Sainte Claire

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Robert HAVARD DE LA MONTAGNE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

LA VOCATION

 

 

C’est le 11 juillet 1194 que naquit, en la cité d’Assise, Claire Scifi, de parents nobles, messire Favarone et dame Ortulana. Un frère et une sœur, Boson et Penenda, l’avaient précédée ; après elle, vinrent au monde Agnès et Béatrix.

Les parents étaient de bons chrétiens. La mère, très pieuse, avait fait la voyage de Jérusalem ; elle fut, pour Claire, une éducatrice parfaite. Formée par elle dans la crainte et l’amour de Dieu, Claire avait reçu des dons surnaturels qui la disposaient à entendre ses leçons et bientôt à les dépasser. Regardons-la, toute fillette, qui, n’ayant pas encore de chapelet, collectionne des petites pierres, afin de marquer les Pater et les Ave. Elle a déjà le goût de la prière, elle y joint les vertus aimables qui se développeront plus tard : la douceur, la charité, la compassion envers les pauvres. Elle apprend à lire, pour lire le psautier. À mesure qu’elle grandit, elle s’élève au-dessus des choses de la terre. Avait-elle douze ans ou un peu plus, quand on la presse de se marier ? Si jeune, elle avait pris le temps de réfléchir. Elle refusa l’époux qu’on lui offrait, n’en voulant d’autre que son maître et seigneur Jésus.

Elle était jolie de visage, dit Thomas de Celano. Elle était riche, parée avec élégance, et suivait par devoir les obligations du monde où elle vivait. Mais son cœur, détaché de toute vanité, n’appartenait qu’à Dieu. Et ce cœur était embrasé d’amour. Claire est une mystique dès l’âge le plus tendre, dès que, cessant de balbutier et de réciter, elle s’est entretenue directement avec Dieu. Il l’a appelée, elle l’a aimée ; entre lui et elle s’est forgé un lien ineffable que personne ne brisera. De la maison paternelle où elle habite en fille obéissante, elle a fait une sorte de sanctuaire où elle s’isole avec lui, n’aspirant qu’à lui, ne soupirant que vers lui, à la fois présente et étrangère au milieu des siens et de ses compagnes, ou plutôt les aimant pour l’amour de lui.

En ce temps-là, on parlait beaucoup d’un jeune habitant d’Assise, François Bernardone, qui avait embrassé l’état religieux et voulait ramener parmi les hommes la perfection évangélique. Un matin de carême, l’an 1210, Claire l’entendit prêcher dans l’église Saint-Rufin. Telle était la suavité du « séraphique Père » et sa manière de prononcer le nom de Jésus que son ardeur en fut comme redoublée. Tout de suite elle rêva de le connaître. Ses désirs furent exaucés, grâce à l’entremise d’une parente, Buona Guelfucci. L’heureux jour que celui où elle aborde le futur saint et lui ouvre son âme Elle dit tout : sa soumission complète au bon plaisir divin, son projet de renoncer au monde et de servir Dieu dans la chasteté. François l’écoute, ému et ravi, mais il est sage, et la sagesse commande de l’éprouver : « Je ne te crois pas, répond-il. Si néanmoins tu veux que j’aie foi en tes paroles, tu feras ce que je vais te dire : tu te revêtiras d’un sac et tu iras par toute la ville en mendiant ton pain. »

Une épreuve ? Oui, peut-être, pour toute autre, mais sa candeur ignore les obstacles, et elle exécute strictement l’ordre donné. Désormais François n’a plus besoin de simuler le doute. Il accueille avec joie ses confidences, en maintes rencontres où il la prépare à ces « noces mystiques » qui représentent aux yeux de Claire le plus radieux avenir, l’aboutissement et l’épanouissement, de son amour. Et pourquoi tarder davantage ? Au bout de quelques conversations, Claire le presse, le supplie de fixer la date de son entrée en religion. François décide qu’elle se rendre le dimanche de Pâques fleuries, à Saint-Rufin, pour recevoir les palmes, et que, vers l’aube du jour suivant, il l’accueillerait à Sainte-Marie-des-Anges et la consacrerait au Christ.

