GEORGE SAND

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Arsène HOUSSAYE

 

 

La religion de l’Évangile

est la religion de l’amour.

GEORGE SAND.

 

L’humanité repasse par les chemins

qu’elle connaît sans issues.

GEORGE SAND.

 

 

GEORGE SAND disait en mourant : « Ah ! j’ai trop bu de la vie. » Elle se vantait ou elle s’accusait, cette travailleuse sans merci. Ceux qui boivent la vie à pleine coupe n’amassent pas tant de nuages sur leur front 1. Ils cueillent l’heure d’Horace. Mme Sand a écrit trop de romans pour faire des romans en action ; à peine quelques chapitres çà et là ; des ébauches de sentiments et de passion ; des croquis d’aventures amoureuses.

Mais elle a bu largement aux sources vives de la pensée ; ses livres témoignent qu’elle a souvent perdu terre pour toucher du front les nuées nocturnes ou rayonnantes.

C’a été une grande voyageuse dans le pays de l’inconnu, vers l’image de l’infini. Mais elle en revenait toujours à son métier de faiseuse de romans, comme une marchande de modes en revient toujours à ses chapeaux.

Ainsi que Lamartine et Balzac, elle est morte à la peine, sans jamais se donner de vacances. Pourquoi les gouvernements, qui ont charge d’âmes, ne se chargent-ils pas de ces grandes âmes qui en fécondent tant d’autres ? Un peu de pain et un peu de gâteau, s’il vous plaît ? Mais non, ni gâteau, ni pain. Rien que l’air vif de la liberté. La misère du génie est le grand cordon de la Légion d’honneur. Homère l’a porté.

 

*

*     *

 

Là-bas, dans les champs du Berry, autour de Nohant, voyez-vous cette fillette, cheveux noirs dénoués, grands yeux fiers mais veloutés, front lumineux, bouche charnelle, courant les blés, égrenant le froment s’il y a des grains d’or, cueillant les bluets et les coquelicots pour s’en faire une couronne, effeuillant sans pitié les roses du petit parc du château, montant sur les cerisiers, cueillant la première pomme verte, mordant à la grappe et à la poche, babillant avec celui qui moissonne comme avec celui qui sème. Tous lui disent : « Mademoiselle Aurore, c’est pour vous que nous semons et que nous moissonnons. » Ce spectacle de la nature toujours en travail fait battre son jeune cœur avec tout autant de force que le spectacle des passions qui l’étreindront jusqu’aux larmes. La fillette se rappellera, plus tard, ces jardiniers et ces laboureurs qui cultivaient pour elle les champs de blé, les vergers et les parterres de fleurs, alors que les jardiniers de la poésie et les laboureurs de la philosophie cultiveront pour elle les idées qui mûrissent dans le champ de l’humanité ; quand Sandeau, le premier ; quand Balzac, Latouche, Planche, Alfred de Musset ; quand Pierre Leroux, Michel de Bourges, Lamennais, Ledru-Rollin, Heine ; quand les artistes eux-mêmes, Liszt, Delacroix, Chopin, Marie Dorval, cette muse de la Desesperanza, remuaient tout autour d’elle, tantôt dans sa mansarde, tantôt chez la princesse Belgiojoso, tantôt chez d’autres amis, toutes les idées généreuses, toutes les mauvaises herbes, tous les songes incohérents qui ont fait de notre siècle un siècle humanitaire et désespéré, croyant à la terre promise pour s’abîmer dans le sombre inconnu.

Vous avez reconnu celle qui signa quelques chefs-d’œuvre sous le nom de George Sand 2.

Les chevaliers du réalisme – il y en a encore – disent que George Sand n’est qu’une parfileuse de phrases à la manière de la Nouvelle Héloïse. Ils lui nient tout accent de vérité. Qu’est-ce donc que la vérité dans les sentiments ? Certes, la marchande des quatre saisons comprendra Zola. Mais elle ne comprendra pas ni Stendhal, ni Sainte-Beuve, ni George Sand. Tout œil, dans l’art, a son point de vue. Tout cœur, dans l’amour, a ses inspirations ondoyantes et diverses, les écoliers du terre à terre vous diront que ce héros de roman qui s’appelle Jacques est une invention digne des Cours d’amour. Ils se mettent à rire devant cet héroïsme d’un galant homme qui a perdu son bonheur et qui se jette dans les glaciers pour que sa femme soit heureuse avec celui qu’elle aime. Mais Hans de Bülow, il n’y a pas bien longtemps, ne divorçait-il pas pour que sa femme, l’inspiration vivante de Wagner, allât en toute liberté vivre avec ce grand musicien, afin qu’il créât quelques chefs-d’œuvre de plus. Et pourtant Hans adorait sa femme, puisque aussi bien il s’est remarié avec elle à la mort de Wagner. Tout est bien dans la littérature si tout est bien dit. Boileau lui-même a reconnu que le vrai n’était pas toujours vraisemblable. S’il y a en George Sand trop d’héroïsme dans quelques caractères de son œuvre, n’y a-t-il pas tout un millier de figures qui crient la vérité ? Ne sent-on pas à chacune de ces pages le cœur humain qui bat ? On pourra dire méchamment que la création de Jacques était un conseil au mari de la baronne Dudevant. Pourquoi ne pas croire que le mari de l’illustre romancière lui avait donné le sujet du roman en se séparant d’elle par dévouement à son œuvre comme par dignité, sachant bien que le mari d’une telle femme de lettres ne fait jamais bonne figure dans la maison. À moins qu’il ne s’appelle Émile de Girardin.

 

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*     *

 

Alfred de Musset a dit un jour : « C’est quand je lis les romans de George Sand que je m’écrie, avec M. de Buffon, le style c’est l’homme. Le style de George Sand, ce n’est pas elle, c’est celui de son avocat, de son confesseur, de son pianiste. » Il n’a osé dire le style de son poète. C’était faire la caricature de la vérité. Mais la caricature est encore la vérité. En effet, George Sand ne se croyait pas moins une artiste de race, comme plus tard Clésinger, qui moulait des fragments de nature pour en mieux posséder le relief.

Mme de Girardin a dit aussi : « L’histoire des affections de George Sand est tout entière dans le catalogue de ses œuvres. » Quoi de plus naturel. Les Confessions de Jean-Jacques Rousseau n’ont vécu que par les premiers battements de son cœur. Qu’est-ce que cette précieuse qu’il a surnommée la Nouvelle Héloïse, en face de Mme de Warens !

On a donc écrit que George Sand devait beaucoup à ses illustres amis. Mais on n’a pas compté tout ce que ses illustres amis lui devaient à elle-même, car son génie était bien plutôt une force active qu’une force passive. Elle créa une muse nouvelle : la Passion – la passion dans toute sa grandeur, dans tout son affolement, dans toute sa beauté, car, il faut le dire bien haut, la Passion telle que la créa George Sand n’a jamais souillé sa robe de marbre. Quel que fût son enthousiasme, quel que fût son ivresse, elle n’est pas descendue de son piédestal pour courir les aventures nocturnes. La Passion fille de George Sand serait reçue dans le meilleur monde. Ce n’est pas « Vénus tout entière à sa proie attachée », c’est l’humanité qui se débat dans sa prison sous les flammes vives et dans les cris désespérés de l’amour. George Sand a obéi à son cœur sans voiler son front, parce qu’il n’y avait point là de crime. Quand le sentiment emporte l’âme dans les hauteurs de la poésie, quand le cœur se rattrape à sa part d’idéal, la volupté ne rougit pas.

Il faut pourtant reconnaître que pour quiconque a bien étudié le caractère des œuvres de George Sand, c’est un génie doué d’éloquence, mais fécondé à chaque pas par la pensée des hommes qui furent plus ou moins ses mâles littéraires. Elle part de Jules Sandeau ; elle voyage avec Alfred de Musset ; Mallefille lui enseigne les coups de théâtre ; Mérimée lui relève par la raillerie le coin des lèvres ; elle se croit philosophe avec Pierre Leroux ; Jean Reynaud la soulève dans les nues ; Liszt et Chopin font sa prose plus musicale ; Ledru-Rollin et Jules Favre la jettent dans l’orage révolutionnaire, jusqu’à ce qu’enfin la Nature, son premier maître, l’arrache à la fièvre politique et lui inspire ses chefs-d’œuvre rustiques. Mais si elle a pensé trop longtemps avec les uns et les autres, elle a trouvé toute seule l’art d’écrire. C’est la source pure qui descend de la montagne par des rives fleuries, tour à tour ombragée mystérieusement ou diamantée par les rayons du soleil. Ce que j’admire en ce style, c’est qu’on n’y sent ni l’étude ni le travail ; aussi le mot « bas-bleu » n’a jamais été donné à George Sand. C’est beau d’avoir tant écrit sans montrer une tache d’encre à ses mains.

Les premiers drames d’Alexandre Dumas, Antony et Angèle, ont eu aussi leur influence sur cette nature ouverte, qui ne s’est jamais inquiétée des écoles et qui a suivi avec vaillance son fier tempérament en toutes les aventures littéraires. Il n’est pas jusqu’à Paul de Koch qui n’ait déteint sur elle à ses débuts ; lisez plutôt le premier chapitre de Rose et Blanche. Les réalistes d’aujourd’hui pourraient prendre là une belle leçon. On peut dire que George Sand n’a pas commencé par la périphrase. Tudieu ! comme elle vous jette à brûle-pourpoint les plus beaux mots de la langue verte !

