Où saint François continue à prêcher

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Finn HALVORSEN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les armées étrangères qui ont forcé les frontières pendant la dernière guerre et envahi avec violence les pays ont posé à des milliers d’hommes de difficiles problèmes de conscience. Quelle devait être leur attitude face aux envahisseurs ? S’engager dans le maquis ou collaborer avec l’ennemi pour essayer de sauver ce qui pouvait encore être sauvé ? Le roi des Belges et le vieux maréchal Pétain ont fait leurs expériences. L’histoire les jugera peut-être un jour avec plus de justice que ne l’ont fait leurs adversaires. La critique est trop aisée, qui vient d’un pays calme où l’on était en exil !

Halvorsen croyait aussi à la possibilité d’une collaboration avec l’envahisseur et s’affilia au parti pro-allemand lorsque Hitler fit occuper la Norvège. Il fut condamné après la défaite allemande à douze ans de travaux forcés dont il purgea un bon tiers.

Il naquit en 1893 à Talvik, d’un pasteur luthérien. Après ses études classiques, il étudia la théologie protestante pour passer enfin au journalisme. Il fut pendant un certain temps correspondant romain du plus grand journal conservateur de son pays, l’Aftenposten, où il donna aussi des articles de critique littéraire, tandis qu’il publiait sa critique du théâtre dans le Morgenposten d’Oslo. Il écrivit aussi plusieurs livres et des pièces de théâtre qui ont été jouées au Théâtre National. Il écrivit avant sa conversion la pièce : « Le Pauvre d’Assise ». C’est le Poverello qui coopéra à la conversion d’Halvorsen en 1948.

 

 

Mon chemin est aussi un chemin de la grâce. Je ne l’ai pas choisi moi-même et je ne peux pas le décrire plus avant que ne portent mes yeux. Tout le reste fait partie de ces mystères dont la révélation nous est réservée pour l’au-delà.

Une chose pourtant m’est claire dès aujourd’hui : si je n’étais pas venu à l’Église, je ne serais qu’un pauvre et incessant voyageur dans un désert, indulgent pour moi-même, amer et méchant pour autrui. L’Église catholique, et elle seule, a donné une orientation et un but à ma vie. Je crois même que je dois être un des hommes les plus heureux de cette terre. Si j’ai beaucoup perdu, j’ai gagné plus encore. C’est pourquoi j’envisage avec assurance le chemin qui me reste à faire, quelque raide et pierreux qu’il puisse être. Le chemin de la grâce peut-il aboutir ailleurs que dans l’éternelle demeure de notre Père du ciel ?

Mon père était pasteur de l’Église nationale de Norvège. Nés vers le milieu du siècle précédent, mes parents considéraient toute théologie libérale comme une apostasie. Ils n’étaient pourtant pas piétistes, ayant trop le sens des valeurs de la culture que les piétistes rejetaient. Ils s’intéressaient particulièrement à la littérature norvégienne et danoise et acquirent peu à peu une riche bibliothèque. Nous autres, six enfants, nous avons hérité leur amour des livres.

Mon père avait successivement présidé quatre paroisses. Dimanche après dimanche, il avait devant lui une église remplie ; c’est dire qu’il était pasteur zélé et excellent prédicateur. Selon l’usage des pasteurs norvégiens d’alors, mon père et ma mère faisaient de leur maison un centre culturel de la paroisse. Le christianisme restait toujours le pivot des entretiens familiers avec leurs paroissiens. Ils lisaient ensemble de bons livres et discutaient les questions à l’ordre du jour. Ils attendaient aussi de nous notre participation au culte, chaque dimanche, ce que nous faisions volontiers. J’étais le plus jeune et j’ai été le seul à manquer parfois le culte à cause d’un livre classique passionnant Après le souper, mon père aimait organiser la prière du soir avec lecture, prière et cantiques, et c’est là que tout petit je m’endormais sur les genoux de ma mère. Devenu plus grand, ces séances étaient pour moi d’un mortel ennui.

