L’éducation de la conscience

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Marie GIRARD

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La formation de la conscience est l’œuvre d’éducation la plus nécessaire du temps présent. Magnifique en elle-même, elle entraîne des conséquences qui s’étendront à plusieurs générations. Malheureusement elle est négligée par beaucoup de mères. Nous avons pourtant bien besoin de femmes et d’hommes consciencieux pour redresser le caractère national qui devient apathique, paresseux, content de « l’à peu près ».

La conscience est-elle susceptible de formation ? Le nier serait nier l’éducation qui n’a d’autre but que d’élever l’homme à son plein développement moral, comme l’instruction a pour fin d’ouvrir l’intelligence aux choses de l’esprit et de la meubler le plus possible de connaissances utiles, agréables et belles. En théorie, personne ne nie la possibilité ni la nécessité de former, d’éduquer la conscience des enfants. Mais en pratique, on néglige de le faire assez souvent, par ignorance des moyens à employer, par une foi aveugle au préjugé de l’hérédité dominant tout l’homme et annulant tout effort de formation, par refus de croire à l’existence d’une loi morale qui régit la conscience et l’oriente vers la fin de l’homme.

L’ignorance des moyens à employer est peut-être le moindre des maux. C’est celui, en tout cas, qui dénote la meilleure bonne volonté maternelle. Le préjugé de l’hérédité, maître absolu de l’individu, et la négation de la loi morale sont autrement graves. Ils proviennent le plus souvent, disons-le bien franchement, de l’égoïsme, de la lâcheté des mères en face de leur tâche de première éducatrice. Et le résultat ? Un mal très répandu dans notre société moderne : le relâchement moral complet. Il est de mode, pour masquer cette déchéance, de tout remettre en question : religion, morale, patriotisme, famille, etc. Si l’élite de notre société continue de cheminer dans cette voie soi-disant de culture intellectuelle, où irons-nous ? Vers la désagrégation de notre société chrétienne. Nous suivons la même route que la France, il y a cinquante ans. Nous aurons les mêmes résultats. Mais, trêve de pessimisme ! Nous devons compter, étant donnée notre hérédité française (« bon sang ne peut mentir »), sur les forces de redressement admirées chez les catholiques français de l’heure présente et que nous portons sûrement en nous-mêmes. Il est donc possible de régénérer notre société, surtout si cette régénération s’attaque aux forces vives de l’enfance à la jeunesse. Ici, les mères sont les ouvrières indispensables. À elles appartient la formation première des consciences.

En effet, la première formation, ou mieux, l’orientation première de la conscience se fait lorsque l’enfant, trop jeune pour penser, enregistre dans sa mémoire subconsciente les spectacles qui se déroulent sous ses yeux, certains mots, certaines affirmations souvent répétées, sans que son intelligence les puisse comprendre. C’est cette photographie, ce film du subconscient que beaucoup de gens confondent avec l’hérédité. Les expériences des maîtres de la psychologie ont prouvé l’importance de l’action du subconscient à cet âge. C’est comme une cornue où se cristallisent les impressions reçues qui deviendront des idées, des tendances, imposant leur bienfaisant empire ou leur tyrannie à la volonté indifférente en elle-même.

C’est donc dès les premiers mois que commence l’éducation de la conscience. Dès que l’enfant reconnaît la voix de sa mère, voix qui dit oui doucement, amoureusement, ou voix qui dit non fermement. C’est le premier contact avec la morale. Bébé doit dormir, bébé doit cesser de faire le capricieux, sinon, pour le punir, on le laisse seul. Dura lex sed lex ! Vous me direz : « C’est un dressage. » Sans doute, mais le dressage d’un animal raisonnable et sur la raison duquel travaillent toutes les impressions reçues. Ceci m’amène à déplorer l’indifférence témoignée par beaucoup de mères durant la toute petite enfance. Elles donneraient un tuteur aux jeunes arbres, elles dresseraient un jeune chien ; pour leurs tout petits, elles les abandonnent aux soins mercenaires.

Dès les premiers mois, la bonne lève l’enfant, fait sa toilette, lui donne ses repas, le promène, l’amuse, le couche. Une personne m’avouait n’avoir pas vu son enfant depuis 48 heures, un bébé de trois mois ! Une autre déclarait en riant que sa petite fille aimait beaucoup plus sa bonne que sa maman ! Avec les années, l’indifférence maternelle augmente et se double de l’égoïsme paternel. Des mains de la bonne, les enfants passent au pensionnat. Du moment que ces pauvres petits n’embêtent pas trop leurs parents, qu’ils ont une apparente honnêteté, ils peuvent être ce qu’ils voudront au point de vue de la conscience. Peu importe qu’ils n’aient pas de conviction religieuse, pourvu qu’ils aient une certaine piété de commande. Leur cœur peut être gâté, leurs mœurs privées déplorables, on ne s’en apercevra pas, pourvu qu’ils gardent la mine hypocrite d’un faux ange. Cette comédie ne dure pas toujours. Alors, il faut entendre les reproches pleuvoir contre ce malheureux enfant que l’on a si bien élevé, si bien surveillé, si bien formé ! quel ingrat !

