Sous le soleil de Satan

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Paul GILSON

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’histoire de Germaine Malorthy, Mouchette, du bourg de Terninques en Artois, c’est une tragédie de l’absence de Dieu. Tragédie et non pas drame. Le voici ce visage bouleversé de désirs derrière un regard dormant. Quel secret cache-t-il qui livrera la clef de sa débâcle intérieure ? Mouchette enceinte tait le nom de son amant et, s’apercevant qu’il l’a trahie, le tue. Ainsi disparaît M. le Marquis de Cardignan, trousseur de filles, qui s’appliquait entre-temps à suivre les mondanités du Gaulois, la chronique politique de la Revue des Deux Mondes aussi bien qu’à restaurer le sport oublié de la chasse au vol. Et Mouchette s’abandonne au sieur Gallet, docteur, député, truffé de science et de morale hygiénique, mari d’une femme long-jointée. Elle le domine plutôt, le travaille, partage avec lui sa fièvre et la même obsession. Il est sa chose, sa bête lamentable et repue. Jusqu’au jour où Mouchette défaille traquée par la perversion. Trois mois plus tard, elle accouchera d’un enfant mort.

 

 

*

 

Mouchette ne figure qu’une épave rongée, offerte à l’enfer. Elle demande à Gallet :

« Réponds-moi tout de suite, mon chat : Crois-tu à l’enfer ?

– Bien sûr que non ! s’écria-t-il exaspéré.

– Jure-le.

Il se résigna.

– Oui, je le jure.

– Je savais bien, fit-elle. Tu ne crains pas l’enfer et tu crains ta femme ! Es-tu bête ! »

Mais nous n’avons que ces piètres victimes et le cadre pitoyable de leurs péchés. Le protagoniste n’apparaît pas. Satan (un nom qui gratte sous la plume) attendait pour se démasquer. Ainsi l’aventure de Mouchette sert de tremplin pour rebondir jusqu’à la partie essentielle qui se joue dans le cour de l’abbé Donissan, carrefour magnifique et sauvage où Satan ose affronter Dieu.

L’abbé Donissan : son pauvre corps d’ours mal léché enveloppe une âme appelée à la sainteté. Le chanoine Menou-Segrais, figure inouïe aux traits de génie, lui révèle sa vocation : « Là où Dieu vous attend, il faudra monter, monter ou vous perdre », assure-t-il. Et l’abbé Donissan qui matait sa chair par des cilices déchirants connaît d’abord la paix. Il réduit les épreuves que l’intelligence de l’abbé Menou-Segrais avait semées devant lui : quêtes de carême, sermons dominicaux, confessions. « À présent, il a trop à faire de lutter contre soi-même, de se surmonter. En se surmontant, il sait mieux que persuader ou séduire : il conquiert ; il entre dans les âmes comme par la brèche ».

L’abbé Donissan connaît la joie ; une joie « pareille à une autre vie dans la vie, à la dilatation d’une nouvelle vie ». Mais à travers cette joie qui s’insère furtivement dans son cœur, s’y installe, un lien étrange demeure et ne rompt pas. Quelque chose, mais quoi ? « Le mouvement de la grâce n’a pas cet attrait sensuel... Il lui faut déraciner cette joie. » Il s’empare d’une chaîne et, pour se châtier, à la manière d’une discipline, il l’abat sur ses reins.

Le tourment du désespoir commence qui ne cessera de fouailler son âme plus affreusement que les châtiments qu’il impose à son corps. Car Satan imite Dieu. C’est par cet effrayant stratagème qu’il tente de jouer l’abbé Donissan. Quelle proie séduisante pour lui que le pauvre vicaire maladroit et d’esprit plat, taraudé par le vertige à la première étape de l’ascension mystique. S’il devine le piège, l’abbé Donissan le bouscule et fonce sur l’ennemi à pleines prières. Parfois, il s’en faut de peu que Satan ne le capture dans une embuscade, quitte à emprunter lui-même d’un maquignon apparence et costume. Il échoue devant la pitié du vicaire de Campagne mais quelle menace ne lui jette-t-il pas ?

« Je t’ai tenu sur ma poitrine, je t’ai bercé dans mes bras. Que de fois encore tu me dorloteras croyant presser l’autre sur ton cœur ! Car tel est ton signe, tel est sur toi le sceau de ma haine. »

C’est alors que l’abbé Donissan rencontre Mouchette par la route et qu’il manie pour la troisième fois l’épouvantable don qu’il a reçu de déchiffrer les cœurs, de les observer dépouillés et parfaitement nus. Et, du même coup, la figure de Mouchette s’éclaire d’une atroce signification :

« La voilà donc sous nos yeux, cette mystique ingénue, petite servante de Satan, sainte Brigitte du néant » qui souhaite « sans le nommer la présence du cruel Seigneur » car « l’enfer aussi a ses cloîtres ».

L’abbé Donissan peut lire dans son âme, la cerner de pitié, il ne parvient pas à l’exorciser. Finalement, elle se tranche la gorge avec un rasoir. Mais, le misérable saint pendant les transes de l’agonie réussit à vaincre son cœur pour le jeter à Dieu.

Si des supérieurs accoutumés au jardin des fleurs sulpiciennes considèrent l’humble curé comme fou, qu’on ne s’étonne point ! Le flot des pécheurs qui cherchent une balise pour leurs âmes ne s’en charge pas moins de ronger son propre cœur. Mais lui regarde cette marée jamais descendante qui a brisé tant d’amarres avec le ciel. Quelle lucidité dans la honte et le dégoût ! L’abbé Donissan attend, souhaite la mort.