 

Première « conversion »             

 

À l’âge de huit ou neuf ans, j’ai senti ma première impression religieuse. J’étais poursuivi par l’idée que je devais vivre comme un enfant de Dieu, alors que j’avais fait tant de mal, je m’étais chamaillé avec les autres, j’avais menti, volé des bouteilles à ma mère pour les vendre et acheter des douceurs. J’essayais de vivre comme un enfant de Dieu avec une telle douceur que mes frères et sœurs se moquèrent de moi. Après une semaine, je retournais à mes « péchés » et à ma mauvaise conscience.

J’avais donc volé. Mon père et ma mère jugèrent cela aussi grave que si j’étais en proie à la damnation. Ils me demandèrent où je serais allé si Dieu m’avait laissé mourir avant que j’aie eu le temps de demander pardon pour cet horrible péché. Je ne pouvais pas répondre autrement qu’« en enfer ! » Ils me déclarèrent qu’ils préféreraient me voir mort plutôt que voleur. Ils me mirent tout de suite au lit, mon père se mit à genoux et demanda à Dieu de vouloir m’éduquer, car il s’apercevait qu’il n’avait pas réussi... Je ne l’avais jamais vu auparavant s’agenouiller pour la prière, si ce n’est à l’autel. Certes mon père et ma mère voulaient mon bien, mais leur méthode d’éducation était trop peu psychologique.

Cette expérience m’avait secoué, je pris la décision de me convertir. Si ma conversion n’a pas duré, ce n’est pas seulement à cause des railleries de mes frères et sœurs, c’est pour un tout autre motif : ma foi au christianisme n’était déjà plus intacte, quoiqu’à mon insu. J’avais commencé à ouvrir mes yeux et mes oreilles avec plus d’attention. Le traitement que j’avais subi après le péché dont je n’étais pas conscient m’amena à observer et à juger le christianisme chez ceux qui m’avaient ainsi jugé. Je mis peu de temps pour constater que leur vie ne correspondait pas à leur doctrine.

 

Les enfants voient tout            

 

Non, mon père, ma mère, les fidèles que je connaissais n’étaient pas des voleurs. Mais ils parlaient souvent de la mauvaise vie des autres hommes, tout en étant eux-mêmes très vaniteux et dominateurs. Ils ne se battaient pas à coup de poings, mais ils étaient colériques, se disputaient et échangeaient des paroles blessantes. Mon père n’aimait pas la dispute, mais il ne pouvait pas supporter la contradiction et n’admettait qu’à contre cœur l’opinion d’autrui.

La situation était alors en Norvège partout assez dure, et tous, même les fidèles croyants, voulaient assurer leur position sociale. Quelle joie maligne que de pouvoir arracher le masque en jetant dans le domaine public les difficultés matérielles des autres familles ! et pour jouer ensuite le rôle de l’offensé.

Je me disais, je ne veux pas devenir chrétien, les chrétiens ne sont pas bons. Évidemment, je croyais que les chrétiens étaient partout semblables à ceux que je connaissais.

 

Confirmation            

 

Mon père m’imposa comme préparation de lire chaque jour la Bible. Il entra une fois chez moi et me demanda si je l’avais lue. « Oui », répondis-je, et je disais un mensonge. Il prit la Bible sur le rayon et vit qu’elle était couverte de poussière. « Non, tu ne l’a pas lue », dit-il, avant de s’en aller. Je compris que je lui avais fait très mal. Ce fut le temps où je me rendis compte que vraiment mon père nous aimait. Je priais Dieu de m’aider à ne plus tromper mon père. Mais devenir chrétien, je ne le pouvais pas, c’eût été le pire que j’eusse pu souhaiter.

Les rapports avec mes parents s’améliorèrent après ma confirmation. Ils étaient tous deux des natures fortes et opposées, ce qui ne les empêcha pas de faire un effort loyal pour s’approcher de Dieu.

 

Étude de la théologie            

 

L’attitude de mes parents me poussa à choisir l’étude de la théologie. Je me disais : « Si je suis un jour poète – et c’était là mon rêve – mon œuvre recevra de la théologie une sorte de sagesse divine. » Et je croyais que la théologie m’amènerait tout droit à cette sagesse. Au delà de ces propos de jeune, il y avait un motif plus sérieux. Dans le fond de moi-même, si profond que je ne pouvais pas l’exprimer, naissait le désir d’un combat tel que celui de mes parents pour s’approcher de Dieu. Seulement je ne voyais pas clairement le but de mon combat, car je venais de rencontrer des hommes qui étaient meilleurs que les fidèles de notre paroisse, bien que ne croyant pas en Dieu.

