La Gaule mérovingienne dans Grégoire de Tours

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Georges GOYAU

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

VOILÀ quatorze cents ans que Grégoire de Tours naissait en Auvergne : grâce à lui, un enfant de ce Plateau Central qui, au temps de César, avait été le suprême bastion des résistances indigènes allait devenir, dans la Gaule mérovingienne, le père de notre histoire nationale. La vie politique et sociale de cette Gaule se reflète en ses œuvres d’histoire, où il y a plus de probité que de souci de l’art. L’heure est propice pour noter les regards qu’il jetait autour de lui, et les impressions qu’il ressentait et qu’il avouait.

Des vertus, s’élevant même jusqu’à la sainteté, on en trouverait déjà dans cette société mérovingienne dont l’Histoire des Francs nous entretient ; une sainte Radegonde, un saint Médard, un saint Nizier, un saint Gal, firent honneur à l’humanité, et au Dieu qu’ils servaient ; et neuf siècles avant que Guillaume Duprat, évêque de Clermont, ne léguât tous ses biens aux pauvres, un Sidoine Apollinaire apparaissait, dans les pages de Grégoire de Tours, comme le protecteur de toutes les détresses. Mais dans l’ensemble, quel vilain monde que ce monde mérovingien ! La vie humaine y comptait pour rien, ou presque rien. Clovis, tout le premier, caressait avec quelque désinvolture des projets homicides. Grégoire de Tours, évidemment reconnaissant à ce prince de sa bienveillance pour l’Église, se plaît à nous montrer la souveraineté divine « faisant chaque jour tomber les ennemis sous la main de Clovis et chaque jour augmentant son royaume, parce que Clovis marchait le cœur droit devant le Seigneur et faisait les choses qui sont agréables à ses yeux 1 ». Mais deux pages plus loin, l’historien ne dissimule pas que ce monarque a tué beaucoup d’autres rois et ses plus proches parents. Et les ayant tués, voilà qu’il gémissait sur lui-même : « Malheur à moi qui suis resté comme un voyageur parmi des étrangers, n’ayant pas de parents qui puissent me secourir si l’adversité venait ! » Grégoire de Tours, avec la perspicacité d’un confesseur, commentait en ces termes ce gémissement de Clovis : « Ce n’était pas qu’il s’affligeât de leur mort ; il parlait ainsi seulement par ruse, et pour découvrir s’il avait encore quelque parent afin de le faire tuer 2. »

En fait, la vie humaine ne pouvait aspirer à quelque sécurité que sous le toit des sanctuaires, sous la protection des reliques : encore ce droit d’asile était-il souvent violé. Lorsqu’on voit Grégoire, durant son épiscopat de Tours, rechercher les saintes reliques et multiplier les sanctuaires où elles seront honorées, ce n’est pas seulement à la gloire de l’Église triomphante qu’il songe, c’est aux intérêts de la société chrétienne. Elle a besoin de paix, et de tranquillité, et de pardon réciproque, elle a besoin de faire taire l’esprit de vengeance : voilà le miracle que Grégoire attend des reliques, miracle plus éclatant, si j’ose dire, que tant d’autres miracles dont il nous prodigue le naïf récit.

Les saintes reliques, elles étaient pour les hommes de cette époque une sorte de paratonnerre contre les orages d’inique violence dont la constante menace était suspendue sur les peuples ; les saintes reliques, elles étaient les libératrices, dont la proximité créait une façon de droit d’asile, et qui faisaient tomber les fers des mains des prisonniers 3 ; les saintes reliques, elles vengeaient la vérité lésée, en ne permettant pas, – c’est Grégoire qui nous le dit au chapitre XXXIX de son Livre de la passion, de la vertu et de la gloire de saint Julien, – que le parjure demeurât sans châtiment 4 ; les saintes reliques, enfin, elles faisaient barrière devant les tentatives d’usurpation qui menaçaient les biens de l’Église, et le jour où le roi Caribert eut été puni de mort pour avoir envahi les biens de saint Martin, Grégoire commentait : « Dieu venge promptement ses serviteurs. C’est pourquoi nous avertissons celui qui, parmi les puissants, lira ceci, de ne pas s’en irriter ; car s’il s’irrite, il avouera par là que c’est de lui qu’il vient d’être parlé 5. »