Le dimanche des Rameaux (mars 1212), Claire était dans l’église, « resplendissante de grâce et de beauté parmi les autres femmes », dit Thomas de Celano. Comme les fidèles se dirigeaient vers l’autel, seule, par timidité, elle ne bougeait point de sa place. C’est l’officiant, – le Pape Innocent III, selon les uns, ou l’évêque Guido, selon d’autres, – qui dut s’approcher d’elle, lui tendit une palme et la bénit. N’était-ce pas comme un signal divin, à l’heure suprême ? La journée s’écoula tranquille. Le soir, dès que la maison paternelle fut endormie, les desseins de Dieu sur Claire s’accomplirent. Elle se glisse lentement hors de sa chambre, évite la porte ordinaire de sortie et guette une issue cachée, mais obstruée de pierres et barrée par de lourdes poutres en bois. Elle n’a pas la force de remuer les poutres, et, contre l’obstacle humain, elle dresse son arme habituelle, la prière : aussitôt les poutres de s’écarter, la porte de s’ouvrir sans bruit. Dans la rue, Buona Gueffucci l’attend, et toutes deux gagnent la Portioncule, à quatre kilomètres d’Assise, où elles sont reçues par François et les Frères Mineurs.

Conduite à l’autel de la Vierge, Claire échange ses parures contre la tunique de la pénitence. François coupe ses cheveux, pose sur sa tête un voile d’une étoffe grossière, lui ceint la taille d’une corde à nœuds, lui fait jurer obéissance, pauvreté, chasteté, perpétuelle clôture : – « Et si tu observes ces choses, dit-il, je te promets Jésus-Christ pour époux et la gloire dans la vie éternelle. » Après quoi, il l’emmène au monastère des Religieuses noires de saint Benoît, sur la route de Pérouse : c’est le couvent de Saint-Paul, situé près du confluent du Tiesco et du Chiaggio, voisin du village d’Isola Romanesca, que l’on nomme aujourd’hui Bastia.

 

 

 

 

II

 

LES DEUX SOEURS

 

 

Nous avons dit que les parents de Claire étaient chrétiens. Mais ils étaient aussi du monde et, quand ils s’aperçurent que leur fille avait disparu, quand ils apprirent son entrée en religion, ils furent remplis de colère. Pour Favarone surtout, cette fuite, cette retraite étaient le comble de l’opprobre. Il courut à Saint-Paul avec des amis, celant tout d’abord son irritation. Il espérait la gagner par la douceur et par des moyens de persuasion facile. Puis, comme elle résistait, injures et menaces succédèrent aux implorations. Elle répondait avec l’apôtre : « Qui pourra me séparer de la charité du Christ ? » Cependant l’assaut continuait. Alors Claire entraîne les siens dans l’humble chapelle, et, tenant d’une main les nappes de l’autel pour que Dieu l’aide si on veut lui faire violence, de l’autre elle enlève les voiles qui recouvrent son front : elle montre sa tête tondue et déclare que jamais, jamais, on ne la détachera du service de son Maître céleste.

On se rendit compte qu’il n’y avait plus rien à tenter. Claire était victorieuse. Elle avait conquis le droit de vivre sa vie mystique.

Peu de temps après, François lui trouvait un refuge meilleur, le couvent de Saint-Ange in Panzo, sur le versant méridional du mont Subasio. Claire avait une sœur, Agnès, qui y venait souvent lui faire visite. Thomas de Celano nous dit qu’Agnès possédait comme elle la pureté de l’âme et la simplicité de la colombe. Il était naturel que Claire voulût l’initier à son propre bonheur. « Ô très bon Seigneur, père de miséricorde et de pitié, murmurait-elle, qu’il plaise à ta bonté de permettre qu’il y ait union de volonté à ton saint service entre celles qui dans le siècle furent rapprochées si intimement par la dévotion et la charité. Daigne, Seigneur, récompenser l’affection que me porte ma sœur Agnès, de telle manière que les fausses joies et les vains plaisirs du misérable monde lui paraissent insipides et amers, et que seule ta douceur lui soit suavité et amoureuse saveur, afin que, méprisant les noces charnelles, elle n’appartienne qu’à toi, céleste époux, qui es entre tous gracieux et beau. »