J’étudiai la théologie, pendant deux ans à l’université d’Oslo, centre libéral, et à la Faculté, centre des Piétistes, sans rencontrer pourtant la sagesse divine. La théologie était envahie par la philosophie. Le plus important était d’expédier le plus vite possible les études pour recevoir un poste et payer les frais d’école et aussi pour pouvoir se marier. L’Université fut une glacière pour moi, la Faculté me donnait la nausée par son ton de rengaine pleurnicheuse et vantarde, elle me rappelait les prédicants ambulants qui ne cessaient de répéter : « Ainsi nous vous prions, cher, cher Seigneur Jésus. »

 

Changement d’étude            

 

L’étude de la théologie me parut enfin n’avoir plus aucun sens et je passais à l’étude du journalisme. J’avais déposé un joug et je ne croyais plus en Dieu. Je ne le niais pas totalement ; peut-être y avait-il un Dieu. En tout cas je ne voulais pas être du nombre de ceux qui y croyaient. Non pas que moi-même ou que les agnostiques et athéistes eussions été meilleurs qu’eux : la seule différence était que notre vie pratique ne contredisait pas notre doctrine comme chez eux.

Pendant plusieurs années, j’écartais toute question religieuse. Je me mariai et j’eus des enfants. J’écrivis des articles de critique littéraire et théâtrale ainsi que des livres. Je fis des voyages à l’étranger, j’étais en somme heureux.

 

Voyages en Italie            

 

Mon père m’avait dit en souriant, lors de mon premier voyage en Italie, en 1920 : « Surtout, ne va pas devenir catholique. » Je l’assurai que je n’étais pas si fou. « Le catholicisme, pensais-je, doit être encore pire que le protestantisme. » Que n’avais-je pas appris sur le catholicisme, dans mes livres d’école ? Je pense à Alexandre VI, à l’inquisition, aux guerres menées par les Papes. À la maison, on ne parlait de l’Église que sous la figure de la « Prostituée » de l’Apocalypse. Mon père s’élevait énergiquement contre la croyance au Pape homme infaillible et contre l’idée qu’en tant que Vicaire du Christ, il devait lui être égal. Mon père, comme presque tous les protestants de Norvège, croyait alors que l’Église catholique propageait cette doctrine.

Mes premiers voyages en Italie ne m’aidèrent pas à m’approcher de l’Église. Naturellement, j’étais étonné qu’elle eût tant de belles choses à me montrer, mais ses prêtres n’étaient pour moi que des hypocrites et devaient tous avoir des liaisons. Je ne me souviens pas d’avoir assisté à une messe.

Il devait encore se passer quelque chose de très particulier avant que je puisse entrer en contact réel avec l’Église catholique que je ne connaissais pas encore.

 

Saint François d’Assise            

 

En 1929, je faisais avec ma femme mon quatrième voyage en Italie et à Pâques nous sommes allés, en compagnie d’excellents amis, de Rome à Assise. De saint François d’Assise je ne savais que ce que j’avais appris à l’école. Il avait dû être un homme extraordinairement pieux et bon. Mais n’avait-il pas vécu au moyen-âge ? Et de tels hommes n’étaient plus d’actualité. J’avais bien trente-cinq ans et je ne me souvenais pas d’avoir rencontré un seul exemplaire de cette sorte d’hommes. J’allais donc à Assise pour trouver du soleil, du vin, de joyeuses fêtes et des œuvres d’art. Une fois là, mon cœur fut conquis. Nous suivions les pas de saint François dans la ville et les environs et nous entendions l’histoire de sa vie dans tous ses détails. Soudain, je n’étais plus au moyen-âge, mais au vingtième siècle, et François n’était plus une figure d’il y a sept cents ans, mais d’aujourd’hui. Oui, il marchait là à mes côtés, lui, que j’avais cherché si longtemps en vain. J’avais trouvé l’idéal que je n’avais cessé de poursuivre depuis longtemps et que je n’avais trouvé nulle part. J’avais trouvé un véritable chrétien.

