Journaux et journalistes

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Raphaël GERVAIS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Un grave document adressé par l’autorité épiscopale aux journaux de Montréal a mis à l’ordre du jour la question du journalisme au Canada 1.

Il ne s’agit pas de savoir si nous pouvons avoir de grands journaux de langue française – ou à peu près, – nous en avons ; ni si nous pouvons avoir des journaux à tirage modeste généralement bien pensés et bien écrits, nous en avons eu et rien ne prouve absolument qu’ils soient devenus impossibles. La question est de savoir si les journaux français à grand tirage peuvent être de bons journaux, et, réciproquement, si de bons journaux peuvent trouver assez de lecteurs et faire d’assez bonnes affaires pour vivre sur leur propre budget sans emprunter à fonds perdu tantôt sur la caisse d’un parti politique, tantôt sur celle de l’autre, tantôt sur les deux à la fois, et sans amorcer les passions par des récits et des informations permis seulement dans le huis clos des assises criminelles.

La question vaut la peine d’être traitée : elle intéresse au plus haut point la bonne réputation de notre peuple. Si vraiment il ne prend intérêt qu’à ce qui le corrompt et ne goûte que les informations vraies ou imaginées qui le dépravent, le reportage à outrance des scandales réels ou supposés n’est qu’une honteuse exploitation d’appétits dégradants ; mais si le peuple laissé aux saines influences de sa bonne éducation et de ses habitudes morales et religieuses n’a nullement le goût de ces turpitudes, ceux qui travaillent consciemment ou non à lui en donner la passion et le besoin font un métier profondément immoral.

Le mot est dur ; mais il est juste et je ne le retire pas. Des intentions Dieu seul est juge ; mais les intentions qui ne sont pas mauvaises ne légitiment point un métier qui perd les mœurs publiques, quand on l’exerce sciemment et librement. Je juge le métier, non ceux qui le font. Et je dis : Mieux vaudrait pour le pays et les journalistes eux-mêmes n’avoir pas de grands journaux que de les avoir dans ces conditions.

Il faut reconnaître qu’aucun de nos grands journaux n’a l’intention de pervertir le peuple. Ils font au contraire profession de l’aimer et de le vouloir intelligent, éclairé et moral. Ils sont sincères – mais d’une sincérité qui vit en mauvaise intelligence avec la logique, et qui ne les empêche pas toujours de descendre au rang des malfaiteurs publics.

On prétexte que la surveillance d’un grand journal est bien difficile, et que la direction la plus éclairée et la mieux intentionnée peut être parfois méconnue. Personne n’en doute : mais personne non plus n’exonérera de tout blâme une direction insuffisante à prévenir des écarts habituels et scandaleux, et à réprimer ce qu’une voix si grave et si autorisée ajustement flétri en l’appelant « une course honteuse et criminelle aux pires indiscrétions, à la médisance ou même à la calomnie ».

Fidèle à mon programme, je ne veux pas traiter à fond une question si complexe et si grave – et que je traiterais en journaliste – sans la connaître suffisamment. Je signale à mes confrères, les grands journalistes, deux erreurs ou préjugés qui pourraient leur faire une fausse conscience. Les voici : Un mauvais journal est celui qui a l’intention de faire le mal. Un bon journal est celui qui n’est pas mauvais. Tenez pour sûr au contraire qu’un bon journal est celui qui fait du bien à ses lecteurs et les rend meilleurs en les instruisant et en les intéressant, et qu’un mauvais journal est celui qui fait le mal même sans le vouloir et sans s’en douter, en excitant les passions, les appétits malsains, en propageant les erreurs et les préjugés, en énervant les âmes et anémiant le bon sens public.

