Saint Vincent de Paul

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Victor GIRAUD

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À LA MÉMOIRE DE PIERRE COSTE

PRÊTRE DE LA MISSION

 

 

Le modeste et savant historien du « grand Saint du grand siècle » avait souhaité de me voir écrire ce petit livre avant même de me connaître, sur la simple lecture de mon Bossuet. Avec son habituelle générosité, il m’a fait bénéficier de son impeccable information ; il m’a permis de le « feuilleter » sans scrupule. Il a poussé l’obligeance et la charité jusqu’à relire de très près ces pages et à me signaler toutes les erreurs ou inexactitudes que j’y avais laissé subsister et que j’ai scrupuleusement corrigées. Grâce à lui, les fidèles de saint Vincent de Paul pourront donc lire ce volume avec une certaine sécurité. J’aurais voulu mieux profiter de ses conseils et avoir su tracer de celui qui fut peut-être le plus grand et, en tout cas, le plus populaire de nos saints français, une image moins imparfaite et qui fût moins indigne d’être offerte à tous les amateurs d’âmes.

 

V. G.

 

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE PREMIER

 

Les enfances

 

 

 

Monsieur Vincent, comme il se faisait appeler, est né le 24 avril 1581, dans la paroisse de Pouy, près de Dax, d’une famille de modestes paysans, sans doute originaires de la région. Une longue hérédité paysanne et gasconne paraît bien avoir mis sur lui son empreinte : un bon sens très réaliste et qui ne se paye jamais de mots, une humilité native et qui s’accompagne d’une bonhomie un peu narquoise, beaucoup de finesse et une extrême prudence, une grande réserve intérieure, l’habitude du repliement sur soi et du secret ; avec cela, une verve aisément malicieuse et qui s’épanche en originales saillies, un certain goût de l’aventure : voilà, semble-t-il, quelques-uns des traits que ses ancêtres ont transmis à l’enfant qui devait illustrer leur nom.

Les Depaul, ou de Paul (la particule d’origine n’a aucune signification nobiliaire) n’étaient pas riches, mais non pas très pauvres. Vincent était le troisième enfant ; il avait trois frères et deux sœurs. Le père, mort en 1598, semble avoir vu dans la vocation sacerdotale de son fils surtout un placement à gros intérêts. La mère, Bertrante de Moras, qui vivait encore en 1610, ressemblait peut-être à la mère de Villon, et j’imagine que, comme tant d’autres mères, elle dut transmettre à son fils une part de son âme, de sa ferveur religieuse.

La foi catholique était restée très vivace en Guyenne. Mais le pays avait été fort éprouvé par la guerre civile, après la guerre étrangère. Ruines, incendies, massacres, profanations, ce fut là sans doute, comme naguère pour Jeanne d’Arc, le thème trop fréquent des récits qui, dans les longues veillées, bercèrent l’imagination du petit Vincent.

L’enfant était pieux, intelligent et laborieux. À 12 ans, on le conduisit chez les Cordeliers de Dax, et c’est là qu’il commença ses études. Recommandé à un avocat de Dax, M. de Comet, qui cherchait un répétiteur pour ses fils, il entra dans cette excellente famille. En 1596, dans sa seizième année, il recevait la tonsure et les quatre ordres mineurs.

Pour compléter ses études théologiques, il se rendit à l’Université de Toulouse. Plusieurs familles aristocratiques lui confièrent leurs enfants dont il dirigea les études, tout en poursuivant les siennes, et, au bout de sept ans, en 1604, il était reçu bachelier. Plus tard, il se fit recevoir licencié en droit canon par l’Université de Paris. Homme d’action avant tout, il était donc très suffisamment instruit et tout autre chose que le « pauvre écolier de quatrième » qu’il prétendait être.

Sous-diacre, puis diacre en 1598, il recevait la prêtrise le 23 septembre 1600, à 21 ans, « avec une joie grave et tremblante ». Bien plus tard, parlant de « cette condition, la plus sublime qu’il y ait sur la terre, et celle-là même que le Seigneur a voulu prendre et exercer », il écrivait : « Pour moi, si j’avais su ce que c’est, quand j’eus la témérité d’y entrer, j’aurais mieux aimé labourer la terre que de m’engager dans un état si redoutable. » Il dit sa première messe dans une petite chapelle de la Vierge. « Il avait, nous dit son biographe, une telle appréhension de la majesté de cette action toute divine, qu’il en tremblait, et que, n’ayant pas le courage de la célébrer publiquement, il choisit plutôt de la dire dans une chapelle retirée à l’écart. »

« Renonciation totale et douce », don absolu, sans réserve, de tout son être intime à la toute-puissance divine : cet engagement de sa vingtième année, il le tiendra pendant soixante ans.

 

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE II

 

Chez les Barbaresques

 

 

 

On voudrait se le représenter jeune clerc, tel qu’il était au sortir de l’Université. D’après les portraits, bien tardifs, que nous avons de lui, il n’a jamais dû être beau. Nez allongé et fort, menton pointu, large front : la physionomie d’un paysan finaud. Seuls les yeux perçants et vifs, – des yeux où il y a de la bonté, de la malice et je ne sais quelle ardeur spirituelle, – éclairent ce visage un peu rustique. Dans les manières, dans la voix, dans toute la personne, il devait avoir, et de très bonne heure, – sa vie tout entière nous le prouve, – un don de séduction extraordinaire : il savait se rendre sympathique et se faire aimer.

Son ordination n’avait point interrompu ses études, et il avait renoncé à une bonne cure qu’on lui offrait. Mais, à part deux voyages à Bordeaux et à Rome, nous perdrions entièrement sa trace, jusqu’en 1607, si une lettre autographe qu’il aurait voulu détruire et qu’il adressait d’Avignon le 24 juillet 1607 à M. de Comet, le frère de son premier protecteur, ne venait nous renseigner sur l’épisode le plus curieux de sa prodigieuse existence.

De Marseille, où Vincent était allé, probablement en 1605, pour régler une affaire d’héritage, il avait pris la mer pour se rendre à Narbonne ; il avait été capturé par trois brigantins turcs qui, tout blessé qu’il fût, l’amenèrent à Tunis pour le vendre comme esclave. Vendu d’abord à un pêcheur, puis à un « médecin spagirite », et enfin à un « renégat de Nice », il avait bien su mettre à profit ces situations successives. Le médecin, « souverain tireur de quintessences », était, écrit Vincent, « homme fort humain et traitable, lequel, à ce qu’il me disait, avait travaillé cinquante ans à la recherche de la pierre philosophale, et en vain quant à la pierre, mais fort heureusement à autre sorte de transmutation de métaux... Il m’aimait fort et se plaisait fort de me discourir de l’alchimie ». Le renégat avait trois femmes qui se prirent d’amitié pour cet aimable Français. L’une d’elles, une musulmane, touchée des discours de Vincent, « ne manqua point, écrit-il, de dire à son mari, le soir, qu’il avait eu tort de quitter sa religion, qu’elle estimait extrêmement bonne, pour un récit que je lui avais fait de notre Dieu et quelques louanges que je lui avais chantées en sa présence. » Le résultat fut qu’au bout de dix mois le maître et l’esclave partirent sur « un petit esquif » pour Aigues-Mortes ; de là, ils gagnèrent Avignon où le renégat, « avec la larme à l’œil et le sanglot au gosier », abjura entre les mains du vice-légat qui, ajoute Vincent, « me fait cet honneur de me fort aimer et caresser, pour quelques secrets d’alchimie que je lui ai appris, parce qu’il y a travaillé tout le temps de sa vie et qu’il ne respire autre contentement ».

Quelle aventure extraordinaire, moins extraordinaire d’ailleurs au XVIIe siècle qu’on ne pourrait croire ! Dans ce naïf et savoureux récit, le jeune Vincent nous apparaît un peu différent de ce qu’il sera dans la suite : moins scrupuleux en matière d’argent qu’il ne le sera plus tard ; curieux, avide de s’instruire, « à toutes fins utiles », d’ailleurs, avec une pointe d’humeur gasconne et d’insouciance aventureuse, qui donne du piquant à son personnage ; très préoccupé aussi, le trait revient dans toutes ses premières lettres, d’obtenir quelque honnête bénéfice « qui lui donnera le moyen de faire une retirade honorable » auprès des siens et de rétablir sa situation ; au demeurant, bon, aimable, reconnaissant, serviable, extrêmement séduisant, avec un fond inaltérable d’ardente et candide piété et une confiance éperdue dans la Providence. Jusqu’ici, ce semble, rien qui le différencie des excellents prêtres de son pays, de ce prieur voisin que son père lui avait donné pour modèle. Mais il faut croire, – l’avenir allait le prouver, – qu’il y avait dès lors en lui autre chose, un je ne sais quoi qui nous échappe, qui lui échappait peut-être à lui-même. De ce germe obscur, peut-être enfoui dans l’un des replis secrets de son âme, nous attendrons quelque temps encore avant de pouvoir constater l’éclosion.

 

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE III

 

D’Avignon et Rome à Paris

 

 

 

Le vice-légat Montorio raffolait de ce jeune prêtre qui lui rapportait des pays barbaresques de si beaux secrets. Il l’emmena à Rome, que Vincent connaissait déjà et qui fit sur lui une impression profonde. « Lorsque je fus à Rome, il y a trente ans, écrivait-il plus tard, quoique je fusse chargé de péchés, je ne laissai pas de m’attendrir, même jusqu’aux larmes. »

À Rome, il reprit et poursuivit ses études. Et dès la fin de 1608, le voici installé à Paris, au faubourg Saint-Germain, dans une modeste chambre qu’il partage avec un compatriote. Il est lié avec un certain Dufresne, secrétaire de la reine Marguerite de Valois, épouse répudiée d’Henri IV, lequel nous le représente « fort humble, charitable et prudent, faisant bien à chacun et n’étant à charge à personne, circonspect en ses paroles, écoutant paisiblement les autres, sans jamais les interrompre ; et dès lors il allait soigneusement visiter, servir et exhorter les pauvres malades de la Charité ». Dufresne le présenta à la reine ; et, en 1610, Vincent devient aumônier de la princesse et il est enfin pourvu du « petit bénéfice » qu’il attendait depuis si longtemps.

Cette folle reine Margot achevait alors dans le luxe et la frivolité, parmi sa petite cour d’hommes de lettres et de favoris, une vie qui avait été féconde en aventures de toute sorte. Elle avait toujours conservé un reste de foi catholique, et il est à croire que Vincent fut surtout le discret intendant de ses aumônes et de ses charités. Sans doute, dans ce nouveau milieu, il a dû avoir bien des jours sur la vie si souvent peu édifiante des grands de ce monde, et cette expérience n’a pas été perdue pour lui. Nous savons aussi, par lui-même et par ses biographes, qu’ayant connu là un théologien éminent qui se trouvait « assailli d’une rude tentation contre la foi », ému de pitié, il demanda à Dieu de détourner sur lui-même l’orage intérieur qui s’était abattu sur cette pauvre âme fraternelle, qu’il fut exaucé, et tandis que le savant docteur retrouvait la sérénité, trois ou quatre années durant, le malheureux Vincent fut en proie aux doutes les plus torturants. « Il s’avisa un jour de prendre une résolution ferme et inviolable pour honorer davantage Jésus-Christ et pour l’imiter plus parfaitement qu’il n’avait encore fait, qui fut de s’adonner toute sa vie au service des pauvres. »

Immédiatement, un joyeux apaisement se fit dans son âme. Il aurait pu dire comme Pascal : « Certitude, certitude. Sentiment. Joie. Paix. » Il avait trouvé sa vraie vocation. À l’appel de son Dieu, il avait parié pour l’action.

La besogne n’allait pas manquer aux bons ouvriers de l’œuvre évangélique. Au sortir des guerres de religion, la France était dans un état effroyable, et le règne réparateur, mais brutalement écourté d’Henri IV n’avait pas suffi à panser toutes ses plaies. La misère était grande. Les hôpitaux ne pouvaient suffire à abriter, à soigner les malades et l’on y mourait souvent de faim. À Abbeville, en 1597, 8 000 personnes mouraient de la peste, 12 000 en 1599. À Paris, où l’Hôtel-Dieu n’était trop souvent que l’antichambre de la mort, la peste, en 1606, 1607 multipliait ses victimes. Les loups sortaient des bois, parcouraient les campagnes, répandaient la terreur aux portes des villes. Un peu partout sévissait le brigandage. Très lourds et mal répartis, les impôts, sur divers points du territoire, provoquent de véritables jacqueries. Le clergé a subi le contrecoup de tous ces troubles : on se détache de lui et il ne remplit pas toujours sa mission ; les prêtres ignorants ou débauchés sont légion, et, dans bien des provinces, il semble que le peuple retourne au paganisme. Comme dans toutes les époques de grands bouleversements, la lie des passions humaines est remontée à la surface et dans tous les milieux l’immoralité s’étale avec une parfaite impudeur. Le legs moral que le XVIe siècle va transmettre au XVIIe reste à tous égards singulièrement inquiétant.

À la mort d’Henri IV, il y a une angoissante question que tous les bons Français se posent. Les heureux résultats que la sagesse du feu roi avait, sur bien des points, obtenus ne vont-ils pas être remis en question et ne va-t-on pas retomber dans la désastreuse anarchie dont on sort à peine ? Vincent de Paul, n’en doutons pas, était du nombre de ces bons Français. Dans son Midi natal, dans ses quelques voyages à travers la province française, à Paris même, il avait vu, côtoyé bien des misères physiques et morales. Sachant voir et sachant écouter, il devait avoir peu d’illusions sur la nature humaine et l’idée de la chute originelle devait lui être très présente. Enfin ses deux années de captivité lui avaient ouvert sur le monde non chrétien des horizons qui n’étaient pas alors familiers à beaucoup de personnes. Il a vu aussi l’Espagne et l’Italie. Tout en poursuivant ses études, il a vécu d’une vie qui n’est pas celle des livres. Son expérience est riche et diverse. Il a 30 ans ; il a beaucoup réfléchi, beaucoup observé, beaucoup prié ; il a travaillé ; il a souffert ; il a vu souffrir les autres, et son cœur miséricordieux d’enfant du peuple s’est souvent ému des misères qu’il ne pouvait pas soulager. Les circonstances ont fait qu’il n’avait pas encore d’engagement définitif. On dirait qu’il cherche sa voie, qu’il attend on ne sait quoi qui lui fixera sa destinée. L’aumônier de la reine Margot se demande à quoi il va employer l’activité dont il se sent plein pour le service de Dieu.

 

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE IV

 

À l’école de Bérulle

La conversion - La cure de Clichy

 

 

 

Probablement en 1611, peut-être en 1609, Monsieur Vincent se mit sous la direction de M. de Bérulle.

C’était un grand personnage et un très saint homme que M. de Bérulle. Vincent a dit de lui qu’il « avait une sainteté et une science si solides qu’à peine pouvait-on en trouver une semblable ». « Un des esprits les plus clairs et les plus nets qui se soient jamais rencontrés », ainsi le qualifiait saint François de Sales, qui déclarait encore : « Il est tout tel que j’aurais désiré être moi-même. » Plus tard, on fera de lui un cardinal et un diplomate. Pour l’instant, tout entier absorbé par les œuvres de dévotion et de charité, il ne rêve que d’introduire en France les grands Ordres religieux qui ont fleuri au delà des monts. Déjà il a réussi, à force de volonté subtile et tenace, à transplanter chez nous les Carmélites de sainte Thérèse. Maintenant il s’emploie à acclimater sur le sol français l’Oratoire de saint Philippe de Néri. Et le 11 novembre 1611, il installait les premiers Oratoriens dans l’hôtel du Petit-Bourbon, sur l’emplacement actuel du Val-de-Grâce.

Personnalité puissante et originale, voyant tout en Dieu et ne vivant que pour Dieu, Pierre de Bérulle, par l’autorité d’une grave et pénétrante pensée, par la vivacité et la profondeur de ses intuitions, exerçait une forte action sur tous ceux qui l’approchaient. Il n’était que de six ans plus âgé que Vincent. Ils étaient faits pour se comprendre : ils avaient tous deux les mêmes préoccupations de vie intérieure et de restauration religieuse. Mais Bérulle, par tout son passé, était plus avancé dans les voies de la perfection chrétienne. Quand Vincent, simplement pour s’y recueillir quelque temps, entra à l’Oratoire, muni désormais du bénéfice qu’il avait souhaité, il n’avait, ce semble, pas encore renoncé à son rêve d’une « retirade honorable » auprès des siens. Bérulle vit clair en lui : ce rêve un peu bourgeois lui parut insuffisant, indigne de l’être d’exception qui venait se confier à lui. Il devina les réserves profondes, les secrètes virtualités de cette âme dont l’ardente piété, la touchante humilité, l’émouvante charité dépassaient la mesure commune ; il prêcha, à son habitude, le renoncement, l’entière « désappropriation » de tout l’être intime, et, très probablement, l’action, encore l’action.

Ce que l’abbé Bremond appelle la conversion de Vincent de Paul date de là. Probablement ces exhortations se trouvaient coïncider avec l’illumination intérieure dont nous avons parlé. Tout concordait, les voix intérieures et celles du dehors, pour pousser Vincent à sa destinée. Il se laissa faire, il obéit.

Et il obéit, quoi qu’il en coûtât, jusqu’au point de ne jamais distraire, pour avantager les siens, une seule obole de tout l’argent qu’il devait recevoir pour ses œuvres. Pour l’instant, il fait sienne toute la spiritualité bérullienne, ce « théocentrisme », cette perpétuelle absorption de l’homme en Dieu : ce sera là le fondement de sa pensée, la base de son action.

Sur ces entrefaites, la cure de Clichy étant devenue vacante, Bérulle désigna Vincent pour succéder à Bourgoing. Vincent « acquiesça par esprit d’obéissance », nous dit Abelly, pour « s’humilier », ajoute-t-il, ce qui n’est peut-être pas sûr ; et le 2 mai 1612, il prenait possession de son nouveau poste.

Il y avait en lui l’étoffe dont on fait les curés d’Ars. Clichy était un pauvre village de la banlieue parisienne, qui s’étendait jusqu’à la Madeleine. La population y était surtout composée de paysans assez misérables, mais de bons bourgeois de Paris y avaient leurs maisons de campagne. Vincent fut le père de tous. Sermons, catéchismes, confessions, visites aux malades, œuvres de toute sorte, il se dépense sans compter. Sa douceur, sa bonté, son inépuisable charité, la haute vertu dont il donnait l’exemple lui conciliaient tous les cœurs. Il rebâtit l’église qui tombait en ruines, la pourvut d’un mobilier neuf et de décents ornements sacerdotaux : cela, grâce aux abondantes aumônes qu’il savait provoquer. Les curés du voisinage l’enviaient et l’admiraient, venaient lui demander conseil. Bref, en peu de temps, il fit de sa paroisse une paroisse modèle. « J’en avais, nous dit-il, une consolation et un contentement non pareils. » Ce fut la lune de miel de l’apostolat de saint Vincent de Paul.

