Du Prométhée d’Eschyle

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Éliacim JOURDAIN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Après la chute de l’homme un rédempteur fut promis ; la religion de l’espérance et du désir fut donnée au monde, et le premier rayon de cette révélation divine qui commença de poindre au paradis terrestre montant toujours plus haut ou pénétrant toujours davantage l’obscurité des erreurs que l’esprit humain avait amoncelées comme des nuages autour de la vérité, éclaira de sa lumière le monde des intelligences, jusqu’à ce que le sauveur promis s’avançant au milieu des temps, et réunissant autour de son front comme une glorieuse auréole ou comme un diadème divin tous les rayons dispersés de cette révélation, illuminât les profondeurs ténébreuses des mystères antiques, et, pénétrant dans les symboles et les mythes païens qui tenaient l’idée enveloppée sous un voile épais, rendit cette idée visible à l’œil de l’intelligence. Aussi le Christ est-il la solution de tous les problèmes, la clef de tous les mythes, la lumière de tous les symboles, le nœud de toutes les difficultés, le centre de toute l’histoire, le principe d’unité d’un grand drame que représente sur le vaste théâtre du monde l’humanité toute entière avec ses vertus et ses crimes, sa science et ses erreurs, en présence des anges et de Dieu, des démons et de Satan, du ciel et de l’enfer. Spectaculum facti sumus angelis 1. – Ôtez le Christ, et ce drame n’est plus qu’une farce, et ce monde n’est plus qu’un ignoble théâtre, et les hommes ne sont plus que de ridicules marionnettes qui amusent par leur jeu les loisirs d’une divinité inoccupée.

Toutes les vérités et par conséquent toutes les erreurs tiennent à la vérité ou à l’erreur principale sur Jésus-Christ le médiateur du monde intellectuel. L’étude des erreurs, loin d’être inutile, est donc au contraire indispensable au philosophe et au théologien, comme l’étude de l’anatomie est nécessaire au médecin qui suit dans les fibres du cadavre les voies de la vie qui y circulait autrefois ; car l’erreur n’est que le cadavre de la vérité, corps plein de vie lorsque le souffle de Dieu s’y jouait dans le développement successif des mouvements et des actes organiques, mais qui n’est plus qu’un cadavre dès que ce souffle l’abandonne. – La science est donc composée de deux parties principales, la physiologie et l’anatomie, autrement la synthèse et l’analyse, dont l’une considère et étudie la vérité dans son état d’organisme vivant, et dont l’autre l’envisage et la cherche dans la dépouille morte qu’elle a laissée ; et nous vivons dans un temps où tout se prépare pour une étude approfondie des erreurs, et où la régénération complète de la science ressortira de cette étude impartiale et consciencieuse. Le grand jour du jugement est arrivé, des signes non équivoques l’ont annoncé, de grands mouvements dans la nature physique et intellectuelle, un tumulte effroyable de peuples et de nations, de guerres et de combats religieux et politiques, le monde intellectuel ébranlé jusque dans ses fondements et chancelant sur ses bases, les abîmes profonds entr’ouverts et vomissant de leur large cratère ces flammes sans éclat et ces laves bouillantes qui ont éclairé de leur fausse lueur et échauffé de leur chaleur dévorante le siècle qui vient de s’écouler, le soleil et les astres voilés et le ciel de l’intelligence se repliant comme un livre qui se ferme, l’homme de l’iniquité blasphémant contre Dieu et faisant adorer le mensonge et le vice ! Voilà ce que nous avons vu, nous qui vivons aujourd’hui. Mais la trompette a sonné, elle a dit aux morts : levez-vous, venez au jugement ; et les vérités et les erreurs sont sorties de leurs tombeaux, et le catholicisme assis comme un juge, la croix à la main, va maintenant séparer les unes des autres ; et déjà la vérité montant au ciel entonne l’hymne de gloire, tandis que l’erreur, irrévocablement jugée, blasphème dans son désespoir et frémit dans sa rage impuissante.

