Dieu vainqueur de l’Enfer
THÉORIE CATHOLIQUE DU SALUT FINAL
DE TOUS LES HOMMES ET TOUS LES ANGES
par
Albert JOUNET
Au Souverain Pontife
––––––––
TRÈS-SAINT PÈRE
Permettez-moi de vous soumettre hardiment et humblement cet essai.
Je reconnais que personne, excepté vous, n’a le droit de formuler, dans l’ordre de la foi catholique, les définitives décisions.
Mais le concile du Vatican, lorsqu’il a proclamé ce droit, n’a pas confié, au Souverain Pontife, seulement la garde du passé ; il lui a confié encore la responsabilité du progrès et de l’avenir.
Vous n’êtes pas seulement le gardien des Dogmes mais le responsable du progrès de leur interprétation.
Or il m’a semblé, à moi humble et solitaire, recevoir d’en haut une interprétation du Dogme des peines éternelles qui, sans cesser d’affirmer ce Dogme, le concilie avec la toute-puissance et la bonté de Dieu, avec la condamnation du manichéisme et laisse espérer qu’un jour toutes les créatures spirituelles seront sauvées.
Si cette interprétation vient de moi, elle n’a aucune valeur. Si elle est une vérité qui vient de Dieu, vous le direz.
Daignez agréer, Très-Saint Père, mon filial respect en N.-S.-J.-C.
Saint-Raphaël, 30 Novembre 1901
ALBERT JOUNET.
Directeur de la Résurrection.
Dieu vainqueur de l’Enfer
–––––––––––
Théorie catholique du salut final
de tous les hommes et de tous les anges.
–––––––
Ma théorie catholique du salut final de toutes les âmes humaines et de tous les anges diffère essentiellement de l’hérésie d’Origène.
Origène diminuait les droits de Dieu et méconnaissait la puissance de l’attrait divin.
Origène espérait que les anges et les âmes tombés dans l’Enfer remonteraient à Dieu, mais pensait que, réunis à Dieu, ils pourraient déchoir de nouveau, rechute qui est inadmissible.
Au contraire, je n’invoque pas une diminution des droits de Dieu, mais leur intégrale extension. J’assigne, pour causes au salut final de toutes les âmes humaines et de tous les anges, la victoire, nécessairement absolue et sans restriction, de Dieu sur le Mal et l’attrait souverain de la perfection divine, attrait qui ne permet plus à l’ange ni à l’âme humaine enfin sauvés de jamais déchoir de nouveau.
Origène invoquait surtout la liberté humaine et angélique, mais ne respectait pas les droits souverains de Dieu. Moi j’invoque surtout ces droits : j’en déduis la vraie portée, la juste mesure de la liberté humaine et angélique et du salut universel.
Je suis dans la tradition théologique la plus intime, la plus décisivement chrétienne, dans la voie du triomphe le plus intransigeant du vrai Dieu.
Il me semble que j’ai avec moi tous les conciles, toute la Tradition, tous les docteurs et théologiens, tous les saints.
Si j’acceptais seulement l’enseignement d’un concile ou d’un docteur ou d’un saint sur une seule question, celle des peines éternelles, alors peut-être, ne comprenant point cet enseignent ainsi isolé, je pourrais me figurer qu’il condamne mon interprétation des peines éternelles.
Mais, si j’accepte, et si l’on accepte avec moi tous les enseignements de tous les conciles, de tous tes docteurs et de tous les saints sur toutes les questions, alors cette interprétation des peines éternelles devient non seulement adoptable mais paraît nécessaire.
En effet, dans la totalité des enseignements promulgués par l’ensemble des conciles, docteurs et saints, je trouve l’affirmation de la bonté et de la toute-puissance de Dieu et la condamnation du manichéisme.
Il m’est impossible, à moins de ne plus être catholique, d’admettre les peines éternelles autrement que dans la mesure où elles se concilient avec la bonté, la toute-puissance de Dieu et avec la condamnation du manichéisme. Or la bonté de Dieu veut indéniablement le salut universel.
La toute-puissance de Dieu ne permet pas que cette volonté soit impuissante.
