Le sac de Béziers : « Tuez-les tous !… »

 

 

 

 

 

 

 

 

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Jean GUIRAUD

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

SOMMAIRE. – Le nombre des victimes du sac de Béziers a été singulièrement exagéré. – Le massacre n’a pas été inspiré par les représentants de l’Église, mais permis par les chefs de l’expédition, pour des raisons militaires. – Le mot attribué au légat est apocryphe. – On ne le trouve dans aucun historien, témoin oculaire ou contemporain de la Croisade. – Il a été inventé après coup par la légende.

 

 

 

 

EXTRAITS DE MANUELS SCOLAIRES

 

AULARD et DEBIDOUR. (Cours moyen, p. 33.) (Cf. aussi Récits familiers, p. 72.) À Béziers, on demandait au légat comment on pourrait distinguer des hérétiques ceux qui ne l’étaient pas. « Tuez-les tous, dit-il, Dieu reconnaîtra les siens. »

BROSSOLETTE (Cours moyen, p. 22). Image III représente le sac de Béziers avec cette légende : « Les barons du Nord […] se jetèrent sur Béziers, les habitants furent massacrés. Tuez-les tous ! Dieu reconnaîtra les siens, aurait dit un des croisés. » Il y eut 60 000 victimes. La ville fut pillée et brûlée.

CUVET (Cours élémentaire, p. 59) : À Béziers, toute la population fut massacrée.

DEVINAT (Cours moyen, p. 14) : C’est à Béziers qu’eut lieu le premier choc, où les hommes du Nord […] trouvèrent la foule du peuple entassée dans les églises et les prêtres à l’autel ; dans cette foule, il y avait des hérétiques mais aussi de bons chrétiens. Comment distinguer les hérétiques ? On le demanda à un légat du pape ; le légat répondit : « Tuez-les tous ! Dieu saura reconnaître les siens ! » Tout fut tué, hérétiques et catholiques, prêtres et soldats, femmes et enfants ; il ne resta pas âme vivante à Béziers.

GAUTHIER et DESCHAMPS (Cours supérieur, p. 34) : Béziers fut saccagé et 60 000 habitants massacrés.

GUIOT et MANE (Cours supérieur, p. 86) : « Tuez-les tous ! » Ces infortunés sont exterminés en masse.

 

 

 

 

 

On a singulièrement exagéré le nombre des victimes qui furent faites au sac de Béziers. Césaire de Heisterbach, moine allemand, qui racontait ces événements, sans y avoir assisté et plus de soixante ans après la croisade, le porte à cent mille ! Il n’est plus que de soixante mille dans la Philippeis de Guillaume le Breton : mais n’oublions pas que Guillaume le Breton a écrit un poème épique dans lequel les exagérations, les récits mythiques et légendaires sont de règle. Avec le chroniqueur Guillaume de Nangis, plus au courant des méthodes historiques, nous descendons à dix-sept mille ; enfin le légat, Arnaud de Cîteaux, dans sa relation au pape Innocent III, ne parle plus que de quinze mille tués, exactement le quart du total qu’affirment MM. Brossolette, Gauthier et Deschamps, d’après les exagérations fort épiques de Guillaume le Breton.

Quelque réduit qu’il soit, ce chiffre lui-même semble exagéré et inspiré par le désir de souligner auprès du pape le désastre des Albigeois. Le principal massacre eut lieu dans l’église de la Madeleine qui ne pouvait pas contenir plus de deux mille personnes et, à moins de supposer que les vainqueurs se soient égorgés eux-mêmes, on ne peut pas admettre que l’on ait tué dans l’église toutes les personnes qu’elle contenait. Quant à la population qui, d’après MM. Calvet et Devinat, fut massacrée tout entière, elle le fut si peu que, derrière les croisés, la ville se réorganisa comme par le passé et se prépara à de nouvelles résistances. Comment aurait-elle pu le faire, si tous ses habitants avaient été massacrés ?