Qu’est-ce qui faisait du Petit Pauvre une si puissante personnalité chrétienne ? Étaient-ce des vertus que j’avais ignorées jusque-là ? Non, au contraire, c’étaient des vertus que j’avais toujours connues, appréciées, mais que je n’avais jamais vues réalisées pleinement par un homme et encore infiniment moins par moi-même. C’étaient amour sincère, piété, sagesse, joie en Dieu et surtout humilité désintéressée.

J’aurais dû alors tirer les conséquences de ma première rencontre avec le vrai christianisme. Je n’en ai pas eu le courage. Il y avait tant de choses à accepter. Je croyais à saint François, mais quant à dire si c’était Dieu ou plutôt le Christ Jésus qui l’avait rendu si digne d’admiration, je ne le pouvais pas encore.

 

Le regard du futur Pape            

 

Je faisais souvent à Rome, avec ma femme, une promenade l’après-midi à travers la villa Borghese. Un jour, nous avons croisé un prêtre, élancé, maigre, au visage fin et expressif. C’était le cardinal Pacelli. Il fixa par deux fois son regard sur moi, un regard que je connaissais. François ne m’avait-il pas regardé ainsi à Assise ? Qu’y avait-il dans ce regard ? Amour, piété, connaissance intérieure, joie en Dieu, humilité désintéressée et en plus une question : Ne viens-tu pas bientôt chez nous ? Je répondis au fond de mon cœur au cardinal comme j’avais répondu à François : Je le voudrais bien, mais je ne peux pas, pas encore...

Mon père et ma mère étaient décédés entre-temps. Je pouvais donc exprimer et publier ma sympathie pour le catholicisme sans craindre de les effrayer ou de les blesser. Mais j’avais été trop près de François pour en être quitte ainsi. De temps à autre, j’entendais à nouveau la voix du cardinal et il me fallait changer de situation. Dix ans après ma première visite à Assise, j’écrivais une pièce de théâtre sur saint François : « Le Pauvre d’Assise ». J’essayais désespérément d’expliquer son christianisme par une simple évolution psychologique qui se passerait de Dieu.

 

Problèmes de guerre            

 

Ma pièce « Le Pauvre d’Assise » fut jouée au théâtre national à Oslo, en avril 1940, lorsque la guerre fut déclarée à la Norvège. J’ai toujours haï la guerre et je m’étais fait rayer de l’armée. Maintenant que mon pays était occupé et que je voyais ma liberté et celle de ma patrie menacées, pouvais-je encore rester à l’écart ?

En Italie, j’avais été un partisan enthousiaste de Mussolini pour autant qu’il s’était efforcé de réformer le pays après la première guerre mondiale. D’après moi, c’est à lui que revient l’honneur d’avoir enrayé les progrès du communisme en Europe. Le communisme de Marx et de Lénine signifiaient la ruine de la culture. Je ne pris position contre lui qu’au jour où il envahit l’Éthiopie. Ce fut sa grande faute. Je le considérais pourtant comme un bienfaiteur de son époque.

Je n’avais du national-socialisme allemand qu’une connaissance superficielle. Je m’imaginais qu’il devait avoir aussi ses bons côtés puisqu’il était si proche du fascisme. Je ne croyais pas aux cruautés dont on l’accusait. La presse socialiste n’avait-elle pas aussi accusé le fascisme de cruautés qu’il n’a pas commises ?

Lorsque le commissaire du Reich proclama que le chemin de la liberté pour le peuple norvégien n’était autre que le national-socialisme, je me rangeai du côté des collaborationnistes. Notre gouvernement n’avait-il pas fui à l’étranger ? D’après moi, nous étions obligés d’obéir aux forces d’occupation et au gouvernement qu’elles nous avaient donné. Le chemin que je venais de prendre ne s’avéra pas facile. Quoi qu’il en soit, une figure bien connue et aimée s’était projetée derrière ma décision de tout faire pour la paix et la collaboration, François d’Assise. Il me semblait que je ne pourrais jamais devenir catholique, je croyais pourtant arriver, par mes propres forces, à réaliser quelques-uns des plans de saint François. Je devais en tout cas sacrifier certains égards pour mes concitoyens. J’étais décidé à les aider le mieux possible pendant ces années d’occupation, quoi que cela ait pu me coûter.

