Le Christ et la Sainte Vierge

dans l’œuvre de Rubens

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Arnold GOFFIN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

On subdivise communément la carrière de Rubens en quatre périodes, limitées par des évènements qui ont eu concurremment avec l’évolution naturelle de son génie, une répercussion sur les directions de son art. Le séjour en Italie (1600-1608) marque, surtout, à ce point de vue, dans la partie initiale de sa vie ; son union avec la jeune Hélène Fourment, quelques années après la mort de sa première femme, Isabelle Brandt, dans la dernière. La période qui s’est écoulée entre sa rentrée à Anvers et la fin de son veuvage (1609-1630) fut la plus féconde.

Elle se signale par une triomphante éclosion de chefs-d’œuvre parmi lesquels il suffit de citer l’Érection et la Descente de croix, de Notre-Dame d’Anvers ; le Coup de lance, du musée d’Anvers ; la décoration de l’église de St-Charles Borromée, à Anvers ; celle de la galerie du palais du Luxembourg, à Paris ; le Jugement dernier, de la Pinacothèque de Munich ; l’Adoration des Mages et le triptyque de la Pêche miraculeuse à Malines, etc.

On pourrait, sous un certain angle, considérer Rubens comme un missionnaire de la Renaissance catholique ; missionnaire dans l’art qui, par l’éclat impressionnant de ses évocations des gestes et des mystères sacrés, contribua aux progrès et à l’exaltation de l’orthodoxie, à une époque où cinquante ans de furieuses guerres confessionnelles avaient miné ou ébranlé la foi presque autant dans les âmes que dans les édifices du culte.

Pierre-Paul est égal au destin que les circonstances ont préparé à son génie. Beauté antique, grandeur romaine, ont été le stimulant des efforts audacieux des grands artistes de la Renaissance pour ériger leur art souverain. Lourd héritage qu’il recueillera sans faiblir, pour l’enrichir immensément, pour le renouveler en y incorporant toute la puissante tradition réaliste flamande, pour lui donner à porter des fruits inattendus et merveilleux. Le domaine de l’interprétation religieuse, il l’a parcouru dans tous les sens, prodiguant sans se lasser des ressources d’invention et d’émotion qui semblent toujours fraîches.

C’est au for de la foi chrétienne qu’il va tout d’abord, au drame du Golgotha, réalité essentielle, source toujours renouvelée d’amour et de sacrifice, d’où toute la Religion émane et vers laquelle sans cesse elle retourne. Entre 1610 et 1620, il exécute successivement l’Érection de la Croix, pour l’église de Ste-Walburge ; le Coup de lance, offrande votive de son ami, Nicolas Rocockx, à l’église des Récollets ; le Christ en croix, pour la même église et, enfin, pour Notre-Dame, la Descente de Croix. Et la suite de ses ouvrages constitue comme une tétralogie sacrée, qu’un souffle épique traverse. Partout le maître y est présent avec son génie, avec sa sensibilité qui ne contemple pas le drame de l’extérieur, mais le recrée en elle-même, en subit avec les témoins toutes les phases et toute l’horreur.

Le forfait inexpiable va à son accomplissement : la divine victime a été clouée à la croix et on y a fixé l’inscription, à la foi véridique et dérisoire, qui signale ce Roi impuissant à la moquerie ou à l’insulte. Maintenant, les bourreaux doivent dresser le bois infamant, et ils s’emploient à leur tâche d’un effort unanime et concerté, les uns tirant, halant sur les cordes, les autres poussant, en s’arc-boutant contre les rochers... Ils s’agitent, fatiguent, accablés sous le poids ; leurs visages brutaux se convulsent, les muscles de leur torse se tendent et saillent... Mais Jésus, étranger à ces choses, détourne son regard vers le ciel... Éternelle conjuration de la Matière contre l’Esprit, des Ténèbres contre la Lumière ! D’un côté, le bourreau et ses valets, mercenaires inconscients, qui font leur sanglante besogne sans pitié ni colère ; de l’autre, l’être sublime dont ils poursuivent passivement l’immolation.