La science catholique ne doit donc pas craindre de pénétrer les erreurs antiques pour en extraire ce qu’il y a de vrai. Les païens, les athées, les déistes, les hérétiques et tous les sectaires sont pour les catholiques des Égyptiens qu’ils peuvent dépouiller sans scrupule, parce que Dieu leur a donné leurs richesses et leurs trésors, et de même que dans les siècles de conquêtes les empereurs et les rois venaient faire hommage au Dieu des armées des trophées qu’ils avaient conquis, et paraient son temple des étendards que l’ennemi leur avait cédés, de même dans ce siècle de conquêtes intellectuelles les croisés de la science catholique doivent orner l’Église des dépouilles conquises sur l’ennemi ou sur les étrangers. Or le Prométhée d’Eschyle nous a toujours paru un des plus beaux trophées, et nous avons été souvent étonnés de voir qu’on n’ait pas encore songé à tirer parti de cette admirable composition, et à la placer parmi les traditions défigurées qui se rapprochent le plus de la vérité. Un mot de l’auteur des Soirées de Saint-Pétersbourg indique en passant le rapport catholique du Prométhée d’Eschyle ; mais M. de Maistre, doué d’un génie prophétique et perçant, n’avait point cette profondeur et cette persévérance qui pénètre jusqu’au fond d’une idée ou qui suit un fait jusque dans son développement le plus extérieur, et c’est ce défaut qui l’a empêché de suivre dans son ensemble philosophique et symbolique la composition du poète grec.

Avant d’entrer dans l’examen des rapports importants que présente cette œuvre, nous devons faire plusieurs remarques qui confirmeront ce que nous avons intention de développer. Et d’abord la première chose qui frappe dans la lecture d’Eschyle, c’est le sérieux, la majesté, le caractère religieux et symbolique qu’il sait imprimer à toutes ses compositions : quelque chose d’auguste comme un mystère, d’obscur et de voilé comme un symbole, des sentences toutes bibliques, un sens moral toujours profond ne permettent pas de douter qu’Eschyle ne fût particulièrement versé dans la connaissance des mythes antiques, et comme il vivait à une époque où le symbole ne s’était pas épaissi au point d’envelopper et de cacher l’idée, on peut penser qu’il savait porter le regard d’un philosophe au fond de toutes ces allégories dans lesquelles le peuple ne voyait que la surface et l’extérieur. On trouve de temps en temps dans ce poète, qu’on pourrait appeler à certains égards le Shakespeare grec, des sentences morales qui sont renfermées textuellement dans la sainte Bible, ce qui prouve au moins une direction toute religieuse de son génie. Aussi, quoique l’inimitable Aristophane exerce dans les Grenouilles sa verve comique sur Eschyle, on aperçoit cependant en lui un profond respect et une préférence marquée pour ce tragique si grave et si sérieux. La seconde observation se rapporte à la personne de Prométhée lui-même, à l’idée qu’il représente et qu’il symbolise. – On peut faire à ce sujet trois hypothèses. Prométhée représente ou le médiateur qui meurt pour les hommes condamnés à mourir et se sacrifie pour leur salut ; ou l’ange rebelle qui veut ravir à Dieu sa gloire, qui par orgueil se soulève contre lui, puis séduit l’homme sous l’apparence d’un bienfaiteur et d’un ami, et blasphème sur son rocher la divinité qui l’a justement puni ; ou bien encore Prométhée exprimait d’abord dans la tradition primitive l’idée du rédempteur ; mais la tradition s’obscurcissant et le règne de l’erreur et du mensonge s’étendant toujours de plus en plus, le père du mensonge s’appropria ce symbole en le détournant de sa signification première. Cette dernière hypothèse expliquerait les contradictions que présente le caractère de Prométhée, faisant du bien aux hommes et se livrant pour eux en même temps qu’il blasphème contre Jupiter et s’exalte insolemment. Dans la première supposition le parallèle que nous voulons établir se trouve confirmé ; dans la seconde, on devrait regarder la pièce de Prométhée comme une contrefaçon de la rédemption et comme une prophétie arrachée à l’esprit de mensonge, semblable à celle que Dieu arracha jadis à Balaam, et notre parallèle conserverait encore toute sa force. Enfin nous remarquerons que, pour qu’une comparaison puisse être valide, il n’est pas nécessaire que tout soit égal dans les deux objets comparés, surtout lorsqu’on veut aller puiser une vérité au fond d’un mythe païen ; tout ce qu’on peut légitimement exiger, c’est qu’entre ces objets il y ait des rapports tellement frappants qu’il soit impossible de les méconnaître. Or, quiconque lit attentivement et sans prévention le Prométhée d’Eschyle ne pourra s’empêcher de reconnaître des rapports singulièrement frappants entre Prométhée et le Christ, entre le supplice de celui-là et la passion de celui-ci. – 1° Le nom de Prométhée exprime l’idée de la sagesse, il est fils de Thémis, symbole de la justice. Or, le Christ est la sagesse incarnée, et son corps a été formé dans le sein de Marie par l’Esprit-Saint, qui est le bien ou la justice essentielle. 2° Prométhée a aidé Jupiter à conquérir son royaume sur ses ennemis. Le royaume de Dieu c’est l’Église que Jésus-Christ a acquise par son sang et qui est devenus par là sa conquête. 3° Prométhée est attaché par Vulcain, Bia et Kratos 2, qui représentent, les deux derniers surtout, dans l’étymologie même de leur nom, les princes de ce monde dont parle saint Paul, ou les démons qui ont crucifié le Seigneur de gloire. 4° Les bourreaux de Prométhée ne sont que les exécuteurs de la volonté de Jupiter. Or, saint Jean nous apprend que Dieu a tant aimé les hommes qu’il a donné son fils unique et l’a livré à la mort pour nous ; et, dans un sermon sur la passion, Bossuet, en parlant du Père éternel, dit, avec son énergie inimitable, qu’il se mit lui-même de la partie contre le Sauveur. 5° Prométhée se plaint à Jupiter. À Dieu ne plaise que nous veuillons établir un parallèle entre les blasphèmes orgueilleux de ce dieu de la fable et les plaintes soumises de Jésus-Christ ; mais nous voyons que le Sauveur dit à son père : pourquoi m’avez-vous abandonné ? Et Bourdaloue, si exact et si précis, dit, en parlant de Jésus-Christ, qu’il fallait qu’il souffrît en quelque sorte la peine du dam, dans un sens bien différent sans doute de celui de Calvin, mais qui exprime nécessairement un état d’abandon de Jésus-Christ de la part de son père.