Bientôt, je fus pris entre l’enclume et le marteau. Il était impossible d’arriver à une entente avec le commissariat du Reich. La collaboration souhaitée avec les forces d’occupation ne fut qu’un combat quotidien pour les intérêts norvégiens. D’autre part, les résistants norvégiens condamnaient toute collaboration.

J’aurais pu me retirer de ce double front politique bien avant la fin de la guerre. Mais il y avait là quelque chose de plus en jeu qu’une renommée, qu’une carrière d’écrivain. Je ne voulais pas être lâche, devenir infidèle à François, bien que j’aie été encore très loin de l’idéal que je me proposais d’atteindre. Lors de la libération, je fus condamné comme traître au pays avec tous les collaborationnistes. Je passai parmi les premiers devant le tribunal, et la sentence fut sévère : douze ans de travaux forcés.

 

Prisonnier            

 

Les espoirs que j’avais dans le national-socialisme allemand et dans son succédané norvégien étaient depuis longtemps brisés. Je ne m’étais pourtant pas rangé aux côtés de Quisling pour servir le national-socialisme norvégien. Je combattais pour la liberté de mon pays, et je ne cessais de le répéter à mes compagnons. Qui allait obtenir notre libération ? Nous, le parti contraire, ou les deux partis ensemble ? Cela m’était indifférent.

Je m’étais attendu à ce que les Norvégiens partagent ce point de vue. Je fus profondément déçu. Nous fûmes emprisonnés et, de plus, nos familles furent considérées comme un rebut et maltraitées. Dans le camp de prisonniers, je remarquai un jour, par terre, une fleur d’automne. Je la ramassai et je ne me souviens pas d’avoir jamais vu chose si parfaite. Qui l’avait créée ? Impossible qu’elle se soit faite elle-même ! Malgré toute ma misère, je fus convaincu qu’il y avait un Créateur tout-puissant, un Dieu personnel. Après quelques semaines d’étude de la Bible, je sus aussi que Jésus-Christ était le Fils de Dieu, qu’il était Dieu. Enfin, à cinquante ans, j’étais un chrétien convaincu ! Je commençais à prier pour les miens, pour moi-même, pour mes compagnons dans la douleur et pour nos ennemis.

Je ne pensais presque plus à saint François d’Assise, car je connaissais maintenant le Christ : qu’avais-je encore à faire avec François ? Ce qui me parut important pour lors était de mettre en ordre ma situation à l’égard de la confession à laquelle j’appartenais. Après ma rencontre avec François, je m’étais retiré de l’Église nationale qui ne pouvait plus rien m’apporter. Je vis maintenant qu’elle m’avait au moins donné le baptême et qu’elle avait essayé de me transmettre la foi au Christ. Si je n’ai pas accepté plus tôt la foi au Christ, la faute en était à moi seul. J’entrai de nouveau dans l’église nationale par l’entremise de l’aumônier de la prison.

Malgré le malheur qui avait frappé les miens, moi-même et des milliers de Norvégiens, je me sentais de nouveau heureux. Si l’on m’avait chassé de la société des hommes, je faisais partie maintenant de la communion des saints. Et là où il n’y a que la vérité, la justice et l’amour, on comprenait mon sort et celui de mes compagnons.

 

Église nationale en déroute            

 

Je rencontrais de nouveau les pasteurs de l’église nationale et les fidèles luthériens. Mes compagnons et moi-même étions l’objet de leur jugement très dur, de leur froideur qui réclamait une peine plus sévère pour nous. Les pasteurs avaient combattu bravement pour la liberté religieuse pendant l’occupation ; c’était leur droit et leur devoir. Autrefois, leurs églises étaient pleines d’auditeurs venus pour trouver une orientation politique. Maintenant, ils les remplissaient de nouveau, mais c’était pour fulminer leurs anathèmes contre leurs auditeurs. Il est vrai qu’un petit nombre de pasteurs s’en abstinrent.