Du reste, la toute-puissance toute seule exige la victoire absolue de Dieu sur le Mal et, par, suite, le salut universel.
Enfin la condamnation du manichéisme confirme la nécessité de la victoire de Dieu sur le Mal
Donc, à moins de ne plus être catholique, on ne doit admettre les peines éternelles que dans la mesure où elles se concilient avec le salut universel des âmes et des anges.
Je ne vois rien à répondre à une évidence aussi claire et solide. C’est de la lumière palpable.
Réfléchissez d’ailleurs à tout ce qu’implique la condamnation du manichéisme par l’Église.
Cette condamnation nous oblige à reconnaître qu’il est impossible que le Mal soit égal à Dieu sur aucun point et en aucun sens.
Mais, si le Mal pouvait retenir les âmes et les anges dans une éternité égale en un sens quelconque, fixité ou durée, à l’éternité où Dieu peut attirer les âmes et les anges et les retenir, le Mal serait, sur un point, égal à Dieu, le Mal aurait, en un sens, la même puissance que Dieu.
Or, la condamnation du manichéisme par l’Église, sans parler de la raison, nous oblige à reconnaître qu’il est impossible que le Mal soit égal à Dieu, sur aucun point et en aucun sens.
Donc il faut admettre que Dieu l’emporte sur le Mal et parvient à sauver tous les hommes et tous les anges et que les peines éternelles n’empêchent pas la béatitude universelle et finale.
Les peines éternelles doivent s’entendre dans un sens de douleur suprême et de relative éternité.
⁂
Les âmes qui appartiennent au Mal arrivent à subir des peines relativement éternelles. Pourquoi ?
Parce que, pour appartenir au Mal, il faut haïr Dieu. Mais Dieu c’est le Bien absolu. Hors du Bien absolu, il n’y a pas de bonheur. Haïr le Bien absolu entraîne à rejeter tout bonheur, et par conséquent à souffrir la plus longue et la plus violente douleur possible. L’homme qui commence à haïr Dieu ou qui le hait d’une manière inconsciente ne discerne pas que la conséquence inévitable de cette haine : c’est d’avoir à subir la plus longue et la plus violente douleur possible. Mais, tôt ou tard, la conséquence apparaît.
(Et la même conséquence s’impose aux anges qui haïssent Dieu.)
Si l’on voulait définir l’Enfer d’une manière à ta fois très-vraie et très-générale et qui, sans entrer dans aucun détail descriptif, caractérise essentiellement le monde infernal, on dirait que l’Enfer est l’état des âmes et des anges qui haïssent Dieu et qui subissent l’inévitable conséquence de cette haine.
⁂
Pour sortir de l’Enfer il faut que les âmes : 1° cessent de haïr Dieu, 2° réparent le mal qu’elles ont fait.
Elles subissent donc deux genres de peines. Le premier consiste dans les peines qui accompagnent la haine de Dieu. Ces peines ne sont pas réparatrices. Elles châtient sans régénérer. Le second genre consiste dans les peines que ces âmes, quand elles ont cessé de haïr Dieu, subissent pour réparer le mal qu’elles ont fait. Ces dernières peines châtient et régénèrent à la fois. Elles rendent aux âmes leur pureté perdue.
Or il y a, entra le Mal et Dieu, une opposition absolument éternelle. Dieu ne pardonne pas le Mal en tant que Mal. Dieu pardonne aux mauvais qui redeviennent bons et renoncent au Mal.
Donc, si les peines non réparatrices ne durent pas toujours, c’est que l’âme damnée finit par cesser de haïr Dieu. Mais, si elle ne cessait jamais de haïr Dieu, comme la séparation entre Dieu et le Mal est absolument éternelle, comme le rejet de tout bonheur, la douleur sont la véritable conséquence de cette haine, les peines éternelles non réparatrices dureraient absolument toujours. Pendant que l’âme damnée subit les peines non réparatrices et ne veut pas encore cesser de haïr Dieu, elle sent qu’une éternelle persévérance dans cette volonté aurait pour conséquence une peine absolument éternelle. Et ce sentiment accroît ses douleurs présentes et leur donne, pour fond, une virtuelle éternité.