Et Agnès à son tour entendit l’appel. Un matin, le 2 avril 1212, elle annonce à Claire sa résolution de ne plus retourner au foyer familial et de rester au couvent. Claire l’embrasse en rendant grâces à Dieu.

Mais, du coup, les parents cèdent à une fureur plus grande. Un oncle des jeunes filles, Monald, envahit le monastère avec douze hommes. L’un de ceux-ci se précipite sur Agnès, la frappe, la saisit par les cheveux. Les autres prêtent mainforte, on réussit à l’emporter. – « Belle et très douce sœur, gémit l’enfant, aide-moi, et ne me laisse pas enlever de cette façon à mon Seigneur Jésus-Christ. » Claire, éplorée, à genoux, n’a encore cette fois de ressource que dans la prière : « Ô mon Seigneur très bon, donne à ma douce sœur la persévérance de l’âme ; daigne, avec ta vertu toute-puissante, subjuguer les forces de ces hommes iniques. » Dieu serait-il insensible ? Monald et ses compagnons ne lâchent point leur proie. Toute meurtrie par la lutte, Agnès, à la fin, tombe sur le sol. Ils veulent la relever : impossible ! Le frêle corps pèse si lourd que toutes les tentatives échouent. « Elle aura mangé du plomb toute la nuit », disent-ils en essayant de railler. Plus lâche, Monald emploie la violence et frappe brutalement Agnès au visage, mais la main criminelle est aussitôt saisie d’une si affreuse souffrance qu’il se met à hurler : « Hélas ! hélas ! que je meure ! » Et là-dessus, Claire arrive, ayant eu d’en haut l’intuition qu’Agnès était sauvée. – « Oh ! misérables, s’écrie-t-elle, comment ne craignez-vous pas la sentence de Dieu qui est suspendue sur vos têtes ! Croyez-vous donc combattre avec sa puissance, alors que, fussiez-vous mille de plus que vous n’êtes, vous ne pourriez pas remuer cette enfant ! »

Les ravisseurs, la tête basse, s’esquivèrent, tandis qu’Agnès et Claire rentraient au couvent. Leur liberté, à l’une comme à l’autre, était désormais assurée, et Agnès put revêtir l’habit religieux.

 

 

 

 

III

 

CLAIRE À SAINT-DAMIEN

 

 

Le monastère de Saint-Ange in Panzo ne devait être, pour Claire et Agnès, qu’un lieu de passage. Saint-Damien, tout proche d’Assise, mais perdu loin des grandes routes, sera leur abri définitif. L’église de Saint-Damien, mentionnée pour la première fois en 1030, avait été réparée par François en 1207. « Ici, avait-il prophétisé, viendront beaucoup de saintes femmes qui glorifieront grandement le Père céleste par la perfection de leur vie. » Petite église, petit couvent, du jour où Claire y pénètre, votre renommée est ineffaçable ; entre vos murs s’épanouira la fleur du mouvement franciscain, cet Ordre des Pauvres Dames dont le parfum embaume encore toute l’Ombrie.

Congrégation contemplative, établie par saint François sur les bases de l’absolue pauvreté. Quand le Pape Innocent tâchera d’en modérer les rigueurs, Claire, avocate de la Règle stricte, aura le dernier mot. Elle estime qu’une compagnie de religieuses n’est plaisante au Seigneur que s’il y trouve foison de pauvreté. La fondatrice des Pauvres Dames a aimé le dénuement comme elle aimait son Dieu crucifié et privé de tout.

