Séduit par le Führer,

ramené par mon ange gardien

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Pierre KOLLER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Né et élevé dans l’Église catholique, Peter Koller raconte pourquoi et comment, au temps du national-socialisme, il quitta l’Église et, en 1947, y entra de nouveau.

Peter Koller est né à Vienne en 1907. Son père était dentiste. Enfant, il connut la situation d’après guerre si particulière à l’Autriche. Son père resta longtemps prisonnier de guerre en Sibérie ; sa mère mit toute sa bonne volonté, sinon toute la prudence requise, pour lui donner une éducation catholique. Sa religion ne fut qu’un vernis qui ne résista pas au bain corrosif de la critique anticléricale du national-socialisme. Il devint alors un homme nordique « bon par nature » ! Après avoir étudié l’architecture à Vienne, puis à Berlin, il trouva dans cette dernière ville son premier poste et entra aussitôt dans le parti d’Hitler qui venait d’être fondé. Pendant les années de crise 1932-1934, il exploita une ferme à Kärnten. Il revint dans le territoire du Reich lorsque le national-socialisme devint Pouvoir légal et travailla comme architecte à Aachen, Berlin et Augsbourg (Lotissement et plan de construction). Fait digne d’être mentionné, c’est à lui qu’échut la tâche d’établir les plans et de construire Wolfsburg (Hanovre), ville des Volkswagen. S’étant engagé comme volontaire sur le front de l’Est, il fut fait prisonnier des Russes en 1943, ce qu’il appelle : « son carême ». La pensée de la présence des anges gardiens l’a préoccupé tout au long de son « Odyssée spirituelle », et c’est son ange gardien qui l’a ramené à l’Église.

 

 

 

Mon père était dentiste à Vienne où il était venu, comme ma mère, de Kärnten. Je fus baptisé et élevé catholique ; aussi Église et école sont-elles une seule et même chose dans mon souvenir. Je fréquentai une école catholique privée. Chaque dimanche, il y avait au programme l’assistance à la messe. Ma mère s’efforça d’implanter en moi un idéal de discipline sévère. Elle nous faisait observer à la lettre les règles morales, les commandements et nous ordonnait d’assister à la messe même pendant les vacances. Une vieille tante nous y accompagnait, tandis que maman ne venait qu’à de rares occasions. Je ne me souviens pas non plus de l’avoir vue prier à la maison. Elle était pieuse en soi mais craignait de le paraître, sous quelque forme que ce fût. Le passage de la campagne à la ville lui avait fait perdre de son assurance. Elle m’envoya au collège des Bénédictins « Zu den Schotten ». Je tenais mes maîtres en haute estime et j’en garde un heureux souvenir, spécialement de ceux qui menaient une vie exemplaire et sainte. Mais là aussi, religion et école me parurent être la même chose et dans la mesure où nous commencions à nous intéresser à ce qui dépassait le cercle de l’école, nous nous sommes aussi éloignés intérieurement de ce qui était lié à l’école, c’est-à-dire la prière et la messe.

Mon père fut fait prisonnier au début de la première guerre mondiale et ne revint de Sibérie qu’après six ans, lorsque j’avais quatorze ans. Il était non-conformiste et savait nous intéresser d’une façon prodigieuse. Hélas ! il détruisit ce que ma mère avait tenté d’édifier. Ses centres d’intérêt étaient la nature, l’art, les beautés du culte, les problèmes philosophiques et religieux qui s’y rattachent. Mais il n’était pas question pour lui d’une religion active quoiqu’il eût complètement abandonné, du fait de la captivité, la conception matérialiste de sa jeunesse.

Je vois encore les drapeaux noir-rouge-or flotter au sommet de la maison de mon grand-père par-dessus l’étroite rue. C’était l’unique exemplaire restant des drapeaux noir-jaune du royaume et des drapeaux rouge-blanc-rouge du pays. Souvenirs des traditions et des tendances de 1848.

Le plus jeune frère de mon père avait déjà fait partie d’émeutes d’étudiants anticléricales, antisémites. Cette position nationaliste de notre famille ne fit que grandir du fait de l’effondrement de la monarchie, de notre situation frontalière et de l’inflation. Ainsi en 1923, j’entrais un matin à l’école triomphant et je dépliais un numéro spécial du journal sur le Putsch d’Hitler à Munich et je criais : « Maintenant, ça va péter ! » Ils se moquèrent de moi : « Après trois jours, tout sera oublié ! » Ce qui m’attrista fort, mais ils ont eu raison.