Ce premier roman – elle revendiquait gaillardement le premier chapitre – indique un travail de gais compagnons qui ne se croient pas destinés aux bonnes fortunes littéraires. En écrivant ces pages éphémères, ils ne songeaient qu’au roman de leur vie. Ils bâclèrent ces cinq volumes pour avoir cinq cents francs, c’est-à-dire pour vivre deux mois et demi ensemble. On ne les accusera pas d’avoir jeté l’argent par les fenêtres ; mais ce qu’ils jetèrent par les fenêtres, ce furent les louis d’or de leur premier amour. Ils n’ont bien senti leur bonheur qu’en se quittant. Je ne sais rien de plus touchant que cette légende, contée par George Sand quand elle écrivit à Rollinat ses Souvenirs et regrets. Voyez plutôt :

« Il m’importe peu de vieillir, il m’importerait beaucoup de ne pas vieillir seule ; mais je n’ai pas rencontré l’être avec lequel j’aurais voulu vivre et mourir, ou, si je l’ai rencontré, je n’ai pas su le garder.

« Écoute une histoire et pleure.

« Il y avait un bon artiste qu’on appelait Wattelet, qui gravait à l’eau-forte mieux qu’aucun homme de son temps. Il aima Marguerite le Conte et lui apprit à graver à l’eau-forte aussi bien que lui. Elle quitta son mari, ses biens et son pays pour aller vivre avec Wattelet.

« Le monde les maudit ; puis, comme ils étaient pauvres et modestes, le monde les oublia.

« Quarante ans après, on découvrit aux environs de Paris, dans une maisonnette appelée Moulin-Joli, un vieil homme qui gravait à l’eau-forte et une vieille femme qu’il appelait sa meunière, et qui gravait à l’eau-forte, assise à la même table. Le premier oisif qui découvrit cette merveille l’annonça aux autres, et le beau monde courut en foule à Moulin-Joli pour voir le phénomène : un amour de quarante ans, un travail toujours assidu et toujours aimé ; deux beaux talents jumeaux, Philémon et Baucis du vivant de Mmes de Pompadour et Dubarry ! Cela fit époque, et le couple miraculeux eut ses flatteurs, ses amis, ses admirateurs, ses poètes.

« Heureusement, le couple mourut de vieillesse, peu de jours après, car le monde aurait tout gâté.

« Le dernier dessin qu’ils gravèrent représentait le Moulin-Joli, la maison de Marguerite, avec cette devise : Cur valle permutem Sabina divitias operosiores ?

« Il est encadré dans ma chambre, au-dessus d’un portrait dont personne ici n’a vu l’original. Pendant un an, l’être qui m’a légué ce portrait s’est assis avec moi toutes les nuits à une petite table, et il a vécu du même travail que moi. Au lever du jour, nous nous consultions sur notre œuvre, et nous soupions à la même petite table, tout en causant d’art, de sentiment et d’avenir. L’avenir nous a manqué de parole.

« Prie pour moi, ô Marguerite ! »

Cette page, écrite avec les larmes de George Sand, est le meilleur éloge qu’on puisse lire de Jules Sandeau – et de George Sand.

Je ne reviendrai pas sur le second roman en action, celui qui a enfanté des volumes : Elle et Lui, Lui et Elle, sans parler du troisième, ni des commentaires.

Alfred de Musset m’a conté l’aventure : « Grâce à Dieu, j’ai eu, disait-il, avec quelque fatuité, d’autres passions dans le cœur. Vous le savez bien, puisque vous me parlez des Nuits. » Selon lui, Lélia ne l’avait pas dominé bien longtemps par ses grands yeux diaboliques. Il ne l’avait aimée qu’à Venise, « parce que Venise donne toujours l’amour aux poètes et aux artistes. Ainsi, figurez-vous bien qu’à première rencontre je ne lui ai trouvé ni beauté ni charme ; elle avait beau jouer de la cravache, en souvenir du maréchal de Saxe, un de ses trente-six pères, elle n’avait dépouillé ni la bourgeoise ni la provinciale. Je l’admirais dans son génie, non dans sa figure. Je n’aime pas les femmes qui s’habillent en homme, pas plus que les vraies femmes n’aiment les hommes qui se déguisent en femme. Toutefois, l’idée d’un voyage en Italie avec elle me grisa quelque peu. Je n’étais pas fâché, d’ailleurs, de l’enlever à plusieurs soupirants qui allumaient le feu autour d’elle. Le voyage fut charmant ; elle, qui n’avait rien appris, parlait de tout comme par merveille. Je me croyais son maître, mais je m’inclinai devant elle. On a dit qu’à Venise elle m’avait trahi. Pourquoi pas ? Je l’avais trahie moi-même avec quelque coureuse de l’Adriatique. Qu’est-ce que cela ? Nous n’étions pas mariés, nous n’avions pas bâti le lendemain. Quelques attardés s’imaginent que je la pleure ; elle-même en est convaincue ; mais elle en rabattrait beaucoup si elle savait la vérité. » Voilà les paroles d’Alfred de Musset, un jour que nous revenions ensemble de la rue Taitbout, après un dîner chez le docteur Véron, au temps où nous écrivions ensemble au Constitutionnel.

Il n’aimait pas à parler de ses aventures amoureuses ; il ne m’ouvrit son cœur que parce que la causerie amenait naturellement cette confession que je redis mot à mot.

On veut toujours qu’Elle et Lui – Lui et Elle soient deux énigmes dans la passion d’Alfred de Musset. On croyait que George Sand dans Elle et Lui allait dénouer le masque de Lélia. On espérait dans Lui et Elle que Paul de Musset allait mettre la main des curieux sur les battements de cœur de son frère, mais les deux amoureux ne sont pas là sous ses périphrases solennelles. Il eût fallu pour conter cette passion un abbé Prévost. Mais pourquoi aller plus loin que la Confession d’un enfant du siècle, ou plutôt encore les admirables strophes d’Alfred de Musset écrites à son frère, en souvenir de Venise :

 

            Sans doute tu l’as vue aussi

            Vivante encore, Dieu merci ?

                      Malgré nos armes,

            La pauvre vieille du Lido

            Nageant dans une goutte d’eau

                      Pleine de larmes.

 

Lélia a dit d’Alfred de Musset : « Pourquoi ces colères soudaines dans cet homme d’une éducation exquise ? Il portait au cœur un serpent qui le mordait et lui arrachait des malédictions. »

Pourquoi Lélia n’a-t-elle pas rappelé cette fable indienne ? « La femme, dans sa cruauté, nourrit des serpents dans son sein et leur montre la place du cœur, afin qu’ils puissent mordre l’homme quand ils auront des dents. »

Lélia eut-elle le tort de ne pas laisser les orages sans y jeter ses colères ? C’est que nul n’est maître des emportements de son cœur, moins encore les femmes de génie, parce que le génie chez elles, c’est la tempête.

George Sand avait trop d’imagination pour refaire jamais le même roman.

Mallefille, à l’inverse de Musset, ne se faisait pas prier pour conter son roman rapide avec Lélia. Cela ne dura que l’espace d’un voyage à Nohant. Je ne contresigne pas les déclarations de Mallefille. On sait qu’il était borgne ; mais, dans la chaise de poste, il ne la regardait pas du mauvais œil, quoiqu’il n’espérât nullement lui tourner la tête. Aussi ce fut elle qui lui fit remarquer toutes les poésies grandioses et mystérieuses d’un bois de haute futaie qu’on traversait au petit trot. Les chevaux de l’amour prirent le mors aux dents ; mais, au bout de la forêt, Mallefille fut planté là pour reverdir.

Mérimée ne traversa pas la forêt enchantée. Lui qui était tout plein d’une fatuité bourgeoise, école de Stendhal, s’imaginait que Lélia ne se consolait pas de ne plus l’avoir pour cavalier, après quelques rencontres de bienvenue, tandis que Lélia croyait avoir laissé un regret au cœur de Mérimée. « Ils sauvèrent le décorum ; mais peut-être étaient-ils impeccables, car ils avaient fini par dire tous les deux : « Je me souviens que je ne me souviens pas. »

On a trop conté le roman de Lélia et de Chopin, un duo sentimental et dramatique, mais qui donc les a vus dans les solitudes de Madère ?

Les curieux auraient bien voulu que George Sand, au lieu de faire les mémoires des autres, se contentât de faire ses confessions ; mais on sait que, dans ses dix volumes, Lélia ne se démasque pas une seule fois. On dirait les mémoires d’une sainte.

Après tout, cela ne nous regarde pas. Et puis, pourquoi voulez-vous que la femme qui écrit des romans conte le sien ?

À ce propos, je lui écrivis : « Il n’y a qu’une philosophie, celle d’Horace : Cueillir l’heure. »

Elle me répondit : « Je n’ai jamais entendu sonner cette heure-là. »

 

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On juge mal George Sand, tout bêtement parce qu’on ne la juge pas.

C’est un cœur remonté dans le cerveau. L’orage des passions s’est annoncé pour elle ; mais ses battements de cœur ne sont que des phrases éloquentes.

Cette superbe révoltée était sœur de Platon et de Jésus-Christ ; c’était toujours la même République et le même Évangile.

Elle a voulu être un homme. Elle n’est ni homme ni femme, cette androgyne. Elle a la beauté plus belle que la grâce, mais elle n’a pas la grâce plus belle que la beauté. Elle monte sur le Vésuve, mais elle ne se brûle pas au volcan. Quand l’amour la prend, elle monte sur les Alpes de la pensée pour chercher des fleurs dans la neige. Elle aime les coups de foudre, mais la contemplation ne la promène que dans la sérénité des horizons lointains. Si l’amour la saisit, elle ne trouve pas les attitudes des chastes abandons ; elle se relève humiliée et ne croit pas à sa chute.

Tous ses héros et toutes ses héroïnes passent sur le théâtre de son imagination, mais elle ne leur donne toujours pas pour vivre le sang de son cœur. Est-ce parce que son cœur n’est pas là ?

Son idéal l’a faite surhumaine, voilà pourquoi trop souvent l’art l’a emporté sur la nature.