Mais Dieu se chargeait de pourvoir à leurs besoins. Foison de pauvreté, foison de miracles. Tel celui du pain, de l’unique pain qui restait un jour au moutier pour nourrir cinquante personnes. Claire commande que l’on coupe le pain en deux et que la moitié soit envoyée aux Frères Mineurs ; de l’autre moitié, on fera cinquante morceaux, suivant le nombre des religieuses. Et le pain se multiplia de telle sorte que chacune en eut à satiété. Un autre jour, c’est l’huile qui manquait. Claire apprête et lave la jarre, pour la confier au frère quêteur Bentivengha. Lorsque celui-ci veut s’en saisir, il s’aperçoit qu’elle est pleine. Pourquoi l’envoyait-on chercher de l’huile ? Il croit qu’on s’est moqué de lui. C’est Dieu qui était venu au secours du couvent.

Et maintenant, la vie de sainte Claire, toute spirituelle et intérieure, nous échappe. Comment peindre ses oraisons, ses extases, ses pieuses larmes ? Cette vie ne nous appartient plus que par ses côtés merveilleux. Tel épisode lui assure même une place dans l’histoire.

En 1230, les bandes d’archers sarrasins, envoyées par l’empereur schismatique Frédéric II, menaçaient Assise. Par sa position, le monastère de Saint-Damien devait les attirer. Ils escaladent les murs et pénètrent dans le cloître. Les Pauvres Dames, affolées, s’empressent au chevet de Claire malade et alitée. « Ne craignez rien, leur dit-elle, si Dieu est avec nous, que pourront nos ennemis ? » Elle se fait conduire jusqu’à la porte et enjoint qu’on lui remette le calice qui contient le Saint-Sacrement. « Te plaira-t-il, mon doux Jésus, murmure-t-elle, que tes servantes sans défense, que j’ai toujours nourries du lait savoureux de ton très doux amour, tombent aux mains de ces païens ? » Alors une voix d’enfant, qui fut entendue de Claire et des deux religieuses qui la soutenaient, sœur Françoise de Colle di Mezzo et sœur Illuminata de Pise, répondit : « Je vous garderai toujours. » Claire n’est pas encore satisfaite. Ayant prié pour le couvent, elle prie pour la ville, et la même voix répond : « La ville n’aura aucun mal par ma grâce, et, pour ton amour, je la délivrerai. » Les archers sarrasins, en effet, s’éclipsèrent avec une brusquerie qui déconcerte la raison humaine : Saint-Damien et Assise étaient sauvés.

Quelques années plus tard, nouveau péril. Vitale, un capitaine au service de Frédéric II, marche avec ses troupes sur Assise. Claire, entourée des Pauvres Dames, élève vers le ciel ses supplications les plus ardentes, et la force mystique triomphe de la force matérielle : Vitale abandonne le siège.

Que d’autres miracles il faudrait raconter ! Elle chasse les démons, elle guérit les malades par le signe de la croix, elle prédit au cardinal Hugolin, évêque d’Ostie, qu’il ceindra un jour la tiare. Et n’y a-t-il pas aussi un prodige dans l’ascendant qu’elle exerce, humble femme, sur les plus grands personnages ? Ce cardinal Hugolin, le futur Grégoire IX, lui écrit après un voyage à Saint-Damien : « Bien que, jusqu’à cette heure, je me sois reconnu et dit pécheur, en voyant la grandeur de vos mérites et l’austérité de votre règle, j’ai mieux compris combien est grand le poids des péchés dont je suis chargé. J’ai tant offensé le Seigneur que je ne suis pas digne d’être compté dans la compagnie de ses élus ni d’être dégagé des soucis terrestres, si tes larmes et tes prières ne m’obtiennent pas la rémission de mes fautes. Je te confie donc mon âme et je te recommande mon esprit, comme Jésus sur la croix se recommandait à son Père. Et, au jour du jugement, tu auras à me répondre, si tu ne t’es pas préoccupée de mon salut. »

 

 

 

IV

 

CLAIRE ET FRANÇOIS

 

 

François d’Assise, on le pense bien, n’avait pas moins de considération et d’affection pour Claire. Un épisode émouvant et charmant est celui du repas qu’ils prirent en commun.

