Le nouveau Christ d’Outre-Rhin

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Georges GOYAU

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

26 février 1935

 

Qu’est-elle devenue, cette vieille Allemagne, dont les peintres se plaisaient, en leurs scènes de Passion, à montrer un Christ ensanglanté, pantelant, traîné vers la mort comme l’agneau qu’on mène à la boucherie, jouet passif entre les mains de ses bourreaux ? Les âmes, en ce temps-là, regardaient vers le Calvaire, à la pensée des grâces qui en avaient découlé sur le monde : le Vendredi Saint, pour elles, était le jour unique, où jadis un drame sacré s’était joué, drame qui commandait l’histoire et dont l’efficacité durait.

Ce sera toujours un jour de deuil, dans l’Allemagne hitlérienne : ainsi l’exige le Calendrier des paysans allemands que vient de publier, à Berlin, la Corporation de l’Agriculture, organisme d’État. Mais le trépas qu’on y commémorera, désormais, sera celui « des quatre mille cinq cents Saxons tués par Charles le Bourreau » – c’est le nouveau nom de Charlemagne ; – celui « des neuf autres millions de combattants morts pour le droit ; des héros de la foi, des hérétiques et des sorcières, tués, torturés ou brûlés ».

Le Vendredi Saint demeurera donc liturgique ; mais les liturgies intérieures qu’il suscitera dans les âmes fêteront d’autres gloires que celle de « l’Agneau immolé de la prophétie juive », que celle du « Crucifié ». Car en son livre, Le Mythe du vingtième siècle, devenu comme une charte pour l’intellectualisme pangermaniste, en ce livre que nombre d’instituteurs de Bavière viennent d’adopter comme un guide pour leur enseignement de l’histoire, M. Alfred Rosenberg proclame nettement que ce qui compte pour l’homme germanique, ce n’est pas la mort douloureuse du Christ, c’est sa vie. Bon pour « les peuples des pays alpins ou méditerranéens », de faire un succès au Christ mourant, de vanter son humilité !

« L’Église catholique, assoiffée de domination », a tout intérêt à favoriser cette exhibition d’un Christ humilié, « afin de se procurer, pour elle-même, le plus grand nombre possible de serviteurs, rabaissés par la culture d’un tel idéal. » Mais le « mouvement du renouvellement allemand » exige impérieusement d’autres visions : ce qui dans Jésus intéresse l’Allemagne, c’est « le Seigneur conscient de soi dans la meilleure et la plus haute acception du terme, c’est le prédicateur puissant, c’est l’homme courroucé du Temple ». Voilà le seul aspect de Jésus qu’admette M. Rosenberg : comment s’étonner dès lors que la Corporation de l’Agriculture, interprète de cette philosophie officielle, laïcise le Vendredi Saint, puisque entre l’âme allemande et le spectacle du Calvaire la « pensée nordique » interpose désormais un voile ?

Au demeurant, quelque hommage de courtoisie qu’on rende encore à la vie même du Christ, les solennités traditionnelles qui fêtent le début de cette vie doivent aussi subir l’empreinte du paganisme germanique. La « Nuit sainte », cette nuit de Noël qu’illuminaient, dans beaucoup de foyers, les humbles bougies d’une crèche improvisée, resplendira désormais d’un plus fulgurant éclat : on y glorifiera la naissance lumineuse de Baldour, dieu du soleil. Et les petits Allemands qui, quinze jours plus tard, au fond du chœur des églises, regarderont scintiller l’Étoile des Mages, sont dès maintenant informés, par le calendrier, de l’existence d’une autre étoile, « reflet du toit du Walhalla ».

Jésus mourant, Jésus mort, n’a droit qu’à leurs dédains ; Jésus vivant doit partager leurs hommages, aux jours mêmes de ses fêtes, avec les vieux dieux que saint Boniface a jadis détrônés.

Jésus mourant, Jésus mort, est frappé d’ostracisme ; dans le restant d’honneurs qu’on lui concède encore, Jésus vivant doit supporter l’insultant voisinage des divinités mêmes auxquelles jadis il se substitua. M. Rosenberg et ses adeptes lui laissent une niche dans le Panthéon germanique... Mais cette niche, il ne peut pas l’accepter, non plus qu’il n’acceptait, il y a dix-sept siècles, celle que lui offrait Alexandre Sévère, dans le Panthéon romain.

Le non possumus de l’Église de Rome et du protestantisme croyant est d’avance prévu par les théoriciens du racisme. Et dès maintenant ils accusent Pie XI, « le sorcier romain », de vouloir « briser pour toujours l’Allemagne germanique » : dès maintenant ils traitent le christianisme séculaire de « christianisme négatif », encombré d’abstractions et de rites périmés, et se targuent de le remplacer par un « christianisme positif », susceptible de ranimer, dans une Germanie débarrassée des vieux sacrements, « les forces du sang nordique ».

Pour cette école de partisans qui jouent aux philosophes religieux, il ne s’agit plus de savoir ce que fut le Christ historique et ce qu’il voulut être, mais de concevoir ce qu’il doit avoir été, pour mériter, dans l’Allemagne nouvelle, lui Oriental, une naturalisation toujours révocable.

 

  

Georges GOYAU.

 

Paru dans Le Figaro du 26 février 1935

et recueilli dans Suites françaises

(New York, Brentano’s, 1945)

par Léon Cotnareanu.

  

 

 

 

 

 

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