De plus, quand l’âme damnée a cessé de haïr Dieu et répare ses fautes, elle doit réparer aussi le désir, la volonté qu’elle a eus de haïr Dieu éternellement.
Elle doit donc résumer, concentrer, dans des peines réparatrices, une virtuelle éternité de souffrances, une éternité d’intensité.
Et ce résumé est possible parce que le Mal est épuisable. Le Bien ne l’est pas.
Ainsi les âmes damnées expient deux fois leur haine de Dieu, D’abord, tant qu’elles gardent au cœur cette haine, elles l’expient par des peines non réparatrices qui ont, pour fond, une virtuelle éternité et que cette virtualité rend relativement éternelles. Ensuite, quand les âmes damnées cessent de haïr Dieu, elles expient encore cette haine par des peines réparatrices qui sont relativement éternelles, car une virtuelle éternité de souffrances s’y concentre (1).
⁂
Comme je viens de le montrer, les peines non réparatrices subies par les âmes damnées auraient une éternité absolue et sans aucune fin si Dieu n’amenait pas ces âmes à renoncer à leur haine contre lui. Mais Dieu les force-t-il à y renoncer ? Et alors que devient leur liberté ? Ou renoncent-elles librement à leur haine ? Et alors n’est-il pas incertain qu’elles y renonceront et, par conséquent, incertain qu’elles seront un jour sauvées ?
Je réponds : ces âmes renoncent librement à
(1) Les anges damnés subissent les deux mêmes genres de peines relativement éternelles que les âmes damnées et pour les mêmes raisons.
haïr Dieu et, cependant, il est certain qu’elles y renonceront.
Dieu n’a pas voulu nous sauver par force, par une contrainte despotique, à la manière d’un tyran qui croirait assurer le salut des hommes en les enchaînant pour les empêcher de mal faire.
Mais il n’a pas voulu que notre âme se perdît à jamais.
Et il a assuré son salut sans détruire sa liberté !
Et comment cela ?
D’une manière bien simple. En restant ce qu’il est, en restant Dieu.
De même que personne ne doute des vérités mathématiques, de même, aussitôt qu’elle arrive à un suffisant degré de clairvoyance, l’âme comprend, dans ce monde ou dans l’autre, ce que Dieu est et se donne à lui, invinciblement mais librement, parce que la vérité de Dieu triomphe de sa raison et la bonté de Dieu de son cœur.
Je soutiens que Dieu est tellement bon, parfait, attrayant, généreux et sublime que l’âme finit toujours par se donner librement à lui.
Ainsi la bonté de Dieu, laquelle veut le salut universel, la toute-puissance divine qui ne permet pas que cette volonté soit impuissante et la nécessaire victoire de Dieu sur le Mal se satisfont toutes trois sans détruire la liberté humaine.
I n’est pas fatal que l’âme se donnera à Dieu, car ce ne sera point par contrainte despotique, mais il est certain qu’elle se donnera à lui. Ce n’est pas une fatalité, c’est une certitude.
Et comme ce n’est pas une fatalité, la liberté peut mettre plus ou moins de temps à se donner et chaque liberté peut se donner d’une manière différente, bien que le caractère général, commun à toutes les variétés de salut, demeure le même.
Prodigieuse variété de vocations, de mérites, de destinées, mais, pour tous, identité de salut final (1).
⁂
En parlant du salut final, je me suis servi plus haut des termes béatitude universelle et finale.
Ainsi que le montrent ces termes, j’admets que toutes les âmes et plus généralement toutes les créatures spirituelles obtiendront la possession de Dieu, la béatitude proprement dite, la vision béatifique éternelle.
On pourrait objecter à ce grand espoir que Dieu ne doit à personne la vision béatifique et
(I) Et comme les hommes, les anges sont finalement tous sauvés par l’attrait divin, sans que leur liberté soit détruite.
que la toute-puissance et la bonté de Dieu, sa victoire sur le Mal seraient pleinement satisfaites s’il arrachait au Mal les damnés (anges et âmes), les rendait heureux du plus haut bonheur naturel possible, et leur donnait la parfaite connaissance, indirecte et intellectuelle, de Dieu, mais non la possession de Dieu, la béatifique vision.