 

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Les journaux positivement mauvais, qui ne respectent ni la foi ni la morale, et les outragent volontiers et de parti pris, nous en avons eu, mais nous n’en avons plus. La vigilance et la fermeté de nos évoques auxquels, suivant un mot très avisé de La Presse, notre état politique et notre mentalité canadienne « n’imposent aucune défaillance », ont bientôt fait de leur couper les vivres en leur retirant les lecteurs. Et, disons-le à son honneur, notre peuple qu’on peut parfois affoler un instant dans des moments de tourmente politique ou tromper pour un temps en dissimulant soigneusement des intentions antireligieuses et perverses, notre peuple pris dans sa masse est trop honnête, trop religieux et trop sensé pour nourrir longtemps cette vermine intellectuelle qui n’a n’autre instinct que de s’attaquer à sa foi et de corrompre ses mœurs ; il suffit qu’on la lui montre pour qu’il la secoue vigoureusement et l’écrase de son mépris.

Ceux des nôtres qui ont des instincts antireligieux – et il y en a dans tous les rangs de la société – le savent et en tiennent compte. S’ils n’ont pas la crainte de Dieu, ils ont celle du mépris public ; ils dissimulent adroitement leurs intentions. Quand ils veulent faire une guerre ouverte à la foi et aux mœurs, ils trouvent quelque aventurier d’outremer, incapable de rien oublier et de rien apprendre, et lui mettent une plume à la main. Un mauvais journal est lancé, et ils portent en secret sous le voile de l’anonyme toutes les ordures intellectuelles que personne ne supporterait et dont ils auraient honte eux-mêmes pour leurs propres journaux. Autour de la feuille malpropre accourent les naïfs qu’attire l’inconnu, les esprits gâtés en appétit de scandales, et tout le peuple des ratés de la vie intellectuelle et de la vie publique qui n’ont plus en ce monde d’autre espérance ni d’autre joie que d’éclabousser eux-mêmes ou de voir souiller d’une prose infecte tout ce qui commande l’estime et le respect. On répand la feuille impie, on la fait lire, on lui fait pour quelques jours – parfois pour quelques semaines, – un succès factice qui dure ce que durent les subsides maçonniques ou sectaires toujours acquis aux œuvres de dépravation intellectuelle. Mais le public, lui, ne s’intéresse point à ces déclamations, d’ordinaire sottement rédigées pour d’autres temps et pour d’autres pays, et partant ne les subventionne point. Souvent le journal impie avorte misérablement dans l’indifférence et le mépris publics – ou d’un coup de scalpel le chirurgien le fait tomber comme un abcès mûr avant qu’il ait infecté le corps social.

Ne parlons plus de ces journaux positivement mauvais par calcul et par haine. Ils n’ont point de chance de s’acclimater de sitôt : l’opinion publique les bannit. Il suffit aux gardiens nés de la foi et des mœurs d’avoir conscience de leur force morale comme de leur droit pour sauver le pays de cette peste. Ici plus que partout c’est la timidité du pouvoir qui ferait l’audace des malfaiteurs, et la complicité des honnêtes gens qui ferait la fortune des scélérats.

Une réflexion à ce propos. Il n’y a pas que des plumes étrangères qui s’essaient à acclimater dans notre pays la mauvaise presse. Je comprends qu’elle s’alimente volontiers de toute la prose fielleuse et malpropre que ne reçoivent pas volontiers les journaux qui ont un nom et une réputation. Ce que je comprends moins, c’est que la même plume écrive parfois dans des journaux respectables et dans des feuilles sans aveu, et qu’elle se trempe indifféremment tantôt dans l’égout et tantôt dans le bénitier. Ce qui se conçoit moins encore, c’est que des directeurs ou des propriétaires de journaux respectables et bien intentionnés d’ailleurs ne se fassent aucun scrupule d’accueillir avec honneur et de subventionner de tels services. Hélas ! que d’honnêtes gens ont une conscience d’homme public qui ne sait plus rougir !

Et voilà pourquoi on installe à la rédaction d’un grand journal des hommes qu’on se ferait scrupule de recevoir dans sa maison.

 

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Les journaux à tirage modeste bien écrits et bien pensés se font rares. Serait-il vrai que le temps en est passé ? D’aucuns le disent ou le prédisent. – C’est qu’aujourd’hui tout le monde veut lire, et qu’un journal sérieux trouve assez difficilement des articles que tout le monde sait lire et comprendre.