George Sand a dit quelquefois dans le monde : « Je suis bête comme tout. » Cette femme de génie a été douée, en effet, de quelques bêtises solennelles. Première bêtise : elle a voulu être un homme. Deuxième bêtise : elle a eu plus de génie que d’esprit, ce qui l’a conduite à la déclamation. Troisième bêtise : elle a jeté de l’eau sur son cœur en jetant de l’eau sur ses passions. Filles de Dieu comme elle, les roses éclatent dans leur épanouissement. Quatrième bêtise : elle a voulu jouer un rôle politique et social, quand Dieu lui avait dit : « Conte, conte encore, conte toujours ! »

Mais tout cela ne l’a pas empêchée d’écrire les plus belles pages romanesques de son temps. Beaucoup de ses livres s’effaceront, comme ces beaux nuages que le soleil dore et empourpre. Mais j’irai toujours au théâtre si on joue Mauprat ou Villemer, et je lirai toujours un roman de George Sand si c’est André ou la Mare au Diable.

Sarcey disait hier avec chagrin qu’on ne lit plus George Sand. Heureusement qu’il se trompe. Les affamés d’histoires imbéciles dont l’obscénité est l’odieuse prêtresse ne prennent que les lecteurs du trottoir, tandis que George Sand retient toujours dans le sanctuaire de son imagination tous les beaux esprits qui cherchent la poésie de la passion.

Quand on se retrempe dans un livre de George Sand, on est effrayé de voir comme le roman est tombé de haut. Les nouveaux venus disent qu’elle est démodée, la grande romancière. Eh bien ! de ceux qui n’ont ni son style, ni sa grandeur, ni son génie, que dira-t-on, quand on les secouera du pied dans leur terre à terre.

 

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Les deux plus grands romanciers du siècle se sont connus en pleine jeunesse. George Sand, qui voyait plus juste dans la vie que dans ses romans, à l’inverse de Balzac, qui voyait plus juste dans ses romans que dans la vie, a bien peint le grand romancier en quelques pages ; tel elle l’a vu, tel je l’ai vu moi-même, « naïf et bon enfant, demandant conseil aux écoliers, n’enseignant jamais, parlant de lui seul, dont il était si content ». Et il avait bien raison, mais il avait tort de ne pas pénétrer en George Sand un grand esprit qui le dépasserait sinon par les œuvres, du moins par les idées. C’était d’ailleurs dans le caractère de Balzac de ne voir, parmi ses amis les gens de lettres, que de simples spectateurs de la comédie humaine. « Il grimpait avec son gros ventre – car il avait commencé par avoir du ventre – tous les étages de ma maison du quai Saint-Michel ; il arrivait soufflant, riant et racontant sans reprendre haleine. Il remuait dès paperasses sur ma table ; mais aussitôt, pensant au roman qu’il était en train de faire, il se mettait à le raconter. » George Sand parle d’un dîner chez Balzac qui ressemblait beaucoup au déjeuner qu’il m’avait offert avec tout le cérémonial d’un prince littéraire : on m’avait servi du raisin, du thé et du café, mais dans de la porcelaine de Chine et une argenterie aux armes des Balzac d’Entragues. Le dîner offert à George Sand se composait de bœuf bouilli, de melon et de vin de champagne. C’était le jour où il revêtait pour la première fois sa fameuse robe de chambre. Pour ce grand enfant, c’était la pièce capitale du dîner.

George Sand rapporte un mot caractéristique de Balzac : « J’aime les êtres exceptionnels, j’en suis un, il m’en faut d’ailleurs pour faire ressortir mes êtres vulgaires. Je les grandis, je les idéalise dans leur laideur ou leur bêtise. Je donne à leur difformité des proportions effrayantes ou grotesques, tandis que vous, George Sand, vous idéalisez dans le joli et dans le beau, parce que vous êtes une femme. » On voit que Balzac était un idéaliste à rebours.

Balzac et George Sand furent très bons camarades, parce que George Sand effaçait toujours sa personnalité. Un jour, pourtant, le romancier de Lélia, qui faisait silence devant toutes les intempéries du romancier de la Comédie humaine, se brouilla passagèrement avec lui parce qu’il avait voulu lui lire, malgré elle, les Contes drolatiques. Elle l’arrêta court en lui disant doucement : « Vous êtes un cochon. » Il prit son chapeau et lui cria, tout en descendant l’escalier et en la menaçant de son manuscrit : « Vous n’êtes qu’une bête. » La baronne Dudevant préféra ce mot à celui de femme savante.

 

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Qui n’a commencé par le Figaro ? George Sand y écrivit avec ses camarades, Balzac, Jules Sandeau et Félix Pyat, sous les conseils du rédacteur en chef, qui s’appelait alors Hyacinthe Delatouche. « Il était étincelant, j’écoutais, je m’amusais, je ne faisais rien qui vaille. Au bout du mois, il me revenait quinze francs pour ma part, encore était-ce trop payé. Ce qui n’empêchait pas chaque mois les rédacteurs de donner un dîner à Delatouche. Balzac fut aussi du Figaro, mais il lui fallait plus d’argent, non pas – vieilles chansons – à cause de ses dettes, mais pour un vain luxe. » Il était en train de transformer, rue Cassini, « ses petites chambres de poète en boudoir de marquise ». Il invita George Sand et toute la rédaction du Figaro, y compris Emmanuel Arago, un poète en ce temps-là, à aller prendre des glaces chez lui, ce qui était d’un chic inouï. Il ne donnait pas à dîner parce qu’il n’avait pas de pain, mais ses murs étaient « bordés de soie et cousus de dentelles ». George Sand constate que cette coquetterie d’imagination fut le tyran de sa vie, car il manqua toujours de tout au milieu de son superflu, se privant de soupe plutôt que de se priver de porcelaines de Chine, ce grand enfant au rêve d’or.

Ainsi était toujours Balzac, « vivant par l’esprit au palais des fées ». George Sand le voit bien encore, quand elle le peint puéril et puissant, envieux d’un bibelot, jamais jaloux d’une gloire, vantard jusqu’à la hâblerie, très bon et très fou, « avec un sanctuaire de raison intérieure ». Et pour dernier trait, « cynique dans la chasteté, ivre en buvant de l’eau ».

Quand on dînait au dîner du Figaro, il paraît qu’on ne buvait pas seulement de l’eau, car on vit un soir tous les convives ou tous les amphitryons de Delatouche monter en fiacre à moitié ivres, ordonnant au cocher d’aller toujours devant lui.

Le rédacteur en chef de cette pérégrination abracadabrante, c’était la lune ; les six rédacteurs chantaient par les portières de ce grand fiacre jaune, autre omnibus à six sous si on était six. Quand on fut rue de la Montagne-Sainte-Geneviève, on descendit, et on s’amusa, au risque de se rompre le cou, à traverser la voiture « à la file les uns des autres, portières ouvertes et marchepieds baissés ». Ce fut alors que, pour embêter les épiciers, Félix Pyat, tour à tour ténor et baryton, chanta à pleine voix sur un air connu : Un épicier, c’est une rose.

Et on riait à gorge déployée. « Sont-ils heureux, s’écriait Delatouche, qui ne riait jamais, ils ont bu de l’eau rougie, et les voilà ivres. Quel bon vin que la jeunesse ! »

C’est avec ce vin-là qu’on faisait alors Fragoletta, la, Peau de chagrin Indiana et tant de belles pages perdues dans les gazettes.

Du Figaro, George Sand passa à la Revue des Deux Mondes. Ce n’était plus le gai pays latin, c’étaient la Sorbonne et l’Institut. On ne s’amusait pas avec Buloz, mais on ne perdait pas son temps. Ce fut d’ailleurs Buloz qui, sans songer à mal, mit, à côté l’un de l’autre, dans un festin plus ou moins frugal, ces deux personnages capiteux qui s’appelaient George Sand et Alfred de Musset. Le poète disait gaîment : « Entre Buloz et George Sand, il n’y avait pas à hésiter. »

L’ami nouveau mit à la porte tous les anciens. Jules Sandeau partit pour Rome, pleurant sa brune amie, qui allait partir pour Venise avec le poète des Contes d’Espagne et d’Italie. Jules Sandeau et Alfred de Musset se sont vus quelquefois à la Revue des Deux Mondes, dans les postes de la garde nationale, à Sainte-Pélagie, pour n’avoir pas monté la garde. Ils se sont rencontrés aussi au déjeuner de mon mariage ; mais ils ne se sont jamais parlé de George Sand, tant cette image était toujours brûlante dans leurs cœurs.

Cet amour violent avait jeté Jules Sandeau dans la vie littéraire. Quoique plus jeune que la baronne Dudevant, non seulement il fut son maître, mais il lui donna son nom, après quoi ce fut le maître qui fut l’écolier. Qui sait si, sans cette conjonction d’astres encore nébuleux, George Sand et Jules Sandeau eussent marqué leur physionomie dans la république des lettres.

Ils débutèrent gaiement par Rose et Blanche, un roman que Paul de Kock et Victor Ducange auraient pu signer en seconde main. Un second roman fut commencé par tous les deux ; on pourrait dire presque achevé ; mais quand Jules Sandeau découvrit que la collaboratrice valait mieux que le collaborateur, il comprit que son rôle était fini, et il ne voulut pas signer Indiana. Il écrivit, au retour d’Italie, Madame de Sommerville, qui, après tout, valait bien Indiana.

 

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Il n’y eut point de meilleure amie que George Sand, hormis pour ses amoureux. Elle avait la fraternité de l’Évangile pour tous les vaincus de la vie qui erraient autour d’elle. Je ne sais pas de paroles plus tendres, de pages plus émouvantes que ce qu’elle a dit et écrit sur Marie Dorval. Des mauvaises langues ont sifflé que c’était Sapho parlant d’Érine. C’est la femme parlant de la femme, la sœur parlant de la sœur avec toutes les larmes d’une amitié brisée par la mort. C’est que Marie Dorval était une des héroïnes de George Sand, emportée, enthousiaste, sublime dans sa volée vers l’absolu. Jamais l’auteur de Lélia n’avait eu le spectacle d’une passion si noble, d’une âme si éloquente ; aussi trouvait-elle la comédienne belle, quoiqu’elle ne fût que charmante. En elle tout parlait avec éloquence, même son silence ; il n’est pas jusqu’aux mains, tour à tour agitées et tombantes, qui n’exprimassent des sentiments.