Sans animosité aussi, ce soldat du Coup de lance, qui, selon l’Évangile de saint Jean, « ouvrit le côté de Jésus avec une lance », non point dans l’intention de le navrer davantage, mais pour s’assurer que, ainsi qu’il paraissait, la vie l’avait abandonné. Et son attitude dans la peinture de Rubens, l’expression de son visage, sont comme la vivante manifestation de l’indifférence du monde devant la mort du juste. À cette indifférence s’oppose la douleur indicible de la Vierge, de saint Jean et de Madeleine, prosternée dans sa jeunesse et dans sa grâce, au pied de la croix. Tout, dans cette œuvre, est intensité tragique : les espaces nocturnes sur lesquels se dressent les corps des suppliciés, celui du Christ, raidi déjà, dans l’inertie sinistre de la mort ; ceux des larrons, tordus ou convulsés par la crainte ou le blasphème où ils ont expiré ; le beau groupe désolé, formé par la Vierge qui, les mains crispées, détourne le visage, et par l’apôtre qui, obéissant aux suprêmes recommandations de Jésus, oublie sa propre peine pour soulager celle de la Mère et se penche sur elle afin de la soutenir.

Et voici une évocation plus pathétique encore, s’il se peut : le Christ en croix. Les légionnaires romains et les Juifs se sont retirés, contents, les uns, d’être débarrassés de leur corvée ; les autres, d’avoir sa satisfait leur haine et leur férocité. Tous, la Vierge, défaillante, épuisée, et ses compagnes, et les fidèles du doux maître, sont redescendus lentement, dans le silence de leur deuil, vers Jérusalem... Il n’y a plus personne sur la montagne : le Christ est seul sur la croix dressée ; solitude de Dieu ; délaissement des hommes, qui, insouciants, continuent leur existence dans la ville dont les édifices se profilent vaguement à l’horizon obscurci. L’oubli est-il donc venu avant la mort ‘ ? Et, dans un moment de défaillance humaine, au milieu de cette agonie divine, s’élève le cri désespéré : Eli, Eli, lamma sabachtani ?... « Mon Dieu ! mon Dieu ! pourquoi m’avez-vous délaissé ?... » C’était, rapporte saint Marc, à la « neuvième heure ». Et c’est par la vision de cette heure-là que Rubens a été visité.

L’on éprouve comme un soulagement en passant de cette page oppressante à la Descente de Croix, car on y retrouve, rassemblés autour du Sauveur, sa Mère et toute sa famille spirituelle, le vieillard Nicodème, le décurion Joseph d’Arimathie, Madeleine, Marie-Salomé... Ici aussi, comme dans l’Érection de la Croix, tous les acteurs de la scène collaborent à une action unique ; une action, non plus de violence et de sang, mais de piété et de tendresse infinies... Et leurs mouvements à tous, depuis ceux qui ont détaché le précieux corps et l’ont fait glisser sur le linceul, jusqu’à ceux qui le reçoivent entre leurs mains dévotes, semblent coordonnés, réglés selon un rythme secret, celui de l’amour...

Quantité de motifs usuels pour les maîtres des siècles précédents, sont tombés en désuétude par l’effet des prohibitions doctrinales du concile de Trente, en ce qui touche la décoration des églises. Il est arrivé que Rubens ait repris, néanmoins, quelqu’un de ces thèmes condamnés, mais, pour le principal de l’iconographie religieuse, c’est-à-dire pour les scènes consacrées de la vie de la Vierge et du Sauveur, il respecte les ordonnances établies par la tradition, tout en en vivifiant les éléments. Le type du Christ qu’il a créé, figure noble et régulière, front élevé qu’éclairent de grands yeux profonds et lumineux, barbe et chevelure abondantes, revêt, si l’on veut, une dignité un peu olympienne, mais n’en est pas moins admirable. Où qu’il soit représenté, parlant aux Pharisiens hypocrites et sournois, devant la Femme adultère (Musée de Bruxelles), confondant l’incrédule Thomas (Amsterdam, Musée), accueillant bénignement Madeleine repentante (Berlin, Musée), présidant à la Cène (Milan, Brera), se révélant aux Pèlerins d’Emmaüs (Madrid, Prado), ou enfin, remettant les clefs à saint Pierre ; où qu’il apparaisse, il domine, humain et divin tout à la fois, ceux qui l’entourent, par le rayonnement de naturelle majesté, de grave et impérieuse douceur, qui émane de sa personne.

Le cycle messianique rubénien exerce une véritable fascination sur la pensée, et bien qu’il faille savoir se borner, nous ne pouvons laisser de mentionner quelques œuvres encore qui lui appartiennent.

Et d’abord cette Montée au Calvaire, du musée de Bruxelles, extraordinaire de fougue, dans le furieux mouvement ascensionnel de la horde armée qui entraîne le Christ, succombant sous le faix de la croix, comme dans un tourbillon. Dans l’allure, dans les groupements, cette page éclatante, observait Fromentin, donne plutôt l’idée d’un triomphe... Remarque juste, mais, allant plus outre, ne pourrait-on pas reconnaître dans la course précipitée de cette soldatesque, que suivent, haletantes et éplorées, la Vierge et les saintes femmes, un symbole, une image de l’atroce et perverse impatience, du sombre vertige par lesquels l’Humanité fut précipitée vers la perpétration du crime irréparable ?...