Elle avait depuis longtemps ce naïf désir de manger un jour avec lui. François s’y refusait, et il en fut réprimandé par ses compagnons. « Père, lui dirent-ils, nous croyons que tant de rigueur n’est pas selon la charité divine et que tu dois condescendre en une si petite affaire au vœu de notre sœur. » François dut s’incliner, à condition que le repas eût lieu à Sainte-Marie-des-Anges où Claire s’était fiancée au Christ. À l’heure fixée, celle-ci se trouve au rendez-vous, accompagnée d’une religieuse ; François et les frères étaient présents : on s’installe, et voici que le saint se met à parler de Dieu en termes si sublimes que tous les convives sont plongés dans un ravissement extatique. Au dehors, jaillissent de telles lueurs que Sainte-Marie-des-Anges, le couvent et le bois semblent être la proie des flammes. Les habitants accourent, persuadés qu’un incendie avait éclaté. Mais ils ne découvrirent que les convives ravis en Dieu. Les lueurs qui les avait effrayés n’étaient que l’image du feu divin qui embrasait ces âmes pures.

François, qui avait édifié l’Ordre des Pauvres Dames, ne leur prodiguait pas ses visites et peu à peu se déroba presque complètement. Mais il avait promis et fait promettre à ses Frères d’être toujours prêts à les conseiller et à les aider. Au cours d’une grave maladie, il leur envoyait des exhortations, prêchant l’humilité, la charité, l’obéissance, la patience : « Que la Sœur qui a besoin de quelque chose le requière de sa sœur pour l’amour de Dieu, et, si ce qu’elle demande ne lui est pas octroyé, qu’elle le supporte patiemment pour plaire à son Seigneur qui manqua pendant sa vie de tant de choses nécessaires et chercha des consolations sans les trouver. Qu’elle n’oublie pas que cette privation lui sera comptée pour le ciel, et s’il advient que sa santé se ressente gravement du refus d’un secours nécessaire, qu’elle le pardonne de grand cœur. »

Soudain, quelle épreuve ! Claire, souffrante, se croit en péril et réclame le séraphique Père. Mais, lui-même, la mort le guette, et il ne peut bouger. Il expédie un Frère à Saint-Damien : « Va et dis à la vierge Claire qu’elle chasse toute tristesse et douleur de ne me point voir maintenant. Qu’elle sache en vérité qu’elle et toutes ses Sœurs me verront avant leur mort et que je les consolerai grandement. »

François s’éteignit un samedi soir. Le dimanche, la foule et le clergé vinrent prendre son corps pour le transporter de Sainte-Marie-des-Anges à Assise. Mais la parole de François devait s’accomplir. La procession, se détournant de la route droite, voulut passer par Saint-Damien, et le corps fut déposé devant la petite fenêtre par laquelle les religieuses avaient coutume d’écouter les prédications. Quoique toujours malade, Claire était là, mêlant ses pleurs à ceux de ses compagnes : « Ô notre père, pourquoi nous as-tu abandonnées ? Ô pauvre des pauvres ! Ô amant de la pauvreté ! Ô juge prudent et avisé des tentations, qui soutiendra dans la tribulation les tourmentées ? Oh ! séparation déchirante ! Oh ! absence douloureuse ! Oh ! mort plus horrible que tout ! » À ce moment, les Frères, remplis de compassion, portent la précieuse dépouille dans le cloître même, afin que les Pauvres Dames puissent baiser les sacrés stigmates, et, au milieu de leurs larmes, celles-ci en ressentirent une immense consolation. Claire prit la mesure du corps, et, comme la chapelle de Saint-Damien possédait une cavité creusée dans un mur, où François Bernardone, fuyant la colère paternelle, s’était jadis abrité, Claire transforma bientôt ce coin en une niche où elle fit peindre le portrait de François.