Elle dura peu. Un an s’était à peine écoulé que Bérulle le désignait pour être le précepteur des enfants de messire Emmanuel de Gondi, général des galères de France. Non sans déchirement peut-être, mais sans hésitation, il accepta. « Soumission totale à Jésus-Christ et à mon directeur », ce mot du Mémorial de Pascal aurait pu lui servir de devise.

 

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE V

 

Chez les de Gondi

 

 

 

D’origine florentine, les de Gondi avaient dû leur fortune à leur compatriote Catherine de Médicis. En deux générations, ils étaient devenus l’une des grandes familles de France : l’archevêché de Paris et la charge de général des galères y étaient, pour ainsi dire, héréditaires. Emmanuel de Gondi avait épousé une femme de haute distinction et d’une grande piété, Marguerite de Silly. Voulant assurer à leurs enfants le précepteur le plus saint et le plus vertueux qu’il fût possible de trouver », les deux époux s’adressèrent à Bérulle. Celui-ci leur désigna Vincent de Paul, qui douze années encore restera titulaire de sa cure de Clichy et qu’il continuera sans doute à diriger.

Ce qu’il fut comme précepteur, nous l’ignorons. Nous savons seulement qu’il vivait dans cette maison princière « comme dans une Chartreuse et retiré dans sa chambre comme dans une petite cellule », se tenant en toutes choses sur la plus grande réserve, mais, toujours ami des humbles, s’occupant des domestiques et leur prodiguant soins et bons conseils.

Cette conduite lui attira l’affection de tous. Il obtenait de M. de Gondi qu’il renonçât à un duel. Mme de Gondi, – la première en date des nombreuses femmes qui s’attachèrent à Monsieur Vincent, avec cette vivacité d’intuition qui leur faisait en lui pressentir la sainteté, – Mme de Gondi voulut l’avoir pour directeur, et il fallut l’intervention de Bérulle pour l’y faire consentir. Pendant un séjour qu’elle fit en Picardie, où Vincent l’accompagnait, elle lui demanda de prêcher sur la nécessité de la confession générale. Il prêcha si bien qu’il fallut faire appel aux Jésuites d’Amiens pour entendre toutes les confessions villageoises. « Et voilà le premier sermon de la Mission », une des grandes œuvres de saint Vincent de Paul.

Et voilà que, peu après, sans qu’on sache bien pourquoi, il s’arrache à ce milieu des de Gondi pour aller, à l’autre bout de la France, évangéliser les paysans. À Bérulle qu’il consulta, et qui l’approuva, il dit seulement « qu’il se sentait intérieurement pressé de Dieu d’aller en quelque province éloignée s’employer à l’instruction et au service des pauvres gens de la campagne ». Bérulle l’envoya à Châtillon-des-Dombes, gros village de Bresse qui réclamait un curé. Il fallut toutes sortes de démarches et de pressantes interventions pour l’obliger à rentrer chez les de Gondi.

En cinq mois, d’août à décembre 1617, il avait, par son activité, complètement transformé l’état d’esprit de ses nouveaux paroissiens ; l’esprit de piété et la régularité des mœurs reviennent en honneur parmi eux, et quand il les quitte, il emporte, avec les larmes et les prières, tous les regrets des habitants.

Il emporte aussi le germe d’une idée qu’il va faire fructifier. Pour organiser et régulariser l’assistance spirituelle et corporelle des malades de la paroisse, il s’était concerté avec quelques dames pleines de zèle, leur avait donné un règlement qu’il fit approuver par l’archevêque de Lyon : la Confrérie de la Charité était née.

Reçu à son retour « comme un ange du ciel » par Mme de Gondi, laissé libre d’arranger sa vie comme il l’entendait, Monsieur Vincent va d’abord exercer son activité sur les terres des de Gondi. À Villepreux, à Joigny, à Montmirail, puis dans diverses localités des environs de Paris, il organise des « Missions » et des « Charités ». À Folleville, en Picardie, il fonde en 1620 la première « Charité » d’hommes : les femmes soigneront les malades ; aux hommes seront réservés les pauvres valides. Les « Charités » masculines se multiplient. En 1623, à Mâcon, Vincent est assailli par une véritable armée de mendiants, pillards et débauchés qui terrorisaient la population. Il travaille tant et si bien qu’en moins de trois semaines la plaie de la mendicité armée et désordonnée a disparu et qu’il dut partir en cachette pour se dérober à la reconnaissance et aux larmes des habitants et des autorités.

Il ne s’en tient pas là : il se fait ouvrir les portes des prisons où, en attendant qu’on les envoyât aux galères, les forçats expiaient leurs fautes ou leurs crimes, croupissant dans la vermine et les mauvais traitements. Armé des pleins pouvoirs de M. de Gondi, Vincent loue une maison qu’il fait rapidement aménager et il y transporte les forçats malades, auxquels il prodigue sans se lasser soins et exhortations. Tout heureux des résultats obtenus, M. de Gondi, en 1619, obtient pour lui le brevet d’aumônier royal des galères de France. Aussitôt nommé, il part pour Marseille.

Là, le spectacle qu’il eut sous les yeux semble avoir dépassé en horreur tout ce qu’il avait vu jusqu’alors. « C’était une vraie image de l’enfer », nous dit Abelly. Nous ne savons pas avec la dernière précision comment Vincent de Paul réussit à se faire écouter de ces êtres dégradés, perdus de vices et de crimes. Nous soupçonnons seulement que son invraisemblable charité dut faire, là comme ailleurs, des prodiges. Quelques lignes échappées au Saint autorisent à ce sujet toutes les conjectures. « S’il a plu à Dieu, disait-il un jour, de se servir du plus misérable pour la conversion de quelques hérétiques, ils ont avoué que c’était par la patience et la cordialité qu’il avait eues pour eux. Les forçats même, avec lesquels j’ai demeuré, ne se gagnent pas autrement, et lorsqu’il m’est arrivé de leur parler sèchement, j’ai tout gâté, et, au contraire, lorsque je les ai loués de leur résignation, que je les ai plaints en leurs souffrances, que j’ai baisé leurs chaînes, c’est alors qu’ils m’ont écouté. »

Faut-il aller jusqu’à ajouter foi à l’anecdote célèbre qui nous représente saint Vincent se chargeant lui-même pendant quelque temps des chaînes d’un jeune forçat ? Bien qu’elle s’appuie sur plusieurs témoignages rapportés au procès de canonisation, le dernier biographe de Monsieur Vincent, le savant Pierre Costes, la renvoie au pays des légendes pieuses. L’aveu personnel que nous avons rapporté est assez éloquent et doit nous suffire.

En 1623, pour lutter contre les protestants révoltés on amène à Bordeaux les galères de la Méditerranée. Vincent de Paul s’y rend aussitôt, retrouve là ses convertis de Marseille, et soutenu par le cardinal de Sourdis, organise une grande mission sur toutes les galères. Lui-même, tout en dirigeant la mission, se prodigue comme il savait se prodiguer, et il obtient des retours et des conversions éclatantes.

En 1618, il était entré en relations directes avec saint François de Sales, venu pour la seconde fois à Paris. Les deux saints personnages étaient faits pour se comprendre et pour s’aimer. Peu après arrivait à Paris la Mère de Chantal pour y fonder un monastère de la Visitation. Il fallut l’ordre formel de l’évêque de Paris pour contraindre Monsieur Vincent à accepter d’être le supérieur de la maison nouvelle. Pendant quarante ans, il fut, après la mort de saint François, d’abord pour Mme de Chantal, qui l’appelait « son très cher Père », puis pour tous les couvents de la Visitation, le plus précieux des guides spirituels.

À toutes ces œuvres de Monsieur Vincent, Mme de Gondi s’associait de toute sa généreuse piété. Mais celle des Missions rurales, qu’elle avait vue naître, lui tenait particulièrement au cœur. Seul Vincent, pensait-elle, pourrait en assumer la direction. Son beau-frère, Jean-François de Gondi, le premier archevêque de Paris, mit à la disposition du Saint le vieux collège des Bons-Enfants, devenu vacant, et en 1624 l’en nomma principal. L’année suivante, M. et Mme de Gondi « aumônent » la somme de 45 000 livres pour l’entretien des futurs. missionnaires. L’œuvre de la Mission était née.

Le 23 juin 1625, Mme de Gondi mourait, assistée, comme elle l’avait toujours souhaité, de son cher Monsieur Vincent. Elle aurait voulu que celui-ci ne quittât jamais la maison des de Gondi. Mais Vincent se sentait attiré par d’autres devoirs. Il fit agréer le parti qu’il avait pris de se retirer au collège des Bons-Enfants. Un an après, d’ailleurs, le général entrait à l’Oratoire ; il survécut deux ans à saint Vincent de Paul qui, pour toutes ses œuvres, trouva en lui le plus zélé des appuis.

 

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE VI

 

L’œuvre de la Mission

 

 

 

Au moment où Vincent de Paul, quittant la maison des de Gondi, va rejoindre au collège des Bons-Enfants son fidèle compagnon M. Portail, il a 44 ans. Essayons, à travers son tardif et unique portrait et les témoignages contemporains, de le revoir, tel qu’il était alors, à la veille des grandes œuvres qui vont remplir le reste de sa longue vie. De taille moyenne et bien pris, le visage plein, les traits accentués, la tête charnue et un peu forte, le front large et majestueux, dénudé de bonne heure, un doux regard profond et pénétrant, un air de gravité et de bonté, disons mieux, de sainteté répandu sur la physionomie et sur toute la personne : on sentait l’homme qui avait exploré tous les bas-fonds de la nature humaine, mais qu’une inaltérable et volontaire pureté avait préservé de toute les souillures. Robuste, en dépit d’assez fréquentes indispositions et de sa perpétuelle « petite fiévrotte », – il vivra quatre-vingts ans et l’on verra quelle vie singulièrement usante et surmenée a été la sienne, – extrêmement sensible, d’ailleurs, aux intempéries des saisons, de tempérament vif et un peu sanguin, il s’est discipliné, maîtrisé de bonne heure, jusqu’à paraître indécis et timide. Sa facile parole est lente, douce, cordiale, insinuante et elle s’accompagne de beaucoup de gestes, d’une mimique expressive et familière. Sa chaleur d’âme, qui va souvent jusqu’aux larmes, transparaît dans le son de sa voix, dans la flamme de son regard, dans la grâce rayonnante de son sourire. Toujours affable, on ne se lassait pas d’admirer la modestie grave, l’exquise simplicité de ses manières et de tout son être. Il suffisait d’entrevoir cet humble prêtre, à la soutane usée et rapiécée, mais sans un trou ni une tache, pour deviner en lui une de ces âmes royales comme Dieu en suscite quelquefois pour l’honneur de notre pauvre humanité.

Ne nous laissons pas prendre aux saillies, si sincères qu’elles puissent être, de sa touchante humilité. Ce soi-disant écolier de quatrième était un grand esprit ; son génie, fait de finesse et de prudence, ne le cédait à aucun autre. Sainte-Beuve a quelque part une page singulièrement pénétrante où il compare le style écrit ou parlé de Pascal à celui de Napoléon. Dans un tout autre ordre d’idées, dans l’ordre de l’action, c’est précisément à Napoléon que fait songer saint Vincent de Paul ; dans les deux cas, c’est la même prodigieuse activité, multiforme et infatigable, la même suite dans la pensée et la volonté, la même ubiquité d’esprit, la même puissance d’organisation, la même largeur de vues et, tout ensemble, le même souci du détail, en un mot, le même don de création réaliste. Seulement, tandis que Napoléon impose sa volonté avec l’autorité impérieuse qui caractérise ses moindres démarches, saint Vincent de Paul, lui, fait accepter la sienne à force de douceur, de bonté, de patience, de bonhomie souriante et persuasive, ou, pour mieux dire encore, grâce à cette puissance de suggestion qui émanait de sa visible sainteté.

Ne craignons pas d’insister sur ce don d’ubiquité de saint Vincent de Paul. Sa puissante intelligence embrassait sans confusion toute l’économie des œuvres qu’il a successivement ou parallèlement fondées, – œuvres si multiples et si complexes que, pour les étudier et les faire connaître, l’historien doit les distinguer les unes des autres, séparer ce qui a été uni, morceler une activité qui vaut peut-être surtout par son unité, sa continuité, sa simultanéité, – et il les menait toutes de front avec une aisance, un tact, une lucidité, un sentiment de leurs exigences respectives, qui tiennent vraiment du prodige. Il les appuyait les unes sur les autres, tout en évitant les doubles emplois, les chevauchements, les empiétements et les conflits d’autorité. Il séparait et il unissait tout ensemble. Cet admirable organisateur avait lui-même un cerveau merveilleusement organisé.

Il faut essayer d’aller au fond des choses et de reconnaître ce qui a été le principe intérieur d’une vie qui pendant plus d’un demi-siècle s’est dépensée sans compter en œuvres et en créations de toute sorte au service de Dieu et de son Église. Il semble qu’on caractériserait assez bien la vie de Vincent de Paul en disant qu’elle a été une perpétuelle imitation de Jésus-Christ. Et sans doute cela peut se dire de beaucoup de saints. Mais il semble que, dans le cas de Vincent de Paul, il y ait eu une conscience, une volonté, une continuité, bref, une réussite qui, si elle n’est pas unique dans l’histoire religieuse, est cependant assez rare pour qu’on la signale et qu’on la mette nettement en lumière. Avoir constamment devant les yeux la personne et la vie mortelle de Jésus ; essayer de se modeler sur lui et, si l’on peut ainsi dire, de s’identifier avec lui ; « ajouter ses plaies aux siennes » ; à propos de chacun de ses actes se demander s’il aurait l’approbation de l’Homme-Dieu ; revivre à toutes les heures du jour le drame insondable du Calvaire : toute la vie intérieure de Vincent de Paul se ramène à cela. L’état d’âme de Pascal pensant et écrivant le Mystère de Jésus est exactement et perpétuellement le sien, et s’il avait pu lire cette sublime méditation, il s’y serait reconnu avec certitude : « Je pensais à toi dans mon agonie. J’ai versé telles gouttes de sang pour toi... Veux-tu qu’il me coûte toujours du sang de mon humanité sans que tu donnes des larmes ? » Dans sa prière, du haut de la croix, Vincent a entendu tomber sur lui d’aussi divines paroles, et elles l’ont fait ce qu’il a été : « Jésus sera en agonie jusqu’à la fin du monde : il ne faut pas dormir pendant ce temps-là. »

« Si tu connaissais tes péchés, tu perdrais cœur. – Je le perdrai donc, Seigneur, car je crois leur malice sur votre assurance. » Que de fois Monsieur Vincent a dû parler ainsi ! L’humilité profonde qu’il manifeste en toutes circonstances, et que notre pharisaïsme est parfois tenté de trouver excessive, n’a pas d’autre origine. S’il est, à l’en croire, le dernier des pécheurs, et si, à chaque instant, nous le voyons se frapper la poitrine et se traiter de « misérable », ce n’est point douce manie ou simple clause de style. Il contemple de si bas la grandeur, la bonté, la sainteté du Rédempteur ; il a un sentiment si vif, un remords si cuisant de ses propres imperfections passées ou présentes ; entre le tout-puissant Créateur et sa pauvre créature, il aperçoit un tel abîme, qu’il n’a pas de termes assez méprisants pour exprimer sa lamentable déchéance et sa sordide misère. « Qu’à moi en soit la gloire et non à toi, ver et terre. » Et puis, il sait, par l’exemple du Christ, que l’humilité parfaite est la source des plus grandes grâces, l’unique fondement de la vertu chrétienne ; et il s’humilie pour se rapprocher du Maître, pour être plus digne de ses dons ; « il s’offre par les humiliations aux inspirations ». Peu de grands chrétiens ont plus pleinement réalisé le mot de saint Paul : Cum infirmior, tunc potens sum. L’humilité est devenue pour lui une seconde nature. Toute son œuvre est sortie de cette pensée maîtresse.

 

 

 

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Et d’abord l’œuvre de la Mission, dont les commencements ont été si pauvres et les suites si considérables. Tout d’abord, accompagné de M. Portail et d’un autre prêtre, M. Belin, Monsieur Vincent va de village en village, partout où on l’appelle ; il va « tout bonnement et simplement évangéliser les pauvres, ainsi que Notre-Seigneur l’avait fait ». Et il opère des merveilles. L’année suivante, cinq nouveaux prêtres se présentent ! On leur fait signer par-devant deux notaires un engagement en forme. En 1627, on fait trois nouvelles recrues. Monsieur Vincent, qui estime que « dix tels qu’il les faut en vaudront cent », se réjouit des difficultés du recrutement. Il fallut lutter aussi pour obtenir une consécration officielle, qui ne vint qu’en 1633 : la Bulle d’Urbain VIII érige la Compagnie en Congrégation des Prêtres de la Mission et donne pleins pouvoirs à Monsieur Vincent, son supérieur, pour en dresser les règlements ; elle ne fut enregistrée par le Parlement qu’en 1642.

Entre temps, l’œuvre s’était développée, se répandant dans les provinces avec un succès surprenant que nous confirment tous les témoignages. En 1636, parlant de la Mission de Brioude, Olier disait que « de tous côtés il était aisé de savoir où les prêtres confessaient, les pénitents par leurs soupirs et leurs sanglots se faisant entendre de toutes parts ».

Convertir « le peuple des champs », c’était bien. Mais le clergé était lui-même à convertir ou à réformer, du moins le bas clergé local, qui, trop souvent par son ignorance ou son inconduite, donnait autour de lui le mauvais exemple. « J’ai horreur, déclarait un évêque, quand je pense que dans mon diocèse il y a presque 7 000 prêtres ivrognes ou impudiques qui montent tous les jours à l’autel et qui n’ont aucune vocation. » Il exagérait peut-être ; mais il est bien certain que les troubles du siècle précédent avaient eu une déplorable influence sur tous les organes de l’institution ecclésiastique. Ce siècle qui, d’après le P. de Condren, devait devenir « le siècle des saints », débutait fort mal. De toutes parts, le besoin de réagir se fait sentir. Les Ordres anciens, comme Port-Royal, se réforment. Des Ordres nouveaux se fondent ou se transplantent de l’étranger en France : Oratoriens, Carmélites, Visitandines. De robustes personnalités religieuses se signalent par leur zèle apostolique : un François de Sales, une Jeanne de Chantal, une Mme Acarie, un Bérulle, un P. de Condren, un P. Eudes, un Bourdoise, un Olier. En 1627 se fonde la Compagnie du Saint-Sacrement, à laquelle, presque dès le début, s’affilie saint Vincent de Paul, et qui fit tant pour la restauration religieuse.

C’est parmi tous ces ouvriers de la renaissance catholique que se place et s’encadre saint Vincent de Paul. Son action personnelle trop souvent nous échappe, mais elle se laisse parfois saisir. Son œuvre de la Mission bien vite lui devint un moyen de travailler lui aussi à la réforme du clergé. Ayant été amené à prêcher, avec un succès extraordinaire, une retraite pour des candidats au sacerdoce, il organise dès 1632 au collège des Bons-Enfants les retraites des ordinands. Bossuet, qui fut l’un d’eux, déclarait, deux ans avant sa mort, que ce souvenir, « même à son âge, lui était un charme merveilleux ». Bientôt on vint même des autres diocèses suivre les admirables retraites de ce professeur de sainteté. L’Italie suivit l’exemple de la France. Les retraites d’ordinands inaugurées par saint Vincent de Paul et soutenues de ses propres deniers, car « il ne demandait pas un sol » aux retraitants, ont largement contribué à renouveler et à épurer la mentalité du clergé catholique.