Mais oublions ces indifférentes, et, avec les mères qui s’occupent vraiment de leurs enfants, demandons-nous quels sont les auxiliaires de la bonne conscience, d’une part ; et d’autre part, quels sont ses ennemis. Cela comporterait un vaste développement. Bornons-nous à l’essentiel et reconnaissons que le jugement sain, le sens et l’amour de la justice sont les auxiliaires indispensables de la bonne conscience ; que la légèreté d’esprit, le scrupule, l’orgueil, la vanité et l’ambition sont ses pires ennemis.

Le premier auxiliaire et le plus nécessaire, c’est le jugement sain ; par contre, le plus redoutable ennemi, le jugement faussé soit par la légèreté d’esprit, soit par le scrupule. La rectitude de l’esprit qui permet à un enfant de distinguer, dans les cas particuliers, ce qui est bien de ce qui ne l’est pas, voilà le jugement sain. Chez plusieurs enfants, la distinction du bien et du mal, de la vérité et de l’erreur, se fait quasi instinctivement. Beaucoup d’autres n’ont pas cette intuition, et chez eux, la décision, le jugement, sera longtemps la matière d’un petit procès intérieur. Il serait bon d’essayer, sitôt que l’enfant commence à raisonner, entre 5 et 7 ans, de se rendre compte des motifs qui lui font juger bonnes ou mauvaises ses actions, celles de ses frères, de ses camarades. Dans bien des cas, on le constatera avec surprise, l’enfant ne comprend pas pourquoi les choses qu’on lui défend sont mauvaises ou nuisibles. Le mensonge, les petits vols, les cruautés, les injustices lui paraissent des actes de légitime défense. Il ne se rend pas compte, il ne juge pas : son instinct de conservation et son égoïsme seuls le guident.

Je me rappelle à ce propos l’un de mes déboires de catéchiste. Il s’agissait de faire comprendre à un enfant de 7 ans ce qu’est le péché : une désobéissance au bon Dieu. Or, pour lui, une désobéissance était une habileté et le châtiment encouru un accident, non une juste punition. Il m’a fallu plusieurs leçons et de patients efforts pour corriger son jugement. Depuis cette expérience, je suis persuadée que nous ne saurions trop questionner les enfants sur les motifs qui les font agir. Méritons leur confiance pour pouvoir corriger les erreurs, souvent grossières, qui paralysent leurs bons mouvements et les empêchent de juger sainement des choses.

Ce serait trop beau d’éduquer les enfants s’il fallait seulement leur faire voir où se trouve le bien. Hélas ! la plupart du temps, l’un de ces trois défauts, légèreté d’esprit, scrupule, tendance au paradoxe, vient entraver la formation du jugement. Le plus commun, c’est la légèreté d’esprit, l’étourderie. C’est surtout le défaut dominant des caractères primesautiers, qui se jettent dans l’action sans penser à la valeur, aux conséquences de leurs actes. Il serait injuste de taxer de méchancetés les brimades, les querelles, les moqueries et même les mauvais traitements que beaucoup d’enfants font subir, comme à plaisir, à leurs camarades plus faibles, à leurs animaux favoris. Bien souvent ces petits Nérons n’ont pas réfléchi ; leur jugement n’est pas intervenu pour leur faire comprendre la malice intrinsèque de ce qu’ils considèrent comme un amusement. Avant de décider qu’ils n’ont pas de cœur et de les traiter en petits forçats, il importe de leur faire comprendre la souffrance de celui qu’ils ont malmené. Un bon moyen, bien supérieur aux longs discours, c’est de leur rendre la pareille, avec un grand calme, si c’est possible, sans causer de préjudice à leur santé. Il n’est rien de tel que la souffrance pour faire comprendre ce qu’est la souffrance.