 

 

 

 

V

 

LES OEUVRES

 

 

Claire survécut vingt-sept ans à saint François. Avant qu’elle ne parte, « joyeuse et en liesse », pour rejoindre, auprès de Dieu, le Père séraphique, regardons ses œuvres.

D’abord la règle des Pauvres Dames, qui débute par le serment d’obéissance, tant au Pape qu’aux successeurs de François. Ce sont pages pleines de sagesse, et l’on appréciera surtout celles qui tracent les devoirs de l’Abbesse ; elles montrent comment Claire entendait ses propres devoirs : « Que l’élue pense au fardeau qu’elle a accepté, et au Juge à qui elle devra rendre compte du troupeau qui lui a été confié. Qu’elle s’applique à être la première plutôt par ses vertus et ses saintes mœurs que par sa charge, à faire en sorte que ses Sœurs, mues par ses exemples, lui obéissent plus par amour que par crainte. Qu’elle écarte les amitiés particulières, de peur qu’en aimant davantage quelqu’une, elle ne scandalise toutes les autres. Qu’elle console les affligées, qu’elle soit la suprême consolation de celles qui sont dans la peine, de peur que, si elles ne trouvent pas en leur Supérieure de consolations, le désespoir ne vienne à l’emporter dans ces âmes malades. Qu’elle fasse régner la vie commune partout, principalement à l’église, au dortoir, au réfectoire, à l’infirmerie et dans les vêtements. »

Nul doute que Claire ne nous apparaisse ici dans l’exercice de ses fonctions. Les lois qu’elle avait édictées, avec quel scrupule elle a dû les appliquer elle-même ! Admirons encore cette charité, qui n’exclut point la fermeté, envers les religieuses coupables : « Si quelque Sœur pèche mortellement contre la forme de notre profession, et si, avertie par l’Abbesse ou par les autres sœurs, elle ne s’amende pas ; autant de jours qu’elle aura été contumace, qu’elle mange pain et eau devant toutes les sœurs au réfectoire et qu’elle fasse même une plus grave pénitence si l’Abbesse le juge bon... Mais l’Abbesse et toutes ses Sœurs doivent prendre garde de s’irriter contre le péché d’aucune d’elles, car le trouble et la colère empêchent la charité en soi et dans les autres. »

La charité, c’est l’amour de Dieu, qui n’interdit pas, mais qui transforme et rehausse l’affection envers les créatures. On a conservé quelques lettres de sainte Claire, et nous voyons, dans celles qu’elle adresse à la bienheureuse Agnès, fille du roi de Bohême, combien elle avait l’âme tendre. « Vous m’êtes la plus chère, écrit-elle. Quoi de plus ! Silence à la langue de la chair au sujet de mon amour pour vous ! La parole est à la langue de l’esprit, l’amour que je vous porte est au-dessus du langage corporel. » — « Ne croyez pas le moins du monde, dit-elle encore, que le feu de l’amour dont je brûle pour vous soit un tant soit peu refroidi. » Mais au-dessus de tout plane l’amour divin, et Claire en exalte le bienfait avec une ardente éloquence : « À vous aussi, bienheureuse il a été donné l’union céleste de ce mariage (avec l’Agneau immaculé) qui stupéfie d’admiration les armées du ciel. Tous sont à le désirer : son souvenir rassasie, sa bonté remplit de toute douceur, son odeur ressuscite les morts et sa vision glorieuse béatifie tous les habitants de la Jérusalem céleste. Il est la splendeur de la gloire, la lumière de l’éternelle lumière et le miroir sans tache. Reine, épouse de Jésus-Christ, regardez tous les jours ce miroir ; contemplez-y souvent votre visage, pour que, au dehors et au dedans, vous soyez parée de la plus grande variété de vertus comme d’autant de fleurs, et couverte des vêtements qui conviennent à la fille et à l’épouse du Roi suprême. Bien aimée, en regardant ce miroir, vous pourrez, avec la grâce de Dieu, savourer des délices. » Ces délices, Claire les aura savourées toute sa vie, et elle les aura fait goûter à d’autres ; que n’a-t-on gardé plus de lettres où s’épanchait ce cœur chaud et magnifique !