Mais il s’agissait d’entretenir les bonnes dispositions de ces futurs prêtres. En 1633, accueillant une suggestion d’un de ses auditeurs, Monsieur Vincent organise à Saint-Lazare, où depuis peu la Mission avait son siège, la « conférence des mardis » qui, tous les mardis, réunit un certain nombre d’ecclésiastiques pour s’entretenir, suivant un règlement assez sévère, de divers sujets d’ordre religieux, moral ou disciplinaire. « Élevé au sacerdoce, a écrit Bossuet, nous fûmes associé à cette compagnie de pieux ecclésiastiques qui s’assemblaient chaque semaine pour traiter ensemble des choses de Dieu. Vincent en fut l’auteur, il en était l’âme. Quand, avides, nous écoutions sa parole, pas un qui n’y sentît l’accomplissement du mot de l’Apôtre : « Si quelqu’un parle, que sa parole soit connue de Dieu. » Richelieu fit venir Vincent pour se faire renseigner sur ses œuvres et lui demanda quels étaient, selon lui, parmi ses prêtres, ceux qui lui paraissaient les plus dignes de l’épiscopat. Il suivit les indications qu’on lui fournissait. Louis XIII et Anne d’Autriche suivirent cet exemple. Vincent n’était pas homme à divulguer ce secret.

Et son œuvre se développait. En 1642, une seconde conférence des jeudis fut fondée au collège des Bons-Enfants. Des conférences ecclésiastiques s’organisaient en province sur le modèle de celles de Paris. L’esprit sacerdotal se réveillait en France.

La « chétive Compagnie » fondée par Monsieur Vincent ne s’en tenait pas là. Tous ceux, prêtres ou laïques, qui éprouvent le besoin d’une retraite spirituelle vont à Saint-Lazare. Quelles que soient ses charges, Monsieur Vincent, qu’on surprit parfois à décrotter les chaussures de ses hôtes, ne refuse jamais personne. Il reçoit chaque année 700 à 800 retraitants, et l’on compte qu’en vingt-cinq ans, de 1635 à sa mort, il en a hospitalisé plus de 20 000. L’institution des retraites se répand en province et à l’étranger. Conversions retentissantes, restitutions, réconciliations, ruptures de liaisons scandaleuses, toute sorte de retours à une vie meilleure ont eu pour origine un bref séjour dans cette maison de Saint-Lazare, où un saint authentique, un semeur de sainteté avait fondé en plein Paris une grande école de vie intérieure et de vertu chrétienne.

C’est en 1632 que le quartier général de la Mission émigra à Saint-Lazare. C’était une ancienne léproserie. Le prieur de cet énorme bâtiment, où il ne restait plus que quelques lépreux, vint en 1630 trouver Monsieur Vincent pour lui proposer de lui céder son bénéfice. Vincent, par humilité, et suivant son habitude, par crainte de céder à une tentation trop humaine, commença par refuser, et pendant deux ans persista dans son refus. Enfin il céda, conservant d’ailleurs le collège des Bons-Enfants, qui devint comme une succursale de Saint-Lazare.

Les fondations de Séminaires prescrits par le Concile de Trente avaient jusqu’alors mal réussi en France. En 1635, Monsieur Vincent ouvrit au collège des Bons-Enfants une sorte de Petit Séminaire pour conduire, par un enseignement approprié, des enfants à la prêtrise. Mais le mélange des vocations solides et des vocations douteuses l’amena à fonder en 1642 dans son vieux collège un véritable Grand Séminaire qui en 1645 fut transféré à Saint-Lazare. En 1642 également, M. Olier fondait le Séminaire de Saint-Sulpice. Pour organiser leurs Séminaires diocésains, d’autres évêques font appel à des disciples de Monsieur Vincent. Toutes les œuvres de ce dernier recevaient la consécration du succès.

Entre temps il instituait, sous le nom de Séminaire interne, et sous la direction de Jean de La Salle, un noviciat pour le recrutement des Prêtres de la Mission. La vertu qu’il y fait enseigner de préférence, c’est l’esprit d’humilité. Il redoute, peut-être avec quelque excès, les dangers qu’entraîne l’abus de l’intelligence. Homme d’action avant tout, il disait volontiers avec Pascal que toute la science humaine « ne vaut pas une heure de peine ». L’apostolat intellectuel n’est pas celui qui a ses préférences.

 

 

 

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Il était si loin de considérer sa « chétive Compagnie » comme la plus sainte et la meilleure qu’il décourageait volontiers tous ceux qui se proposaient d’y entrer ; il n’acceptait que les vocations éprouvées et manifestement inspirées par Dieu, il ne voulait que des apôtres taillés à sa propre image.

D’ailleurs, en dépit de tous ses efforts pour raréfier le recrutement, ou, plutôt, pour l’épurer et le canaliser, l’œuvre de la Mission prospérait, comme toutes les idées justes et vivantes. « Tout s’était fait sans savoir comment », déclarait-il, et il se reprochait d’être trop attaché à son œuvre. À sa mort, la Mission comptait 25 établissements en France et à l’étranger. La Congrégation comprenait : 131 prêtres, 44 Frères clercs et 62 Frères coadjuteurs. Les villes de Toul, de Richelieu, de Troyes, d’Annecy, de Crécy, de Rome, de Marseille, de Cahors, furent les premières à demander et à obtenir des Prêtres de la Mission. Ces derniers ne devaient « faire des missions » qu’à la campagne. Monsieur Vincent refusait, même à la reine-mère, de les envoyer dans des villes ; mais quand on les réclamait, il mobilisait des prêtres de la conférence des mardis qui, instruits par lui, donnaient toute satisfaction. C’est ainsi que Bossuet, archidiacre de Metz, obtint des délégués de Monsieur Vincent.

Au reste, celui-ci savait, au besoin, assouplir et élargir ses règlements. À Marseille, où la Mission est établie depuis 1643, ses prêtres doivent « particulièrement » évangéliser les pauvres forçats. En 1636, Corbie est pris et Paris menacé. Une armée est levée, et c’est à Saint-Lazare qu’elle se rassemble, tandis que les Prêtres de la Mission poursuivent paisiblement leur retraite et que Monsieur Vincent songe à en envoyer plusieurs qu’on lui réclame à Arles et à Cahors. Mais le roi lui demande d’en envoyer vingt aux armées. Il n’en peut trouver que quinze qu’il fait immédiatement partir et qui font honneur à leur maître. « Déjà, écrit bientôt Vincent, 4 000 soldats ont fait leur devoir au tribunal de la Pénitence, avec grande effusion de larmes. »

Quand ses prêtres l’ont quitté, il ne les abandonne pas ; il leur prêche sans relâche, en pays protestant, la douceur, l’humilité, la fuite des vaines polémiques. Une idée le hante « depuis longtemps » : celle de réparer les récentes pertes de l’Église par l’évangélisation des peuples infidèles. Et il va saisir toutes les occasions de fonder à l’étranger des maisons de la Mission : en Italie, – à Rome, à Gênes, à Turin, – en Ibérie (Irlande), aux îles Hébrides, en Pologne, à Madagascar, à Alger, à Tunis. Il aurait voulu, mais il ne put, envoyer des missionnaires aux Indes orientales, en Amérique, en Chine. Son zèle apostolique embrasse l’univers entier.

 

 

 

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Et ces nouveaux croisés sont dignes de leur père ; le zèle de leur prosélytisme, leur sainteté nous reportent au temps de la primitive Église. Voici, par exemple, Louis Guérin, un ancien soldat devenu Lazariste et qui ne rêve que de mourir de la main des Turcs. Vincent l’envoie à Tunis, en qualité d’aumônier du consul de France. Là, il prêche si bien l’Évangile aux prisonniers de toutes nations qui encombrent les geôles musulmanes qu’il provoque d’émouvantes conversions et transforme leur bagne en oratoire. Par son zèle, sa charité, son courage, il s’impose au respect des Turcs eux-mêmes, et, désolé de n’avoir pas subi le martyre, il meurt de la peste, victime de son dévouement, – « une âme des plus pures, des plus détachées, des plus à Dieu et au prochain que j’aie jamais reconnues ». Voici Jean Le Vacher, que Monsieur Vincent a envoyé à Guérin pour l’assister. Il tombe en pleine épidémie de peste ; il se dépense avec un tel élan qu’esclaves, marchands et Turcs s’attachent à lui comme à leur grand consolateur. Malade et laissé pour mort, sa guérison excite la joie universelle. Le Bey, qui l’a vu à l’œuvre, le met en demeure d’accepter le consulat, dont il remplit pendant cinq ans les absorbantes fonctions en même temps que celles de missionnaire. À bout de forces, il obtient en 1653 d’être relevé des premières et il se consacre avec une ardeur renouvelée à l’évangélisation de tous ceux qui souffrent. Ses exploits d’apôtre à Tunis, puis à Bizerte, semblent relever de la Légende dorée. Revenu à Tunis où il est de nouveau consul, et où le Saint-Siège l’a nommé vicaire apostolique, il est la Providence infatigable des innombrables victimes de la barbarie et du fanatisme musulmans. Rentré en France, après la mort de Monsieur Vincent, il s’ensevelit à Saint-Lazare dans la retraite et la mortification. En 1668, on l’envoie à Alger où il cumule une fois encore les lourdes charges de consul et de missionnaire, et en 1683, tandis que Duquesne bombarde la ville, une révolution de palais éclate ; attaché à la bouche du canon consulaire, Jean Le Vacher recevra le martyre que Guérin avait tant désiré pour lui-même.

Voici enfin, – entre beaucoup d’autres, – Toussaint Bourdaise, l’apôtre de Madagascar. À plusieurs reprises, on avait failli le renvoyer de la Congrégation à cause de son peu d’esprit. Il succéda à un missionnaire, Nacquart, qui était mort à la peine. Au prix de difficultés et de périls inouïs, il convertit, baptise, instruit, moralise les indigènes ; il les soigne dans leurs maladies, les ravitaille dans les périodes de disette, parcourant les cases, bâtissant des églises, des hôpitaux, toujours sur la brèche, inaccessible à la fatigue, à la lassitude, au découragement. Ses compagnons meurent ; il s’élance de plus belle à la conquête des âmes, et quand il succombe à son tour en 1659, il a jeté les fondements d’une œuvre de civilisation chrétienne qui ne demande qu’à prospérer.

Par les lettres et les rapports de ses missionnaires, Monsieur Vincent suit avec passion les progrès de cet apostolat. Il est toujours avec tous ses enfants, leur prodigue conseils et encouragements. Et quand il les sait en péril, sa sensibilité s’émeut et trouve pour s’épancher des accents d’une émouvante simplicité :

 

Je vous donne à penser, mes frères, en quel danger est maintenant notre pauvre frère, le consul d’Alger, et tant de pauvres chrétiens esclaves français. Ô Sauveur ! Ô mon Sauveur ! Que deviendront ces pauvres gens ? Que feront-ils ?... Et M. Bourdaise, mes frères, M. Bourdaise, qui est si loin et tout seul, et qui, comme vous avez su, a engendré à Jésus-Christ, avec tant de soin et de peine, grand nombre de ces pauvres gens du pays où il est, prions aussi pour lui. MONSIEUR BOURDAISE, ÊTES-VOUS ENCORE EN VIE OU NON ? SI VOUS L’ÊTES, PLAISE À DIEU DE VOUS CONSERVER LA VIE ! SI VOUS ÊTES AU CIEL, PRIEZ POUR NOUS.

 

Connaissez-vous rien de plus beau que cette adjuration pathétique ?

L’action positive qu’ont exercée les missionnaires de Monsieur Vincent, on ne saurait la mesurer dans toute son étendue ; mais divers témoignages peuvent nous le faire pressentir. En voici un qui nous vient de saint Vincent de Paul en personne. Il avait envoyé à Marseille, où Mme d’Aiguillon avait fondé une maison affectée à l’évangélisation des galériens, un de ses meilleurs sujets, Louis Robiche, qui mourut peu après, à 35 ans. À ce propos, Monsieur Vincent écrivit une longue lettre qui fut adressée à toutes les maisons de la Compagnie. Il y décrivait les manifestations de piété auxquelles se livra la population marseillaise aux obsèques du pauvre Lazariste, dont l’extraordinaire charité avait gagné tous les cœurs. « Enfin, conclut-il, chacun tâchait d’avoir quelque chose de lui pour le garder comme relique. En le descendant dans la chambre, tout le monde se mettait à genoux et s’empressait de lui baiser les pieds ; et le bruit commun de la ville est que c’est un béat, et l’on va s’enquêter avec beaucoup de dévotion du lieu où il est enterré pour lui faire des prières. »

Ceci se passait en 1645. En 1652, un autre Lazariste, Étienne Blatiron, supérieur à Gênes, ayant adressé à Monsieur Vincent une relation touchant la mission qu’il avait prêchée en Corse, le Saint la fit communiquer à toutes les maisons de la Compagnie.

À Niolo, dans une petite vallée étroite, vivaient environ 2 000 habitants à l’état presque sauvage. Tous les vices s’y étalaient. Conversions, confessions générales, réconciliations et embrassements, communions, la mission eut un tel succès que, lorsque les missionnaires s’embarquèrent, ecclésiastiques et notables tiraient des coups de fusil en signe de reconnaissance.

Vincent de Paul était trop humble pour s’enorgueillir de ces résultats : il se contentait de remercier Dieu et de le bénir. En fait, c’était par son action personnelle, qui devait être extraordinaire, qu’il avait réussi à se créer des disciples à son image. Comme tous les grands hommes d’action, il n’aimait pas à s’encombrer de formules et de règles abstraites ; il laissait l’expérience, il laissait la vie faire leur œuvre, séparer les idées mortes des idées vivantes, et il ne s’attachait qu’à ces dernières pour les retenir et les appliquer. Il s’était bien gardé, au début, d’imposer à ses Lazaristes un règlement minutieux : quelques indications, prescriptions et directions générales lui avaient suffi. Obéissant peut-être à un vieux fond héréditaire de lenteur paysanne, il n’était pas pressé, et, tout en y pensant toujours, il attendit plus de trente ans pour rédiger les règles et les constitutions qu’il se proposait de laisser à sa Compagnie. Mais on peut dire que le petit livre qui les contenait et que, le 17 mai 1658, il remit solennellement aux Prêtres de la Mission, est le résumé de toute son expérience et l’aboutissement de toute sa vie sacerdotale. Ce règlement était si exactement adapté à la réalité que, depuis près de trois siècles, il n’a pas subi de retouches.

Ce dut être une émouvante séance que celle où ce vieillard de 78 ans, après avoir expliqué que tout ce qui s’était fait dans la Compagnie, depuis sa naissance, s’était fait « il ne savait comment », les règles, comme le reste, et qu’il fallait donc en rapporter le mérite uniquement à Dieu, appela auprès de lui chacun de ses enfants pour leur remettre son testament spirituel et, sur leur demande, leur donna sa bénédiction. Soutenu par ses deux voisins, il se prosterna contre terre et, avant de bénir l’assistance, il prononça d’une voix douce et tendre une fervente prière. L’une de ses grandes œuvres, son œuvre de prédilection peut-être, était achevée. Il pouvait maintenant mourir en paix.

 

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE VII

 

L’apostolat de la charité

 

 

 

 « Ce que Monsieur Vincent a fait à Châtillon suffirait pour le faire canoniser », disait-on en 1665 aux enquêteurs chargés d’instruire son procès. C’est à Châtillon qu’il avait organisé la première Confrérie de la Charité.

Partout où il passait ou envoyait des missionnaires, une nouvelle Confrérie se fondait ; le règlement qu’il avait rédigé restait en substance, mais s’adaptait avec souplesse aux nécessités locales. Ce prodigieux réalisateur savait tirer parti de tout : entre ses mains patientes et tenaces, l’obstacle, où sa foi lui faisait voir une indication providentielle, se convertissait en moyen d’action.

On ne s’expliquerait pas l’extraordinaire diversité de son œuvre, si l’on ne tenait compte des multiples collaborations que sa sainteté suscitait. Collaborations masculines : celles de tous ces humbles missionnaires qui, sur un signe de lui, allaient au bout du monde, et dont il gardait pieusement la mémoire : tel ce M. Pillié dont il a raconté la vie dans une longue lettre qui nous a été conservée. Collaborations féminines : de tout temps, des femmes de grande piété, avec cette vivacité d’intuition qui caractérise l’âme féminine, devinant qu’elles se trouvaient en présence d’un saint authentique, se sont empressées auprès de Monsieur Vincent, comme les saintes femmes auprès de Jésus, pour l’aider dans sa tâche et lui faciliter son action. Sans elles, sans leur dévouement inépuisable, son apostolat eût vite rencontré d’infranchissables limites : elles ont eu leur part de sa sainteté ; elles méritent toutes d’être enveloppées dans le rayonnement de sa gloire.

On voudrait les évoquer toutes, ces grandes Françaises d’autrefois dont Vincent a été l’inspirateur et le guide. On a vu ce qu’a été pour lui Mme de Gondi, la femme du général des galères. Voici sa belle-sœur, Marguerite de Gondi, la « sage » marquise de Maignelay, sœur du général : veuve au bout de trois ans de mariage, mère malheureuse, forcée, malgré elle, de vivre dans le monde, elle se fait la providence des pauvres, visite les hôpitaux, consacre sa fortune aux œuvres de charité et de religion. Voici la présidente de Herse, que connut et aima saint François de Sales, et qui fut pour Vincent de Paul la plus généreuse et la plus active des auxiliaires. Voici la duchesse d’Aiguillon, la nièce très aimée de Richelieu : veuve à 18 ans, elle aurait voulu entrer au Carmel ; son oncle ne le lui ayant pas permis, retirée au Petit-Luxembourg, elle mit au service des hommes de lettres et des bonnes œuvres sa grande influence et ses immenses revenus. Corneille lui a dédié le Cid, et elle fut bonne pour les Pascal. Elle avait une grande affection pour Monsieur Vincent et, de sa bourse et de ses conseils, favorisa toutes les entreprises du saint prêtre ; elle veillait sur sa santé comme une mère, lui envoya sur la fin de sa vie des chevaux et un carrosse : elle fut l’une de ses grandes protectrices, lui assura la faveur du tout-puissant cardinal, et, quand il mourut, voulut posséder son cœur. Voici la présidente Goussault : veuve elle aussi et mère de cinq enfants, elle se voue aux bonnes œuvres ; sa beauté, sa vive gaieté, son entrain lui attiraient les cœurs ; ce fut elle qui eut l’idée des Dames de la Charité. Voici encore une autre veuve, Mme de Pollalion, qui se consacra spécialement aux pécheresses repentantes et fonda l’Institut des Filles de la Providence ; et Mme de Lamoignon, « la mère des pauvres », une des plus saintes femmes de son temps, au témoignage de saint François de Sales, et sa fille Madeleine, si active dans toutes ses œuvres de charité que personne, au dire de saint Vincent de Paul, ne pouvait la suivre. Il la suivait pourtant et l’associait à son effort.