La raison donnée est-elle sérieuse ? – Elle le paraît. Un journal parfaitement pensé et généralement bien écrit est un journal distingué qui ne parlera jamais qu’à une élite. Or l’élite dans les sociétés même les meilleures et les plus cultivées est rarement le grand nombre, dans les sociétés démocratiques moins encore que dans les autres.

Au bon journal comme aux autres, pour vivre il faut des abonnés... qui n’oublient pas de payer. Au journaliste sérieux il faut en nombre suffisant des lecteurs qui veuillent lire et qui sachent lire, gens qui se font d’autant plus rares que l’on apprend davantage à lire et qu’on lit davantage. Dans le monde des esprits comme dans l’autre, la diffusion de la lumière est souvent en raison inverse de son intensité, et c’est peut-être pourquoi plus on lit, moins on lit sérieusement.

Or pour qu’un bon journal vive, il lui faut des lecteurs sérieux, et en nombre. On dit couramment que c’est l’auditoire qui fait l’orateur. Il est aussi vrai que les abonnés font le journal et que les lecteurs avisés et sérieux font le bon journaliste.

Il faut au journaliste qui veut être éminent, à part des dons naturels plus qu’ordinaires, une culture intense et universelle, des lecteurs qui soient des juges et des amis. Il a sur eux l’avantage d’être plus promptement et plus universellement renseigné ; ils ont sur lui l’avantage de pouvoir se recueillir et de juger dans le calme d’une solitude relative ce qu’il sème souvent dans l’entraînement de l’émotion. C’est toujours lui qui cause, et il doit savoir causer de tout mieux que personne ; mais tous opinent et prennent les dires du causeur pour ce qu’ils valent, en lui laissant le bénéfice de sa sincérité, de son zèle et de ses bonnes intentions. S’il doit peser hommes et choses dans une balance honnête, et ne mettre dans chacun des plateaux que de ce qu’il sait devoir y être placé, eux se réservent d’examiner à loisir ce qu’il y met, de réparer ses erreurs involontaires et ses omissions inconscientes, d’ajouter ou de retrancher ce que la justice demande, sans mettre en cause sa bonne foi et sa sincérité. Si le journaliste rencontre en nombre suffisant des lecteurs à la fois bienveillants et de ferme jugement, qui lisent sans parti pris d’admiration ni d’hostilité tous ses articles et les approuvent non parce qu’il les signe, mais parce qu’ils sont bien pensés et bien écrits, il aura la chance de faire un bon journal. Mais cette clientèle sérieuse et intelligente est bien difficile à trouver même dans les grands pays ; combien plus dans une population d’un million d’habitants !

Voyez quels lecteurs peuvent se promettre les journaux les mieux rédigés. – Les uns l’encouragent et le supportent à une condition, c’est qu’il soit leur, et tellement leur qu’il ne se permette jamais de soutenir avec décence et modération les opinions les moins condamnables qui ne sont pas les leurs. Il faut que, avant de parler de qui que ce soit ou de quoi que ce soit, le journaliste tâte le pouls de l’opinion : il y va d’un certain nombre d’abonnements, c’est-à-dire souvent delà vie du journal. C’est pourquoi souvent le bon journal ne dit point ce qu’il devrait dire, ou ne le dit point comme il le devrait dire, ou ne le dit pas quand il devrait le dire. Il devient insuffisant, insipide, insignifiant, pour ne pas déplaire à nombre de lecteurs sans portée et sans largeur d’esprit ; il devient ennuyeux d’un ennui officiel, maladie mortelle pour un journal, aussi inguérissable que la consomption.