Nous avons de sainte Claire un troisième écrit, son Testament. « Dans la charité du Christ, aimez-vous les unes les autres ; et cet amour que vous avez au dedans, démontrez-le au dehors par vos œuvres, afin qu’un tel exemple excite les Sœurs à croître toujours dans l’amour de Dieu et dans la charité mutuelle. » Avec la charité et l’amour, elle prône particulièrement la pauvreté. Elle rappelle que, sous les pontificats d’innocent III et de ses successeurs, elle a fait confirmer et fortifier le privilège de la pauvreté pour sa congrégation. « C’est pourquoi, fléchissant les genoux et prosternée d’esprit et de corps aux pieds de notre mère la sainte Église Romaine et du Souverain Pontife, et spécialement du seigneur le Cardinal, celui qui est assigné à l’Ordre des Frères Mineurs et à nous-mêmes, je recommande toutes mes Sœurs, celles qui sont à présent et celles qui viendront dans la suite ; et pour l’amour de Jésus, si pauvre dans sa crèche, si pauvre durant sa vie, et nu sur la croix, pour l’amour de lui je prie le Cardinal de protéger ce petit troupeau... Je le prie de le conserver et de l’encourager toujours, et de lui faire observer la sainte pauvreté que nous avons promise à Dieu et à notre bienheureux Père François. Et puisque le Seigneur nous avait donné François pour fondateur, pour père, et pour soutien au service du Christ dans les choses que nous avons promises à Dieu et à ce bienheureux Père qui a mis tant de soin, par ses paroles et par ses œuvres, pour nous cultiver et nous faire croître, nous, sa petite plantation ; maintenant à mon tour je recommande mes Sœurs au successeur de notre bienheureux Père François, et aux Frères de tout son Ordre, afin qu’ils nous soient en aide pour nous faire avancer toujours dans le bien, et mieux servir Dieu, et surtout mieux observer la très sainte pauvreté. »

Dans la règle des Pauvres Dames, elle spécifiait que les Sœurs devraient toujours porter des vêtements grossiers, en souvenir de Jésus couché dans la crèche et enveloppé de langes. Le même esprit de pauvreté dictait ces préceptes : « Que les Sœurs ne s’approprient rien, ni maison, ni lieu, ni aucune chose. Que les Sœurs jeûnent continuellement. » Mais comme elle savait adoucir ces rudes lois, suivant les nécessités physiques ! On ne lit pas sans émotion une lettre où elle adjure Agnès de Bohême de s’interdire les abstinences trop rigoureuses. « Notre corps n’est pas de fer et notre force n’est pas celle de la pierre... Vivez et espérez dans le Seigneur et que votre service soit selon la raison ; accommodez votre holocauste du sel de la prudence. » Il n’était pas possible de mieux dire. Dans ces pages trop rares que nous a laissées sainte Claire, la raison et la mystique forment le plus harmonieux accord et nous avons sous les yeux une intelligence solide, large, bien équilibrée.

 

 

 

 

VI

 

LA MORT

 

 

Cependant, elle approchait la soixantaine, et sa santé faiblissait de plus en plus. Devant l’évidence d’une fin rapide, on avait fait revenir sa sœur Agnès qui dirigeait depuis de longues années le monastère de Monticelli. La douleur d’Agnès était indicible : « Ne pleure pas, lui dit Claire, car tu me suivras bientôt », et Agnès, en effet, mourut quatre mois après elle.