Vulcain, en annonçant à Prométhée le supplice auquel Jupiter l’a condamné, lui dit : « Voilà ce que tu as gagné par ton amour pour les hommes ; car étant Dieu, et ne craignant pas la colère des dieux, tu donnas aux mortels des honneurs excessifs ; pour cela tu resteras sans plaisir sur ce rocher où tu ne goûteras point le sommeil, te plaignant et gémissant en vain. » Kratos et Bia cherchent à étouffer en Vulcain les sentiments de compassion qu’excite en lui la parenté qui l’attache à Prométhée. « Allons, que tardes-tu, lui disent-ils, pourquoi t’apitoyer en vain ? Comment, tu ne hais pas ce dieu ennemi des dieux, qui a donné perfidement tes dons aux mortels ? Jette-lui cette chaîne : que je ne te voie plus temporiser ; saisis-le, perce-lui les mains, frappe-le avec ce marteau, cloue-le sur ce rocher ; frappe-le mieux, attache-le, ne cède pas, car il est habile à trouver des issues dans les positions les plus embarrassantes ; cela lui apprendra à être plus sage que Jupiter. Il n’a que ce qu’il a mérité. Descends, attache-lui plus fortement les jambes avec cet anneau. » Ces sarcasmes, cette fureur représentent très bien les railleries insultantes et les cris de rage des ennemis de Jésus-Christ. La timidité, la compassion de Vulcain nous rappelle l’anxiété et les incertitudes de Pilate ; et de même que celui-ci cherche à se laver du reproche qu’on pourrait lui faire d’avoir condamné le Sauveur, ainsi celui-là s’excuse sur les ordres de Jupiter, qu’il doit exécuter. En entendant Kratos et Bia recommander à Vulcain de prendre des précautions, parce que Prométhée est un homme rusé qui sait toujours se tirer d’embarras, on se rappelle ce que les princes des prêtres et des pharisiens disaient à Pilate : « Maître, nous nous souvenons que ce séducteur a dit pendant qu’il vivait : je ressusciterai après trois jours. Faites donc garder sa sépulture jusqu’au troisième jour, de peur que ses disciples ne viennent et qu’ils ne l’enlèvent. » Et dans ces paroles de Kratos : « Fais ici l’orgueilleux, ravis le don des immortels pour le donner aux mortels ! Peuvent-ils maintenant soulager tes maux ? Les dieux t’appellent faussement Prométhée, car si tu l’étais tu trouverais le moyen de te tirer de ces maux » ; ne reconnaît-on pas ces paroles des ennemis de Jésus-Christ : « Qu’il se sauve lui-même s’il est le Christ fils de Dieu. – Si tu es roi des Juifs, sauve-toi. » Prométhée resté seul se plaint en ces termes : « Je vois clairement ce qui doit m’arriver, mais il faut que je supporte les maux qui me sont destinés ; je sais qu’il n’est point de force qui résiste à la nécessité. Je ne puis taire ces maux, et cependant je ne puis parler. C’est pour avoir fait du bien aux hommes que je suis attaché comme à un joug à cette nécessité : j’ai ravi le feu, il a enseigné tous les arts aux mortels, et est devenu pour eux le bien le plus utile. J’expie ainsi mes fautes. Voyez ce dieu malheureux et captif qui a encouru la haine de tous les dieux qui impriment leurs traces sur le palais de Jupiter à cause de son trop grand amour pour les