La Pietà, ce poignant motif du Christ pleuré, avec quelle ferveur les vieux maîtres, Roger de le Pasture, Hughes van der Goes, ne l’avaient-ils pas retracé ? Rubens n’y vient pas avec une émotion moindre que la leur (musées d’Anvers, de Berlin, de Madrid, etc.). Ici, sa palette assourdit ses colorations jusqu’à les éteindre, à ne laisser de la lumière qu’une espèce de furtif fantôme : la disposition des lieux et des acteurs varie, mais, presque toujours, le corps du Christ, étendu sur le sol ou renversé sur les genoux de la Vierge, est placé en travers de la scène, remplissant la toile de la présence fatidique de la mort... Et, autour de lui, communiant dans un deuil taciturne, entrecoupé de sourds gémissements et de larmes, la Mère, Madeleine, saint Jean, et, parfois, saint François d’Assise, auquel son amour pour le crucifié avait mérité la miraculeuse consécration des stigmates.

Nous venons de voir la Vierge des douleurs, la Vierge martyrisée de la Passion. L’inspiration du grand artiste n’a pas été moins sollicitée par la Vierge de la joie, celle des jours premiers de Jésus comme celle de l’Assomption, celle de l’heure d’apothéose où, soustraite aux tristesses de la terre, elle alla retrouver pour toujours son Fils, dans les hauteurs où Il règne. Cette figure divinisée de l’amour maternel, cet être qui est tout ineffable sollicitude, soins, caresses, fierté enchantée devant la frêle existence qui s’épanouit et commence à sourire, devait séduire Rubens. Maintes fois, associant sa dévotion et sa tendresse conjugale et paternelle, il prend modèle de l’un de ses enfants et de sa mère pour représenter le couple sacré. Voici d’abord la délicieuse Éducation de la Vierge (musée d’Anvers), où tout, composition, couleur, disposition des personnages – sainte Anne, souriante, la main posée sur l’épaule de sa fille ; le grave saint Joachim qui, tapi dans l’ombre, savoure ce spectacle ; les anges qui tiennent une couronne suspendue au-dessus de la tête juvénile de Marie ; – où tout est sentiment, intimité heureuse, pureté liliale. Puis, c’est toute la série des Adorations des Mages : « Et, entrant dans la maison, ils adorèrent l’Enfant avec Marie, sa mère, et se prosternant ils l’adorèrent, puis, leurs trésors ouverts, ils lui donnèrent les présents, de l’or, de l’encens et de la myrrhe. » Et ces mots magiques, tout plein du mystère et des suggestions prestigieuses de l’Orient ; ces mots qui, depuis les origines, ont ravi des millions d’imaginations d’artistes, et suscité des œuvres sans nombre, viennent illuminer la pensée de Rubens, faire resplendir toutes les richesses qu’elle recèle. Et il exécute les Adorations des Mages que l’on rencontre au musée de Bruxelles, au Louvre, au Prado, etc., toutes semblables et toutes différentes, amplifications prodigieuses de l’antique scène épiphanique. Et c’est l’opulence majestueuse des Mages, la pompe de leur escorte, l’empressement de la foule autour de la crèche dont la Vierge retire l’Enfant, pour le présenter aux hommages de ces magnifiques étrangers. Le musée d’Anvers retient la plus somptueuse de ces Adorations, exécutée pour la riche abbaye anversoise de St-Michel. Elle est d’une facture éblouissante, qui achève de situer la composition, avec les hautes silhouettes des chameaux qui, dans le fond, dominent toute la scène, dans une atmosphère de faste asiatique. Visions d’aurore, de fête, d’avènement, allègres, triomphales, où il semble, que, dans les vibrations de la couleur, tout vienne en resplendissement. Et si l’on se plaît aux contrastes, il faut rapprocher de ces spectacles éclatants la rude simplicité, l’accent rustique, de telle Nativité (Munich, Pinacothèque), où ne sont rassemblés auprès de la crèche que de gauches bergers, aussi farouches que les rustres du vieux Pierre Breughel.