Toutes les religieuses avaient été mandées à son chevet. On y vit également des prêtres, des moines, et le bon frère Genièvre, frère Ange, frère Léon, compagnons de saint François. Claire bénit les Pauvres Dames, leur disant une fois de plus : « Douces filles, je vous recommande la pauvreté de Notre-Seigneur. » Elle fit réciter l’oraison des cinq plaies et on l’entendit murmurer très bas : In conspectu Domini mors sanctorum ejus. Les Pauvres Dames essayaient de retenir leurs larmes, la règle ne permettant pas les manifestations trop vives. Soudain elles prêtèrent l’oreille ; Claire parlait tout haut à son âme et disait : « Va en toute paix parce que tu as un bon guide pour te montrer ta voie ; pars sans crainte, car celui qui t’a créée t’a sanctifiée et t’aime d’un tendre amour comme une mère aime son fils unique. Sois béni, ô mon Dieu, qui m’a créée, sois béni éternellement. » Puis, se tournant vers une Sœur : « Vois-tu, ô ma douce fille, le Roi de gloire comme je le vois ? »

Dans la nuit, la sœur Benvenuta, d’Assise, qui se tenait près de Claire, eut une vision. Elle ne dormait pas, et tout un cortège de vierges lui apparut, habillées de robes blanches et chacune portant sur la tête un diadème d’or orné de pierres précieuses. L’une des vierges, plus belle que les autres, avait une couronne en forme d’encensoir et surmontée d’une pomme d’or ; des ciselures de la couronne rayonnait une clarté si éblouissante que toute la maison en fut illuminée comme s’il faisait grand jour. Cette vierge, qui était Marie, mère de Jésus, s’approcha du lit où reposait Claire et l’embrassa doucement. Alors les autres recouvrirent d’un manteau merveilleux le corps de l’agonisante.

Mais une joie suprême l’attendait ici-bas. Claire avait souhaité de toute son ardeur que le Pape Innocent IV confirmât par une bulle le privilège de la pauvreté que réclamait sa règle. Au moment d’expirer, Claire reçut la bulle et eut le temps de la porter à ses lèvres. Elle n’avait plus qu’à mourir. « Son âme, dit Thomas de Celano, cueillie comme un fruit mûr par la Vierge Marie, monta triomphante avec toutes les vierges vers son très doux époux Jésus-Christ, pendant que son corps demeurait inerte, semblable à une tente repliée. » C’était le 12 août 1253.

Dès que l’on connut la nouvelle, Saint-Damien fut envahi par la multitude qui déjà invoquait Claire comme une sainte : « Prie le Seigneur pour nous, toi la première des Pauvres Dames, qui attiras toutes les autres à la pénitence ! Toi qui conduisis à Dieu d’innombrables âmes ! » Aux obsèques, le Pape, des cardinaux, des prélats, et tous les habitants de la ville assistèrent. Puis le corps fut transporté à l’église Saint-Georges, d’Assise, où, vingt-sept années plus tôt, avait été enterré une première fois le Père séraphique. Ainsi François avait précédé dans le lieu de sépulture sa fille privilégiée.

Claire morte continua de vivre par ses miracles. « Grâce à son intercession, dit Thomas de Celano, les fièvres tombaient, les démons s’enfuyaient des possédés, les malades guérissaient, les aveugles voyaient, les fous retrouvaient la raison. On obtint même par elle la cessation du fléau des loups que Dieu avait suscité en ce temps-là pour châtier les hommes. » Elle avait fait don de son voile noir au couvent de Monticelli, à Florence : le voile acquit la vertu de guérir les enfants atteints de léthargie ou de troubles cérébraux.

Cette abondance de faits surnaturels devait hâter la canonisation que réclamaient tous les fidèles. Deux ans après sa mort, Claire était proclamée sainte par le Souverain Pontife Alexandre IV. Un peu plus tard, on déposait ses restes sous l’autel principal de l’église, édifié en son honneur.

Des siècles se sont écoulés : Sainte Claire d’Assise demeure immortelle. Dans son pays tout parle d’elle, tout fait refleurir aux regards la « première petite plante » du jardin d’innocence et de pauvreté. Clara nomine, vita clarior : elle est la lumière de l’Ombrie, une des plus radieuses figures du catholicisme et de l’humanité.

 

 

 

 

Robert HAVARD DE LA MONTAGNE.

 

Paru dans La vie et les œuvres de quelques grands saints,

tome Ier, Montréal, France Livre.

 

 

 

 

 

 

 

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