Quelque réduit que puisse être le nombre des victimes, ce carnage doit nous faire horreur et nous ne saurions l’excuser : il était barbare de tuer ainsi des ennemis vaincus et sans défense. Mais à qui remonte la responsabilité de cet acte ; est-ce à l’Église ? Quel sentiment l’a inspiré ? est-ce le fanatisme religieux ? Nous sommes renseignés sur ce point par un historien de la croisade, Guillaume de Tudèle 1. Il nous dit que ce massacre avait été décidé à l’avance par les seigneurs qui conduisaient l’armée du Nord ; ils voulaient par cette mesure cruelle intimider les populations du Midi qu’ils allaient combattre et hâter leur soumission en leur inspirant la terreur de subir le même sort dans le cas où elles résisteraient. C’est donc un mobile d’ordre militaire et politique qui a inspiré cet acte ; il fut le résultat d’un plan froidement réfléchi, et non l’explosion du fanatisme catholique. Il faut donc incriminer la cruauté des chefs militaires, les nécessités de la guerre et non le sentiment religieux. Le massacre de Béziers fut un fait de guerre comme l’incendie du Palatinat ordonné par Louis XIV.

Quant au mot barbare attribué au légat, Arnaud de Cîteaux, Tuez les tous, Dieu reconnaîtra les siens ! il est apocryphe, et aucun historien sérieux n’ose plus le citer. MM. Gauthier et Deschamps, ainsi que Calvet, n’ont pas voulu s’en servir ; Brossolette, qui n’a pu se décider à rejeter entièrement cette arme rouillée, ne l’emploie qu’avec précaution ; il déclare que le légat aurait dit ce mot. Mais MM. Aulard et Debidour, Guiot et Mane, l’affirment, trop heureux d’avoir cette légende à exploiter contre l’Église. M. Auguste Molinier, dont l’anticléricalisme était notoire, a écrit dans ses notes à l’Histoire du Languedoc : « On doit déclarer absolument apocryphe ce mot barbare que la plupart des auteurs ont prêté au légat Arnaud. » Il s’est senti entièrement convaincu par l’étude qu’a écrite sur ce sujet M. Tamisey de Larroque dans les Annales de philosophie chrétienne. Dans cet article, cet érudit conteste absolument l’authenticité de ce mot pour deux raisons : 1° Il n’est rapporté par aucun des témoins oculaires ou des écrivains contemporains dignes de foi. On ne le trouve ni dans Pierre de Vaux-Cernay qui a suivi en personne l’expédition qu’il raconte et, abbé cistercien, vivait dans l’intimité du légat Arnaud, abbé de Cîteaux ; ni dans Guillaume de Puylaurens qui, méridional lui-même, n’a pas manqué de rapporter ce qui était désavantageux aux Croisés ; ni dans Guillaume de Tudèle, ni dans les actes de chancellerie et les chartes. Le seul qui cite ce mot, c’est le moine allemand Césaire de Heisterbach, dont l’œuvre n’a aucune valeur historique, parce qu’elle a été écrite soixante ans après les événements, d’après des racontars et sans la moindre critique. 2° M. Tamisey de Larroque fait ensuite remarquer combien il est étrange de supposer que des soldats, échauffés par le combat et ayant déjà commencé le sac d’une ville, suspendent leur fureur et leur pillage pour demander au prélat une consultation sur l’extension à donner au massacre.

L’argumentation de M. Tamisey de Larroque a été admise non seulement par M. Molinier, mais par tous les historiens qui se respectent ; elle ne traîne plus que chez les auteurs ignorants ou de mauvaise foi.

 

 

 

 

 

BIBLIOGRAPHIE

 

TAMISEY DE LARROQUE, Annales de philosophie chrétienne, 1861, VI, pp. 115-128.

Auguste MOLINIER, Histoire du Languedoc de Dom VAISSÉTE (note au récit du sac de Béziers).

 

 

 

 

Jean GUIRAUD, Histoire partiale, Histoire vraie, 1914.

 

 

 

 

 

 

 



1 Ce même renseignement nous est formé par le meilleur historien de la Croisade, Pierre de Vaux-Cernay, qui vivant dans l’entourage et dans l’intimité de Simon de Montfort, était fort bien au courant des projets et des décisions des chefs de l’expédition.

 

 

 

 

 

 

 

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