« Dans son impatience, il y a ce besoin des pécheurs d’enfoncer son crime plus avant pour s’en cacher à son juge ; il est à cette minute où Satan pèse de tout son poids, où s’appliquent au même point d’une seule pesée, toutes les puissances d’en bas. »

Et c’est la dernière épreuve au chevet d’une enfant malade. Ce « saint exceptionnel », une pensée, une certitude l’illuminent. Il sait qu’il n’a qu’un mot à prononcer vers Dieu pour sauver l’enfant mais il refuse. Dernière tentation du désespoir car il se ressaisit, exige le miracle, s’offre en otage pour les pécheurs. L’enfant ouvre les yeux pour lui seul et s’éteint une seconde fois.

« Ô le misérable vieux prêtre, qui jette au vent ce qu’il a pour obtenir un signe du ciel ! Et ce signe ne lui sera pas refusé, car la foi qui transporte les montagnes peut bien ressusciter un mort...

Mais Dieu ne se donne qu’à l’amour. »

Debout dans le confessionnal, le curé de Lumbres meurt à son tour et son cadavre surpris atteste encore l’ultime défense contre les assauts de Satan.

 

 

*

 

Nous sommes un peu honteux des points de repère trop grossiers que nous avons échelonnés pour suivre le roman de Georges Bernanos. Mais une œuvre aussi dense et fulgurante, il faut l’embrasser en entier. Des critiques myopes se sont obstinés qui sur l’histoire de Mouchette, qui sur la rencontre du maquignon Satan et criant suivant leurs préférences des « Oh ! » ou des « Ah ! ». Ainsi le phare à éclipses ne jette qu’une digue de lumière dans la nuit.

Sans doute Marcel Proust les a-t-il habitués les uns à suivre les reflets innombrables de petits cœurs renvoyés par une galerie de glaces, les autres à épingler des impressions rares comme des papillons sur des planchettes de laboratoire ? Après le roman de Bernanos, les images dansent, brouillent leur fragile mise au point.

Élargissez le champ de vos objectifs, messieurs !

 

 

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 « Vous savez que Sous le Soleil de Satan a fait un joli bruit dans le monde et que M. Georges Bernanos est célèbre », a écrit M. Edmond Jaloux. Nous n’ajouterons point comme lui de pénibles considérations sur la douceur de la vie envers les jeunes écrivains ni sur l’instabilité de la gloire. Ce sont là flèches de Parthe émoussées avant le sortir du carquois. Mais M. Edmond Jaloux a surtout blâmé Georges Bernanos d’avoir imaginé, pour bafouer Anatole France, son parallèle final entre Antoine de Saint-Marin, ce président de l’ironie, et le curé de Lumbres. C’est montrer beaucoup de respect pour Anatole France qui, lui, ne respectait rien. Personnellement, nous savons gré à Georges Bernanos d’avoir entrepris cette démolition du faune de jardin public, car jusqu’à présent il n’y avait eu que les surréalistes avec « Cadavre » pour l’oser et c’était dommage.

 

 

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Mais si les dons du polémiste ne représentent pas la moindre richesse de Georges Bernanos, il faut découvrir l’essentiel de son trésor. Sous le Soleil de Satan nous apporte la véhémente affirmation des puissances spirituelles devant un monde vide et décoloré. On n’y trouvera pas un romancier blasé maniant les ficelles de pantins trop agiles mais l’interrogation anxieuse que pose un esprit lucide à des cœurs labourés, plus spécialement au cœur de l’abbé Donissan, car son ouvrage n’est pas une étude de la sainteté mais d’un certain saint.

Nous ne prétendons pas qu’il n’y ait des pailles dans cette œuvre ou des fissures ni qu’elle soit construite aussi harmonieusement qu’un palais du XVIIIe siècle. Mais comment obtenir une mesure souveraine sous les orages de la tentation ? Au reste, elle n’y prétend point. Il faudrait songer pour Georges Bernanos à un Edgar Poe dont les contes extraordinaires seraient tous hantés par l’idée de l’éternité. Mais on s’est trop dépêché de lui chercher des maîtres pour que nous reprenions à notre compte des jeux et cette ronde aussi fastidieux.

Au Soleil de Satan nous ne trouvons guère de correspondance. Ce roman pourtant évoque assez les toiles de Mathias Grünewald. Il s’apparente aux peintures du maître rhénan dont les proportions et les volumes, prenant leur élan en de prodigieuses reculées, débordent leur cadre, s’animent, se précipitent sous nos yeux et décollent pour une mystique et miraculeuse envolée.

À propos du Soleil de Satan, les uns ont invoqué le naturalisme, les autres les flagellants de Bombon. Mais qu’importe ! Contentons-nous de rappeler M. Paul Souday dont nous saluons au passage l’héroïque mémoire. L’incompréhension de ce docteur laïque, produit d’un ancien temps, séduira plus que tous nos éloges son heureuse victime.

Au moins devions-nous ce tribut à Georges Bernanos en témoignage de notre gratitude et de notre fraternelle sympathie.

 

 

 

Paul GILSON.

 

Paru dans La Revue fédéraliste en juillet 1926.

 

 

 

 

 

 

 

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