hommes. » Quel rapport entre ces plaintes et ces paroles des saintes lettres : « J’ai un baptême dont je dois être baptisé et je suis dans l’angoisse jusqu’à ce qu’il soit accompli. Je suis venu apporter le feu sur la terre, et que veux-je sinon qu’il soit allumé ? Ô vous qui passez par le chemin, voyez s’il est une douleur égale à la mienne. » Le chœur des Océanides arrive ; Prométhée leur dit : « Si Jupiter m’avait enchaîné au fond du Tartare, de sorte qu’aucun homme ni aucun dieu ne pût se réjouir de mes maux ! Mais je souffre à la face du ciel : sujet de risée pour mes ennemis. » – Nous lisons dans les psaumes : « Ma honte est tout le jour contre moi, et la confusion de ma face m’a couvert ; on s’est moqué de moi, on a grincé des dents sur moi. » – Prométhée raconte aux Océanides comment il a sauvé les hommes, et c’est ici que le rapport devient plus frappant : « Les dieux, dit-il, étaient irrités, les uns voulant, les autres refusant Jupiter pour roi. Je ne pouvais les persuader ; méprisant dans leur orgueil tout moyen de douceur, ils pensaient réussir par la violence : de tous les partis, le plus sûr était de secourir Jupiter. Par mes conseils Saturne et ses alliés sont en enfer. Dès que Jupiter fut assis sur le trône, il partagea les récompenses et distribua le gouvernement. Il ne tint aucun compte des mortels, voulant les anéantir pour faire naître une autre race. Personne ne s’y opposait ; moi j’osai le faire. J’empêchai les mortels de tomber en enfer. C’est pour cela que je souffre des maux horribles à souffrir et terribles à voir. » Il y a tant d’analogie entre ce passage et le commencement du second livre du Paradis perdu de Milton, qu’on pourrait croire que celui-ci en a pris l’idée dans Eschyle, si la révélation n’avait suffi pour la lui donner. Le père éternel déclare à la cour céleste ses desseins sur l’homme dévoué à cause de son péché à la destruction, il doit mourir avec toute sa postérité, il faut qu’il périsse lui ou la justice, à moins que quelqu’un réunissant le pouvoir et la volonté ne paye pour lui une satisfaction entière. « Mort pour mort. Parlez, pouvoirs célestes. Où trouverons-nous un tel amour ? Qui de vous se fera mortel pour racheter le crime mortel de l’homme, et juste pour sauver le coupable ? Une charité si précieuse se trouve-t-elle dans le ciel ? » Il dit : tous les pouvoirs célestes se tenaient muets, et le ciel était en silence. Aucun patron, aucun intercesseur ne paraissait en faveur de l’homme. On osait encore moins prendre sur sa propre tête ce crime mortel et cette terrible rançon. Le genre humain allait rester sans rédemption, perdu, adjugé à la mort et à l’enfer, si le fils de Dieu ne s’était offert pour médiateur. « Père, dit-il, votre parole est engagée, l’homme aura sa grâce. » Prométhée dit encore aux Océanides : « Celui qui a le pied hors du malheur, il lui est facile de conseiller et d’instruire ceux qui souffrent. Je savais tout cela. J’ai péché volontairement, oui volontairement, je ne le nie pas ; mais c’est en secourant les hommes que je suis devenu malheureux. »