Dans ses évocations de l’assomption de la Vierge, il suit, comme les Primitifs, le texte des apocryphes, reproduit dans la Légende Dorée, mais en ne s’astreignant point comme eux à une illustration littérale de tous les épisodes de la poétique légende : la Vierge glorieuse s’enlève dans les airs, portée sur une nuée, autour de laquelle volent des anges. Disséminés auprès du sépulcre vide, les apôtres contemplent et adorent... La scène est toujours établie selon ces données, mais le maître ne cesse d’en perfectionner la représentation. Entre 1618 et 1627, il l’a reprise cinq fois (musées de Bruxelles, de Vienne, d’Augsbourg, de Düsseldorf, Notre-Dame d’Anvers). Et c’est toujours, en quelque partie, une peinture nouvelle – nouvelle, soit, dans la conception picturale, construite, tantôt sur des oppositions de lumière et d’ombre ; tantôt, sur de claires harmonies ; – soit dans le groupement et l’attitude des acteurs, la Vierge particulièrement. Trop matérielle, trop pesante, d’abord, elle s’affine, se spiritualise de plus en plus, tellement que, dans le beau tableau d’Anvers, la gracieuse apothéose s’est débarrassée de tout ce qui en alourdissait le caractère céleste.

En dehors de ces peintures d’hyperdulie, ou d’évocations du genre de celle de la Pinacothèque de Munich, où l’Immaculée se confond avec la femme de l’Apocalypse « écrasant la tête du serpent » – de combien de façons n’a-t-il pas figuré le groupe charmant, plus touchant et plus familier, de la Vierge avec l’Enfant ? Ce sont des Saintes Familles, comme cette Vierge au perroquet (musée d’Anvers), joie paisible, au milieu d’un beau décor de marbres et de verdure, offerte par lui à la Confrérie de St-Luc ; c’est, comme dans le pénétrant tableau des Offices (Florence), création délicate d’origine italienne, Marie qui penche son pensif et tendre visage sur Jésus et le petit saint Jean-Baptiste qui jouent ensemble. Ailleurs, il se borne à peindre les figures de la Mère et du Fils, laissant à son ami Jean Breughel, au Jésuite Zegers ou à quelque autre collaborateur, le soin de les encadrer dans une brillante guirlande de fleurs diaprées ; ailleurs encore, il nous fait apparaître le couple divin environné d’une gloire d’anges (Louvre), anges espiègles et joufflus qui cabriolent dans l’espace et sont bien éloignés de toute ressemblance avec les anges si sages et si immatériels des Primitifs.

Parmi les nombreuses peintures exécutées pour l’une ou l’autre des congrégations franciscaines, retenons ici l’émouvante composition (musées de Lille et de Dijon), qui nous montre la sainte Vierge apparaissant à saint François. Elle surgit au milieu de l’irradiation d’une gloire d’anges et, inclinée bénignement, vers le Petit Pauvre, elle lui présente l’Enfant qui lui caresse la barbe de la main. Et François, génufléchissant, regarde la céleste vision, les yeux fixes, dans une joie indicible. L’œuvre est comme l’illustration du délicieux récit des Fioretti, touchant ce frère Conrad d’Offida qui, un jour, « commença à entrer en oraison et à prier, avec très grande dévotion et larmes, la Vierge Marie, pour qu’elle lui obtînt de son Fils cette grâce qu’il sentît un peu de cette douceur dont saint Siméon fut rempli, le jour de la Purification, quand il porta dans ses bras Jésus Sauveur béni. Et cette oraison faite, la miséricordieuse Vierge Marie l’exauça et voici qu’apparut la Reine du Ciel avec son Fils béni dans les bras, au milieu d’une très grande clarté de lumière ; et s’approchant de frère Conrad, elle lui posa dans les bras ce Fils béni qu’il reçut avec une profonde dévotion. »

Les années avaient passé, cependant, dans la création de l’œuvre formidable. Le déclin venait, attristé, parfois, par l’état chancelant de la santé du maître, par les pressentiments sinistres dont il était hanté et qu’il ne pouvait s’empêcher d’exprimer à ses amis, par le regret de devoir quitter une vie si belle, sa femme, ses enfants, tant d’œuvres promises, projetées, rêvées, qu’il sentait encore en puissance dans sa pensée... Et c’est alors qu’il peignit, testament de son art, ex-voto suprême à la Vierge, et pour être placé sur son tombeau, à l’église St-Jacques, à Anvers, où elle se trouve toujours, une Sainte Famille, d’un charme singulier, un peu heurté, d’une exécution vibrante ; la Vierge trônant avec l’Enfant s’y présente environnée de saints, sainte Madeleine, saint Georges et saint Jérôme, tandis que descendent du Ciel des anges chargés d’une couronne...

 

 

 

Arnold GOFFIN.

 

Paru dans Les Causeries en 1928.

 

 

 

 

 

 

 

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