Et voici enfin celle qui fut pour lui, à quelques nuances près, ce que sainte Jeanne de Chantal, qu’elle rappelle un peu, a été pour saint François de Sales, l’amie d’élection, la confidente, l’associée de toute la vie, Mlle Le Gras, née Louise de Marillac. Qu’il l’ait aimée d’une pure et grave tendresse, qu’elle lui rendait bien, c’est ce qui est l’évidence même. Un jour, il lui écrivait : « Soyez cependant gaie et soigneuse de votre santé, et ressouvenez-vous que je suis, de toute l’étendue de mon affection... » Puis, pris d’un scrupule, il effaça ce dernier membre de phrase et le remplaça par ces mots : « que je suis, en l’amour de Notre-Seigneur ». Le premier jet avait exprimé sa vraie pensée.

 

 

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Née à Paris en 1591, Louise de Marillac, nièce de deux Marillac victimes de l’inexorable Richelieu, avait épousé en 1613 Antoine Le Gras, secrétaire des commandements de Marie de Médicis. Veuve en 1625, avec un fils, Michel, qui fit le tourment de sa vie, elle passa de Camus à Monsieur Vincent qui, longtemps hésitant, finit par l’accepter en souvenir de saint François de Sales. Âme généreuse, mais inquiète, elle avait eu dans sa jeunesse de grands troubles de conscience : elle doutait de Dieu, de l’immortalité. Pour l’apaiser, Vincent la lança dans l’action. Il lui prêchait le calme et la gaieté, la suppliant d’aller à Dieu « bonnement et simplement ». Quand il l’eut bien en mains, il l’envoya inspecter les différentes « Charités » qu’il avait fondées. Et Mlle Le Gras partit, allant porter la flamme sacrée aux divers groupements provinciaux, réchauffant les zèles, réformant et adaptant les règlements, parfois accompagnée de Mme de Pollalion ou de Mme Goussault. Par leurs rapports, Monsieur Vincent savait à quoi s’en tenir sur le zèle religieux et charitable de la France.

Or, il arriva ce qui devait arriver. En divers endroits, la régulière activité des Dames de la Charité s’était peu à peu relâchée. À cet état de choses, il s’agissait de remédier.

De toute évidence, il y avait lieu de faire aider les Dames de la Charité par des « professionnelles » qui n’eussent pas d’autre occupation que d’assister et de soigner les pauvres malades. Saisi de la question, Monsieur Vincent pria beaucoup, et se rappelant qu’il avait parfois rencontré « de bonnes filles qui n’avaient pas de disposition pour le mariage ni le moyen de se faire religieuse », il se dit que quelques-unes d’entre elles pourraient se consacrer volontiers au service de Dieu et des pauvres. Aux missions suivantes, – cela se passait en 1630, – il en trouva deux qui acceptèrent. D’autres vinrent ensuite. On les plaça dans diverses paroisses de Paris. Monsieur Vincent et Mlle Le Gras les instruisaient. Telle fut l’humble origine des Filles de la Charité.

La première en date de ces admirables Filles a eu une destinée presque symbolique. Marguerite Naseau était de Suresnes. En gardant les vaches, elle apprit à lire, et, de village en village, elle se mit à instruire filles et garçons de bonne volonté. À Villepreux, elle entend Monsieur Vincent, et quand celui-ci cherche quelques « bonnes filles », elle va lui offrir ses services. Son dévouement, sa charité, son intelligence font merveille. Elle a l’héroïsme de partager son lit avec une fille malade de la peste, et, frappée à son tour, elle meurt à l’hôpital, laissant un impérissable souvenir que Monsieur Vincent évoquera.

Pour remédier aux tâtonnements, aux déceptions du début, il était nécessaire d’organiser sérieusement l’institution naissante. Mlle Le Gras voulait se vouer entièrement à cette œuvre. Monsieur Vincent, chez lequel la lenteur paysanne s’autorisait toujours de vues providentialistes, modéra deux ans cette ardeur. Enfin, en 1633, il consentit à un essai. Parmi les « bonnes filles » qui s’étaient présentées, il en choisit trois ou quatre qu’il confia à Mlle Le Gras ; il leur donna un « petit règlement », qu’il commenta. L’année suivante, elles étaient douze, et, le 25 mars 1634, Mlle Le Gras était admise à prononcer sa consécration solennelle. La communauté des Filles de la Charité était constituée. Bientôt, les vocations affluèrent. La maison-mère, qui était d’abord la maison de Mlle Le Gras, fut, en 1636, transférée à La Chapelle, et en 1642 rue du Faubourg-Saint-Denis, en face de Saint-Lazare. Avant leur mort, en 1660, Vincent de Paul et Mlle Le Gras purent voir leur communauté installée en vingt-cinq ou trente quartiers de Paris, dans plus de trente villes, bourgs ou villages de la province française et jusqu’en Pologne. Saint Vincent de Paul savait toutes les réserves de dévouement et de charité que recèle l’âme populaire, et il avait eu raison de lui faire confiance.

Il semble pourtant avoir été un peu surpris du développement qu’avait pris son œuvre. À l’en croire, il n’y était absolument pour rien. « Oh ! mes filles, disait-il en 1655, je n’y pensais pas, votre sœur servante n’y pensait pas ; aussi peu M. Portail : c’est donc Dieu qui y pensait pour nous. » Sans doute, mais on sait que, dans la pensée primitive de saint François de Sales, les Visitandines devaient aller visiter et soigner les malades. Saint Vincent de Paul n’aurait-il pas voulu reprendre cette idée ? Sur ce point encore, il serait l’héritier et le continuateur du saint évêque de Genève.

Quoi qu’il en soit, conformément à son principe et à ses habitudes, il ne se pressait pas d’ériger en Confrérie régulière ses Filles de la Charité : il se contentait du souple et bref « petit règlement » qu’il leur avait donné. Mlle Le Gras, qui voyait les inconvénients d’une liberté excessive, lui demanda en 1646 de faire œuvre de législateur. Vincent y consentit et fit approuver par l’archevêché de Paris son projet de statuts ; Mlle Le Gras fit stipuler que la direction des Filles de la Charité fût toujours confiée au Supérieur général de la Mission. Les lettres patentes furent enregistrées par le Parlement le 16 décembre 1658, et, dix ans après, la Congrégation était solennellement approuvée et reconnue par le Saint-Siège.

Au mois de mai 1655, M. Vincent convoqua une assemblée générale de tous les membres de la Congrégation présents à Paris, confirma Mlle Le Gras jusqu’à sa mort dans ses fonctions de supérieure, nomma les trois autres officières, et, sans renoncer à la direction générale de l’œuvre, en confia la direction ordinaire à son fidèle M. Portail. « Ce que vous venez d’entendre, mes filles, déclara-t-il, n’est-ce pas ce que vous faites depuis vingt-cinq ans ? » Il s’était contenté de codifier une pratique d’un quart de siècle.

À cette libre manière de faire, Vincent de Paul a gagné de pouvoir adapter à toute sorte d’usages l’admirable instrument de charité qu’il avait créé. Au début, les Filles de la Charité allaient soigner les pauvres malades dans leurs taudis, leur portant nourriture et linge, se chargeant de toutes les besognes, même les plus répugnantes, assistant ou remplaçant les Dames de la Charité, soignant l’âme en même temps que le corps. Grâce à elles, les deux tiers des pauvres que recevait auparavant l’Hôtel-Dieu reçurent ainsi des soins à domicile.

Elles ne tardèrent pas à être associées par Vincent au sauvetage des enfants trouvés. Bon an, mal an, ils étaient trois ou quatre cents à Paris seulement et leur sort était lamentable. On les portait dans une maison appelée La Couche, où une veuve sans grande moralité, assistée d’une ou deux servantes, était censée se charger de leur entretien. Elle ne les faisait pas baptiser, leur administrait des soporifiques pour les empêcher de crier. Ils mouraient comme des mouches. Les moins heureux étaient ceux qui survivaient et qu’on vendait pour quelques sous à des mendiants qui les estropiaient afin d’attirer la pitié publique, ou à des misérables qui s’en servaient pour des captations d’héritages ou des manœuvres diaboliques.

Informé de cette situation, ému de pitié, mais toujours méthodique, Vincent de Paul se fit faire un rapport par les Dames de la Charité sur le régime de la Couche. Dès 1638, il commença par retirer de la funèbre demeure douze petits enfants qu’il confia aux Filles de la Charité. On les éleva au lait de chèvre ou de vache, puis on leur procura des nourrices. À mesure que les ressources augmentaient, il arrachait à la mort de nouvelles victimes. Il s’attendrissait sur le sort de ces petits êtres, courait les voir dès qu’il arrivait, leur prodiguant caresses et douces paroles, versait des larmes quand ils venaient à mourir. Et il n’était jamais plus éloquent et plus pressant que lorsqu’il plaidait leur cause.

À plusieurs reprises, faute de subsides, l’œuvre faillit être abandonnée. Les temps étaient durs et la misère générale. Sans se lasser, Monsieur Vincent multiplia les appels. On emprunta, on prit sur les revenus de Saint-Lazare ; les Filles de la Charité ne firent plus qu’un mauvais repas par jour. Toutes les crises furent surmontées. Le roi donna Bicêtre pour hospitaliser les enfants trouvés, mais il fallut les ramener au faubourg Saint-Lazare. Dix ou douze Filles de la Charité veillaient sur eux ; des nourrices résidantes leur donnaient les premiers soins ; on les confiait ensuite à des nourrices de la campagne, que « les bonnes Filles » de Mlle Le Gras, ou même les Frères de la Mission, allaient régulièrement visiter. Une fois sevrés, on les ramenait à Paris, où on les éduquait jusqu’au moment de leur faire prendre un état. En 1644, le nombre des enfants recueillis s’élève à 4 000, et l’on a calculé que, sa vie durant, Vincent de Paul en a sauvé 40 000 de la mort. Il ne vit pas construire l’hôpital des Enfants-Trouvés ; mais, en bâtissant cet hospice, Louis XIV a réalisé une pensée de Monsieur Vincent.

 

 

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Celui-ci, en 1653, avait fondé pour les vieillards l’hôpital du Nom-de-Jésus. Ayant reçu pour une bonne œuvre 100 000 livres d’un bourgeois de Paris, il songea à les employer « à retirer, nourrir et vêtir 40 pauvres de l’un et de l’autre sexe » et à les sauver de la misère et de l’oisiveté. Une maison est achetée faubourg Saint-Martin, meublée et organisée ; un règlement est dressé ; un Prêtre de la Mission et des Filles de la Charité sont affectés au service des pensionnaires, que Monsieur Vincent va voir et instruit. Et Paris est ainsi doté d’un établissement qui servit de modèle à beaucoup d’autres.

Et d’abord à cet Hôpital-Général que Louis XIV fit construire du vivant de Monsieur Vincent pour y enfermer tous les mendiants de Paris. Ils étaient 40 000 et étaient la terreur de la population. Tout ce triste monde grouillait et se grimait dans onze cours des miracles, hideux repaire où il ne faisait pas bon de s’aventurer, même en plein jour. Ayant recueilli des fonds considérables, les Dames de la Charité soumirent leur projet à Monsieur Vincent qui, comme toujours, temporisa, mais qui se rendit à leurs prières et obtint de la reine-mère la cession de la maison et des enclos de la Salpêtrière. L’affaire traîna deux ou trois ans en longueur. Enfin, en 1656, parut un édit royal qui interdisait la mendicité, établissait un hôpital général où, de gré ou de force, seraient rassemblés tous les mendiants de la capitale et dont la direction spirituelle était confiée aux Prêtres de la Mission. Monsieur Vincent, qui n’aimait pas les mesures de contrainte, chargea pourtant son futur biographe, Abelly, d’être le recteur du nouvel hôpital qu’il avait en partie inspiré, et ce fut parmi les prêtres de la conférence des mardis que se recrutèrent les ecclésiastiques qui l’assistaient.

Et ce fut encore Vincent de Paul qui eut une part prépondérante dans la fondation de l’hôpital de Sainte-Reine qui, bientôt, put recevoir tous les ans, avec ses 300 ou 400 malades, plus de 20 000 passants ou pèlerins. Il y envoya des Filles de la Charité. « Intendant des affaires de la Providence », il ne se dérobait à aucun service et jamais on ne s’adressait à lui en vain.

Et parmi tant de travaux, il n’oubliait pas ses chers galériens. En 1632, il avait obtenu la cession de la tour Saint-Bernard, qui convenait mieux que toute autre demeure pour y hospitaliser les forçats malades. Mlle Le Gras, les Prêtres de la Mission, les Filles de la Charité, notamment la Sœur Barbe Engibou, l’assistaient dans cette œuvre de relèvement, et rien ne les rebutait, pas même les injures. Un legs considérable vint enfin assurer à l’œuvre d’honnêtes ressources. Ce jour-là, Monsieur Vincent fut content.

Marseille aspirait aussi à son hôpital de galériens. Richelieu, sollicité par Vincent de Paul, chargea, en mourant, sa nièce de poursuivre l’exécution de ce dessein. Mme d’Aiguillon se mit à l’œuvre et au début de 1643 l’hôpital était prêt. Monsieur Vincent y envoya cinq missionnaires sous la conduite de François du Coudrai. Très soutenus par le pieux évêque Mgr Gault et par un apôtre laïque, le chevalier de Simiane, ils déterminèrent beaucoup de conversions ; heureuse de ce résultat, Mme d’Aiguillon fonda à Marseille une mission permanente. Monsieur Vincent délégua ses pouvoirs au supérieur de ses missionnaires. Mais de loin il restait en contact suivi avec ses envoyés, et c’est à lui qu’on adressait les oboles destinées aux forçats. Il demeurait le chef incontesté et aimé, qui songe à tout, et auquel on est heureux d’obéir.

 

 

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Dans cette France encore si divisée, toujours en guerre, et souvent en proie à une misère effroyable, Monsieur Vincent apparaît à tous, des plus grands aux plus petits, comme le grand maître de la charité nationale. La guerre de Trente Ans, la Fronde, nous n’avons pas idée, – même aujourd’hui, après l’expérience des deux inexpiables guerres que nous avons subies, – des maux sans nombre que ces épisodes de notre histoire ont déchaînés sur la France. Écrivant en 1652 au Pape Innocent X, Vincent de Paul lui exposait en termes détaillés et précis « l’état très misérable et très digne de compassion de notre France ». Le tableau qu’il en trace est terrifiant. Et le saint homme concluait : « C’est peu d’entendre et de lire ces choses, il faut les voir et les constater de ses yeux. »

Dans ses courses à travers la province et à Paris même, il avait pu voir et constater de ses yeux toutes ces misères, et par les rapports de ses missionnaires, il savait exactement à quoi s’en tenir sur celles dont il n’avait pas été le témoin attristé. Nous avons quelques-uns de ces rapports : ils sont douloureusement éloquents. De Saint-Mihiel, un Prêtre de la Mission écrivait en 1640 : « Il y en a plus de cent qui semblent des squelettes couverts de peaux et si affreux que, si Notre-Seigneur ne me mortifiait, je ne les oserais regarder : ils ont la peau comme du marbre basané, et tellement retirée que les dents leur paraissent toutes sèches et découvertes et les yeux et le visage tout renfrognés. Enfin, c’est la chose la plus épouvantable qui se puisse jamais voir. Ils cherchent de certaines racines aux champs, qu’ils font cuire et les mangent. » La Picardie et la Champagne ne sont pas plus épargnées que la Lorraine. De Saint-Quentin : « La famine est telle que nous voyons les hommes mangeant la terre, broutant l’herbe, arrachant l’écorce des arbres, déchirant les mauvais haillons dont ils sont couverts pour les avaler. Mais, ce que nous n’oserions dire si nous ne l’avions vu, et qui fait horreur, ils se mangent les bras et les mains et meurent dans ce désespoir. » Il y eut des cas de cannibalisme : on cite celui d’une femme qui tua ses deux enfants pour les manger et qui s’étrangla ensuite.

Comment la surnaturelle charité de Vincent de Paul est-elle venue à bout de soulager ces effroyables misères ? Car le fait est qu’il y est parvenu, les innombrables lettres de reconnaissance conservées à Saint-Lazare le prouvent. « Nous avons vu la semaine passée, écrivait le lieutenant général de Saint-Quentin en 1655, jusqu’à 1 400 pauvres réfugiés en cette ville durant le passage des troupes ; ils ont été nourris chaque jour de vos aumônes. Outre ceux de la campagne, il y en a encore plus de 1 000 qui ne peuvent avoir d’autre nourriture que celle qui leur est donnée par votre charité. » D’abord, pour nourrir tant de pauvres gens, il fallait beaucoup d’argent. Comment Monsieur Vincent s’en procurait-il ? On est confondu des énormes sommes qui ont passé par les mains de cet humble prêtre, lequel savait d’ailleurs très bien compter ; il mettait de l’ordre jusque dans ses charités : comme à tout bon paysan français, le gaspillage lui était en horreur ; il ne dépensait qu’à bon escient. On évalue à plus de 3 millions, – une douzaine de millions d’avant guerre, – le total des aumônes qu’il envoya aux seules provinces françaises. Pour les faire parvenir à destination, il avait recours à des émissaires très sûrs, hardis et courageux et dont quelques-uns ne manquaient pas de pittoresque. Tel ce Donat Cruoly qui « passait les rivières, marchait nu-pieds, faisait des courses périlleuses au milieu des troupes » et arrachait aux soldats le fruit de leurs rapines. Tel ce Fr. Mathieu Regnard qui, au cours de 54 voyages en Lorraine, porteur de fortes sommes d’argent ou d’or, allant parfois jusqu’à 50 000 livres, ne perdit jamais une obole : il « faisait des merveilles », au témoignage de Monsieur Vincent ; il n’avait pas son pareil pour dépister les coupeurs de bourses, détrousseurs de grands chemins, soldats pillards et Croates indisciplinés ; fertile en ruses et en stratagèmes de toute sorte, il échappait comme par miracle aux embuscades les mieux dressées, se délestait à temps de sa gênante besace qu’il retrouvait toujours, le danger une fois passé. Les chances invraisemblables de sa vie d’aventures, il les attribuait aux prières et aux mortifications de son saint supérieur.