Je conviens qu’en effet Dieu ne doit la vision béatifique à personne, pas même aux âmes justes ni aux anges fidèles, et que ramener les damnés à la vertu, au bonheur naturel et leur donner l’indirecte connaissance de Dieu satisferait pleinement la toute-puissance et la bonté de Dieu, sa victoire sur le Mal. Pourtant je pense que, sans avoir plus rien à satisfaire, par générosité pure, excès de magnificence, amour absolu, Dieu, finalement, donne, à tout le monde, la vision béatifique.
Mais savoir qu’ils la recevront malgré ce qu’ils ont fait est, pour le cœur des damnés repentants, la plus pénétrante des expiations, plus poignante que les peines éternelles mêmes.
Et les élus, âmes et anges, loin d’être courroucés de voir les damnés finir par les rejoindre, ne cessent d’intercéder auprès de Dieu, par les mérites du Christ, pour que définitivement il n’y ait personne en dehors du Ciel.
Et le Christ demande à son Père que tous aient la béatitude.
⁂
Si l’âme tombée dans l’Enfer, l’âme séparée de Dieu peut se convertir à Dieu et effacer ses fautes par la souffrance, l’âme juste peut-elle redevenir coupable dans le Ciel et abandonner Dieu, après l’avoir possédé ?
À cette question, je réponds :
Soutenir que si, dans l’Enfer, les âmes mauvaises peuvent redevenir justes, il faut que, dans le Ciel, les justes puissent redevenir mauvaises est un illogisme puéril.
L’hérésie d’Origène, hérésie que je repousse de toutes mes forces, prétendait qu’âmes justes et mauvaises gardant leur liberté dans la vie future, les secondes pouvaient se sauver de l’Enfer mais les premières retomber du Ciel.
En affirmant cela, Origène commettait une erreur manichéenne et attribuait au Mal une puissance égale à celle de Dieu. Mais ceux qui prétendent que, les âmes mauvaises pouvant redevenir justes, dans la vie future, il faut de toute nécessité que les justes puissent y redevenir mauvaises, commettent une erreur tout aussi manichéenne que celle d’Origène. Au fond, c’est la même erreur.
Eux aussi attribuent au Mal une puissance égale à celle de Dieu.
Et je leur dis :
La liberté est une propriété de l’âme, non du corps. Donc la mort ne détruit pas la liberté immortelle : âmes justes et mauvaises conservent, dans l’autre vie, leur liberté.
Oui les mauvaises peuvent redevenir justes dans l’autre vie parce que leur liberté peut se dégoûter du Mal qui n’est pas Dieu, qui n’a rien de supérieur à la liberté, qui est incapable d’exalter la liberté au-dessus d’elle-même et de la fixer dans une éternelle et immuable perfection d’amour.
Non, les justes ne peuvent pas redevenir mauvaises, une fois qu’elles ont possédé Dieu, parce que Dieu contient un attrait surnaturel, éternel, dont le Mal est privé radicalement, parce que la perfection de Dieu, supérieure à la liberté, est capable de l’immobiliser dans un éternel attrait, dans une immuable extase !
Quelle idée aurait-on de Dieu si l’on osait admettre qu’après l’avoir possédé on peut se dégoûter de Lui !
C’est justement à cause de cette dernière impossibilité que l’Église a condamné une autre erreur d’Origène concernant la chute des âmes.
Origène supposait que les âmes étaient des Vertus célestes qui, après avoir possédé Dieu, l’avaient abandonné pour tomber sur la terre.
C’était insensé.
Que des âmes, connaissant Dieu relativement, aient pu se détourner de sa loi, c’est compréhensible. L’Église l’admet pour Adam et Ève.
Mais que des âmes ayant possédé Dieu, fût-ce une seule fois, puissent se dégoûter de Lui, c’est impossible.
L’évidence le montre et l’Église l’enseigne puisqu’elle défend de croire qu’Adam et Ève aient pu déchoir après avoir possédé Dieu. Les âmes justes recevant, comme récompense, dans la vie future, la possession de Dieu et la vision béatifique, ne peuvent plus retomber parce que leur liberté, tout immortelle qu’elle soit, est fixée dans l’amour immobile, perdue en l’éternelle extase.