Cette petite conversation avec George Sand les peint toutes les deux à la recherche des sources vives, car elles mouraient de la soif d’aimer. Marie Dorval était notre voisine à nous deux. Elle habitait alors ce qu’elle appelait « son tombeau », au no 102 de la rue du Bac. C’était un rez-de-chaussée en contrebas. Il semblait qu’on fût obligé de descendre à la cave pour entrer chez elle. Et ce qui achevait d’assombrir la comédienne, c’est qu’elle venait de perdre sa fille Gabrielle, une beauté à son aurore, que Fontaney, trop amoureux, avait précipitée avec lui dans la mort. Elle avait encore deux filles, moins belles, mais plus filiales, deux bouquets de jeunesse où les asphodèles touchaient les roses, tant la mort avait menacé la maison. Il n’est pas jusqu’à Merle – il avait épousé Mme Dorval, sans se croire son mari pour cela – qui ne répandît un air de tristesse autour de lui, parce qu’il chantait le De profundis de sa jeunesse. Mais je laisse parler les deux amies, les deux chercheuses, dans les coulisses de la Comédie française :

GEORGE SAND. – Tu pleures, tu me caches quelque chose.

MARIE DORVAL. – Non, je suis désespérée, voilà tout. Depuis que j’ai perdu ma fille, je rêve trop et je rêve mal. Je voudrais voir le ciel ou l’enfer, croire au Dieu ou au diable de mon enfance, me sentir victorieuse d’un combat quelconque, et découvrir un paradis. Eh bien ! je ne vois rien qu’un nuage, une ombre, un doute. Je m’efforce par moments de me sentir dévote. J’ai besoin de Dieu ; mais je ne le comprends pas sous la forme que la religion lui donne. Il me semble que l’Église est aussi un théâtre, et qu’il y a là des hommes qui jouent un rôle. Tiens, voici la Madeleine de Canova, je passe des heures à regarder cette femme qui pleure, et je me demande pourquoi elle pleure : si c’est du repentir d’avoir vécu ou du regret de ne plus vivre.

GEORGE SAND. – Longtemps je ne l’ai étudiée que comme un modèle de pose, à présent je l’interroge comme une idée.

MARIE DORVAL. – Tantôt elle m’impatiente, et je voudrais la renverser, pour la forcer à se relever ; tantôt elle m’épouvante, et j’ai peur d’être brisée aussi... et sans avoir aimé comme elle... Je voudrais être toi pour me répondre.

GEORGE SAND. – Moi, je t’aime trop pour te répondre, sinon que je cherche aussi, non pas depuis aujourd’hui, ni depuis hier, mais depuis l’heure où je suis venue au monde.

MARIE DORVAL. – Tu crois qu’il y a une vérité, une justice, un bonheur quelque part ; tu ne sais pas où, cela ne te fait rien. Tu crois qu’il n’y a qu’à mourir pour entrer dans quelque chose de mieux que la vie. Tout cela, je le sens d’une manière vague ; mais je le désire plus que je ne l’espère. Qu’est-ce que c’est qu’une abstraction ? Je lis ce mot-là dans toutes sortes de livres, et plus on me l’explique, moins je comprends, une idée abstraite n’est rien pour moi. Je ne peux pas mettre mon cœur et mes entrailles dans mon cerveau. Si Dieu a le sens commun, il veut qu’en nous comme en dehors de nous chaque chose soit à sa place et y remplisse sa fonction. Je peux comprendre l’abstraction Dieu et contempler un instant l’idée de la perfection Dieu à travers un voile, et cela ne dure pas assez pour me charmer. Je sens la douceur d’aimer, mais que le diable m’emporte si je puis aimer une abstraction.

GEORGE SAND. – Ni moi non plus,

MARIE DORVAL. – Et puis, quoi ? Ce Dieu-là que vos philosophes et vos prêtres nous montrent les uns comme une idée, les autres sous la forme d’un Christ, qui me répond qu’il soit ailleurs que dans mon imagination ? Qu’on me le montre ! je veux le voir ! S’il m’aime un peu, qu’il me le dise et qu’il me console ! Je l’aimerai tant, moi ! Cette Madeleine, elle l’a vu ! elle a touché son rêve ! elle a pleuré à ses pieds ! elle les a baisés de ses cheveux ! Où peut-on le voir encore, le divin Jésus ? Si quelqu’un le sait, qu’il me le dise, j’y courrai. Croit-on que si je l’avais connu j’aurais été une pécheresse ? Est-ce que ce sont les sens qui nous entraînent toutes les deux ? C’est la soif de toute autre chose ; c’est la rage de trouver l’amour vrai qui appelle et fuit toujours. Qu’on nous envoie des saints, et nous serons bien vite des saintes. Qu’on me donne un souvenir comme celui que cette pleureuse blonde emporta au désert, je vivrai au désert comme elle. Je pleurerai mon bien-aimé et je ne m’ennuierai pas, je t’en réponds.

Ainsi parlait Mme Dorval, tout éplorée au théâtre après avoir joué Kytti Bell, aux applaudissements de tous les spectateurs.

On ne donna pas Jésus à cette pécheresse, qui cherchait l’absolution dans l’amour. Elle prit encore çà et là un amoureux pour se faire illusion, mais son rêve s’évanouissait bientôt. Elle eut pourtant un dernier rêve qui la ravit ; elle se reprit aux branches vertes et fleuries, mais il n’y eut plus, pour ce dernier amour, que quelques jours de sève. Chose étrange, ce dernier rêve, pourquoi ne pas le dire, ce dernier amour, représenté par Jules Sandeau, avait été le premier amour de George Sand. L’une finissait comme l’autre avait commencé, il n’y avait qu’un nom de changé au roman. Comment n’auraient-elles pas aimé le même homme, ces deux femmes qui s’aimaient tant ? Ne se retrouvaient-elles pas encore en lui ? Et lui, ne retrouvait-il pas son cœur de vingt ans, dix ans après l’avoir perdu. J’ai assisté, témoin discret à qui on ne cachait rien, à cet autre roman tour à tour tendre et violent, joyeux comme un coup de soleil, mais triste comme un abîme.

Et pendant que l’une cherchait toujours, l’autre ne trouvait pas.

Quand on voyait Marie Dorval hors du théâtre, quand on l’entendait vous parler de sa voix de poissarde, tout en se repliant sur elle-même, on ne pouvait croire à son génie dramatique, ou plutôt on comprenait tout de suite qu’elle se moquait de l’art de bien dire. La passion était toute sa force. Elle ne joua jamais selon la tradition. Elle joua toujours comme Mme Dorval, ou plutôt elle s’incarna dans chacun de ses rôles, avec le grand cri de la vérité. Aussi, dès qu’elle entrait en scène, les plus sceptiques étaient pris au cœur. N’est-ce pas pour elle qu’on a créé le mot empoigné ? En effet, il n’y avait pas à s’en dédire devant elle, on n’existait plus que par les sentiments qu’elle exprimait ; on sentait ses battements de cœur ; on pleurait ses larmes ; elle fut toujours sublime, qu’elle jouât Marie-Jeanne ou qu’elle jouât Phèdre. Aussi, était-ce pour moi une des plus grandes fêtes dramatiques, quand j’étais un de ses spectateurs. Quand j’allais la voir dans les coulisses ou dans sa loge, je ne trouvais rien à lui dire, que de lui sauter au cou. Elle me permettait cette éloquence, parce que j’étais l’ami de son amoureux. « L’ingrat, me disait-elle, je joue pour lui et il n’est pas là. » Ce n’était pas vrai : sur la scène, elle était emportée par son génie et non par son amour.

 

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*     *

 

Les grands créateurs ne sont jamais de grands critiques. Dieu n’avait pas devant lui un La Harpe, un Gustave Planche ou un Sainte-Beuve. Si Hugo, Dumas, George Sand, avaient eu l’esprit de discussion, ils n’eussent par écrit tant de volumes. On dira peut-être que c’est là leur tort, mais ce sont peut-être là leurs plus beaux livres qu’ils n’eussent pas écrit, tant la peur de mal faire empêche de bien faire. George Sand avait voulu pourtant, quand Planche trônait chez elle, s’exercer à la critique. On a eu des exemples dans son parallèle de Mlle Mars et de Mme Dorval. C’était au lendemain d’Indiana et de Lélia. Ne lui appartenait-il pas de parler de ces deux femmes, qui s’étaient incarnées dans les héroïnes de Victor Hugo et d’Alexandre Dumas, en ce beau temps du romantisme, où tout le monde se demandait : Qui aimez-vous, Pasta ou Malibran ? Mars ou Dorval ? George Sand publia son article à la fin de février 1833, après avoir vu jouer le Mariage de Figaro par Mlle Mars, Mme Dorval et Mlle Déjazet. Ce fut une des plus glorieuses soirées du Théâtre-Français. Ces dix pages de critique sont restées vivantes, parce que George Sand y a mis son âme. Pourquoi cette femme de génie, qui a été si souvent mal jugée, n’a-t-elle pas continué, çà et là, à dire son opinion sur les figures contemporaines ? Voyez donc plutôt par cette dernière page de son parallèle :