Celui-ci ne se contentait pas d’envoyer aux provinces dévastées de l’argent, des vivres, des vêtements, des étoffes, des semences ; il envoyait aussi ses prêtres, ses Frères de la Mission, ses Filles de la Charité pour soigner les malades, répartir les secours, instruire les enfants, célébrer les offices, donner les sacrements. À diverses reprises, plusieurs de ces missionnaires succombèrent à la peine. Leur dévouement était admirable : vrais fils de Monsieur Vincent, médecins des corps et des âmes, ils subvenaient à tous les besoins. On n’en finirait pas d’énumérer toutes les œuvres de charité, de nous connues, auxquelles ils se consacrèrent ; et combien de traits d’héroïsme ou de bienfaisance chrétienne nous échappent, ensevelis par l’humilité de leurs auteurs dans le silence et l’oubli ! À Verdun, en 1641, les envoyés de Monsieur Vincent avaient, depuis trois ans, distribué tous les jours du pain à 400, 500 ou 600 pauvres, du potage et de la viande à 50 ou 60 malades, secouru discrètement 30 pauvres honteux, donné du pain à tous les paysans affamés, à tous les passants qui se présentaient, et cela sans parler des remèdes, des vêtements, de l’argent qu’ils procuraient à ceux qui en avaient besoin. Et partout où ils passaient, il en était ainsi. Ils veillaient aussi au sort des réfugiés. Le Fr. Mathieu Regnard, écrivait Vincent en 1639, « a pensé qu’il ferait bien d’en amener en France le plus qu’il pourra ». En 1652, bien que l’on ait enlevé à Saint-Lazare 22 000 à 23 000 livres de rentes, Monsieur Vincent fait donner du potage tous les jours à « près de 15 000 pauvres, tant honteux que réfugiés » ; il a placé dans des maisons particulières, « où elles sont entretenues et instruites », jusqu’à 800 filles réfugiées ; il a fait entrer à la Visitation les religieuses de la campagne que les armées ont jetées sur le pavé de Paris ; il recueille et entretient tous les prêtres de province que la guerre a fait fuir dans la capitale. Et il ajoute « Voilà comment il plaît à Dieu que nous participions à tant de saintes entreprises. Les pauvres Filles de la Charité y ont plus de part que nous quant à l’assistance corporelle des pauvres. Elles font et distribuent du potage tous les jours chez Mlle Le Gras à 1 300 pauvres honteux et dans le faubourg Saint-Denis à 800 réfugiés ; et dans la seule paroisse de Saint-Paul, quatre ou cinq de ces filles en donnent à 5 000 pauvres, outre 60 ou 80 malades qu’elles ont sur les bras. » Qu’ajouter à ces éloquentes statistiques de la charité dont il serait facile de multiplier le nombre ? La maison de Saint-Lazare est, à elle seule, une sorte de ministère de l’Assistance publique.

 

 

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Vincent de Paul n’aurait pu mener à bien toutes ses œuvres sans une fondation qui est sortie tout entière de ces confréries de la charité nées en 1617 à Châtillon-les-Dombes, celle des Dames de la Charité qui est due à l’initiative de la présidente Goussault. Celle-ci, en visitant les salles de l’Hôtel-Dieu, avait constaté dans l’organisation matérielle et spirituelle du vieil établissement de bien regrettables imperfections. Une réforme s’imposait. D’abord, c’était en 1634, Monsieur Vincent comme à l’ordinaire se récusa, ne voulant pas, disait-il, « porter la faux en la moisson d’autrui », ni « enjamber sur la Providence ». Habitude de paysan, sans doute, pour lequel le temps n’existe pas, et qu’il conserva toute sa vie en faisant volontiers l’apologie et la corroborant de son expérience chrétienne. L’archevêque de Paris intervint alors : deux réunions, en juillet 1634, eurent lieu chez Mme Goussault, et Monsieur Vincent fit si bien qu’au sortir de la seconde l’œuvre était constituée : Vincent était nommé directeur perpétuel, Mme Goussault supérieure, Mlle Pollalion trésorière ; trois officières étaient désignées, et le 25 du même mois, Monsieur Vincent pouvait écrire à François du Coudrai : « Nous avons fait depuis peu une Confrérie composée de cent ou six vingts dames de haute qualité qui visitent tous les jours et assistent, quatre à quatre, 800 ou 900 pauvres ou malades de gelées, consommés, bouillons, confitures et toutes autres sortes de douceurs, outre leur nourriture ordinaire que la maison leur fournit, pour disposer ces pauvres gens à faire confession générale de leur vie passée..., de sorte que cela se fait avec une bénédiction particulière de Dieu, et non seulement à Paris, mais aussi aux villages. »

Suivant son habitude, Vincent de Paul dressa un règlement qui fut très ponctuellement suivi. Les plus grandes dames du royaume tinrent à honneur d’entrer dans la Confrérie des Dames de la Charité, dont la reine Anne d’Autriche fut en quelque sorte la présidente, et qui ne tarda pas à comprendre jusqu’à 300 membres. L’assistance aux malades de l’Hôtel-Dieu était tout d’abord leur fonction essentielle. Matin et soir, leur jour de service, elles allaient, quatre par quatre, de salle en salle, apportant aux malades quelques-unes des douceurs qui leur étaient le plus agréables et qu’elles avaient aidé les Filles de la Charité à confectionner. Les frais étant considérables, on vendait au profit des pauvres une partie des confitures et pâtisseries qu’on avait préparées. Les malades se montraient très sensibles à ces délicats procédés qui leur faisaient comprendre le vrai christianisme. Bien des conversions s’opéraient. La première année, il y eut plus de 760 abjurations de protestants ou même de Turcs. L’œuvre d’apostolat portait ses fruits.

Monsieur Vincent ne perdait pas de vue cette Confrérie qu’il avait fondée et qui devait lui rendre tant de services. Il modifiait les règlements quand le besoin s’en faisait sentir. Il présidait les assemblées de ces volontaires servantes des pauvres, leur adressant des discours tout débordants de la plus brûlante charité. « Il est l’ange du Seigneur qui porte sur ses lèvres les charbons ardents de l’amour divin qui brûle dans son cœur », disait de lui Marie de Gonzague, la future reine de Pologne. En 1648, l’œuvre des Enfants-Trouvés, faute de ressources, était sur le point d’être abandonnée. Vincent réunit les Dames et plaida la cause de ses orphelins avec tant d’éloquence que des larmes jaillirent de tous les yeux. « Ils vivront, s’écria-t-il, si vous continuez d’en prendre un charitable soin ; et, au contraire, ils mourront et périront infailliblement si vous les abandonnez : l’expérience ne vous permet pas d’en douter. » À l’unanimité, il fut décidé qu’en dépit de toutes les difficultés, l’œuvre serait continuée.

À l’imitation de leur saint directeur, les Dames de la Charité ne limitaient pas leur activité et leur zèle charitable. Aux visites des pauvres et des malades à domicile et à l’Hôtel-Dieu, – où passaient 25 000 personnes par an, – elles joignirent bientôt l’assistance aux enfants trouvés, aux galériens, aux provinces dévastées. Ce sont elles qui, toute sa vie durant, furent les grandes pourvoyeuses de Vincent de Paul : elles mettaient à leur disposition leur fortune et celle de leurs parents, de leurs amis. Grâce à elles, à leur ingéniosité, à leur générosité inépuisable, il put subvenir aux besoins toujours renaissants de ses œuvres. Vers la fin de sa vie, embrassant d’un regard toute l’œuvre accomplie, il s’écriait avec une sorte de joie patriotique : « La Providence s’est adressée à quelques dames de Paris ; cela ne vous semble-t-il pas singulier et nouveau ? L’histoire ne dit point que chose semblable soit arrivée aux dames d’Espagne, d’Italie ou de quelque autre pays... J’ai vu naître l’œuvre, j’ai vu que Dieu l’a bénie... Oui, voilà ce que depuis vingt ans Dieu nous a fait la grâce d’entreprendre et de soutenir. »

Par les Dames de la Charité, par les Filles de la Charité, par les Prêtres de la Mission, Monsieur Vincent avait étendu le réseau de son action charitable sur presque tout ce qui, en France et même hors de France, souffrait dans son corps et dans son âme : il était le grand maître de la charité française.

 

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE VIII

 

Au Conseil de conscience

 

 

 

Uniquement préoccupé des choses de la religion et de la charité, Vincent de Paul avait pour principe et pour maxime de ne jamais intervenir dans les choses de la politique, « de ne jamais s’entretenir, moins de s’entremettre, ni de parole, ni par écrit, des affaires des princes » ; il s’interdisait même de les juger. Quand il apprend par Mlle Le Gras la condamnation à mort du maréchal de Marillac, il lui adresse simplement quelques lignes qu’elle a dû trouver bien froides et impersonnelles.

Et nous ne voyons pas, quoi qu’on en ait dit, qu’il ait désapprouvé la politique et les alliances protestantes de Richelieu. Ce n’était point courtisanerie, diplomatie ou indifférence ; car, à l’occasion, quand un intérêt supérieur se trouvait engagé, il n’hésitait pas à intervenir. Le Pape l’ayant prié d’insister auprès du cardinal pour qu’il secourût l’Irlande catholique et de lui offrir 100 000 écus, il s’acquitta de sa mission : ce fut d’ailleurs pour s’entendre dire que « le roi avait trop d’affaires pour le pouvoir faire ». Une autre fois, désolé des maux sans nombre qu’entraînait la guerre, il vint spontanément se jeter aux pieds du grand ministre en lui disant :

– Monseigneur, donnez-nous la paix ; ayez pitié de nous ; donnez la paix à la France.

Richelieu, loin de lui en vouloir de cette pathétique « remontrance », s’en montra fort touché et assura l’homme de Dieu qu’il « y travaillait », mais que la paix ne dépendait pas de lui seul. Il avait l’âme trop haute pour ne pas deviner celle de Vincent. Il le consultait souvent et jusqu’à la fin il s’intéressa à ses œuvres, lui envoyant des sommes considérables, approuvant son projet d’un hôpital à Marseille pour les forçats, fondant enfin une maison de la Mission dans la ville de Richelieu ; sans l’avoir cherché, Vincent de Paul allait être mêlé à ces « affaires de prince » dont il voulait être détaché.

 

 

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Du vivant même de Richelieu, il s’est trouvé impliqué dans les affaires du jansénisme. Il s’était lié vers 1622 avec Saint-Cyran, qu’il estimait « un des plus hommes de bien qu’il eût jamais vus », et qui, né à Bayonne en 1581, était son contemporain et son compatriote. Ils avaient l’un pour l’autre beaucoup d’estime et s’étaient rendu mutuellement bien des services. Mais au fond, ils étaient de tempérament profondément différents : l’un, sage, prudent, modéré ; l’autre, bizarre, sombrement imaginatif, secrètement orgueilleux. D’assez bonne heure, certains propos de son ami avaient inquiété l’orthodoxie et le réaliste bon sens de Monsieur Vincent. Quand celui-ci vint s’installer à Saint-Lazare, les relations se relâchèrent. En 1637, au moment où Saint-Cyran allait partir pour le Poitou, Vincent vint le trouver, lui offrit un cheval pour son voyage et le supplia de renoncer à certaines erreurs doctrinales qu’on lui attribuait. L’abbé, très ému, n’essaya de se justifier qu’un peu plus tard par une lettre assez aigre et étrange et dont Vincent eut la charité de le remercier quand il le revit. Peu après, Richelieu faisait enfermer Saint-Cyran à Vincennes.

Interrogé par le cardinal en personne sur ses rapports avec le prisonnier, Vincent de Paul, d’après une déposition que nous avons, paraît avoir été pour son ancien ami un témoin à décharge. Intransigeant pour les idées, il était doux pour les personnes ; Saint-Cyran n’en fut pas moins tenu en prison jusqu’à la mort de Richelieu ; il mourait peu après en octobre 1643.

Mais il laissait un centre de propagande, Port-Royal, et il avait pu voir la publication de l’Augustinus. Homme d’action, Vincent détestait ces subtiles et dangereuses controverses de métaphysique religieuse. D’autre part, disciple et continuateur de saint François de Sales, il se rendait compte que le rigorisme de Port-Royal n’était pas pour lui faciliter sa tâche d’apôtre et de convertisseur. Il fut donc toute sa vie un adversaire déterminé du jansénisme doctrinal, et, dans ses lettres, ses discours, il a sans se lasser réfuté les erreurs de la secte. Mais, ennemi de toute mesure de contrainte, il séparait toujours les hommes de leurs doctrines. Il n’aimait pas l’hérésie, mais il ne détestait pas les hérétiques. « Il y a bien différence entre être catholique et être juste », écrivait-il à l’un de ses prêtres en difficulté avec les protestants.

 

 

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Très apprécié de Richelieu et d’Anne d’Autriche, Monsieur Vincent n’était pas un inconnu pour Louis XIII. Celui-ci l’avait chargé en 1638 d’organiser une mission à la cour, à Saint-Germain ; et s’en était montré « fort satisfait ». On avait tonné « contre les gorges découvertes », sans grand succès au début ; mais la « patience » et la « fermeté » du prédicateur eurent raison de toutes les résistances, et les « filles de la reine » elles-mêmes « se mirent de la Charité ». Quand le roi se sentit près de sa fin, il fit appeler Vincent de Paul, qui lui prodigua les exhortations les plus touchantes.

– Oh ! Monsieur Vincent, lui dit-il, si je retournais en santé, aucun évêque ne se ferait qu’il n’eût passé trois ans chez vous.

Un mieux s’étant produit, Vincent le quitta. Au bout d’une dizaine de jours, on le rappela, et, au bout de trois jours, Louis XIII mourut pieusement entre ses bras. « Depuis que je suis sur la terre, écrivait-il le lendemain, je n’ai vu mourir une personne plus chrétiennement... Jamais je n’ai vu plus d’élévation à Dieu, plus de tranquillité, plus d’appréhension des moindres atomes qui paraissaient péché, plus de bonté, ni plus de jugement en une personne en cet état. » De cette ferveur, le Saint était encore tout attendri. Peu après, il apprenait que le roi lui avait légué par testament 24 000 livres pour une fondation de deux Missions annuelles à Sedan et 46 000 livres à partager avec son confesseur, pour diverses bonnes œuvres.

Devenue régente, avec Mazarin comme premier ministre, Anne d’Autriche résolut de constituer un Conseil particulier pour les affaires ecclésiastiques : ce fut le Conseil de conscience. Elle le composa de quatre personnes : Mazarin, le chancelier Séguier, Charton, pénitencier de Paris, et Monsieur Vincent. Celui-ci fut désolé d’avoir été choisi et il supplia qu’on lui enlevât cette lourde charge. Mais la reine s’y refusa. Cette délicate fonction qu’il exerça pendant dix ans lui pesait si fort qu’il avouait n’avoir jamais depuis lors célébré la Messe sans demander à Dieu la grâce d’en être déchargé. Il eût été bien fâcheux qu’il fût exaucé.

Car, naturellement, ce fut à lui qu’incomba la plus grosse besogne : enquêtes, rapports sur les candidats et leurs titres, et comme il ne rebutait personne, on exerçait sa patience. Il n’allait à la cour que lorsqu’on l’y mandait, ou pour quelque affaire d’extrême urgence. Scrupuleux et épris de la plus stricte équité comme il était, pour suffire à tant de travaux, il fallait sa prodigieuse activité, sa grande lucidité, sa maîtrise de lui-même, son excellente mémoire et la parfaite organisation de sa vie et de sa pensée. Il y fallait aussi une grande réserve et un tact supérieur.

Bien des choses étaient à réformer dans l’Église de France : abbayes, bénéfices, évêchés même étaient souvent donnés à la faveur plus qu’au mérite. Des enfants au berceau étaient abbés, évêques. L’évêque titulaire de Metz, Henri de Verneuil, fils naturel d’Henri IV, et qui n’était pas prêtre, était un débauché notoire. Les « écumeurs de bien d’Église » étaient légion et n’avaient que trop souvent gain de cause.

Profondément affligé de tous ces abus, Vincent de Paul mit courageusement tout en œuvre pour les faire cesser. Toujours méthodique, il fit tout d’abord adopter au Conseil, en ce qui concerne la disposition des bénéfices, des règles très précises dont il fut convenu qu’on ne s’écarterait pas, qui, dans la pratique, furent plus d’une fois battues en brèche, mais dont il ne cessait de prêcher l’observance. Mazarin ne partageait pas toujours son avis, et, jetant son autorité présidentielle dans la balance, il finissait par l’emporter. Vincent lui résistait « avec respect et liberté tout ensemble », et quand il était battu, il manifestait sa désapprobation par son silence. Pour se débarrasser de cette discrète opposition, Mazarin espaça de plus en plus les séances du Conseil ; entre temps, il disposait à son gré, dans l’intérêt de sa politique, des évêchés et bénéfices vacants, et Monsieur Vincent se trouvait en présence du fait accompli. Enfin, en 1652, a sa grande joie, il cessa de faire partie du Conseil de conscience.

Malgré tout, son action n’en a pas moins été singulièrement féconde. Si pour quelques-uns des plus hauts emplois de l’Église de France, il n’a pu faire prévaloir ses vues, sur une foule d’autres, moins importants, qu’on lui abandonnait, il avait la haute main. Au total, la plus large part des affaires ecclésiastiques françaises lui était soumise. Par son autorité morale et même matérielle, cet humble prêtre à la soutane verdie et rapiécée, et la ceinture fripée, qui signe souvent ses lettres « supérieur indigne de la Mission », est le vrai chef de l’Église de France, – un chef occulte et peut-être d’autant plus puissant. Toutes proportions gardées, son rôle n’est pas sans rappeler celui de saint Bernard, qui fut en son temps une sorte de fondé de pouvoir de la papauté. Les jansénistes ne s’y sont pas trompés : l’un d’eux, Gerberon, l’a appelé « un des plus dangereux ennemis qu’eussent les disciples de saint Augustin ». Et quand d’autres l’ont rapproché de l’homme qui a fait reculer l’hérésie protestante, saint Ignace de Loyola, ils n’avaient pas tout à fait tort.

Son autorité était faite non seulement de sa haute vertu, de son évidente sainteté, mais encore de son rigoureux esprit de justice et de son absolu désintéressement. Il veillait avec un soin jaloux à ce que ni les biens ni les dignités de l’Église ne fussent placés en des mains trop profanes. On cite de lui toute sorte de traits qui nous le montrent dans ce rôle, singulièrement difficile et ingrat : son opposition à certaines nominations scandaleuses souleva contre lui bien des colères. À un père qui réclamait pour sa toute jeune fille la succession d’une tante morte abbesse d’un couvent de femmes et qui criait, tempêtait, joignant l’injure à la menace, Vincent, toujours calme, dit simplement, en l’accompagnant à la porte très courtoisement, qu’il était « fort aise d’avoir été chargé d’injures et couvert d’opprobres pour soutenir les intérêts de Notre-Seigneur ».