(La même fixation retient, pour jamais, dans le Ciel les anges qui ont possédé Dieu.)
– Et l’attrait de la possession de Dieu est si fort que ceux à qui Dieu fait pressentir profondément cette possession, sans la leur donner encore, ne peuvent déjà plus abandonner Dieu et retomber dans le Mal. C’est ce pressentiment profond qui unit déjà, pour jamais, à Dieu, les damnés, âmes et anges, aussitôt qu’ils renoncent à la haine de Dieu et les âmes du Purgatoire. Les âmes du Ciel sont sauvées pour jamais par l’étreinte de Dieu, les damnés repentants et les âmes du Purgatoire par le profond pressentiment de cette étreinte.
⁂
A-t-on le droit de prétendre que le salut final de toutes les âmes et de tous les anges réhabilite le damné comme tel ?
Non, car le damné, comme tel, l’auteur du péché et de la révolte reste condamné éternellement. Ce n’est pas le damné qui est sauvé, c’est le repentant.
On pourrait même soutenir que le damné, qu’il soit ange ou âme, est, après avoir subi les peines réparatrices, détruit et qu’avant d’être reçu dans le Ciel, il est créé, une seconde fois, par Dieu.
⁂
Mon interprétation du Dogme des peines éternelles sort invinciblement du sens intime de la Doctrine catholique. Je ne fais que rendre explicite ce qui était implicite.
On ne m’opposera pas l’infaillibilité de l’Église puisque mon interprétation résulte des enseignements de l’Église et ne serait condamnable qu’en attribuant à ces enseignements une contradiction, preuve de faillibilité.
Et cela dans une question où, d’après l’infaillibilité même de l’Église, la raison a le droit de vérifier que cette contradiction n’existe pas.
En effet, le concile du Vatican déclare : « Si quelqu’un dit que le Dieu unique et véritable, notre créateur et maître, ne peut pas être connu avec certitude, par la lumière de la raison humaine, au moyen des choses qui ont été créées, qu’il soit anathème. »
Or, le Dieu unique et véritable, c’est le Dieu sans égal.
C’est le Dieu que le Mal ne saurait égaler en aucun sens, c’est le vrai Dieu dont la supériorité absolue implique la condamnation du manichéisme.
Donc la raison est capable, d’après l’infaillibilité de l’Église, d’atteindre, avec certitude, la vérité concernant ladite condamnation.
La raison a, par conséquent, d’après l’infaillibilité de l’Église, le droit de rejeter toute proposition contraire à cette vérité et aussi le droit de vérifier que jamais aucune proposition contraire à cette vérité n’a été réellement, intimement soutenue par les Dogmes catholiques et par l’infaillibilité de l’Église et du pape.
Or, la victoire partielle du Mal sur Dieu, le Mal ayant la puissance de perdre à jamais ceux que Dieu veut sauver, les peines éternelles conçues dans le sens où elles sont une entrave au salut universel et final des âmes et des anges, tout cela est contraire à la vérité, incontestable pour la raison non moins que pour la foi, de la condamnation du manichéisme.
Et, d’après l’infaillibilité de l’Église, la raison a le droit de rejeter tout cela.
El de vérifier que jamais l’enseignement catholique, dans ses profondeurs, sinon dans son apparent symbolisme, n’a enseigné tout cela.
Voilà qui est clair, irréfragable, catholique.
La raison n’a pas à discuter l’infaillibilité, mais à la vérifier.
J’irai même plus loin :
Je viens de prouver que la raison a, d’après l’infaillibilité de l’Église, le droit de vérifier quelle véritable et intime doctrine l’Église infaillible a, dans le passé, enseignée sur la condamnation du manichéisme.
D’autre part l’Église et la raison interdisent d’admettre que l’infaillibilité de l’avenir puisse jamais contredire celle du passé.
Il en résulte que la raison a, dès maintenant, le droit d’affirmer que jamais, dans l’avenir, l’Église infaillible n’enseignera, sur la condamnation du manichéisme, une doctrine contraire à la doctrine intime et véritable qu’elle a enseignée dans le passé.