Moins fréquent que la légèreté d’esprit, le scrupule gâte quelquefois le jugement des enfants. C’est un mal terrible, qui nuit à la santé du corps et ruine l’équilibre de l’esprit. D’où provient le scrupule ? « D’un manque de contrôle du conscient sur l’inconscient, non d’un défaut total, mais d’une insuffisance », nous affirme l’abbé Arnaud d’Agnel. « Tomber dans le scrupule n’est pas précisément penser d’une manière habituelle aux idées de responsabilité morale, de jugement définitif et d’enfer éternel, puisque tous les saints en ont fait l’objet de leurs fréquentes méditations ; mais c’est se laisser envahir, dominer, conduire par ces idées, au lieu de les avoir pour ainsi dire en mains afin de les subordonner à des fins utiles en les coordonnant avec d’autres principes (espérance, confiance, amour de Dieu) destinés à leur servir de régulateur et de contrepoids. »

« Chez le scrupuleux, comme chez tout obsédé, le conscient ne remplit qu’imparfaitement et sans suite sa mission de contrôle vis-à-vis de l’inconscient. Cet inconscient est d’autant plus envahisseur qu’il rencontre une moindre résistance. »

Chez les enfants, la volonté n’étant pas formée, le jugement imparfait, le scrupule, fait vite d’affreux ravages. Le mal atteint rapidement le paroxysme, mais, grâce à la plasticité du caractère, se guérit plus vite que chez l’adulte. Cette guérison est avant tout la mission du prêtre. Cependant les parents et les éducateurs ont aussi un rôle important à jouer, rôle qui se résume dans ces mots : patience et prudence. Patience ! La belle chose que la maîtrise de soi. Être patient, faire taire les mouvements intérieurs, dompter les réflexes nerveux, rester calme et lucide en toute rencontre, c’est là l’une des causes du succès des grands éducateurs. Vis-à-vis des enfants scrupuleux, la patience devient un impérieux devoir de charité. C’est exaspérant, bien entendu, de toujours recommencer les mêmes raisonnements, d’avoir à répéter les mêmes exemples, de sentir la sourde résistance d’un esprit buté et affolé. Cependant une impatience, un peu de rudesse peut fermer à jamais le cœur de l’enfant scrupuleux et compromettre sa guérison pour plusieurs années. N’est-il pas à craindre qu’il fasse le raisonnement suivant : j’impatiente maman, elle ne me comprend pas, elle ne voit pas mon angoisse, je dois aussi impatienter le prêtre ! personne ne peut m’aider, je vais sûrement me damner !

Un autre faux pas est encore à redouter avec ces enfants malades de scrupule : c’est l’imprudence, le manque de discrétion. Il serait dangereux de les questionner maladroitement, ou de décider ex cathedra d’un cas de conscience. Si on allait se tromper et porter un jugement contraire à celui du confesseur ? Nous ne savons que ce que l’enfant veut bien nous dire. Tout un côté de sa crise morale nous échappe ; la cause d’abord, puis les fautes qui l’ont aggravée. Alors comment ne pas se tenir dans une prudente réserve dès que le scrupule ne porte plus sur les faits de la vie commune, mais bien sur un fait de vie intérieure ? Pour collaborer à la guérison d’un enfant scrupuleux, l’aide des parents doit être indirecte pour être efficace.

L’abbé Arnaud d’Agnel nous dit que cette guérison consiste dans la rééducation du contrôle cérébral. Cette rééducation équivaut à régulariser le jeu des opérations mentales. On tentera donc, aussi souvent que l’occasion se présentera, de faire porter au malade un bon jugement sur des matières éloignées des sujets religieux. Puis on lui fera constater son aptitude à décider sainement d’une question. Le meilleur moyen, dans les moments de crise, est de le distraire forcément de ses préoccupations, en lui fournissant un travail qui l’obligera à chasser ses obsessions. Qu’il soit inattentif alors, rien d’étonnant : tout obsédé l’est nécessairement. Aux parents et aux maîtres de s’armer de patience et de fermeté ; à eux de fixer son esprit sur son travail ou dans ses jeux. Il ne faudra pas le perdre de vue, encore bien moins tolérer qu’il reste seul ou inactif. Sans cesse on lui trouvera quelque chose d’intéressant ou d’absorbant, un travail, un jeu, pour l’arracher à l’atmosphère intellectuelle ou morale où naît, grandit et s’alimente son obsession religieuse.

Les matières du programme scolaire qui se recommandent pour cette crise morale sont les mathématiques, les devoirs de grammaire, le dessin, la géographie. On délaissera l’étude de l’histoire et des sciences naturelles, qui pourraient rappeler les obsessions. Pour l’étude du catéchisme, il faudra avoir recours aux conseils d’un prêtre expérimenté et suivre ses directions à la lettre.