À la faveur des troubles du dernier siècle, bien des désordres s’étaient glissés dans une foule de couvents et le clergé régulier avait peut-être encore plus besoin d’être réformé que le clergé séculier. La plupart des réformes monastiques qui furent opérées au XVIIe siècle ont eu dans Vincent de Paul un auxiliaire plein de zèle et d’active charité. L’Ordre de Malte, la Congrégation de Saint-Maur, les Chanoines Réguliers de Chancelade, de Saint-Augustin, de Prémontré, de Grandmont, la Congrégation de Sainte-Geneviève, les Minimes, l’Ordre de Saint-Benoît, ont été réformés selon ses conseils et avec son appui. Il intervenait aussi dans les couvents de femmes, pacifiant les querelles, prêchant le respect de la règle, veillant au bon choix des supérieures et des confesseurs, combattant les manifestations maladives d’un mysticisme déraisonnable. En un mot, il ne se faisait à peu près rien dans l’Église de France qu’on n’eût recours à lui, car il ne s’imposait jamais, s’il ne refusait jamais un service. Grâce à lui, à ses directions, à ses conseils, il y eut quelque chose de changé dans le clergé français de son temps : la dignité des mœurs, le zèle apostolique, la pratique des vertus chrétiennes furent désormais chose beaucoup plus fréquente à tous les degrés de la hiérarchie. Bossuet, qui fut un de ses élèves, a d’abord été un prêtre, puis un évêque suivant l’esprit et suivant le cœur de saint Vincent de Paul ; et Bossuet, son génie d’orateur et d’écrivain mis à part, n’a pas été une exception dans son siècle. Il serait assurément puéril d’attribuer au seul Vincent le mérite de cette heureuse transformation ; mais qu’il en ait été le principal artisan, c’est ce qui n’est guère contestable.

 

 

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Pendant les troubles de la Fronde, Vincent, qui voyait de trop près toutes les misères que déchaînait la guerre civile, a joué intrépidement entre les divers partis le rôle, toujours ingrat, de pacificateur bénévole. Très attaché au roi et à la reine-mère, il l’était moins à Mazarin, qu’il savait peu populaire et dont la politique lui inspirait de l’inquiétude. Il aurait souhaité que la reine se séparât de son ministre. Quand, en janvier 1649, la reine et la cour se retirèrent à Saint-Germain, il s’y rend à son tour avec son secrétaire, dans l’espoir de tout pacifier. Il réussit, non sans difficulté, à franchir les lignes, et, introduit auprès d’Anne d’Autriche, il lui expose avec une respectueuse liberté la nécessité qui s’imposait, selon lui, pour ramener le calme dans les esprits, de renvoyer Mazarin, au moins provisoirement. Le cardinal, auquel il tint le même langage, trouva la « semonce bien vive » et s’en remit au jugement de Le Tellier, qui lui conseilla de rester. Ayant échoué dans sa négociation et ne pouvant rentrer à Paris, où les Prêtres de la Mission et les Filles de la Charité eurent beaucoup à souffrir de la part des gens de guerre, il se donna pour mission de visiter ses maisons de province ; partout où il passait, il signalait sa présence par mille traits de charité chrétienne qui laissaient derrière lui un long sillage de fraternité évangélique et de contagieux dévouement.

Revenue à Paris derrière l’armée de Condé, la reine enjoignit à Vincent d’y rentrer à son tour. Épuisé de fatigue, il tomba malade en route. La duchesse d’Aiguillon, pour le ramener dans la grande ville où tant de misères à soulager l’appelaient, lui envoya un modeste petit carrosse avec deux chevaux et un cocher. Une fois rentré, au mois de juin 1649, il renvoya à la duchesse son équipage ; bien que ses jambes, de plus en plus enflées, lui refusassent leur service, il ne voulait pas « se faire traîner, lui, pauvre paysan, dans un carrosse ». Pour l’obliger à s’en servir, il fallut un ordre exprès de la reine et de l’archevêque de Paris. Il obéit, mais à regret, appelant « sa honte et son ignominie » la voiture qui facilitait ses courses charitables.

La guerre civile n’était point terminée : elle devait durer trois années encore, pour le plus grand dommage des malheureuses populations. Cette période compte parmi les plus tristes de notre histoire : on se serait cru revenu aux plus sombres jours des guerres de religion ou de la guerre de Cent Ans. À Paris, comme en province, la misère était effroyable. Vincent de Paul, dont le cœur de Français et de chrétien saignait à la vue de tant de maux, se prodigua pour y porter remède. Jamais il n’a mieux mérité ce beau titre de père de la patrie que le lieutenant général de Saint-Quentin, en le remerciant d’avoir « donné la vie à des millions de personnes », l’a gratifié un jour. Ses Prêtres de la Mission, ses Filles et Dames de la Charité sont par lui constamment mobilisés pour l’assistance à tous ceux qui souffrent : il trouve de l’argent, des vivres, des vêtements pour tous les malheureux qu’on lui signale. Saint-Lazare est un vaste entrepôt où afflue toute la charité française. Lui-même paye de sa personne et s’expose bravement aux avanies, aux injustices, même aux mauvais traitements. Dès qu’il entrevoit la possibilité de faire entendre raison aux partis, de servir entre eux de médiateur, il multiplie les démarches, au risque de compromettre son autorité et de ruiner son influence. Nous ne connaissons pas toutes ses initiatives, mais nous avons de lui une fort belle lettre, très habile et très ferme, à Mazarin, sous la date du 11 septembre 1652, pour le supplier de se sacrifier, au moins un temps, à l’intérêt général et de ne pas s’obstiner à vouloir rentrer avec le roi à Paris. Mazarin suivit ce conseil, mais Vincent ne fit plus partie du Conseil de conscience. Il avait eu le temps d’y faire adopter bien des réformes utiles. L’épiscopat et même, d’une manière générale, le clergé français lui devront une bonne part de leur gravité.

 

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE IX

 

Monsieur Vincent au complet en 1650

 

 

 

En 1650, Monsieur Vincent a 70 ans. C’est alors, à peu de chose près, le vieillard au dos voûté dont la gravure a popularisé les traits. Avec sa calotte, son gros manteau, son nez un peu fort et allongé, sa bouche souriante, sa courte barbiche, on dirait un vieux paysan usé par les travaux des champs ; seuls les yeux où brille une étrange lueur de malice et de bonté, d’ardeur spirituelle et d’indulgente gravité, laissent transparaître la grande âme pitoyable et profonde que recouvrent ces traits rustiques. À cette époque, toutes ses œuvres fonctionnent à plein rendement : Confréries de la Charité, Prêtres de la Mission, Filles et Dames de la Charité, Séminaires, hôpitaux, exercices des ordinands, retraites spirituelles, conférences des mardis, œuvre des Enfants-Trouvés, aumônerie des galères, missions de Gênes, d’Irlande, des îles Hébrides, de Pologne, de Tunis, d’Alger, de Madagascar, assistance aux provinces envahies, Conseil de conscience, que sais-je encore ? Vincent est partout à la fois : sa pensée et sa parole animent tout ce monde de bonnes volontés qui se dépensent pour le salut des pauvres hommes et qui ont reçu de lui l’étincelle sacrée de la charité chrétienne. Saint-Lazare est le quartier général de la pitié universelle. Entrent là tous ceux qui souffrent dans leur âme et dans leur corps. Ici, c’est le réfectoire où viennent s’asseoir, fraternellement réunis pour quelques jours, des retraitants de toutes conditions, et ce sont les plus riches qui servent les plus pauvres. Là, ce sont des ballots de chauds vêtements que l’on prépare pour les expédier en Picardie. À cette porte, on distribue du pain, du potage et un peu de viande à tous ceux qui se présentent. Plus loin, dans ce pavillon écarté, ce sont quelques fous, dont on a confié la garde aux Prêtres de la Mission. Des prêtres, des religieux, des laïques, de très grandes dames se pressent dans les vastes couloirs de cette ruche bruissante. Le soir, quand tout repose, il y a là-haut une petite lampe qui veille fort avant dans la nuit : c’est Monsieur Vincent qui, dans sa froide cellule toute nue, ornée d’un simple  Crucifix de bois, achève sa correspondance jusqu’à ce que la fatigue l’abatte sur sa misérable paillasse.

Le lendemain, à 4 heures, au premier coup de la cloche, il est debout ; il se donne la discipline, fait son lit et se rend à l’église où il est toujours l’un des premiers arrivés. Il y fait longuement oraison, à genoux sur la terre, quelque froid qu’il fasse, préside aux répétitions d’oraison deux fois par semaine, puis se dispose à dire sa messe ; sa messe dite, avec une piété et une dignité incomparables, il en entend ou en sert une seconde ; puis il prend tout son temps pour dire son action de grâces et une partie de son bréviaire. Plus de trois heures ainsi se passent à l’église ou à la sacristie. Après quoi, rentré dans sa chambre, il reçoit les visites de toutes les personnes du dehors qui viennent le consulter et qu’il écoute avec une patience, une douceur inaltérables ; ou bien il écrit ou dicte des lettres, aucune des innombrables lettres qui lui sont adressées ne restant sans réponse. L’heure du réfectoire sonne enfin : Vincent, qui n’a encore pris aucune nourriture, s’y rend, et, après un frugal repas pris parmi les siens, il se dispose à sortir. Son vieux chapeau sur la tête, son gros manteau sur le dos, à pied toujours, ou, quand ses jambes trop enflées lui refusent leur service, à cheval, il trottine dans les rues de Paris. Tant d’affaires l’appellent loin de Saint-Lazare : visites aux pauvres et aux malades, réunions, assemblées diverses, œuvres de piété ou de charité auxquelles il a promis son concours. Il rentre souvent assez tard ; aussitôt rentré, il dit son office à genoux, du moins tant que son état de santé le lui permettra, reçoit ceux de la maison qui ont à lui parler, avale à la hâte quelques restes, règle un certain nombre d’affaires intérieures et remonte dans sa pauvre chambre expédier une correspondance formidable et qui n’est presque jamais à jour. Car, de tous les points du monde, chacun écrit à Monsieur Vincent, dont on sait la charité inépuisable. On évalue à plus de 30 000 le nombre de lettres qu’il a écrites ou dictées : il ne nous en reste plus guère que 1 800 complètes.

 

 

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Cette vie prodigieusement active est alimentée par la plus touchante, la plus fervente, la plus candide, la plus exacte et scrupuleuse piété. Vincent est perpétuellement en la présence de Dieu : il ne prend aucune résolution, ne donne aucun conseil sans une rapide « récollection », sans écouter la voix intérieure qui lui parle dans le secret de son âme. Il a toujours les yeux fixés sur le Christ Sauveur dont la personne est devenue partie intégrante de la sienne. Et cette piété est entretenue, renouvelée par un rigoureux ascétisme. Ses biographes nous ont signalé l’inquiète surveillance qu’il exerçait sur chacun de ses sens, les précautions qu’il prenait pour se dérober à toute espèce de sensualité, les refus obstinés qu’il opposait à tous ceux qui essayaient de lui faire accepter quelque adoucissement. Il s’exposait au froid, à la faim même par esprit de pénitence. « Pour ce qui est des autres austérités et mortifications extérieures dont il usait, nous dit Abelly, il les a toujours cachées autant qu’il a pu ; mais l’on s’est néanmoins bien aperçu qu’il exerçait de très grandes rigueurs sur son corps. Le Frère qui lui rendait service pendant sa maladie a trouvé quelquefois dans sa chambre des cilices, des haires, des bracelets et ceintures de cuivre à pointes qu’il tenait cachés et dont il se servait souvent. » Il supportait avec une inaltérable patience les indispositions, les maladies, les infirmités dont il n’a pas été exempt, surtout dans les dernières années de sa vie, et il eût volontiers dit, avec Pascal, que la maladie est l’état naturel du chrétien. Quant aux mortifications intérieures que la vie lui apportait, ou qu’il s’infligeait à lui-même, elles nous échappent, pour la plupart ; mais on peut conjecturer qu’il en a eu sa bonne part ou qu’il ne se les épargnait guère. Il acceptait sans se plaindre, et même avec une sorte de joie mystique, les épreuves, les déceptions, les tristesses de l’existence. « Oui, mes Filles, disait-il un jour aux Filles de la Charité, parce que nous servons Dieu, il nous arrive des afflictions, et parce qu’il nous aime, il nous traite comme il a été traité lui-même. Quelle consolation n’a-t-on pas quand on a souffert quelque chose pour l’amour de Dieu et qu’on se plaît aux humiliations ! » Il s’est plu toute sa vie aux humiliations. L’humilité dont il nous a donné tant de preuves et qui, parfois, peut nous paraître excessive, a été, de toute évidence, le ressort essentiel de sa vie intérieure.

Sur la nécessité de cette humilité qu’il pratiquait si bien, il est intarissable.

Ah ! Messieurs, ah ! mes frères, s’écriait-il dans une Conférence qui est presque une confidence, fuyons toute curiosité et ne nous étudions qu’à nous humilier ; N’AVOIR AUCUNE ESTIME DE SOI, SE CROIRE INDIGNE DE VOIR LE JOUR, se persuader, qu’on mérite d’être abandonné de tout le monde, NE VOIR EN SOI QU’EXERCICE DE LA JUSTICE DE DIEU... Il faut donc S’ABAISSER DEVANT DIEU, NE VOIR QUE PAUVRETÉ ET MISÈRE EN NOUS, REJETER TOUTES LES PENSÉES QUI CONTREDISENT À CELA... Si nous nous étudions bien, si nous nous considérons ENFANTS D’ADAM, ENFANTS D’IRE ET DE MALÉDICTION, AH ! QUE NOUS SOMMES HEUREUX !... Hélas ! mes frères, si nous ne nous connaissons point, c’est que nous ne nous étudions point. SAVEZ-VOUS QUE NOUS SOMMES PIRES QUE LES DÉMONS ? OUI, PIRES QUE LES DÉMONS ! Car, Si Dieu leur avait fait la dixième partie des grâces qu’il nous a données, mon Dieu ! quel usage n’en auraient-ils pas fait ? Ah ! malheureux que vous êtes ! Vous avez été rachetés par le sang précieux d’un Dieu incarné, vous avez eu des grâces actuelles pour vivre de la vie de Jésus-Christ, et cependant, vous les avez méprisées ! QUEL CHÂTIMENT NE MÉRITEZ-VOUS PAS ?... Pour moi, je ne sais pas comment sont faits les autres, mais JE SAIS QUE JE MÉRITE JUSTICE ; je sais que vous êtes bons, que vous aimez Dieu, que vous allez de bonne foi, et que vous marchez droit devant sa divine majesté ; MAIS, HÉLAS ! JE NE VOIS RIEN EN MOI QUI NE SOIT DIGNE DE CHÂTIMENT ; toutes les actions que j’ai jamais faites sont entachées de péchés, et c’est ce qui me fait appréhender les jugements de Dieu. J’EN DIRAIS BIEN DAVANTAGE, mais, à proprement parler, j’irais m’engager trop avant...

Les plus sombres théologiens du péché originel, ceux qui ont dénoncé avec le plus de virulence la foncière perversité de la nature humaine n’ont rien de plus éloquent et de plus fort.

Cette vigoureuse éloquence n’a pas été l’un des moindres moyens d’action de Vincent de Paul. Il avait tout naturellement la parole facile, chaleureuse, persuasive. Mais à ses dons naturels, et pour en redoubler l’efficacité, il avait joint des règles, fruit d’une longue expérience et dont il recommandait très vivement l’emploi. Il appelait cela « la petite méthode », et comme elle lui avait été suggérée par la pratique et la longue méditation de l’Évangile, il déclarait que c’était « la méthode du Fils de Dieu et des apôtres ».

Point de ces discours d’apparat où l’orateur cherche à faire montre de sa science théologique, de son érudition profane, de son habileté à enchâsser les belles périodes. Vincent n’a pas assez de sarcasmes pour ces rhéteurs ou ces pédants de la chaire qui travestissent la parole de Dieu. Les « périodes carrées », « l’éloquence cathédrante », « le Coeli coelorum », comme il dit ironiquement, le ronron oratoire, comme nous disons de nos jours, sont choses qui lui sont proprement insupportables. « Pour acquérir l’estime des sages et la réputation d’un homme fort éloquent, déclarait-il, il faut savoir persuader ce que l’on veut que l’auditeur embrasse et le détourner de ce qu’on veut qu’il évite. Or, cela ne consiste pas à trier ses paroles, à exprimer d’une manière peu commune la subtilité de ses conceptions et à prononcer un discours d’un ton élevé, d’un ton de déclameur qui passe bien haut par-dessus. Ces sortes de prédicateurs obtiennent-ils leur fin ? Persuadent-ils fortement l’amour de la piété ? Le peuple est-il touché et court-il après cela à la pénitence ? Rien moins, rien moins. Et voilà cependant les prétentions de ces grands orateurs ! Voilà leurs prétentions : acquérir de la réputation, faire dire au monde : vraiment, cet homme débite bien, il est éloquent, il a de belles pensées, il les exprime agréablement. Voilà à quoi se réduit tout le fruit de leur sermon. Vous montez donc en chaire, non pas pour prêcher Dieu, mais vous-mêmes, et vous vous servez (oh ! quel crime !) d’une chose aussi sainte que la parole de Dieu pour nourrir et fomenter votre vanité ! Ô divin Sauveur ! » Voilà ce que, pour sa part, il ne saurait admettre. « J’ai été obligé, confiait-il à l’un de ses prêtres, pendant une ordination, de me jeter deux fois aux pieds d’un prêtre pour le conjurer de ne s’égarer point dans ce beau chemin. Il ne voulut point me croire, aussi nous a-t-on délivrés de cet esprit vain. »

À cette façon de prêcher mondaine, pédante, vaniteuse et parfaitement inefficace, Monsieur Vincent oppose celle qu’il tâche d’inculquer à tous ses prêtres et qui a d’abord pour elle d’être merveilleusement opérante. À la campagne, à la ville, à la cour même, elle détermine de nombreuses conversions. Dans un coin d’Italie infesté de bandits, elle a fait venir « les bandits comme les autres à confesse ». Ailleurs, elle a amené toute une population de voleurs d’épaves à restituer le produit de leurs vols. « Dans la mission qui fut faite à Saint-Germain, le monde y accourait de toutes parts, de tous les quartiers de cette grande ville ; on en voyait de toutes les paroisses et des personnes de condition, des docteurs même. » Même succès à la cour : « On y vit des fruits merveilleux. » « Quel plus grand plaisir peut avoir un prédicateur, s’écriait à ce propos Vincent de Paul, que de voir ses auditeurs venir à lui, fondre en larmes, comme il est arrivé souvent à vous-mêmes ? N’est-il pas vrai que souvent vous voyez votre auditoire pleurer ? et que, quand vous voulez partir, il faut vous dérober ? On court après vous, n’est-il pas vrai, Messieurs ? »

En quoi consiste donc cette « petite méthode », si féconde en fruits d’édification ? Avant tout, rechercher la simplicité absolue, parler d’abondance de cœur sur un ton familier, composer son discours, comme dira bientôt Pascal, de « pensées nées sur les entretiens ordinaires de la vie », faire appel à l’expérience commune, fuir les généralités ambitieuses, descendre au fait particulier, ne pas négliger les exemples précis, les anecdotes frappantes, s’inspirer constamment de l’Évangile et mettre le meilleur de son âme dans sa parole : ce sont là les principes essentiels. D’autre part, et toujours dans le même esprit de simplicité évangélique, il y a lieu de recourir à certains procédés de composition toujours les mêmes et dont l’expérience a prouvé « la puissante efficacité ». Pour « porter les hommes à l’acquisition de quelque chose », il faut et il suffit de leur montrer « les avantages et désavantages qui en arrivent, en quoi elle consiste et les moyens pour l’obtenir ». Voilà toute la méthode : il n’y a plus qu’à s’en pénétrer et à l’appliquer avec confiance et continuité.