Le journaliste bien intentionné trouve parmi ses lecteurs d’autres ennemis peut-être encore plus redoutables : ce sont les fanatiques qui abdiquent totalement leur jugement en sa faveur. Ils s’abonnent, et c’est le journal qui désormais pense, réfléchit et raisonne pour eux. Avant et après toute considération, quoi qu’il dise et quoi qu’il pense, c’est le journal qui a raison : ils ne voient, n’entendent, ne jugent que par lui, et s’il ne dit rien, eux ne savent plus s’ils peuvent penser. Comment un journaliste, si bien doué qu’il soit, ne se prendrait-il pas d’incurable entêtement et prétention, lorsqu’on lui rend un culte de soumission et de respect qu’on refuse souvent, et qu’il refuse peut-être parfois lui-même, à ceux qui ont bien autrement que lui mission de parler au nom de Dieu et de former et de diriger l’opinion en pays catholique ?

Enfin il faut compter avec la politique.

On se plaint non sans raison des ravages de l’alcoolisme. Qui dénoncera ceux de la politique, le mal endémique qui ravage tous les cerveaux et toutes les consciences dans les pays parlementaires ? – C’est l’un des grands obstacles au bon journal. – S’il arbore une couleur, il se ferme la moitié des portes qu’il aurait pu et dû s’ouvrir ; s’il n’en arbore aucune, on le soupçonnera plus volontiers de versatilité et de dissimulation que d’impartialité, et pas toujours sans apparence de raison ; car la neutralité politique d’un journal est chose aussi rare et aussi difficile que la neutralité religieuse d’une école : dans l’un et l’autre cas la neutralité est presque toujours hostilité pour ce qu’il y a de meilleur ou de moins mauvais.

Quoi qu’il en soit, le bon journal qui ne peut pas se désintéresser tout à fait de la politique, et qui d’autre part ne veut pas se donner à un parti, parce qu’il doit à ses lecteurs des informations consciencieuses et des jugements désintéressés, sera facilement suspect à tous les partis qui travailleront à l’amoindrir et à le ruiner. – On peut même se demander si, en pratique, un journal qui avoue franchement des sympathies politiques, mais fait toujours passer la vérité et la justice avant les intérêts du parti, n’exercera pas une influence plus profonde sur l’esprit public qu’un journal incolore qui n’aura les sympathies profondes de personne, ou que d’un petit nombre seulement.

Ai-je bien dit ce que je voulais dire ? Reprenons. Sans doute un journal qui veut rester maître de ses jugements et digne de diriger l’opinion publique peut difficilement se faire l’organe d’un parti politique en pays parlementaire. Il est entendu, en effet, que l’organe d’un parti épouse toutes ses idées et tous ses intérêts ; cela peut n’être ni juste, ni honnête, ni sensé, mais la politique, paraît-il, le veut ainsi, la politique telle qu’on la comprend et qu’on la fait aujourd’hui à peu près dans tous les pays du monde. Mais autre chose est de se faire l’organe d’un parti, et autre chose est d’avoir des sympathies politiques. Dans un parti politique le vulgaire suit aveuglément le chef, qui lui-même suit souvent plus qu’il n’entraîne le grand nombre ou ne l’influence : mais tous les esprits ne se résignent pas à cette aveugle passivité, et le journal sympathique mais indépendant saurait, en éclairant les esprits et les groupant au moment opportun, former la conscience d’un parti qui est assez honnête pour en avoir une. Ne serait-ce pas là rendre un vrai service à un parti politique et le fortifier en l’assainissant ? Ne serait-ce pas un service plus grand encore au pays qu’une opinion publique mieux éclairée, plus forte et moins préjugée par les passions politiques livrerait moins totalement aux caprices d’un parti souvent asservi lui-même aux vulgaires intérêts de quelques particuliers ?

Si vous voulez mieux faire, trouvez-vous des abonnés et des lecteurs sérieux dans tous les partis et au-dessus des partis, et faites un journal qui ne vivra ni des comptes-rendus des procès en cour criminelle, ni de réclames immorales, ni de l’exploitation des passions politiques. Le jour où vous aurez créé ce grand journal, vraiment digne de la confiance de tous, vous serez l’une des grandes forces morales de votre pays.

 

 

Raphaël GERVAIS.

 

Paru dans La Nouvelle-France en 1904.

 

 

 

 



1 Lettre de Mgr Bruchési aux directeurs des journaux de Montréal, 6 février 1904.

 

 

 

 

 

 

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