Or, nous l’avons vu, le véritable et intime enseignement de l’Église, dans le passé, sur cette condamnation, implique le salut universel.
Donc la raison a, dès maintenant, le droit d’affirmer, que pas plus dans l’avenir qu’intimement dans le passé, l’Église infaillible n’enseignera une doctrine vraiment contraire au salut universel.
Il me semble, par conséquent, impossible que mon interprétation des peines éternelles, qui ne nie pas ces peines mais les concilie avec la totale victoire de Dieu sur le Mal et avec le salut universel, puisse être définitivement condamnée, dans l’avenir, par l’Église.
Mon interprétation n’est pas hérétique, puisqu’on ne la condamnerait pas sans attaquer, ébranler et renverser, de proche en proche, toute la théologie catholique.
Car, si vous condamnez l’interprétation des peines éternelles qui les concilie avec le salut universel, vous êtes obligé d’attaquer, d’ébranler, de renverser la suprématie et la victoire totales de Dieu sur le Mal, d’admettre le manichéisme partiel, l’athéisme partiel.
Et, comme l’idée du vrai Dieu commande toute la théologie catholique, vous attaquez, vous ébranlez et vous renversez, de proche en proche, toute la théologie catholique.
Je ne veux pas écrire un volume, sinon je ferais voir toutes les conséquences de l’admission partielle du manichéisme : tous les attributs divins faussés et diminués, l’essence divine altérée et la suite logique forçant d’admettre une dualité en Dieu, une existence primordiale, en Dieu, de Dieu et d’un Mal, déjà indomptable par principe, puisqu’il l’est plus tard dans les faits et ne sont que la réalisation des principes !
On aboutit à une hérésie radicale et terrible.
Ce n’est pas là que l’Église ira jamais.
J’attends donc avec confiance un examen théologique de l’interprétation que je crois devoir soutenir.
J’espère que jamais un pape définissant ex cathedra ne la condamnera irrévocablement.
Du reste, en ce qui me concerne, je ne présente qu’une aspiration, et si l’idée que je défends a plus de décision et de force qu’une aspiration, c’est dans la mesure où elle contient la vérité catholique et divine et où elle ne doit rien à mon ignorance et à mon néant.
⁂
Joseph de Maistre sentait l’urgence non d’une Révélation nouvelle, mais d’une nouvelle Révélation de la Révélation.
Aux angoisses extrêmes de notre siècle, il faut un remède extrême.
Il faut que le Dogme catholique ouvre ses profondeurs radieuses.
Il ne faut pas nous contenter d’apologies courantes, inefficaces désormais.
Les doutes absolus de notre époque ne peuvent être désaltérés que par la lumière absolue.
Il nous faut revenir aux audaces de saint Denys l’Aréopagite : Je ne puis que balbutier, mais d’autres viendront et l’Église nous aidera.
Je cherche l’harmonie et non le désaccord entre la pensée indépendante et l’Église.
Les écrivains qui ont nié le Dogme de l’Enfer ont dans leur système d’autres lacunes qui prouvent qu’on ne rejette impunément aucune des vérités de la Révélation.
Allan Kardec, Hugo, Strada nient l’Enfer. Et, par un contre-coup singulier et remarquable, ils n’admettent pas la vraie vision béatifique. « Ne crois pas », dit Allan Kardec, « que les esprits bienheureux soient en contemplation pendant l’éternité. » Hugo écrit, parlant de Dieu (même pour l’âme après la mort) : « Et l’approchant toujours, mais sans jamais l’atteindre. » Enfin, Strada veut que Dieu nous soit incommunicable par essence, même dans le Paradis.
On dirait qu’en punition d’avoir témérairement nié l’Enfer, ils sont devenus incapables de comprendre la vraie Béatitude.
Ils auraient mieux fait de ne pas nier les profonds mystères de la Révélation, mais de les méditer.
Alors ils auraient compris que les peines éternelles de l’Enfer expriment la plus longue et la plus violente douleur possible, le maximum de la douleur, maximum embrassant les peines non réparatrices qui accompagnent la haine de Dieu et les peines qui la réparent.