Il va sans dire que Vincent de Paul prêchait d’exemple. Il a fait beaucoup de sermons dans sa vie et il est fâcheux que, dans son humilité, il ne nous ait pas conservé au moins les brouillons ou canevas qu’il utilisait. Pour ses prêtres, il n’avait pas eu les mêmes scrupules. Il écrivait de l’un d’eux, qui avait apparemment beaucoup de succès comme orateur : « M. Codoing est en mission ; il ne saurait vous faire copier ses prédications. Il faut attendre l’été qu’il se retirera, auquel temps on pourra les faire copier et peut-être imprimer pour la campagne seulement. » Si quelqu’un lui avait proposé d’en faire autant pour ses propres sermons, il est à croire qu’il s’y serait refusé avec la dernière énergie. Et c’est peut-être pour que personne ne fût tenté de lui désobéir qu’il a détruit toutes ses esquisses oratoires.

Pour nous faire une idée de l’éloquence de Monsieur Vincent, nous n’en sommes pourtant pas réduits aux deux ou trois manuscrits de sermons qui ont échappé au naufrage. À défaut de sermons proprement dits, nous avons les conférences qu’il faisait aux Filles de la Charité et dont le texte, reproduit de mémoire, passait assez souvent sous ses yeux ; et nous avons aussi les conférences, instructions, répétitions d’oraison, entretiens destinés aux Prêtres de la Mission et qu’à l’insu du Saint, son fidèle secrétaire, le Fr. Ducournau, s’est efforcé, pendant les trois dernières années de sa vie, de recueillir. Assurément, tous ces textes, épaves peu abondantes d’une longue carrière oratoire, ne sauraient prétendre à nous rendre avec une entière fidélité la parole de Vincent de Paul. Il faut y suppléer par un peu d’imagination. Il faut surtout essayer de se représenter tout ce que la lettre imprimée ne saurait rendre et qui est proprement l’action oratoire : la voix, le geste, l’accent, la vibration contagieuse d’une âme vivante qui se livre tout entière, Monsieur Vincent, il l’avoue quelque part, s’échauffait beaucoup en parlant. Il se le reprochait quelquefois : « Vendredi dernier, disait-il un jour, je donnai sujet à la Compagnie à se scandaliser en ce que je criais si haut, je frappais des mains ; il semblait que j’en voulusse à quelqu’un ; c’est pourquoi j’en demande pardon à la Compagnie. » En bon Méridional qu’il était, il avait une mimique fort expressive : on nous le représente contrefaisant les paresseux, « des gens mitonnés », comme il les appelle, mettant les mains sous les aisselles, le tout accompagné de gestes, de mouvements de tête, d’intonations dédaigneuses. Mais, plus que tout le reste, ce qui frappait et séduisait en lui, c’était, dans toute sa personne, la sensation qu’il donnait d’une âme si profondément transformée par le christianisme, si pénétrée du divin, qu’elle était comme un vivant modèle de sainteté. La sainteté de Vincent de Paul, c’était, à n’en pas douter, la maîtresse pièce de son éloquence.

Ceci bien établi, qu’il ne faut jamais perdre de vue quand on parle de Vincent orateur, feuilletons ces quatre volumes d’entretiens et conférences, tels qu’ils nous sont parvenus et tels que nous les a restitués M. Coste dans son admirable édition, et tâchons de préciser ce qu’ils nous permettent d’entrevoir de la personnalité morale qui s’y exprime.

Le trait dominant de cette éloquence « qui se moque de l’éloquence », c’en est l’extrême simplicité. Rien d’apprêté, rien de gourmé dans ces propos de Monsieur Vincent ; rien qui sente le maître ou le docteur qui dogmatise du haut de la chaire. C’est un père qui s’entretient familièrement avec ses enfants et qui, après avoir d’ailleurs mûrement réfléchi à ce qu’il va dire, apporte toute son expérience de la vie des âmes et la met généreusement en commun, posant des questions, provoquant des demandes, répondant aux objections, élucidant telle ou telle difficulté, faisant appel à l’expérience, à la collaboration des autres et, à l’occasion, enrichissant son discours des observations judicieuses qui lui sont présentées. Plus il va, plus il se détache de la conférence-monologue qui n’est guère qu’un sermon déguisé, plus il associe ses auditeurs et ses auditrices à ses entretiens. Cela rappelle un peu la manière de Socrate dialoguant avec ses disciples ; et, de fait, Monsieur Vincent est une sorte de Socrate chrétien qui, certes, n’a point rencontré de Platon, mais dont les paroles, pour leur finesse pénétrante, leur bonhomie, leur ferme raison, leur élévation, auraient mérité d’être enregistrées par un Bossuet. Celui-ci, d’ailleurs, qui les avait souvent écoutées « avec une insatiable avidité », a dû s’en inspirer plus d’une fois.

Cette simplicité est volontiers familière ; elle n’est jamais vulgaire. Il dira, par exemple : « Faut-il que nous menions une vie, je ne sais comment je dois dire, lautior, si l’on pouvait faire un mot français de ce latin, plus commode, ce mot ne dit pas assez, plus voluptueuse, plus délicieuse, à gogo, à l’aise, plus large que les gens du monde ? » Comme l’a finement observé l’abbé Bremond, l’expression un peu vive et populaire à gogo est corrigée, anoblie, par le latin qui précède. Et il émaillera son discours de « et tic et tac », de « oui-da », de « oh ! nenni », que sans doute les prédicateurs à la mode proscrivaient impitoyablement, mais qui donnent à sa parole une saveur et une vie dont il sait bien la puissance. En cela encore, il suit la tradition évangélique. « Le Fils de Dieu, dira-t-il, le Fils de Dieu, qui était la lumière et la sagesse éternelles, a voulu traiter la hauteur de ses mystères avec des façons de parler basses en apparence, communes et familières, et nous, nous en aurons honte ! Craindrons-nous de perdre notre honneur si nous agissons comme le Fils de Dieu ? »

Par ces « façons de parler basses en apparence, communes et familières », Vincent de Paul efface les distances qui le séparent de ceux ou celles qui l’écoutent ; il les rapproche de lui et il se les attache d’un lien subtil et fort. À leur faire sentir son âme fraternelle, il les rallie à l’idéal de charité et de piété auquel il s’est lui-même soumis. Écoutez-le dans une conférence aux Filles de la Charité :

Je rapportais dernièrement dans une assemblée de dames fort pieuses et très vertueuses ce que nous disions, il y a quelques jours, de notre Sœur Andrée et les paroles qu’elle prononça avant de mourir. C’était dans une conférence semblable à celle-ci. Je leur racontais qu’à une question que je lui posais, la Sœur Andrée a répondu : « Je n’ai aucune peine ni aucun remords, sinon d’avoir pris trop de plaisir à servir les pauvres. » Et comme je lui demandais : « Eh quoi ! ma Sœur, n’y a-t-il rien du passé qui vous fasse craindre ? », elle ajouta : « Non, Monsieur, rien du tout, sinon que j’ai eu trop de satisfaction quand j’allais par ces villages voir ces bonnes gens ; je volais, tant j’avais de joie à les servir. »

À ce récit, une de ces bonnes dames ne put s’empêcher de s’écrier, frappant des mains devant toutes, qu’elle n’avait jamais ouï-dire chose pareille de personne. Il fallait qu’elle eût de grands sentiments d’admiration pour ne pouvoir se contenir et donner ces signes extérieurs. S’est-il jamais rien vu de pareil ? Ne faut-il pas une grande pureté pour être dans cette disposition ? Ne faut-il pas avoir mené une vie de sainte pour n’avoir point de remords de conscience en un passage où les saints mêmes en ont été assaillis ? Pourrait-on trouver dans une religion (maison religieuse) un état si parfait ?

Il n’est sans doute pas une Fille de la Charité qui, en entendant ce discours, ne se soit sentie plus fière et plus heureuse d’avoir eu une compagne que Monsieur Vincent ait jugée digne de son admiration.

Si la douceur et la bonté étaient, à l’ordinaire, l’inspiration dominante des conférences et entretiens de Vincent de Paul, et son grand moyen de séduction et d’influence, il savait, à l’occasion, se montrer sévère. Il n’admettait pas qu’on enfreignît les règles qu’il avait établies. « Enfant d’obéissance » lui-même, et sachant tout le prix de cette vertu, il l’exigeait absolument d’autrui. Un des prêtres les plus zélés de la Mission, Lambert aux Couteaux, en fit un jour la dure expérience. Monsieur Vincent, nous raconte Abelly, « lui avait recommandé un soir de reposer le lendemain, parce qu’il l’avait fait veiller fort tard et croyait qu’il avait besoin de ce soulagement. Ce bon missionnaire, néanmoins, qui était fort exact à faire tous les jours son oraison à l’heure ordinaire de la communauté, se leva pour se trouver avec les autres à cet exercice, ne s’étant point persuadé que la recommandation que lui avait faite Monsieur Vincent le dût engager si étroitement qu’il ne lui fût pas permis de se lever à son ordinaire. Mais Monsieur Vincent, qui faisait grand cas de l’obéissance, lui en fit la correction dans l’église en présence de tous les antres, au sortir de l’oraison. Il le fit tenir fort longtemps à genoux, quoiqu’il fût des plus anciens, et même celui qui tenait sa place dans la maison en son absence et bien que Monsieur Vincent eût avoué que c’était la première faute contre l’obéissance en laquelle il le surprenait. Il loua à la vérité son zèle et son exactitude d’un côté, mais il blâma de l’autre sa ferveur inconsidérée en ce qu’il avait fait. Il dit ensuite de très belles choses de la vertu d’obéissance et rapporta, outre l’exemple de Saül et de Jonathas, quelque point fort remarquable de l’histoire de France qui venait fort à propos, pour faire mieux voir aux siens l’importance de cette vertu. » Vincent aimait beaucoup Lambert aux Couteaux, qui était comme son bras droit, et ce fut lui qu’il envoya en Pologne en 1651 pour y fonder une maison de la Mission. Pendant une épidémie de peste, Lambert fit des prodiges de charité et de dévouement, mais il mourut, laissant d’universels regrets : « Incomparable perte pour la Compagnie », déclarait Monsieur Vincent dans une lettre circulaire qu’il adressa aux différentes maisons de la Mission.

Le plus souvent, quand il avait à morigéner quelqu’un des siens, pour rendre la réprimande moins amère, il commençait par s’accuser lui-même et par prendre sur soi une partie des fautes qu’il blâmait : « Ô mon frère, le dirai-je ? s’écriait-il par exemple. Ô Sauveur, le pourrai-je bien dire sans rougir ? Ah ! mon frère, j’en suis coupable ainsi que vous pour ne vous avoir pas donné de bonnes instructions ! Le pourrai-je bien dire ? Il faut que j’en avale la confusion aussi bien que vous, parce que j’en suis coupable... Ô misérable ! c’est moi, pécheur, qui suis la cause de ce désordre... »

Vincent de Paul poussait l’humilité plus loin encore. Discourant un jour sur la pauvreté, il s’écriait « Ô Sauveur ! comment parler de cela, moi qui suis si misérable, qui ai eu autrefois un cheval, un carrosse ; qui ai une chambre, du feu, un lit bien encourtiné ; un Frère, moi, dis-je, de qui on a tant de soin que rien ne me manque ! Oh ! quel scandale je donne à la Compagnie par l’abus que j’ai fait du vœu de pauvreté en toutes ces choses et autres pareilles ! J’en demande pardon à Dieu et à la Compagnie et la prie de me supporter en ma vieillesse. Que Dieu me fasse la grâce de me corriger, étant parvenu à cet âge, et de me retrancher de toutes choses autant que je le pourrai. Levez-vous, mes Frères ! » Toute la Compagnie s’était mise à genoux en entendant cette touchante déclaration : elle savait qu’il avait fallu forcer l’héroïque vieillard à accepter dans sa chambre jusqu’alors sans feu le minimum de confort qu’exigeaient ses infirmités croissantes ; elle connaissait ses mortifications, ses jeûnes, ses abstinences ; elle savait que, plusieurs fois, la nuit, il avait fallu lui porter un peu de nourriture, un simple morceau de pain, la seule chose qu’il consentît à prendre. Et ces hyperboles d’humilité chrétienne lui paraissaient avec raison une éloquence d’action plus sublime que toutes les prouesses de l’éloquence verbale.

La sublime éloquence verbale, Vincent de Paul, d’ailleurs, y atteignait sans effort, quand son émotion ou les circonstances l’y amenaient presque malgré lui ; car il avait une sainte frayeur de la déclamation, et son amour de la simplicité était tel qu’il s’en serait voulu comme d’un péché de forcer la voix ou l’expression. J’ai déjà cité l’admirable apostrophe à M. Bourdaise. Et j’ai cité aussi l’émouvante adjuration aux Dames de la Charité pour les supplier de ne pas abandonner l’œuvre des Enfants-Trouvés. Combien d’autres mouvements de véritable éloquence nous ont été dérobés sans doute par l’humilité de l’orateur, la négligence ou l’imprévoyance des auditeurs, ou les simples hasards de la vie ! Monsieur Vincent avait applaudi aux débuts de Bossuet, et, par deux fois, à son retour à Paris, il l’avait chargé de prêcher la retraite aux ordinands ; cette estime de Monsieur Vincent pour le plus grand de nos orateurs sacrés, c’est, je pense, tout dire.

 

 

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Pour pénétrer plus avant peut-être dans l’intimité de Vincent de Paul, nous avons un document, direct et authentique celui-là, c’est sa correspondance. Document très incomplet, nous l’avons dit, puisque nous ne possédons peut-être pas la quinzième partie des lettres écrites par lui et que, très probablement, les plus intéressantes et les plus personnelles de ces lettres doivent nous échapper, mais qui n’en est pas moins précieux pour nous faire connaître, au moins partiellement, la personnalité originale et fort complexe qui s’y reflète avec simplicité.

La simplicité, c’est peut-être le trait dominant de cette correspondance. Quel que soit le correspondant auquel il s’adresse, quelque sujet qu’il traite, – et il est question de tout dans ces lettres, même de purgations, – Vincent s’exprime toujours avec le plus parfait naturel, avec la bonhomie la plus savoureuse. Ce contemporain des précieuses n’a aucune espèce de préciosité, ni dans la pensée, nt dans le style. Il a déjà les qualités proprement classiques, la netteté, la clarté, la lucidité d’esprit, la sobriété alerte. Pas plus d’emphase que de préciosité. On sent un homme d’action qui va droit au but et qui, sans hâte apparente, si surchargé de besognes et de préoccupations qu’il soit toujours, dit exactement ce qu’il a à dire et dans le moins de mots possible. « Jésus, mon Dieu ! écrivait-il à l’un de ses prêtres, serais-je réduit à ce malheur qu’il me fallût faire ou dire quelque chose à votre égard contre la sainte simplicité ! Oh ! Dieu m’en garde, Monsieur, et à l’égard de qui que ce soit. C’est la vertu que j’aime le plus et à laquelle je fais le plus d’attention dans mes actions, ce me semble, et, s’il m’est loisible de le dire, je dirai que cela se fait avec quelque progrès par la miséricorde de Dieu. » Mais la simplicité qu’aimait et pratiquait Monsieur Vincent n’était pas celle qui est synonyme de rudesse et de lourdeur d’esprit. Parlant d’un de ses Prêtres de la Mission, il disait : « Il avait une grande simplicité, non rustique ou niaise, mais colombine et sainte ; c’était une simplicité qui perfectionnait ses autres vertus. » Sans le vouloir, il se définissait lui-même. Un esprit très délié, très averti et plein d’expérience, qui n’ignore rien des réalités de la vie et qui, par un effort de volonté sainte, par un ardent et pur désir de perfection morale, revient à la candeur primitive, « n’admet aucun mélange de respect humain, dissimulation, artifice ou finesse » : tel était, tel avait voulu être Monsieur Vincent, et tel qu’il nous apparaît dans sa correspondance.

 

 

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Un autre trait de son caractère qui s’y manifeste abondamment, c’est l’extrême douceur dont il fait preuve à l’égard de tous ceux avec lesquels il est en relations. Cette vertu qu’il a pratiquée avec une constance admirable était d’autant plus méritoire qu’elle semble avoir été plus acquise que naturelle. Il était né vif, nous dit-on, peu patient et enclin à la colère. À force de surveillance sur lui-même, il était devenu l’aménité faite homme. Au témoignage de Fénelon, M. Tronson disait de lui qu’il « possédait si éminemment l’esprit de douceur qu’en le voyant on croyait voir saint Paul conjurer les Corinthiens par la douceur et la modestie de Jésus-Christ ». La méditation perpétuelle de l’Évangile, l’exemple de saint François de Sales, dont la rayonnante bonté l’avait beaucoup frappé, la prière et l’ascétisme personnel avaient transformé sa nature. « Je m’adressai à Dieu, disait-il, et le priai instamment de me changer cette humeur sèche et rebutante et de me donner un esprit doux et bénin ; et par la grâce de Notre-Seigneur, avec un peu d’attention que j’ai faite à réprimer les bouillons de la nature, j’ai un peu quitté mon humeur noire. » Il l’avait si bien quittée qu’on n’en aperçoit plus aucune trace dans les lettres qui nous sont parvenues. Jamais il ne donne le moindre signe d’impatience. Nul doute que cette affabilité constante, cette aimable égalité d’humeur que rien ne lasse ou ne rebute, ce besoin ou ce désir de plaire, cette gentillesse de propos ou d’attitudes lui ont valu bien des sympathies et conquis bien des cœurs.

S’il conquérait ainsi les cœurs, c’est qu’il avait lui-même un cœur très tendre. Comme tous les grands chrétiens, Vincent de Paul vaut surtout par la richesse et la profondeur de sa sensibilité. Quelle a été dans la formation de cette vertu éminente la part de la nature et celle de la grâce ? C’est ce que nous ne saurions dire. Il est à croire qu’à cet égard la nature était loin d’être aussi dénuée que son humilité l’a parfois prétendu, et qu’originellement il n’était pas du tout « sec comme une ronce ». Son extraordinaire charité ne s’expliquerait pas s’il n’était pas avant tout une âme chaude et cordiale. Et ce besoin d’aimer, transfiguré par le christianisme, on le retrouve à toutes les pages de sa correspondance. Les formules d’affection qu’il prodigue à ses Prêtres de la Mission, on sent bien que ce ne sont pas des « clauses de styles », de simples formules verbales, qu’elles lui sont dictées par un sentiment profond de paternelle tendresse.

« Je dis ceci à l’oreille de votre cœur, sans le dire à personne », écrira-t-il à Bernard Codoing. Et à un autre Prêtre de la Mission : « Je vous embrasse avec toutes les tendresses de mon âme... » Lui, si dur toujours pour lui-même, il recommande sans cesse aux autres de se ménager. Et s’ils meurent, si soumis qu’ils soient à « l’adorable bon plaisir de Dieu », il s’émeut, il pleure. « Le Fils de Dieu pleura le Lazare ; pourquoi ne pleurerez-vous pas ? », écrit-il à Mlle Le Gras. Et il a souvent prêché d’exemple.