Il me reste à rappeler le dernier des défauts de jugement : la tendance au paradoxe. C’est un défaut qui se rencontre rarement, mais toujours chez les enfants très intelligents. Cette tendance suppose en effet une assez grande vivacité d’intelligence, beaucoup d’esprit d’observation. Quand elle existe chez l’enfant, elle est très difficile à dompter. Mélange d’orgueil et de curiosité, elle flatte celui qui devrait en souffrir. Comme généralement les parents s’en amusent tant que les idées baroques de l’enfant sont sans conséquence, il devient impossible de persuader le petit que son amour du paradoxe est dangereux. Au point de vue de la conscience, cette manie tend à détruire le sens du devoir pour le remplacer par la recherche des extravagances. Pour redresser ce jugement orgueilleux, il n’y a rien de mieux que la conspiration du silence. Les parents et les maîtres auront grand soin de ne laisser voir aucune surprise, aucun intérêt flatteur pour les exagérations de l’enfant qui manifeste cette tendance au paradoxe. Ils s’efforceront de rectifier ses idées et ses jugements avec un calme parfait et une patience inlassable. Si l’on peut persuader l’enfant qu’il n’est pas intéressant quand il divague, on assure sa réforme, on sauve son esprit de grands dangers. Mais, de grâce, ne melons pas la tendance au paradoxe avec l’originalité de l’esprit et gardons-nous, à tout prix, de couler l’esprit de tous les enfants dans le même moule. Qu’ils jugent sainement, mais qu’ils aient leurs idées personnelles : les nôtres ne sont peut-être pas les meilleures et une question à débattre offre toujours plusieurs côtés, plusieurs conclusions. Respectons la personnalité des enfants qui nous sont confiés, tout en cherchant à leur donner la rectitude de jugement.

Nous avons dit que le deuxième et indispensable auxiliaire de la conscience droite et bonne, c’est le sens et l’amour de la justice.

La justice ! une vieille vertu dont les statues des cathédrales, les peintures antiques, les louanges de la Bible redisent à l’envi l’austère beauté et les innombrables bienfaits. Nous ne pouvons ouvrir l’Ancien Testament sans rencontrer quelque allusion à la justice, quelque conseil pour l’homme juste. Être juste, pour le serviteur de Dieu, c’est la condition nécessaire pour être sauvé. Nous comprenons très bien qu’après la venue du Christ, la charité ait fait passer la justice au second rang dans l’excellence des vertus. Elle n’en demeure pas moins une vertu cardinale, avec la prudence, la force et la tempérance. Au point de vue qui nous occupe, la formation de la conscience, c’est, avec la rectitude de jugement, la qualité la plus nécessaire.

Malheureusement, de nos jours, la justice est méconnue, souvent méprisée. Dans une société qui veut faire de l’argent l’unique valeur des gens et des choses, la justice qui enseigne : Tu ne prendras pas le bien d’autrui, tu ne voleras pas la réputation du prochain, tu ne feras pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît à toi-même, pareille vertu est encombrante et paralyse trop l’honnête homme qui, en la pratiquant, ne peut devenir millionnaire en moins de dix ans.

Aussi les vieilles prescriptions sont-elles remplacées par les formules modernes : la lutte pour la vie (traduisez : l’écrasement des autres pour le maximum de richesses et de jouissances personnelles), il faut faire sa place au soleil, la fortune sourit aux audacieux, celui qui n’écrase pas sera écrasé, et cent autres maximes qui tendent à justifier l’égoïsme féroce. Arriver par tous les moyens, sans égard pour personne, sans souci des ruines accumulées, des réputations flétries, des vies gâchées !

Cette conception de l’existence nous enveloppe et sans cesse elle entame sournoisement nos saines notions de justice, d’équité, de probité. Elle fait à notre insu d’affreux ravages autour de nous, et peut-être même en nous. Le sens et l’amour de la justice sont tellement diminués, qu’il n’est pas rare que d’honnêtes gens commettent de criantes injustices sans même en avoir de remords. La conscience de beaucoup de nos gens est faussée. Le type canadien de 1935 est-il aussi franc, aussi honnête, aussi probe que le type canadien de 1860 ? Qui oserait l’affirmer sans provoquer un sourire ? Cet état de choses proclame la nécessité d’une meilleure formation.

Si les Canadiens sont moins justes, c’est peut-être que leur formation n’a pas suffisamment porté sur la justice. À nous donc d’y remédier auprès des enfants qui ont l’avenir pour eux.

La justice qu’on définit l’équilibre, l’équation entre nos droits et les droits du prochain, nos devoirs envers le prochain et les devoirs du prochain envers nous, est une abstraction que l’enfant saisit difficilement.