« Mlle Mars avait eu dans sa vie le véritable malheur d’être trop correctement belle et de ne pouvoir jamais abjurer le caractère angélique de sa physionomie. Peut-être le masque musculaire manque-t-il chez elle de souplesse et de mobilité ; peut-être y a-t-il dans sa noble intelligence des formes trop arrêtées, un type de passion tracé sur des proportions trop systématiques, pas assez d’éclectisme et d’élasticité morale. Mme Dorval, sans avoir étudié plus consciencieusement son art, a peut-être reçu du ciel des lumières plus vives ; son esprit est peut-être plus souple en même temps que sa taille et ses traits. Il y a en elle un plus sincère abandon de la théorie, une plus grande confiance dans l’inspiration, et cette confiance est justifiée par une soudaineté presque magique dans toutes les situations de ses rôles. Le principal caractère de son jeu, ce qui la place si en dehors de toute imitation et doit la maintenir désormais au premier rang sur la nouvelle scène française, c’est le jet inattendu et toujours brûlant de ses impressions. Jamais on ne devine le mot qu’elle va dire. Il n’y a pas dans l’action de ses muscles, dans le soulèvement de sa poitrine, dans la contraction de ses traits, un effort préparatoire qui révèle au spectateur la péripétie prochaine de son drame intérieur ; car Mme Dorval compose son drame elle-même, elle s’en pénètre, et, obéissante à l’impulsion de son génie, elle se trouve tout à coup jetée hors d’elle-même, au delà de ce qu’elle avait prévu d’heureux, au delà de ce que nous osions espérer de pathétique et d’entraînant. On se rappellera toujours ce cri d’enthousiasme et de déchirement qui s’échappa de toutes les poitrines à la première représentation d’Antony, lorsque Mme Dorval, résumant dans un mot fort et vrai toute la destinée d’Adèle, se retourna brusquement et froissa sans pitié sa robe de bal sur le bras de son fauteuil en s’écriant : Mais je suis perdue, moi ! Un mot plus simple n’atteignit jamais à une telle puissance et ne produisit une sensation plus imprévue.

« Entre ces deux grands talents, personne n’osa se décider. Mlle Mars a-t-elle eu peur de la royauté de sa rivale ? Mlle Mars est arrivée à une telle légitimité de puissance, que, si l’on voyait chanceler son diadème, nul ne serait assez impie pour y porter la main. On se retira en disant que chacune de ces deux illustrations régnait par des moyens différents : l’une par des qualités exquises, par des grâces attractives et des séductions dont la nature fut peut-être plus prodigue envers elle qu’envers aucune organisation physique de son temps ; l’autre, par une plus vaste répartition d’instinct dramatique et de sensibilité expansive, par une vigueur plus saisissante et une plus impérieuse révélation de son caractère. »

Qui donc a mieux peint ces deux femmes qui garderont leur auréole dans l’histoire du dix-neuvième siècle comme Mlle Rachel et Mme Sand ?

 

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Mlle Rachel, sympathique à toutes les personnalités, ne comprenait pas George Sand, qu’elle jugeait déclamatoire et solennelle. Elle aurait voulu qu’un cri du cœur et qu’un cri de vérité éclatassent çà et là. On lui répondait que ce cri du cœur et de vérité est à chaque page de George Sand. Un malin de ses amis murmura :

« Elle n’ose pas dire ce qu’elle voudrait trouver dans George Sand, c’est un mot canaille, exprimant bien la familiarité moderne.

– Vous y êtes, dit Rachel.

– C’est égal, reprit son ami, lisez George Sand, car vous parlez d’elle comme les Parisiens parlent de la Chine, sans y être allé.

– Eh bien ! non, dit Mlle Rachel, je n’irai pas.

– Pourquoi ? »

La comédienne prit son air railleur.

« J’aurais peur de trop l’admirer ! »

On n’a jamais réuni les sept merveilles du monde, parce qu’elles se seraient battues.

Quand on parlait à George Sand de Mlle Rachel, elle lui opposait Marie Dorval.

La princesse Belgiojoso invita Mlle Rachel à un souper.

« Non, je n’irai pas, parce que j’y trouverais George Sand fumant un brûle-gueule. »

La comédienne avait surpris George Sand fumant une cigarette sur la scène pendant une répétition. Elle s’était détournée, dédaigneuse, en disant : « Quel mauvais tabac ! » Un peu plus elle appelait les pompiers pour éteindre le feu. Roqueplan disait : « Elle oubliait qu’à douze ans elle fumait du caporal en moins bonne compagnie. »

 

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George Sand avait parlé du ciseau d’or de Clésinger. Il voulut faire son buste. Pendant qu’il pétrissait la terre glaise, la gentille et spirituelle Solange vint pour le voir travailler. Il dit sans façon à George Sand qu’il serait heureux avec une fille comme la sienne. George Sand lui donna Solange, mais il ne sut pas la prendre. Il fallait une main plus délicate que celle du grand artiste, qui avait été quelque peu dragon. On se brouilla. – Prenez garde, dit George Sand au sculpteur, si Solange n’est pas heureuse, je vous habillerai de la belle manière. – De là l’origine du mot célèbre de Clésinger : « Moi, en vous sculptant, je vous déshabillerai, et tout le monde vous reconnaîtra. »

Simple mot d’atelier, Clésinger savait bien qu’il fallait en rabattre. Quelques passions souveraines n’emportent pas la femme hors des régions de la vertu, pas plus que les nuées d’orage ne se fixent dans le bleu du ciel.

Clésinger n’en fit pas moins la belle statue de George Sand que Girardin a donnée au Théâtre-Français, une statue qui représente bien plutôt la mère de Solange que de Lélia.

George Sand s’éprenait trop rapidement de toutes les célébrités. On sait sa passion pour Liszt ; mais surtout pour Chopin. On sait comment elle se laissait prendre à toute philosophie et à toute politique, pourvu qu’un homme éloquent la représentât, Pierre Leroux ou Ledru-Rollin. Elle redevenait femme pour aimer, car elle aimait le renouveau. Elle allait au Dîner des athées avec l’émotion d’une amoureuse qui va au rendez-vous. Elle n’y disait mot ; aussi rappelait-elle ingénument le mot de Balzac : « Vous êtes bête comme tout. » Son éloquence si expansive dans ses livres, sa passion qui éclatait comme l’orage dans tant de belles pages, semblaient emprisonnées à triple verrou dès qu’elle était dans le monde, même dans le monde des artistes. Et pourtant, si elle eût parlé, n’eût-elle pas été la première à bien dire ?

 

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On a élevé une statue à George Sand à Nohant, on pourrait lui en élever une à Paris, Paris où son génie éclata dans toute sa luxuriance. Serait-ce donc trop pour Paris, une apothéose à la femme ? Le jour de cette fête, j’ai parlé. La statue fut élevée à Nohant, aux acclamations de tout le Berry ; j’ai parlé, comme président de la Société des gens de lettres, de la grande romancière et de la femme de bien, avec l’accent de la vérité. Voici à peu près ce que j’ai dit :

« N’est-ce pas toute une oraison funèbre qu’une statue ? Pourquoi parler devant ce marbre éloquent : George Sand, qui ne fut jamais glorieuse, serait la première à nous fermer la bouche, elle qui ne s’est pas un seul jour drapée dans sa gloire. Elle qui aimait l’ombre des grands arbres de Nohant, ne dirait-elle pas : « Pourquoi du marbre, puisque ce qu’il y a eu de meilleur en moi, c’a été la mère de famille ? » Elle a eu deux familles, celle de Nohant et celle qui s’appelle l’Humanité. »

Quand mourut George Sand, Victor Hugo a dit : « Je pleure une morte et je salue une immortelle. » Il a tout dit par ces deux mots, puisqu’il a peint ainsi la bonté et le génie de cette femme illustre.

Tout homme, toute femme se doit à la vie universelle : on ne peut s’abstraire de son siècle, on lui donne ses bras, son sang, ses larmes ; ce n’est pas tout, on est obligé envers les siècles futurs ; le lendemain est à Dieu, mais par nos œuvres nous appartenons au lendemain. Toute intelligence a charge d’âmes dans l’avenir comme dans le présent. Le trésor de l’humanité s’enrichit de siècle en siècle, parce que la vertu par excellence, l’Intelligence, mère de la Bonté, sera de plus en plus saluée comme le don suprême de Dieu. Les modernes ont aussi leurs muses ; George Sand, tout en créant la muse du roman, a représenté elle-même la muse de la Bonté.

Quand George Sand entra dans la vie par le chemin des iniquités sociales, elle leva un front superbe et jeta un défi à Dieu, qu’elle aimait, en déifiant l’humanité. Elle prit le rôle de Manfred, celui de l’histoire plutôt que celui de Byron. Elle reprocha à Dieu d’être trop loin, puisqu’il n’entendait pas le grand cri de nos misères, puisqu’il ne pardonnait pas à Satan et qu’il lui imposait toujours l’empire du mal. Elle voulut rejeter Satan de l’humanité, ou lui donner droit de cité de par le sang et les larmes de Jésus. Qu’est-ce donc que le Sauveur, si son royaume n’est pas de ce monde !

Ainsi, George Sand tailla sa plume comme une épée. Elle avait cherché la vérité dans l’histoire. Elle avait salué les martyrs de la révolte comme les martyrs de la foi, les interrogeant de son grand œil dantesque, dans sa descente aux enfers des vivants. Elle aurait voulu parler haut contre la force perpétuelle de la bêtise humaine ; elle se contenta des paraboles du roman. Et elle y fut sublime. Ceux qui ne voient que des contes dans ses romans ne savent pas lire ses livres. Même en 1848, quand elle vit le néant de la révolution de Février par la révolte de Juin, si elle écrivit des romans rustiques dégagés de toute théorie philosophique, c’est qu’elle voulait redonner à tous le pur amour de la nature, celui qui ne trompe pas. Rattacher l’homme à la terre, à la moisson, à la vendange, à la forêt, c’est lui rouvrir les bras de sa mère ; c’est encore la meilleure des politiques sociales. Ce fut alors qu’elle revint tout âme et tout cœur à ce cher et beau pays où cette statue s’élève aux acclamations de ses concitoyens.