Un heurt tragique existait, un heurt dont sans cesse souffrait Grégoire, entre les réalités de la vie courante, que l’historien devait enregistrer, et cette morale évangélique que l’évêque devait prêcher. Ce heurt, qui se révélait dans les mœurs mêmes de Clovis, il se prolongeait dans les mœurs de certains évêques, contemporains de Grégoire ; il se laissait même entrevoir, hélas ! dans les lieux consacrés où l’esprit devrait lutter victorieusement contre la chair, et où parfois il advenait que de sanguinaires scandales se déroulaient. L’abbaye qu’avait à Poitiers fondée sainte Radegonde ne demeura pas exempte d’épreuves, et Grégoire d’écrire, douloureusement : « Quelles paroles pourraient jamais donner l’idée de tant de plaies, de tant de meurtres, de tant de maux, alors qu’il se passait à peine un jour sans un meurtre, une heure sans querelle, un moment sans pleurs 6 ! »

Il y a un mot des saints livres que Grégoire affectionnait, c’est le mot de Dieu disant par la bouche de Salomon : « Tu tomberas dans la fosse que tu auras creusée pour ton frère 7. » Lorsque Salomon lançait un tel avertissement, Grégoire l’interprétait comme un cri d’alarme pour les membres de cette famille mérovingienne qui sous ses yeux jouaient à s’entre-tuer, oubliant qu’ils étaient frères, frères par le sang, frères par l’adoption divine. Spectateur de leurs forfaits, Grégoire s’écriait : « Il y eut en ce temps dans l’Église un plus grand gémissement qu’au temps de la persécution de Dioclétien. Insensés, nous nous étonnons de ce que tant de maux se sont précipités sur ces princes ! Mais jetons les yeux sur ce qu’ont fait nos pères, et voyons ce qu’ils font. Ceux-là, sur les prédications des prêtres, avaient quitté les autels profanes pour les églises ; ceux-ci, chaque jour, livrent les églises au pillage 8. »

Ce bon greffier des faits ne pouvait se défendre parfois, en accumulant tant d’horreurs, d’un certain frémissement. Il y avait des moments où sa vocation d’historien le rendait perplexe, où il semblait hésiter à continuer. Historien, il ne l’était devenu qu’après quelques tergiversations. En tête de ses Miracles de saint Martin, il nous avoue qu’inhabile comme il l’est, et rustique comme il l’est, il avait parfois écouté la tentation de paresse. Mais sa mère l’avait secoué. « Ignores-tu, lui avait-elle dit, que celui qui nous parle un langage adapté à l’intelligence du peuple, comme tu peux le faire, en est par cela même mieux compris ? » Il avait cessé d’hésiter, sentant que son silence serait coupable 9.

Et sans d’ailleurs vouloir s’exposer, comme saint Jérôme, au péril de passer pour cicéronien ; sans accepter de se laisser retenir par les filets des « fables trompeuses », par la « sagesse des philosophes, ennemie de Dieu » ; sans trop s’attarder en ces « monuments élevés sur le sable et promis à une ruine prochaine », il allait déférer aux vœux de sa mère en écrivant à la lumière de l’Évangile sur la gloire des martyrs 10.

Mais il fallait descendre du ciel sur terre, sur la terre mérovingienne et pour faire son métier de chroniqueur, narrer au jour le jour les triomphantes aventures de la force brutale.