Ce cœur très aimant a, comme il arrive, été très aimé. Il semble l’avoir été particulièrement des saintes femmes qu’il a rencontrées sur sa route et qui ont été ses fidèles et dévouées collaboratrices. Sans Mme de Gondi, sans Mme d’Aiguillon, sans Mme Goussault, sans Mlle Le Gras, il n’aurait pu accomplir son œuvre. Je crois qu’il leur rendait à toutes l’affection très particulière et très pure qu’il recevait d’elles. La Mère de Chantal lui avait été léguée par saint François de Sales et elle s’adressait à lui, qu’elle appelait « son très cher Père », avec la plus fidèle confiance. Les lettres qu’il lui adresse sont toutes parfumées de la plus charmante tendresse. « Or sus, ma chère Mère, lui écrira-t-il par exemple, permettez-vous que je vous demande si votre bonté la non pareille me laisse encore le bonheur de la jouissance qu’elle m’a donnée dans son cher et tout aimable cœur ? Certes, je le veux espérer, quoique mes misères m’en rendent très indigne. » Quand elle mourut, il eut la vision de son union avec l’âme de saint François de Sales : il ne pouvait relire ses lettres sans pleurer.

Quant à Mlle Le Gras, nous avons vu qu’il s’interdisait les expressions trop tendres dans les lettres qu’il lui adressait. « Votre cœur, lui disait-il, n’a-t-il point un peu murmuré contre le mien de ce qu’étant si proche, je ne vous ai ni vue ni fait savoir de mes nouvelles ? Or sus, vous verrez un jour la raison de tout cela devant Dieu. » Ces scrupules mêmes, ces mortifications intérieures nous font mieux mesurer « toute l’étendue de son affection » que les déclarations les plus empressées. Manifestement Vincent de Paul a eu pour Mlle Le Gras une amitié très tendre qui, pour être contenue dans les justes limites de la prudence chrétienne, n’en était pas moins profonde. Il veille sur sa santé avec un soin jaloux, multiplie les conseils et les objurgations pour obtenir qu’elle se ménage. Toutes ces attentions, qui sont la menue monnaie des grandes tendresses, nous prouvent surabondamment la place éminente que Louise de Marillac occupait dans le cœur de son « très honoré Père ».

Et il va sans dire que toutes ces humaines affections avaient leur couronnement et leur justification dans l’ardent amour que Vincent avait pour son Dieu. Cet amour divin qui contient tous les autres amours, c’est là proprement le centre de la vie intérieure de Vincent de Paul. Il ne serait pas l’homme qu’il a été, s’il n’avait pas tant aimé Jésus, s’il ne l’avait pas pris pour constant modèle, si, à son exemple, il ne s’était pas sacrifié pour les autres hommes sans rien réserver de lui-même. Ce Jésus miséricordieux qui relevait la femme adultère, qui réservait sa première apparition à « Marie », la pécheresse repentie, qui laissait venir à lui les petits enfants, qui avait des trésors d’indulgence et de pitié pour tous les humbles et les déshérités de ce monde, c’est en vivant dans son intimité que Vincent est devenu le grand ami, le consolateur infatigable, le sauveur de tous ceux qui souffrent. Ses effusions mystiques se convertissaient en œuvres de charité. Il est bien « revêtu de l’esprit du Christ » celui qui terminait l’une de ses lettres par ces mots : « J’écris à M. Huguier qu’il donne six livres à André de Brie, que nous avons reçues ici : il est forçat sur la galère de la Reine. »

 

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE X

 

Les dernières années et la mort

 

 

 

Monsieur Vincent vieillissait ainsi, toujours actif ; à 72 ans, il allait encore prêcher des missions à la campagne, s’exposant au grand air, au soleil, – à l’étonnement un peu scandalisé de Mme d’Aiguillon, – toujours surchargé d’affaires et de besognes diverses auxquelles il ne se dérobait jamais, estimant, comme le grand Arnauld, qu’il aurait l’éternité tout entière pour se reposer. Chacun s’adressait à lui, sa correspondance augmentait tous les jours et il ne laissait aucune lettre sans réponse : comme tous les grands hommes d’action, il voyait là une des parties essentielles de son œuvre et il s’en serait voulu de la négliger. Il ne négligeait rien, d’ailleurs, et c’est merveille de le voir s’appliquer, jusqu’à la dernière heure, avec une égale conscience, à toutes les questions, grandes ou petites, qui sollicitent son inépuisable activité, voyant à la fois l’ensemble et les plus menus détails, donnant sur toutes choses des directions nettes, précises, fortement motivées. Cette ubiquité d’attention, qui fut, avec sa puissance de travail méthodique, la grande force de Vincent de Paul, n’avait, avec les années, subi aucune atteinte.

Ces dons exceptionnels qui, dans tous les ordres d’idées, font les grands chefs, les circonstances historiques ne les laissaient pas sans emploi. Monsieur Vincent devait peu connaître la paix. Guerre civile et guerre étrangère avaient couvert le pays de ruines. Nous avons déjà cité la lettre pathétique où, en 1652, s’adressant à Innocent X, Vincent de Paul le suppliait d’intervenir et « d’obtenir le bonheur après tant de maux, la paix après la guerre ; de soulager les peuples écrasés par de longues guerres ; de rendre la vie aux pauvres abattus et presque morts de faim ; de venir en aide aux campagnes entièrement dévastées, aux provinces ruinées, de relever les temples renversés ; de rendre la sécurité aux vierges ; de faire rentrer dans leurs églises les prêtres et les pasteurs des âmes ; enfin de nous rappeler tous à la vie ». Ces maux terribles, on a vu comment il a travaillé à les soulager : il a répandu sur toute la France ses intarissables bienfaits ; il a canalisé toute la charité française ; il est le « secours national » personnifié.

Il ne s’en tenait pas là. Il hésitait toujours avant d’entreprendre une œuvre nouvelle ; mais, l’œuvre une fois entreprise, il ne la lâchait plus ; il en poursuivait la réussite à travers toutes les occupations d’une existence extraordinairement encombrée et surmenée. Les lettres qu’il a écrites le dernier mois de sa vie nous le montrent aussi attentif qu’il l’a jamais été aux affaires temporelles et spirituelles de sa Congrégation, très préoccupé aussi des missions de Pologne et d’Alger, et en même temps, il n’oublie pas ses chers galériens. À quinze jours de sa mort, n’est-il pas touchant de le voir prier Firmin Get, supérieur à Marseille, de distribuer quelques livres qu’il vient de recevoir pour six forçats dont il lui donne les noms ? Jusqu’au bout, il songe à tout et à tous ; il n’abandonne aucune des rênes que la Providence a mises entre ses mains. En bon soldat du Christ, il meurt littéralement sur la brèche.

À plusieurs reprises, il avait eu d’assez graves maladies. L’une d’elles datait de son séjour chez les Gondi : elle lui avait laissé une enflure des jambes et des pieds qui dégénéra vite en une douloureuse infirmité. « Sa petite fiévrotte » ne le quittait pas. Il était sujet à d’autres violents accès de fièvre qui ne l’empêchaient en aucune façon de se livrer à ses occupations ordinaires. En 1656, à la suite d’une maladie qui le tint quelque temps au lit et près de deux mois à la chambre, l’enflure des jambes augmenta ; des ulcères se déclarèrent, la marche lui devint de plus en plus pénible et difficile. Au début de 1659, les douleurs aux genoux devinrent telles qu’il ne put plus sortir de la maison ; il descendait encore à l’église pour y dire la Messe et faire oraison. De là, il se traînait, comme il pouvait, appuyé sur un bâton jusqu’à la salle où se tenaient les conférences des ecclésiastiques. Vers la fin de l’année, il ne put plus descendre et dut dire sa messe à la chapelle de l’infirmerie.

Et les morts annonciatrices se multipliaient autour de lui. On l’a dit trop justement, « le cœur d’un vieillard est un cimetière ». Ce fut d’abord, le 14 février 1660, « le bon M. Portail », l’ami de toujours, qui redoutait beaucoup la mort, mais qui, assisté par Monsieur Vincent, mourut dans des sentiments de paix et de résignation.

Puis ce fut le tour de Mlle Le Gras. Depuis vingt ans, sa vie était un perpétuel prodige. Elle mourut le 15 mars. Elle aurait voulu mourir assistée de son directeur. Celui-ci, qui ne pouvait se tenir sur ses iambes, par un raffinement d’ascétisme que nous avons quelque peine à concevoir, lui refusa même quelques paroles de consolation écrites de sa main. Mais le 3 et le 24 juillet, il réunit en conférence les Filles de la Charité et il les interrogea toutes successivement sur Mlle Le Gras et sur les vertus qu’elles avaient remarquées en elle. Et ce fut pour conclure : « C’était une âme pure en toutes choses. » Rien de plus significatif qu’un tel hommage.

Une autre mort qui fut aussi très douloureuse à Vincent de Paul fut celle de Louis de Chandenier, abbé de Tournus, survenue à Chambéry le 3 mai 1660. Il avait enfin obtenu de Vincent, qui le lui avait toujours refusé, d’être reçu dans la Congrégation de la Mission qu’il chérissait. Vincent fut si affecté de cette perte « qu’il en pleura », nous dit Abelly. « Il était aussi plein de l’esprit de Dieu qu’homme que j’ai jamais vu. Il a vécu en saint et est mort missionnaire », écrivait-il encore. Qu’ajouter à ce témoignage ?

 

 

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Et il n’avait pas besoin de ces avertissements funèbres pour songer à sa propre mort. Il avait pris ses dispositions. Il s’était secrètement choisi un successeur dans la personne de M. Alméras. M. Portail et Mlle Le Gras avaient été remplacés, le premier par M. Dehorgny, la seconde par la Sœur Marguerite Chétif. Dès les premiers mois de 1660, ses jambes ne pouvant plus le porter, il était obligé, pour aller à la chapelle entendre la Messe qu’il ne pouvait plus dire, de se servir de « potences ». Il ne mangeait presque plus ; on voulait lui faire prendre quelques mets plus délicats : il les refusa obstinément. On eut toutes les peines du monde à lui faire accepter d’être porté sur une chaise pour se rendre à la chapelle. Il souffrait beaucoup de son enflure, de ses ulcères et d’une douloureuse rétention d’urine ; ne pouvant plus remuer, il passait des nuits terribles. Chaque mouvement qu’il faisait en s’aidant d’un grand cordon qu’on avait attaché à l’une des solives de sa chambre lui causait d’affreuses douleurs. Il souffrait tout sans se plaindre, disant simplement : « Ah ! mon Sauveur ! mon bon Sauveur ! » et jetant les yeux sur un petit crucifix de bois qu’il avait fait placer en face de lui. Il montrait à tous un visage souriant et serein, avait pour tout le monde des paroles aimables et s’occupait de toutes les affaires de la maison et du dehors comme s’il était en pleine santé. Il disait que ses souffrances n’étaient rien en comparaison de celles de Jésus. Préparé depuis longtemps à la mort, il la voyait venir avec le plus grand calme, pleinement soumis à la volonté de Dieu et intérieurement très détaché de tout ce qui pouvait le retenir sur la terre.

Le 25 septembre, vers midi, il s’endormit longuement sur sa chaise. « C’est que le frère vient en attendant la sœur », dit-il à son réveil. Le 26, au matin, il se fit porter à la chapelle, où il entendit la messe et communia, ainsi qu’il le faisait tous les jours. À un nouvel assoupissement, le médecin déclara que c’était la fin. Un de ses prêtres lui ayant demandé sa bénédiction pour la Congrégation, il en prononça les paroles d’abord tout haut et le reste tout bas. Vers le soir, comme il s’affaiblissait de plus en plus, M. Dehorgny lui donna l’Extrême-Onction, en présence de plusieurs Prêtres de la Mission ; il répondait de son mieux aux questions qui lui étaient posées. Il passa une nuit paisible, sur sa chaise, tout habillé, près du feu, la tête appuyée sur une serviette que tenait un des Frères, s’assoupissant de temps à autre, s’associant, quand il se réveillait, aux invocations pieuses qu’on lui suggérait. À un moment donné, en se réveillant, il dit : « C’est assez », soit qu’il trouvât qu’on troublait sa méditation par des interventions trop fréquentes, soit qu’il voulût laisser entendre que sa fin était proche. Et à 4 h. 3/4 du matin, il expira, après une douce agonie, toujours assis, « beau, plus majestueux et vénérable à voir que jamais ».

Les prières dites et l’ensevelissement fait, on mit le corps sur le lit. De hauts personnages, tout en larmes, vinrent dans la journée saluer sa dépouille mortelle. Le lendemain 28, jusqu’à midi, le corps fut exposé à la vénération des fidèles. Au service funèbre qui attira une grande foule éplorée, assistaient le nonce, le prince de Conti, la duchesse d’Aiguillon, nombre de prélats, prêtres et religieux. Bossuet y était.

Deux mois après, à Saint-Germain-l’Auxerrois, devant un nombreux et illustre auditoire, Henri de Maupas du Tour, évêque du Puy, prononça l’oraison funèbre du Saint. Il parla deux heures, sans épuiser ni le sujet ni son discours. « Il y eut là, dit Bossuet, beaucoup de larmes répandues, particulièrement au sujet de l’humilité profonde et de l’incomparable charité envers les pauvres qu’il découvrit en la personne du vénérable serviteur de Dieu. » L’orateur sacré eut un mot profond et juste et qu’il faut retenir : « Oui, Messieurs, il faut vous le dire : c’est lui-même, c’est Vincent de Paul qui a presque changé la face de l’Église... »

 

 

 

 

 

 

 

Conclusion

 

 

 

Le convertisseur du P. de Foucauld, l’abbé Huvelin, qui fut un saint, ayant eu l’intention de consacrer plusieurs leçons à saint Vincent de Paul, s’arrêta, pris de scrupule et disant : « C’est en quelque sorte trop beau, c’est trop saint. » Je ne crois pas qu’à étudier de près la vie du « serviteur de Dieu », on puisse se dérober à une impression de ce genre. Voltaire lui-même a subi la séduction de cette grande figure. « Mon saint à moi, écrivait-il au marquis de Villette, c’est Vincent de Paul, c’est le patron des fondateurs. Il a mérité l’apothéose de la part des philosophes comme des chrétiens. »

Ce que Voltaire n’a pas dit, et ce qu’il aurait dû dire, c’est que le principe de toute l’activité charitable de saint Vincent de Paul est d’ordre exclusivement religieux ; moins que personne, il se prêterait à être travesti en un simple philanthrope. Ce héros de la charité est avant tout un héros de la piété : c’est dans sa foi chrétienne, dans son ardente vie intérieure qu’il puisait l’inspiration maîtresse de son formidable labeur. C’est pour obéir à son Dieu qu’il s’est penché sur tant de misères humaines ; c’est pour ramener les âmes à Dieu qu’il s’est efforcé de guérir les corps ; c’est pour imiter Dieu qu’il a aimé l’humanité.

Mais au service de ce constant idéal, il a mis un génie d’organisation, une vigueur de volonté, une fermeté de bon sens réaliste, une ardeur de désintéressement, une flamme d’activité vite réglée qui font de cet humble prêtre, à l’entendre « simple particulier et sans nom », l’un des plus grands hommes d’action qui aient jamais existé. On reste confondu d’admiration, et presque de stupeur, en voyant, en soupçonnant plutôt, car combien de choses nous échappent ! tout ce qu’il a fait tenir de créations et d’œuvres diverses dans l’enceinte d’une vie humaine. On lui a reproché de manquer de poésie, mais nous n’étions pas en tiers dans les effusions mystiques de Vincent, et puis, quelle poésie au monde vaut celle de sauver ses semblables ?

Ce qui est plus certain encore, c’est que ce très grand Saint est resté jusqu’au bout un saint paysan. Du paysan français, il a gardé la lenteur prudente et obstinée, le goût de l’épargne et des commencements modestes, l’habitude du travail recueilli et solitaire, du sillon patiemment creusé et fécondé jour après jour, gage assuré des moissons opulentes et des récoltes triomphales. C’est ainsi que le paysan français a construit la France, fille de son labeur tenace, de son long effort méthodique et ininterrompu.

Et c’est ainsi que saint Vincent de Paul a construit toutes ses grandes œuvres. Nées de l’expérience quotidienne, adaptées par retouches successives aux réalités vivantes, elles se sont développées progressivement par la force initiale du principe intérieur qui les avait fait naître et peu à peu elles ont revêtu ce caractère d’éternité qui leur a fait traverser impunément trois siècles fort tourmentés de notre histoire. Si l’on voulait, en deux mots, évidemment trop brefs et incomplets, définir l’essentiel de cette œuvre dont la richesse et la diversité nous remplissent d’admiration, on pourrait dire qu’elle a consisté surtout à organiser la charité française et à renouveler dans les esprits et dans les mœurs la notion du prêtre français. Si, même aux époques d’incrédulité, on a eu pour la vocation sacerdotale un respect justifié qui n’existait guère auparavant, le mérite non pas exclusif, mais principal, en revient au fondateur des Prêtres de la Mission. Sans lui, les écrivains du XVIIIe siècle n’auraient jamais eu pour le curé de campagne la sympathie qu’ils lui ont si souvent manifestée. Et, d’autre part, il y avait eu, certes, avant saint Vincent de Paul, bien des âmes charitables. Mais ces âmes, il les a groupées, instruites, encouragées, il les a souvent révélées à elles-mêmes ; il a décuplé leur effort, utilisé pour le bien toutes sortes de bonnes volontés isolées et trop souvent réduites à l’impuissance. L’institution des « Sœurs Grises », comme on les appelait alors, avec leur costume séculier, leur « hotte sur le dos », a été en son temps une véritable révolution morale. En leur donnant « pour monastère la maison des malades, pour cellule une chambre de louage, pour chapelle l’église paroissiale, pour cloître les rues de la ville, pour clôture l’obéissance, pour grille la crainte de Dieu et pour voile la modestie », Monsieur Vincent a réalisé une conception dont l’originalité n’a d’égale que la bienfaisance.

Le bien qu’a fait cet homme au grand cœur échappe aux évaluations humaines. Qui pourrait calculer combien de vies il a sauvées, par lui-même ou par les siens ; combien d’âmes il a redressées, combien d’actes de vertu dont il pourrait revendiquer l’origine ? Grand siècle religieux, le XVIIe siècle l’a été dans toute la force du terme. Supposez un moment que Monsieur Vincent n’ait point vécu : il y aurait quelque chose de changé dans la physionomie de son temps. Je n’oublie, certes, ni saint François de Sales, ni Condren, ni Bérulle, ni Olier, ni Pascal, ni Bossuet, ni Fénelon. Mais si l’on veut, sans faire tort à personne, se conformer à la stricte justice historique, il faut dire que saint Vincent de Paul a été le grand animateur religieux du XVIIe siècle français.

Et si notre malheureuse France d’aujourd’hui avait la bonne fortune de trouver un autre saint Vincent de Paul, elle aurait vite fait de se relever de ses ruines morales.

 

 

 

Victor GIRAUD,

Saint Vincent de Paul, 1945.

 

 

 

 

 

 

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