L’exemple de ses parents et de ses maîtres la lui enseigne mieux qu’aucun manuel. C’est au foyer et à l’école que l’enfant comprend d’abord qu’à ses droits correspondent des devoirs. En regardant agir ses parents et ses maîtres, il apprend le droit de propriété. En écoutant les conversations, il comprend qu’il faut respecter la réputation des parents et des amis, celle surtout des ennemis qu’on est exposé à juger arbitrairement. C’et encore à la maison qu’il apprend à rendre justice aux fournisseurs, aux ouvriers, aux domestiques. C’est aussi, hélas ! à la maison qu’il apprend trop souvent le contraire de la probité. L’enfant juge tous les actes de ses parents. Pour lui, ils sont l’objet propre de l’expérience de la vie, ils résument l’univers. Les imiter, c’est sa joie et son ambition. Si le modèle est difforme, la conscience de l’enfant en reçoit une grave atteinte. Avec sa logique implacable, il se dit : Puisque papa et maman ne s’en occupent pas, la justice n’est bonne que pour les esprits faibles. Et l’enfant laisse grandir en lui les ennemis de la justice : l’orgueil, la vanité, l’ambition effrénée.

Par orgueil, nous ne voulons pas parler, bien entendu, de l’honneur et de l’émulation qui constituent, pour une bonne part, la justice envers soi-même, mais, selon le petit catéchisme, de l’amour déréglé de soi-même qui fait qu’on se préfère aux autres et qu’on veut avoir les premières places sans les avoir nullement méritées. Cet orgueil peut être aussi la résultante des injustices commises envers l’enfant. À la maison, on lui a préféré injustement une petite sœur plus jolie, un petit frère mieux doué. À l’école, la situation politique ou financière des parents a quelquefois valu à des camarades inférieurs de meilleures places, une dispense de punitions ou de pensums. De tout cela, il est résulté une haine orgueilleuse, une ambition démesurée. « J’écraserai ceux qu’on m’a préférés. Je serai riche et puissant pour dominer à mon tour, pour pouvoir faire impunément toutes les sottises qui me passeront par la tête. » Ces pensées reviennent sans cesse à l’esprit de l’enfant humilié, et en feront un arriviste. À qui la faute alors, sinon à ceux qui ont fourni l’expérience de l’injustice ? Il faut donc craindre beaucoup les méfaits d’une injustice accidentelle. D’un autre côté, il est difficile de rendre en tout temps et de toute manière une parfaite justice. Pour cela, il faudrait pouvoir jouir de la divine intelligence qui sonde les reins et les cœurs. Néanmoins n’ayons jamais peur de réparer auprès des enfants les injustices qu’il nous arrive de commettre à notre insu. Loin de diminuer notre prestige, cette manière d’agir l’augmente et fortifie beaucoup notre autorité. L’enfant demande, désire la justice avant même l’affection, ou plutôt il fait consister notre tendresse pour lui dans la mesure de justice que nous lui donnons. L’enfant vit de confiance ; s’il peut abandonner ses intérêts, sans arrière-pensée, aux mains de ceux qui le guident, il est heureux, il s’épanouit, sa conscience tend à devenir saine. Traitez-le injustement, il se replie sur lui-même, devient chagrin, haineux ; sa conscience en s’aigrissant se fausse. En perdant la confiance, il a perdu sa boussole. L’injustice le rend ambitieux et dur.

Il ne faudrait pas généraliser et affirmer que tous les orgueilleux, les vaniteux, les ambitieux ont souffert d’injustice. L’orgueil peut avoir bien d’autres sources, comme la faiblesse d’esprit et l’ignorance. Toujours, cependant, l’orgueil, avec ses filles jumelles, la vanité et l’ambition, est ennemi de la justice, puisqu’il ne connaît qu’un poids, qu’une mesure : sa valeur personnelle, la place dont il se juge digne ! Si donc les parents désirent avoir des enfants justes, qu’ils combattent l’orgueil.

La bonne conscience est, en résumé, la force de l’âme, la joie du cœur, le repos et la paix de l’esprit. Pour l’acquérir, il faut beaucoup de vertu. C’est un grand travail ! Soit. Mais considérez le chef-d’œuvre que vous pouvez réaliser. Voyez la grandeur morale d’un homme de conscience. Essayez de calculer la somme de bien que son existence ménage à ceux qui l’approcheront. Après cela, qui oserait dire encore : « Je ne saurais entreprendre de remplir un tel programme ? »

 

 

Marie GIRARD.

 

Paru dans Les Idées en 1935.

 

 

 

 

 

 

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