Grégoire avait lu dans Salluste : « Il est difficile d’écrire ce qui s’est passé, d’abord parce qu’il faut élever les paroles à la hauteur des faits ; ensuite parce que beaucoup attribuent à l’envie et à la malveillance le récit des crimes que vous blâmez 11. » Grégoire avait noté cette phrase ; il la citait sans y rien ajouter : on dirait qu’il y voulût puiser une leçon intérieure de circonspection et de modestie : le vieil historien latin lui avait signifié que ce n’était pas une besogne exempte de périls, que celle d’annaliste.

Il allait y persévérer ; mais tout d’un coup, çà et là, on le sentait comme saturé des atrocités qui l’entouraient. À l’imitation d’Eusèbe et de Sévère, de saint Jérôme et d’Orosc, qui, disait-il, avaient mêlé dans leurs chroniques les guerres des rois et les vertus des martyrs, il avait annoncé, au début du livre II de son Histoire des Francs, son intention de raconter confusément, et sans autre ordre que celui des temps, les vertus des saints et les désastres des nations. Mais lorsqu’il arrive à son livre V, on dirait qu’il en a assez d’enregistrer de sauvages effusions de sang : « C’est pour moi un cruel sujet d’ennui, d’avoir à retracer les vicissitudes de guerres civiles qui accablent la nation et le royaume des Francs. »

Et le voici qui hasarde quelques bons avis aux membres de la race mérovingienne : « Ils auraient dû cependant, observe-t-il, être effrayés de l’exemple des anciens rois qui, divisés, ne tardaient pas à succomber sous leurs ennemis. » Et il cite un texte d’Orose sur la discorde qui fut fatale aux Carthaginois, un texte de saint Paul : « Si vous vous mordez et vous dévorez, prenez garde que vous ne vous consumiez les uns les autres. » Il leur signifie : « Une seule chose vous manque, la grâce de Dieu, parce que vous ne conservez pas entre vous la paix. »

Les historiens de l’antiquité se plaisaient à dégager de l’histoire certaines leçons d’expérience humaine : ils aimaient à en extraire une philosophie de la vie ; et les enseignements qu’ils en tiraient vengeaient l’idée de justice, condamnaient l’esprit de démesure, s’opposaient au déchaînement de certaines convoitises. Humaniste à sa façon malgré sa demi-ignorance des subtilités de la grammaire, le bon Grégoire de Tours les imite de son mieux : comme historien et parce qu’historien, il fait en quelque mesure œuvre de moraliste. Mais entre eux et lui, un grand fait est survenu, l’avènement du christianisme, et c’était là une nouvelle source d’idées morales. Grégoire y puise, abondamment ; il multiplie les citations des textes sacrés ; et chemin faisant, il enseigne les premiers rudiments d’une morale chrétienne à cette société mérovingienne, païenne encore malgré l’eau du baptême. Ainsi notre première œuvre d’histoire nationale se tient-elle aux antipodes d’un indifférentisme moral qui se bornerait à enregistrer les faits, froidement et sèchement ; l’histoire de France, telle que la fit éclore, avec les ressources intellectuelles dont en son temps il disposait, la probité sacerdotale d’un Grégoire de Tours, gardait et voulait garder une portée morale ; elle gardait et voulait garder un intérêt humain ; et si la misère des temps la condamnait à consigner surtout des vestiges de barbarie, elle faisait œuvre civilisatrice en maintenant intactes, inextinguibles, intangibles, certaines lumières morales que cette barbarie offusquait.

 

 

 

Georges GOYAU.

 

Paru dans La Revue universelle

en juin 1939.

 

 

 

 



1 Historia Francorum, II, 40.

2 Id., II, 42.

3 GRÉGOIRE DE TOURS, les Livres des Miracles, éd. Bordier, II, p. 321, 325, 329.

4 Ibid., I, p. 377.

5 GRÉGOIRE DE TOURS, les Livres des Miracles, éd. Bordier, II, p. 71.

6 Historia Francorum, X, 15.

7 Id., IV, 52.

8 Id., IV, 48-49.

9 Les Livres des Miracles, II, p. 5.

10 Id., I, p. 3-7.

11 Historia Francorum, IV, 13.

 

 

 

 

 

 

 

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