Comme les femmes qui traversent le monde en voilant leur beauté, on a pu dire que George Sand s’efforçait de faire oublier, par sa simplicité touchante, sa personnalité radieuse. Les joies brillantes ne la prirent jamais ; c’est qu’il y avait dans son imagination tout un autre monde de figures créées par elle, vivant par son souffle, parlant par son génie. Cette adorable romancière devint bien vite la femme la moins romanesque du monde, parce qu’elle vivait dans le roman toujours rajeuni de son imagination. Elle n’avait rien trouvé dans la vie réelle de comparable aux magies de sa pensée.

Le génie n’a pas de sexe, il y a des hommes qui écrivent comme des femmes, il y a des femmes qui écrivent comme des hommes. On a dit qu’aucun chef-d’œuvre n’était sorti de la main des femmes ; c’est une calomnie. Et tout d’abord les femmes font des enfants, – je me trompe, – elles font des hommes. Mais les femmes ne se contentent pas de faire des enfants et des hommes, elles font des œuvres et des chefs-d’œuvre.

Diderot a dit :

« Il y a des femmes qui sont hommes et des hommes qui sont femmes. Je ne ferai jamais mon ami d’un homme-femme. »

Pourquoi n’a-t-il pas dit :

« Je ne ferai jamais mon amie d’une femme-homme. »

Certes, il eût fait son amie de George Sand, car on comprend que les femmes ne montent pas en chaire ni à la tribune ; la famille les veut sous le toit familial, mais on ne comprend pas que les femmes soient bannies de l’Académie française. Qu’est-ce donc que l’Académie elle-même, sinon une femme : tantôt une grande dame, tantôt une grande coquette, tantôt une femme savante ? Sa maison n’est-elle pas un salon, suivant le mot consacré ? Alors, de quel droit fermer la porte aux femmes ? Sans trop retourner en arrière, ne doit-on pas regretter que Mme de Staël, Mlle Mars, Mme de Girardin, Mlle Rachel, Mme Sand, n’aient pas été élues à l’Académie française ? Plus heureuse que l’Académie, la Société des gens de lettres s’est illustrée par ce grand nom de George Sand, cette immortelle – sans l’Académie.

George Sand, quel que fût son accent philosophique, est restée femme dans toute la splendeur du mot.

 

          Homme par le génie et femme par le cœur,

 

ai-je dit quand j’étais poète. Le poète s’est trompé : tout est femme en George Sand, le génie comme le cœur.

Pourquoi nier aux femmes le droit de penser comme les hommes ? Croit-on que Dieu, en les créant, ait voulu les doter moins bien pour en faire des mères de famille ? Combien d’hommes de génie et de héros ont reconnu qu’ils devaient tout à leur mère ! En quoi les femmes sont-elles inférieures à l’homme ? Est-ce parce qu’elles ont secoué avant lui l’arbre de la science ? Les Grecs, qui ont créé des dieux, n’ont-ils pas symbolisé la sagesse par Minerve ? En France, tout en exaltant la femme, nous l’avons presque toujours métamorphosée en Cendrillon. Boileau, qui ne l’aimait pas, l’eût comparée à la rime :

 

        La femme est une esclave et ne doit qu’obéir.

 

La femme n’est pas une rime, c’est une poésie. Si elle est une esclave, c’est qu’elle se soumet et qu’elle a peur de traverser la forêt des préjugés. Chaque fois qu’elle a osé, la femme a prouvé sa force sous un sourire féminin. Clorinde avait beau se battre comme Tancrède, elle gardait sa figure de femme. George Sand avait beau prendre le style d’un apôtre, elle ne pouvait cacher son sexe. Qui dira que ses pages enflammées sous ses idées enthousiastes ont moins de virilité que celles de Jean-Jacques, son premier maître ? C’est que son second maître fut son cœur. N’a-t-elle pas dépassé les hardiesses de René et de Manfred ?

« Et moi aussi j’ai été du cortège des dieux, » disait un ancien qui avait entrevu l’Olympe, sans doute dans ses songes. Enfant, j’ai vu passer dans leur auréole, non pas en rêve, les grandes figures de l’Olympe romantique. Elles marchaient du pas des dieux. La Révolution avait mis au monde toute une Iliade littéraire. Ces grandes époques enfantent toujours de grands hommes, parce que les mères, émues des spectacles surhumains, ont senti passer en elles le frémissement des sommets et des abîmes. George Sand fut de cet Olympe improvisé, qui jeta feu et flamme pendant toute une génération. Quoique déjà les dieux fussent salués, quoique déjà toutes les places fussent prises, dès qu’elle parut, les rangs s’écartèrent devant ce front rayonnant où éclataient tous les sentiments et toutes les pensées du siècle.

C’était Jean-Jacques Rousseau et Bernardin de Saint-Pierre, vêtus d’une robe, mais conservant tout leur mâle caractère. Qui donc lui avait enseigné l’art de tout dire et de si bien dire ? Elle n’avait été qu’à l’école de son cœur.

George Sand eût été bien embarrassée d’expliquer son génie : les femmes n’apprennent rien, elles devinent tout. Chaque nuit elle reprenait cette plume éloquente qui n’avait jamais manqué d’encre, – et quelle encre ! Quand on est doué comme Lamartine, comme Victor Hugo, comme George Sand, on trouve tout en soi sans chercher ; la nature a mis dans l’esprit des maîtres une bibliothèque merveilleuse qui donne, comme par magie, les idées et les sentiments. C’est la source vive qui jaillit sur les diamants et sur les perles. Aussi, en art et en poésie, il n’y a que les inspirés. Eugène Delacroix, qui ne peignait jamais que dans la fièvre du génie, répondait un jour à George Sand, qui lui demandait pourquoi il peignait des roses : « Je me fais la main en attendant l’inspiration. » George Sand n’attendait pas : dès qu’elle prenait la plume, elle était possédée. En montant à son cabinet de travail, elle montait sur le trépied. Et quelle bonne fortune pour les lecteurs de France et de tous les pays ! Ces heures nocturnes du romancier étaient des heures toutes rayonnantes prodiguées à ceux qui adoraient ses livres. Que ne lui doit-on pas pour nous avoir fait oublier les mauvais jours de la vie par le charme irrésistible de ses récits tour à tour tendres et passionnés, de ces images toujours vivantes qui nous ont fait une autre famille humaine, de ces pages émues et brûlantes qui ont ramené tant d’esprits égarés au sentiment du beau, qui est toujours le sentiment du bien.

Elle fut grande, elle fut bonne. C’est là son épitaphe. On pourrait dire aussi, pour son éloge, qu’elle fut une simple femme. Elle aimerait mieux ce mot « simple femme » que femme de génie, tant elle croyait que chez elle le génie était une aventure dont elle ne devait pas se glorifier.

L’impératrice Catherine disait à Diderot, après avoir perdu deux ou trois heures en causerie : « Et maintenant allons tous les deux à notre gagne-pain. » Et tandis que Diderot allait écrire un conte philosophique, Catherine allait présider le conseil des ministres. Pour George Sand, il y avait de cela dans son métier de romancière. Elle allait à son gagne-pain avec l’humilité d’un brave ouvrier qui n’a pas le droit de perdre sa journée. C’est donc la bonté de George Sand qui expliquera un jour tant d’illusions et tant de chimères. Elle voulait que le monde fût meilleur, elle disait comme Voltaire : « C’est déjà bien, ce sera mieux. » Toutes ses œuvres renferment le mieux espéré. On peut traverser ses adorables paysages en toute confiance, on y respirera toujours l’air le plus vif et le plus pur. Dante a choisi Virgile pour se promener dans son enfer ; il semble que George Sand ait pris aussi le bras du poète latin pour se promener dans les paysages du Berry. C’est la môme poésie. Ce ne sont plus les mêmes personnages, mais George Sand a beau s’égarer dans la forêt romantique, on y entend autour d’elle chanter les airs virgiliens. C’est qu’il y avait en elle de la muse sacrée, c’est que les abeilles d’or de l’Hymète avaient parfumé ses lèvres. Cette femme, qui ne s’est jamais attardée au jeu des rimes, fut un poète sans le savoir. Les beaux vers de Lamartine et de Victor Hugo ne nous ont pas emportés plus haut que sa prose passionnée, nuage de pourpre et d’or qui se perd dans l’infini. Elle conte avec la simplicité d’une femme sans rhétorique, mais tout à coup la muse éclate dans la femme et marque l’accent divin. C’est ce contraste du grand et du familier qui fait son génie.

 

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George Sand fut un grand homme, fut-elle une grande femme ? Elle ne fut pas une grande dame, parce qu’elle joua à la plébéienne ; ce fut, d’ailleurs, toujours un très bon garçon. Elle ne posa jamais, quoiqu’elle eût ses heures de personnage. On peut écrire sur tous ses volumes et sur le livre de sa vie le mot de Montaigne : C’est ici une femme et un livre de bonne foy. Douée d’un génie étrange, elle ne se révéla peut-être que parce qu’elle fut mal mariée. Elle s’échappa du mariage et cria tout haut contre la prison ; ce fut le premier cri de son génie. Si on lui eût donné un homme supérieur, au lieu d’un homme quelconque, elle eût vécu heureuse, tout à sa famille et tout à sa maison. Par exemple, je ne dis pas que, vers la trentième année, si Don Juan ou Werther fût passé par là, elle ne se soit prise à quelque passion imprévue, car toute femme a dans le cœur les deux tomes d’un roman ; elle ouvre le premier avant sa vingtième année ; elle ne songe à lire le second qu’aux dernières méditations de la jeunesse ; mais les Don Juan et les Werther ne passent pas toujours par là.