Le christianisme n’est-il pas avant tout amour ? Plusieurs pasteurs de l’Église nationale visitèrent notre camp de prisonniers. Je pus leur parler, nous avons touché le problème de la responsabilité et du péché. Je leur exposais mes idées et m’aidant, non pas spécialement de la sagesse biblique, mais des exemples de la littérature classique. Inutile, les théologiens n’avaient rien ou presque rien lu en dehors de leurs auteurs théologiques. Beaucoup d’entre eux venaient d’un milieu sans haute culture ou science et ne s’étaient pas souciés de formation plus poussée. Ce qui au fond me mettait le plus hors de moi, c’était que chaque pasteur avait sa propre opinion pour chaque dogme. Quelle décadence chez les pasteurs depuis le temps de mon père, c’est-à-dire depuis un demi-siècle !

Ces pasteurs n’étaient-ils pas dans leur droit ? La révolte de Luther contre l’Église catholique romaine n’avait-elle pas été de vouloir interpréter l’Écriture sainte selon son propre avis ? Les pasteurs ne voulaient-ils pas la même chose ? N’étaient-ils pas encore plus luthériens que les luthériens fidèles du temps de mon père, alors même qu’ils rejetaient la divinité du Christ, la résurrection et les miracles ? Mais pour nous juger, nous qui avions été condamnés à cause de notre collaborationnisme, ils n’étaient plus « luthériens ». Ils s’étaient soumis aux directives officielles, ils étaient un avec l’État, leur maître.

Où trouver la vérité parmi ce fouillis d’inconséquences spirituelles ? Où étaient la sagesse, l’amour, l’humilité ? Où était le christianisme intégral ? Allais-je encore une fois être effrayé par le protestantisme de mon enfance ?

Je vis de nouveau saint François, plus vivant que jamais ; non plus seulement comme le produit du milieu, de l’hérédité, de sa volonté, mais encore formé par le Christ Jésus lui-même. Je vis en lui une image du Christ. Jusque-là, je n’avais pas encore approfondi la doctrine de l’Église catholique ; je commençais donc à l’étudier avec l’intention formelle dès le début de devenir catholique. Qu’allait-on exiger de moi ? Je me disais que dans l’Église de saint François d’Assise, il ne pouvait pas y avoir de mensonge ou de fausseté.

Peu à peu, la sainte Église sortit des ténèbres de mon ignorance avec sa largeur de pensée, avec sa doctrine de la sainte Trinité, du Christ présent à l’autel, avec Marie, sa mère et la nôtre, avec le sacrifice de la messe, les sept sacrements et la foule brillante des saints. Elle était là, l’Église pleine de sagesse, de vérité, de dévouement, de joie divine, d’amour, de miséricorde et d’humilité. Une Église qui ne contenait pas autant d’opinions sur la Révélation que de prêtres, une Église qui n’attendait pas ses directives d’une puissance terrestre.

 

Un salut de la part de l’Église            

 

Une lettre très cordiale et un cahier de Noël me parvinrent du dehors. C’était la première lettre qui ne venait pas de ma famille ; elle était d’une religieuse. Je ne la connaissais pas : elle avait entendu parler de moi et voulait me faire plaisir. Les quelques catholiques du camp pouvaient par-ci par-là recevoir la visite de leurs prêtres. Je pus entrer en relation avec l’un d’eux. J’avais hâte de lui confier, avant tout, qu’en tant qu’homme politique j’avais suivi ma conscience : donc que je n’avais pas de péché à me reprocher. C’est la première fois que j’entendis parler de la morale catholique. Il m’expliqua qu’aucune puissance ne pouvait nous forcer à agir contre notre conscience et qu’aucune autorité ne pouvait la remplacer.

N’avais-je pas toujours été persuadé de cela ? Si j’agissais à l’encontre de ma conscience, mon intérieur se révoltait, que les hommes aient jugé mon action bonne ou mauvaise. Et ne se serait-il pas révolté, si j’avais écouté la voix de l’opportunisme et m’était rangé aux côtés de mes adversaires politiques ?