N’ayant pas nié avec orgueil les peines éternelles de l’Enfer mais les ayant méditées et comprises, ils auraient, très probablement eu la grâce de comprendre aussi la vraie Béatitude. Allan Kardec aurait compris la contemplation éternelle des Élus, Hugo aurait compris qu’on atteint réellement et possède Dieu, Strada que l’essence de Dieu ne nous reste pas à jamais incommunicable, mais se verse à nous par l’ineffable Panthéisme chrétien qui fait de toutes les âmes un seul Christ, un à son tour avec l’essence divine !
Le Paradis, c’est l’Incarnation universelle.
Toutes les Âmes – Christ et les anges mystiquement unis à ce Christ mystique – dont l’ange gardien est intimement solidaire avec cette âme spéciale.
Union ineffable n’excluant pas l’activité, l’activité à la manière de Dieu et en communion avec la perfection immuable.
Il faut m’arrêter, mais j’écrirais sans fin si je disais tout ce que m’inspirent ces promesses du christianisme : salut de tous, mais rigoureuse expiation de la haine contre Dieu, et union avec Dieu, non pas lointaine et fictive, comme dans Kardec, Hugo, Strada, mais réelle, absolue, définitive. Être Dieu en Dieu et par Dieu !
Et de ces profondeurs sortira toute une civilisation nouvelle.
Une civilisation n’est que la conclusion de sa théologie.
Alliant les vastes générosités modernes aux puretés du Moyen-Âge qui ne sont, les unes et les autres, que des conséquences du Christ, nous travaillerons à l’avènement du Christ intégral.
Le Christ nous ouvrira sa vérité centrale, suprême : son cœur.
Ce sera l’ère du Cœur Sacré.
L’espérance du salut universel ne sera pas une cause d’affaissement moral et de négligence.
Les bons garderont, pour motif de sanctification et d’énergie, l’amour de Dieu, aiguillon plus puissant que la crainte de l’Enfer. Ils auront aussi, pour sublime motif de sanctification, la pensée que leurs efforts contribuent, en vertu de la solidarité, au salut universel.
Les mauvais sauront que, si l’on est sauvé à la longue, on n’évite point, par le retard et le péché, le travail à faire et la douleur à subir, mais qu’on les accroît, au contraire, et qu’on est quand même obligé, tôt ou tard, de les supporter, avec l’accroissement en plus.
Et ils verront qu’on n’échappe pas à Dieu.
Autrefois l’homme pouvait s’imaginer qu’il avait, pour échapper à Dieu, la ressource de se perdre éternellement.
Aujourd’hui toute issue est fermée à sa révolte, non par contrainte, mais par certitude. La révolte sait qu’un jour elle se reniera elle-même, ayant, devant la perfection de Dieu, la science de sa sottise et de son suicide.
Car Dieu satisfait pleinement et parfaitement tous les désirs que le Mal ne satisfait qu’en apparence et qu’il conduit à la mort.
Dès ce monde, nous travaillerons à vaincre les mauvais en leur découvrant leur sottise et les splendeurs que Dieu offre au rassasiement de leurs désirs.
Nous allierons la sérénité virile d’un moine chrétien à la juste horreur du mystique pour le péché. Nous écrirons et, désormais, on lira à la porte du christianisme : LAISSEZ TOUT DÉSESPOIR, VOUS QUI ENTREZ.
Nous fonderons une civilisation nouvelle, un christianisme victorieux, le christianisme de gloire.
Civilisation où ne resplendira pas seulement l’illimitée miséricorde de Dieu, mais la victoire illimitée, aussi, de Dieu sur le Mal.
Car je ne veux pas la complaisance pour le Mal, mais sa décisive défaite.
Tous comprendront à quelles déceptions, à quelles tortures, à quel absurde néant le Mal conduit, tous s’efforceront de hâter le salut certain et universel.
Et, un jour, tous réunis fraternellement, toutes les âmes et tous les anges, nous tressaillerons unanimes, Flammes immortelles fondues dans l’Infinie Lumière sans ombre.
Albert JOUNET, Dieu vainqueur de l’Enfer, 1902.