George Sand, qui n’a jamais pu écrire quatre vers, aimait les poètes. À propos de la Poésie dans les bois, elle m’écrivit une lettre qui était tout un bouquet de poésie. Je l’avais à peine entrevue chez la princesse Belgiojoso et chez Mme Marniani, où elle était toujours accaparée par quelques causeurs plus ou moins épris de sa figure et de son talent, comme Eugène Delacroix ou le bibliophile Jacob. Une autre fois, chez Buloz, elle avait bien voulu me dire tout haut que je lui apprenais le dix-huitième siècle, elle qui savait tout mieux que moi. Fut-ce parce que j’étais en bonne amitié avec Jules Sandeau et Alfred de Musset qu’elle me tendit une main cordiale en me disant qu’il n’y avait pas loin de Paris à Nohant ; mais comme je ne pouvais aller chez elle ni avec l’un ni avec l’autre, je n’y allai pas du tout. À propos de l’Artiste, nous échangeâmes quelques lettres, mais je ne la connus bien qu’au Théâtre-Français, où je lui donnai plus d’une fois ma loge, à la condition, voulue par elle, que j’irais la voir dans les entractes. En ce temps-là, elle était revenue de tout, elle ne savait plus où placer son idéal, car elle avait été trahie dans son cœur et dans son esprit. Les dieux qu’elle avait créés avec Pierre Leroux et Jean Reynaud étaient tombés de l’autel ; homme ou femme politique, l’insurrection de juin avait tué sa république en la coupant en deux. Elle devenait d’une grande indifférence en matière sociale ; son génie d’écrivain ne l’avait point trahie, mais les journaux étouffaient les livres ; aussi elle se tournait vers le théâtre, sans pourtant croire à la terre promise. Elle se consolait par ses enfants, qu’elle avait doués de son sentiment pour les arts et les lettres. Maurice promettait un peintre 3 ; Solange écrivait comme Mme de Sévigné, avec sa grande écriture à la Louis XIV.

George Sand trouvait que tout était bien, hormis la misère humaine ; mais cette plaie ne se réforme pas, parce que la misère est faite, le plus souvent, par ceux qui vivent avec elle. Le monde a ses maladies comme l’homme ; les politiques et les médecins n’empêchent pas les épidémies.

En littérature et en art, George Sand ne voulait rien réformer du tout. Elle n’avait pas le sens critique, sinon pour admirer ; là elle trouvait trop que tout était bien. Ce fut notre champ de bataille, quand je la rencontrai dans ma loge ou dans mon cabinet à propos de la comédie qu’elle donna au Théâtre-Français. Je lui reprochais de dire que tout était bien dans les œuvres des hommes, et que tout était mal dans les œuvres de Dieu. Elle soutenait que c’était Dieu le mauvais ouvrier, puisque les hommes, depuis tant de siècles, ne pouvaient réformer son œuvre. Pourquoi donc s’était-elle engagée dans le régiment des réformateurs ? Il est vrai qu’elle ne bataillait plus ; elle se consolait, dans ses romans rustiques, de toutes ses théories frappées en juin 1848, mais fut blessée mortellement dans ses aspirations politiques, quoiqu’elle fût en communion d’idée avec ce socialiste de la première heure qui prit le titre de Napoléon III. George Sand était de ces esprits absolus qui ne permettent pas aux dictateurs de faire le bien. Vous avez vu comme, en 1871, elle a maltraité M. Gambetta.

Si Peau d’Âne m’était conté ! Elle disait comme La Fontaine, car elle se laissait amuser par le premier spectacle venu. Je l’ai vue applaudir à des pièces médiocres, dont les personnages ne tenaient pas debout ; c’est que, par sa force de création, elle leur donnait la vie ; par sa richesse d’imagination, elle les revêtait d’idéal. Elle ne voyait pas ainsi les choses autour d’elle, à l’inverse de Balzac, qui trouvait mauvaises les œuvres des autres et qui poétisait le spectacle du monde.

Si Sand a commencé par la désespérance, elle a fini dans la consolation d’une journée redevenue sereine ; l’orage a éclaté dans sa vie, mais le bleu des nues a reparu sur l’arc-en-ciel. L’amour de la famille a été le rivage après les tempêtes de l’amour. Mme de Staël, une autre femme qui jouait bien plus à l’homme que George Sand, avec son turban légendaire et son défi à Napoléon, a dit que la gloire de la femme était le deuil en rose de son bonheur.

George Sand n’a porté aucun deuil, sinon celui de sa jeunesse. Et encore s’est-elle bien vite consolée dans les devoirs de la mère et de l’aïeule.

 

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Mme Sand n’eut jamais de salon. À Paris, elle n’eut qu’un fumoir, çà et là une salle à manger, mais surtout un cabinet de travail où se coudoyaient les philosophes et les musiciens. À peine quelques gens de lettres : Heine, Balzac, Pyat, Mérimée, Mallefille.

Deux peintres s’y rencontraient : Eugène Delacroix et Paul Huet, mais ils venaient là bien plus en lettrés qu’en artistes. Il leur fallait bon gré malgré entrer au vif des questions sociales avec Pierre Leroux, Michel de Bourges, Lamennais, Anselme Petetin, Charles Didier. Ce qu’il y a de plus singulier, c’est que George Sand n’aimait pas du tout les conversations politiques dont elle était l’inspiratrice ; mais dès qu’on ne s’entendait plus, ce qui arrivait bien vite, elle faisait signe à Liszt, à Chopin ou à Pauline Garcia, qui allaient taquiner ou caresser le piano ; après quoi, un souper frugal, c’était l’usage du temps.

Les truculents et les truculentes du romantisme ne savaient pas l’art de la gourmandise ; ils parlaient beaucoup des hauts faits de leurs orgies, mais ils buvaient de l’eau claire.

Pareillement ceux qui éblouissaient les yeux du lecteur par leurs descriptions radieuses d’intérieurs princiers, étaient logés à mauvaise enseigne dans des appartements que ne voudraient pas habiter aujourd’hui messieurs les bourgeois. Mérimée, Sainte-Beuve, tous les académiciens, comme tous ceux du dehors, ne savaient pas vivre de la grande vie, pas même Lamartine. Je ne sais guère que Victor Hugo, Janin, Beauvoir, Karr, qui comprirent le luxe des étoffes et de l’ameublement. Pour moi, même avant d’avoir de l’argent, j’avais des Gobelins ; comme Tardif, ami de Gillot, j’aurais mieux aimé dîner avec des objets d’art que d’avoir bonne table et mauvais gîte.

À Nohant, George Sand avait fini par se faire une chambre à coucher de quelque caractère, quoiqu’on y vit suspendus des cadres renfermant de simples gravures de diverses paroisses. Pourquoi ceci ? Pourquoi cela ? Pourquoi la Femme adultère de Rembrandt ? Peu à peu le caractère bourgeois disparut sous le caractère artiste : George Sand mit sur la cheminée un christ en ivoire, elle eut des fauteuils gothiques, elle se mira dans une glace de Venise ; mais ce qui donna de la majesté à cette chambre, c’était le lit où était morte son aïeule, un lit somptueux, surmonté de quatre grenades dorées. Et puis quelques poignards çà et là ; des pipes dans les attitudes les plus provocantes. Pour George Sand, les pipes ne représentaient pas seulement la fumée, elles donnaient des rêves voluptueux. Mais cette tête volcanique était bien vite surexcitée ; d’ailleurs, George Sand n’avait qu’à prendre la plume pour se sentir sur le trépied : c’est la pythonisse ou la démoniaque. L’inspiration lui fouette les tempes. Toutes les figures qui vont vivre dans ses romans surgissent autour d’elle comme les apparitions du sabbat ; aussi cette plume ne va pas assez vite pour exprimer tous ces tourbillons d’éloquence. L’esprit est lancé à toute vapeur, le cœur va se briser dans ses battements. George Sand calme son cœur d’une main douce, comme on calme un enfant terrible par les caresses ; elle abandonne la plume et tombe dans ses rêves jusqu’au demi-sommeil ; mais, halte-là, la nuit est l’heure du travail ; elle rejette ses cheveux qui l’aveuglent ; le destin lui a dit : « Conte » jusqu’au moment où l’aurore aux doigts de rose ouvre les portes au soleil. Comme elle le dit dans une lettre : « C’est alors que l’Aurore Dudevant se dit bonjour et va se coucher. »

Et quand elle se réveille, c’est encore l’art qui la domine : elle joue la comédie, ou la fait jouer pour ses amis et par ses amies. Son vrai salon, c’est son théâtre de Nohant.

 

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Caro, dans sa belle étude de George Sand : les Grands Écrivains français, a analysé en philosophe la théorie platonicienne et passionnelle de la grande romancière. Il commence par bannir la fatalité, car selon lui il y a une certaine grandeur morale, même dans une faute, à s’en reconnaître le libre auteur, plutôt que d’en chercher la lâche excuse dans une fatalité que nous faisons nous-mêmes en y croyant. « L’idéalité sensuelle, voilà le vice secret de presque toutes les amours dans Mme Sand ; ses héros s’élèvent aux plus hautes cimes du platonisme ; mais regardez de plus près dans le cœur, vous y apercevez un sensualisme délicat ou violent qui gâte les plus nobles aspirations. »

Pourquoi ce sensualisme gâterait-il les plus nobles aspirations ? Ne les seconde-t-il pas plutôt ; le platonisme est comme la vertu, pas trop n’en faut. Mais Caro ne veut pas descendre des hauteurs de sa philosophie, et pourtant il n’accepte pas la théorie de George Sand sur l’origine providentielle de la passion. Selon George Sand, l’amour égalise les rangs, c’est la société seule qui fait les castes. Il y a égalité devant Dieu, il y aura égalité dans l’amour, qui est son œuvre. Lélia n’a-t-elle pas dit que « les mariages d’âmes d’une extrémité à l’autre de l’échelle sociale sont les mariages qui portent le sceau divin ». Voilà pourquoi la romancière part toujours d’un haut vol pour trouver ses héroïnes, qui sont toutes douées d’une âme divine jusque dans leurs chutes. George Sand aura cela de beau qu’elle a divinisé l’Amour et qu’elle a spiritualisé la Vérité. Ne disait-elle pas à Flaubert, en ses derniers jours : « Quitte la caverne des réalistes. »

L’esprit de George Sand a voyagé à travers toutes les idées. Son cœur s’est ouvert à tous les sentiments, rien de ce qui est humain ne lui fut étranger, comme aurait dit Térence – comme aurait dit Molière, qu’elle a mis en scène d’une main si délicate. – C’est que l’amour de Dieu la reprenait toujours et la surélevait au-dessus d’elle-même.