La différence n’était pas mince entre ce prêtre catholique et les pasteurs de l’Église d’état. Il n’y avait chez lui aucune défiance, condamnation, crainte des hommes ou froideur. Là était désir d’aider, compréhension, chaleur, esprit et sagesse. Là était de nouveau l’Église de saint François et non plus seulement l’Église de saint François, mais l’Église du Christ !

Le prêtre m’éclaira sur ce qui était encore obscur. Je devais essayer d’admettre non plus par les sentiments, mais par ma raison la structure dogmatique de l’Église dans tous ses détails. J’acceptais la doctrine entière sans avoir un doute.

J’avais eu autrefois, en cessant de croire en Dieu, le sentiment d’avoir déposé un fardeau, mais je me trompais moi-même. Avec le temps j’ai ressenti de plus en plus le joug du péché que j’essayais de secouer. Maintenant, je savais que j’en étais délivré pour toujours et jamais je n’avais éprouvé une telle joie. Il était donc possible de se sentir libre dans un camp de prisonniers et dans les travaux forcés.

 

Prière catholique            

 

La prière était aussi pour moi une délivrance. Par elle mon âme s’élevait au-dessus de cette terre, créée si belle par Dieu, mais humiliée par nos péchés. Comme protestant, je n’avais appris que des prières de demande. L’Église catholique m’enseigna les prières liturgiques d’action de grâces et de louange, le culte de Marie, les prières aux saints et aux anges, les prières pour les défunts et enfin la méditation. Quelle richesse ! Oui, comme elle pouvait être riche la vie dans le Christ avec la prière et les sacrements de l’Église ! Ce fut un malheur incommensurable pour ma chère Norvège, lorsque l’Église catholique fut chassée par ordre du roi. Malheur aussi pour le monde entier lorsqu’il n’est plus pénétré par le christianisme intégral de la sainte Église. Cela nous eût épargné la guerre, la scission nationale et aussi les procès contre les soi-disant traîtres au pays.

 

Membre visible de l’Église une            

 

Je fus reçu dans l’Église le vingt-deux mars 1948, soit dix-neuf ans après mon premier voyage pascal à Assise. La cérémonie eut lieu dans la chapelle protestante du camp. Le pasteur protestant défendit à mon fils et à mon beau-fils, qui étaient aussi prisonniers, d’y participer.

Un an après environ, je priais instamment Notre-Dame pour ma libération. Je lui promis d’écrire un livre en son honneur. Je mettais le point final au manuscrit, la veille de mon licenciement. Dans une autre occasion, j’implorais saint François de m’aider à pouvoir aller à Rome comme pèlerin de l’année sainte. J’avais perdu mon poste, et tous mes revenus, j’étais sans le sou. On m’avait même obligé à payer pour des sommes que je ne possédais pas du tout, de sorte qu’à ma libération je ne savais comment gagner ma vie et celle de ma femme. Tout alla mieux que je ne l’avais prévu. En automne 1950, l’argent pour le pèlerinage à Rome me vint comme par miracle. Ma femme et moi étions sur la place de saint Pierre, lorsque le Pape Pie XII proclama le dogme de l’Assomption de Notre-Dame.

Là, je rencontrai de nouveau le regard de saint François et du cardinal, car le cardinal était devenu Pape. Son regard était le même qu’autrefois, plein d’amour, de piété, de compréhension, de joie divine et d’humilité, c’était le regard du Christ. Maintenant, il n’y avait plus de question dans ses yeux, non, ils disaient tout doucement : « Enfin, tu es venu ! » Du fond de mon cœur, je répondais au Christ Jésus lui-même :

Oui, c’est par ta grâce qu’enfin, moi le plus indigne de tous, je suis entré dans ta sainte Église catholique !

 

 

 

Finn HALVORSEN, dans Les pourchassés de la grâce,

témoignages de convertis de nos jours,

rassemblés et présentés par Bruno Schafer,

Apostolat de la presse, 1962.

 

 

 

 

 

 

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