L’Océan vient aussi prendre part aux malheurs de Prométhée : « Tu sais bien mieux, lui dit-il, conseiller les autres que tu ne sais te conseiller toi-même. » Ainsi les Juifs disaient de Jésus-Christ : « Il a sauvé les autres et il ne peut se sauver lui-même. » Tiens-toi tranquille, dit Prométhée à l’Océan, car si je souffre, je ne voudrais pas que d’autres souffrissent avec moi. – Ne pleurez pas sur moi, disait Jésus-Christ aux saintes femmes. –Prométhée dit encore : « Ne croyez pas que je me taise par orgueil et par présomption. Je sens le déchirement de mon cœur en me voyant ainsi traité ; mais apprenez dans quel état étaient les hommes : d’insensés qu’ils étaient je les ai rendus sages, je leur ai rendu la raison. Je ne veux pas me plaindre d’eux, mais seulement rappeler les services que je leur ai rendus. Car regardant, ils regardaient en vain ; entendant, ils n’entendaient pas. » – Et dans la Sainte Écriture : « Le peuple qui était assis dans les ténèbres a vu une grande lumière, et ceux qui étaient assis dans la région de l’ombre de la mort, la lumière s’est levée pour eux. – À vous il a été donné de connaître le mystère du royaume de Dieu, mais je parle aux autres en paraboles, afin que voyant ils ne voient point, et qu’entendant ils n’entendent point. » Le chœur dit à Prométhée : « Tu es un mauvais médecin : tombé dans la maladie, tu perds courage et tu ne peux trouver un moyen de guérir tes maux. » – Ainsi Jésus-Christ dit aux Juifs : « Vous me direz sans doute cette parabole : médecin guéris-toi toi-même. » Prométhée dit encore qu’il est venu apprendre aux hommes l’art de connaître les augures et de faire aux dieux des sacrifices qui leur fussent agréables. – Comme il est prédit dans Malachie qu’après la naissance du Sauveur on sacrifierait en tout lieu et on offrirait au nom du Seigneur une oblation pure. – Nous avons vu d’abord les Océanides, puis l’Océan, venir rendre hommage à Prométhée. On peut regarder celles-là comme représentant l’air, et celui-ci comme représentant la mer ou l’eau, de sorte que les chœurs de la pièce ne sont au fond que les voix de la nature toute entière qui vient répondre par des chants de compassion et d’attendrissement aux gémissements et aux soupirs de son auteur et de son maître. Et le rapport devient plus frappant par l’arrivée d’Io, qui, changée en génisse, représente la terre. Et en effet les hommes qui l’habitent étaient devenus par leur aveuglement et leurs crimes semblables à des animaux sans raison, exactement symbolisés dans Io, perdue et poussée par un instinct de fureur qui la pique comme un taon, errant çà et là sans but ni dessein, et venant à Prométhée comme à un médecin et à un prophète, afin d’apprendre de lui quand et comment doivent finir ses maux. Prométhée lève le voile de ses destinées. « Ce que tu désires apprendre, je vais te le dire sans énigme, simplement, comme on doit parler à des amis. » Ainsi le Christ dit à ses apôtres : « L’heure est venue où je ne vous parlerai plus en paraboles, mais ouvertement. » – Et après lui avoir ainsi prédit tout ce qui lui devait arriver, Prométhée ajoute : « Mais pour qu’elle sache que je n’ai pas parlé en vain, je lui dirai tout ce qu’elle a fait auparavant, et ce sera la garantie de la vérité de mes paroles. » Et la Samaritaine dans saint Jean : « Venez voir un homme qui m’a dit tout ce que j’ai fait, serait-ce le Christ ? » Enfin Prométhée entend le tonnerre de Jupiter : les vents soufflent, les éclairs brillent, la terre et la mer se confondent, et le fils de Thémis s’écrie : « Ô ma mère, vois ce que je souffre injustement » ; cette exclamation termine la pièce. – Jésus-Christ meurt après avoir dit : « Mon père, mon père, pourquoi m’avez-vous abandonné ? » La terre tremble, le soleil refuse sa lumière, et le centurion étonné s’écrie : Vraiment cet homme est juste. – Il nous semble qu’il est difficile de désirer une analogie plus frappante : elle le deviendrait peut-être encore davantage si nous avions la troisième partie de la trilogie où Prométhée délivré et comme sorti du tombeau représentait le Christ ressuscité. – C’est ainsi que bien des siècles avant la passion du Sauveur, ce Christ qu’Isaïe avait vu comme un homme sans beauté ni apparence, meurtri pour nos crimes et pour nos iniquités, ce Christ que Confucius avait vu dans la personne du Saint, frappé, abreuvé d’amertume, ce Christ que Platon voyait plus tard comme un juste patient et lut tant contre le malheur, Eschyle le représentait peut-être à son insu sous les traits de Prométhée, et, en croyant tisser une fable, il faisait une prophétie dont l’évènement devait plus tard donner le sens.

 

 

 

Éliacim JOURDAIN.

 

Paru dans La Revue européenne en 1831.

 

 

 

 

 



1St. Paul aux Corinth.

2La force et la puissance.

 

 

 

 

 

 

 

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