« Quand j’anéantis en mon cœur la personnalité qui aspire aux joies terrestres, la joie céleste me pénètre, la confiance absolue inonde mon cœur de délices impossibles à décrire. Comment ferai-je donc pour ne pas croire, puisque je sens Dieu ? »

N’est-ce pas là un beau credo de celle qui passe trop pour une impénitente ? Tous les voyages de ce grand et fragile esprit à travers les religions sont résumés par ces deux pages. La première, où elle conte sa passion pour Jésus ; la seconde, où, dans ses derniers jours, elle avoue sa foi en Dieu. Dieu caché, mais éblouissant pour son esprit.

Elle a sa statue ; aujourd’hui chaque statue a sa moralité. La moralité, c’est que la vie de George Sand a été toute de travail, c’est que George Sand s’est consacrée, après l’heure des passions, – même pendant l’heure des passions, – à ses deux familles : ses enfants et l’humanité.

Après ses révoltes contre un Dieu qui n’empêche pas le mal, elle a fini par reconnaître un Dieu protecteur du bien. « Je sens Dieu, et Dieu est bon de venir à moi », disait-elle peu de temps avant sa mort.

A-t-on bien pénétré dans cette âme troublée, pour savoir si le fils du Christ est venu sourire à ses misères ? Il faudrait chercher à surprendre le secret de ses méditations durant les quelques jours de maladie rapide, quand elle osa envisager la mort. M. O. d’Haussonville dit, avec beaucoup de sens, qu’il ne faut pas trop interroger les mourants. En effet, est-ce des mourants qu’il faut attendre « l’aveu sincère d’une âme qui se sent déjà en présence de son juge » ?

Ce qui est certain, c’est que George Sand ne cria pas par-dessus les toits, comme Sainte-Beuve, quelle refusait de passer par l’Église. Elle avait brisé en son cœur l’arme des révoltes ; Dieu la trouva soumise. Mais je veux laisser dire un de ses historiens :

« Lorsque le délire de la mort l’eut saisie, après avoir exprimé à ses enfants le regret de les quitter, elle s’écria : « Ne touchez pas à la verdure. » Elle voulait, par ces paroles sibylliques, exprimer le désir qu’on laissât debout un groupe d’arbres verts qui ombragent le caveau de famille où son aïeule dort à côté de son père, où sa place était déjà préparée. Son dernier vœu a été exaucé. On n’a pas touché à la verdure, symbole d’une espérance dont elle aura connu sans doute la réalité par delà le grand voile. »

Aimer Dieu en le comprenant, c’est l’idéal de l’amour ; aimer Dieu sans le comprendre, c’est encore l’idéal de l’amour.

Ceux qui ne croient pas en Dieu sont des aveugles qui se condamnent au néant.

Tout fut un roman dans la vie de George Sand ; avez-vous lu des pages plus romanesques que celles qu’elle consacre à ce qu’elle appelle l’invasion du sentiment religieux. Elle trouva, tout à la fois, la vérité dans un tableau du Titien et dans une page de l’Évangile. Elle est au couvent dans sa seizième année ; elle entend lire le Dictionnaire philosophique ; Voltaire est là qui la met en garde contre les miracles, mais les miracles de la foi parlent plus haut que Voltaire ; mais le tableau du Titien lui révèle le Sauveur sous sa vraie figure : « On ne distinguait pourtant que des masses d’une couleur chaude sur un fond obscur. Jésus, au jardin des Olives, tombe défaillant dans les bras de l’ange. » On voyait mal cette belle tête éperdue et mourante, hormis quand le soleil, à son déclin, jetait un dernier rayon. « Le miroitement du vitrage rendait éblouissant ce moment fugitif. J’éprouvais une émotion indéfinissable, quelques larmes venaient au bord de ma paupière. » Un soir, elle s’égare dans l’église : « Oui, oui, le voile est déchiré, je vois rayonner le ciel », s’écrie-t-elle en pleurant. La sœur qui venait fermer les portes entendit ses sanglots. Elle rentra dans sa cellule et s’abîma en extase. « J’étais avare de ma joie intérieure, j’attendis avec impatience l’heure de la méditation à l’église, comme on attend l’heure du rendez-vous. » Elle se sentit du mépris pour l’examen, elle qui, la veille, ne voulait pas croire. « Après l’émotion puissante que j’avais goûtée, je me disais qu’il fallait être folle ou ennemie de soi-même pour chercher à analyser, à commenter, à discuter la source de pareilles délices. Ma dévotion soudaine eut tout le caractère d’une passion : le cœur une fois pris, la raison fut mise à la porte avec une joie fanatique. » N’est-ce pas le cri de la passion. Vous voyez que cette grande romancière commença son premier roman avec Jésus. Ce roman ne dura que ce que dure les romans. Que lui en resta-t-il ? Les plus belles pages de l’Évangile qu’elle feuilletait plus tard comme on remue, avec une dernière larme, des lettres d’amour.

J’aime, donc je crois ! s’écrie George Sand. Longtemps après, elle entrait sans révolte à l’église, pour s’élever jusqu’à Dieu. L’Évangile et le tableau du Titien parlaient-ils encore en son âme ? Voici son dernier credo : « À mesure que nous nous sentons devenir plus intelligents, c’est-à-dire meilleurs, nous nous croyons plus près de Dieu, ce qui est vrai. Dès que les croyances aveugles des religions enseignées ne nous suffisent plus, nous voulons arriver à la foi par les forces de notre entendement. Ardents à l’attaque du ciel, comme à celle d’une redoute, nous ne savons pas planer lentement, et monter peu à peu sur les ailes d’une philosophie patiente. Or, la science des œuvres humaines n’est pas la lumière divine ; elle n’en reçoit que de fugitifs reflets. Je mourrai dans le nuage qui m’enveloppe et m’oppresse. Je ne l’ai déchiré que par moment, et, dans des heures d’inspirations plus que d’étude, j’ai aperçu l’idéal divin, comme les astronomes aperçoivent le soleil à travers les fluides embrasés qui le voilent de leur action impétueuse. C’est assez pour que j’aime Dieu, que je sens là, derrière les éblouissements de l’inconnu, et pour que je jette au hasard, dans son infini mystérieux, l’aspiration à l’infini qu’il a mis en moi, comme une émanation de lui-même. »

Malheur à ceux qui n’ont pas eu les éblouissements de l’invisible. George Sand a dit : « Je mourrai dans le nuage qui m’oppresse ; j’ai aperçu l’idéal divin, comme les astronomes aperçoivent le corps du soleil à travers les fluides embrasés qui le voilent par leur action impétueuse. »

Ce qui colore d’une vive lumière les œuvres de Mme Sand, c’est qu’elle a toujours été tourmentée des choses divines. C’est Dieu qui lui a fait aimer l’humanité. À quoi bon l’humanité sans Dieu ! À quoi bon Dieu sans l’humanité ? Ne fallait-il pas des spectateurs pour cette admirable création du ciel et de la terre ! Dieu a voulu que le beau et le bien dominassent le monde. Mais pourquoi Dieu, débrouillant le chaos, a-t-il laissé le chaos dans nos âmes ? Il fallait bien laisser à l’homme le privilège d’arriver au bien sans que les routes lui fussent marquées. Toute la dignité de l’homme est là.

 

 

Arsène HOUSSAYE.

 

Paru dans La Grande Revue en 1888.

 

 

 

 

 



1  Saint-Victor, qui saluait avec tant d’éloquence la grande figure frappée par la mort, a dit de George Sand : « L’illustre écrivain est mort à Nohant, dans cette résidence du Berry sur laquelle le reflet de sa renommée planera désormais d’une manière ineffaçable, comme le grand souvenir de Lamartine demeure attaché au vallon de Saint-Point ; lieux qui participent à la gloire des illustres artistes qui les ont aimés et qui demeureront célèbres tant qu’ici-bas la langue française restera vivante et comprise. Mme Sand était née en 1804 ; elle avait donc soixante-douze ans. Elle a travaillé et produit jusqu’à son dernier jour. La lassitude de l’âge, la flétrissure des années, n’ont jamais approché de cette organisation admirable, de cette imagination merveilleusement féconde et fraîche jusqu’au dernier souffle ; elle n’a déposé sa glorieuse plume que pour mourir. La mort seule a clos cette fontaine de poésie – comme dit Dante en saluant Virgile – qui, durant un demi-siècle, s’est répandue sur le monde d’un flot si abondant. Mme Sand est morte chez elle, dans sa maison bien-aimée, au sein de cette nature du Berry qu’elle avait goûtée avec une sensibilité si exquise et dont elle nous a révélé le charme discret et le parfum pénétrant. Son fils, sa fille, sa belle-fille, ses petits-enfants, ont entouré ses derniers moments. L’impétueuse Lélia a expiré en aïeule, en grand-mère vénérable et vénérée. »

2 Mme Amantine-Lucil-Aurore Dupin, dame Dudevant (George Sand, Paris, 1804, Nohant, 1816. Sa grand-mère, fille naturelle de Maurice de Saxe, épousa en secondes noces M. Dupin de Francueil, receveur général. Son père, Maurice Dupin, qui servit sous la République et l’Empire, mourut en 1808, d’une chute de cheval.

3 Un peintre à la fois savant et curieux, témoin ses Masques et Bouffons, qui resteront dans l’histoire du théâtre.

 

 

 

 

 

 

 

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