée par la franc-maçonnerie de Montréal soufflée et dirigée par la maçonnerie française ? Ceux qui liront attentivement la brochure signalée tout à l’heure seront peut-être à même d’en juger. Si ce n’est pas vrai, c’est au moins vraisemblable : cela se sent surtout à la phraséologie des ligueurs en chef.

Ce qui est plus évident encore, c’est que les idées maçonniques entreront chez nous comme en tout pays catholique par des hommes trop chrétiens pour soupçonner ce qu’on leur fera dire et trop honnêtes pour se rendre compte de ce qu’on leur fera faire.

Pour les y pousser on créera des préjugés ; on a déjà commencé. On méconnaîtra de parti pris les résultats obtenus déjà par notre système d’enseignement ; on fera croire qu’au lieu de progresser plus rapidement peut-être qu’en aucun pays, eu égard aux obstacles que lui suscitent des circonstances particulières qu’on ne trouve nulle part ailleurs, l’enseignement primaire en particulier est plus négligé dans notre province. Par contre, on vantera sans réserve tous les systèmes d’éducation des pays protestants ou maçonniques, de ceux en particulier où l’État a le contrôle et la direction de l’enseignement, on en exagérera les succès, on en dissimulera soigneusement les lacunes et les échecs, même ceux qu’avouent publiquement les sectaires, et l’on créera ainsi le préjugé que le seul moyen de relever le niveau de l’enseignement, c’est de le soustraire plus complètement à l’influence de l’Église et à l’autonomie des municipalités pour le soumettre à la direction omnipotente de l’État.

Or, il faut bien l’avouer, personne ne mord aux préjugés comme les honnêtes gens ; et c’est par où les rusés et les méchants les poussent aux plus irréparables fautes ; car personne ne fait plus parfaitement le mal que celui qui le fait par conviction et par amour du bien. Gare à l’erreur ! elle a parmi nous ses apôtres enragés, et ce qui est plus dangereux, ses missionnaires inconscients. Gare aux préjugés qui lui préparent les voies !

Assurément tout n’est pas parfait dans notre système d’enseignement, et ceux qui travailleront à le rendre plus efficace, fût-ce par une critique minutieuse et sévère, pourvu qu’elle tienne compte du travail fait, des succès obtenus et des obstacles plus ou moins insurmontables, mériteront bien de leur pays. L’enseignement primaire en particulier est loin d’être partout ce qu’il devrait et ce qu’il pourrait être ; mais combien peu parmi ceux qui le critiquent jusqu’au dénigrement en ont signalé les vraies lacunes et ont indiqué les moyens pratiques de les combler. Que feront ces critiques qui n’éclairent personne, si non créer des préjugés et décourager des bonnes volontés ?

L’enseignement secondaire, lui aussi, laisse à désirer sur plus d’un point, ici comme dans tous les pays : qui le nie ? Mais qui donc parmi nos réformateurs et nos critiques a su dire d’une façon nette et précise ce qu’il faudrait et ce qu’il serait possible de faire pour le rendre aussi parfait que les meilleurs ? Ne serait-il pas souverainement injuste de le rendre seul responsable d’imperfections et d’insuccès qui tiennent au milieu et à des causes dont il a lui-même trop à souffrir ?

Quel homme de courage et de bon sens se lèvera pour accuser sans exagération ni excuse tout ce qui manque à notre enseignement à tous les degrés ? Quel homme sera assez équitable, assez sage et assez informé pour faire dans la répartition du blâme et des critiques la juste part qui revient à chacun ? Qui aura surtout assez d’intelligence et de sens pratique pour indiquer nettement les réformes réalisables, et celles que les circonstances particulières au pays doivent faire ajourner pour longtemps ou reléguer dans le pays des utopies et des chimères en tout temps fort exploré des pédagogues d’aventure et de profession ?

Cet homme aura plus de loisir et plus d’intelligence, sinon plus de volonté que

RAPHAËL GERVAIS.

 

 

Paru dans La Nouvelle-France en 1904.

 

 

 

 



1 HENRI BERNARD. La Ligue de l’Enseignement – histoire d’une conspiration maçonnique à Montréal – Cette brochure, en grande partie reproduction d’articles publiés dans le Rappel, contient des renseignements très intéressants que tous les catholiques, surtout ceux des classes dirigeantes, ont intérêt à connaître et à ne pas perdre de vue.

 

 

 

 

 

 

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