 

 

« Oiseau migrateur »               

 

J’entrais dans une société de jeunes du mouvement « Wandervogel » qui en Autriche était beaucoup plus à droite que dans d’autres parties de l’Allemagne. Je ne peux pas dire que le mouvement ait manqué de sérieux moral. Il se défendait contre la grande ville et sa corruption, prônant un retour à la nature et un mode de vie qui depuis s’est largement répandu. Étudiant l’hérédité en biologie, nous avions accepté la théorie raciale et refusé par conséquent le titre de concitoyens aux Juifs. Le christianisme lui-même nous parut suspect à cause de sa parenté avec le judaïsme. Nous voulions rétablir les fondements de la culture indo-germanique qui nous paraissait avoir été corrompue par le christianisme. Avons-nous nié l’existence de Dieu ? Non, cela nous eût paru libéral et de ce fait ridicule. Notre théorie était la « Totalité », selon le principe : « Le Tout passe avant les parties. » Le primat de l’esprit postulait nécessairement Dieu comme le concept le plus élevé, comme la pointe dorée de tout l’édifice. Voilà tout ce que nous savions de Dieu. Nos connaissances scolaires étaient maigres. L’État, le Reich, semblait nous donner tout ce qu’il fallait pour notre vie ; c’est pourquoi nous avons en quelque sorte déifié l’État et pris une position révolutionnaire contre la situation politique d’alors. La réalité terrible de l’État nous apparut surtout pendant la guerre. Les livres du genre de ceux de E. Jünger nous galvanisaient : « In Stahlgewittern » (Orage d’acier), « Der Kampf als inneres Erlebnis » (La guerre, comme expérience intérieure). D’autre part, le retour à la nature nous mettait en contact étroit avec les usages populaires, avec les paysans de mon pays montagneux. On trouvait encore chez eux maints usages chrétiens et des restes de pensée chrétienne. Je me souviens particulièrement des beaux chants de Noël et de Pâques. Mais ce n’était plus, hélas ! qu’un décor culturel.

 

 

National-socialiste               

 

Je m’éloignais de plus en plus du christianisme et de l’Église pour tenter de devenir un soldat stoïque dans la lutte politique des races et des nations. J’avais suivi mon professeur d’architecture lorsqu’il avait été nommé à Berlin ; c’est là que je m’inscrivis au parti national-socialiste. Ma fiancée, Viennoise elle aussi, faisait également cause avec le parti. La question de la forme de notre mariage se posait, puisqu’il n’y avait pas de mariage devant le maire, en Autriche. Ma fiancée était protestante ; je voulais un mariage catholique, qui par son indissolubilité correspondait mieux à mon idéal de soldat ; j’étais aussi trop conscient de ma supériorité pour accepter d’agir en dépendance de ma fiancée et de faire un mariage protestant. J’exigeai donc d’elle, sans autre, qu’elle se fasse catholique, ce qu’elle accepta avec bonhomie. Je la conduisis chez un de mes anciens maîtres du collège « Zu den Schotten », le Père Léopold, pour l’enseignement catholique. Je devais aussi me confesser et communier. Ce fut la première et la dernière rencontre avec le clergé de ma paroisse de Berlin. Je pris la chose au sérieux, conscient de mon devoir, et je vins me confesser à un jeune prêtre. Lorsqu’il me demanda si j’étais membre du parti national-socialiste et si je n’avais pas aperçu la contradiction de cette attitude avec la religion catholique, je protestai ; je répondis non, poliment, à la deuxième question, mais j’étais persuadé qu’il s’était immiscé d’une façon inacceptable dans mes affaires privées ! Ainsi ai-je fermé l’oreille au premier et clair appel du Dieu de Patience.

Je me souviens d’avoir prié une seule fois, du moins d’une prière fervente, pendant le temps de mes études. Je skiais seul, lorsqu’au bas d’un « schuss » je culbutai dans un fourré. Je tombai dans la direction de branches brisées : elles auraient dû me labourer la figure. Or voilà qu’elles frôlent mes yeux, la chute ayant été déviée au dernier instant. J’étais sain et sauf, aussi je tombai à genoux pour remercier Dieu. J’avais la certitude intérieure indépendante de toute conviction rationnelle d’avoir été dans la main d’une Puissance plus haute qui m’avait protégé.

C’était de nouveau un appel, mais je l’ai fui comme je le fis dans d’autres circonstances où j’étais fasciné par l’attitude et les convictions d’hommes chrétiens. Un compagnon, étudiant suisse, m’avait averti une fois : « Le travail du dimanche n’apporte aucune bénédiction » et ce mot ne cessait de résonner en moi. Après notre mariage, nos efforts religieux se réduisaient à la lecture et à la prière commune ; nous vivions dans une maisonnette en bois dans les jardins à l’entour de Berlin. Nous avons donné des noms chrétiens à nos enfants, uniquement parce que c’étaient des noms de paysans de notre patrie, à laquelle nous étions si attachés depuis que nous vivions dans la grande ville étrangère. Pendant la crise économique de 1932, le chômage nous contraignit à prendre l’exploitation d’une ferme de montagne que mon père avait achetée. Nous avons alors imité les pieuses coutumes de nos voisins : le jour des Rois, nous écrivions, avec les domestiques et les servantes, ce signe sur les portes : † C † M † B 1. Je ne continuais pas moins l’étude des vieilles coutumes nordiques et leurs parallèles dans les pays de montagne. Je m’intéressais plus aux origines païennes des usages chrétiens qu’à leur essence.

Suivant le courant politique du temps, défavorable à l’Église et au christianisme, je devenais de plus en plus agressif ; la vue d’une procession à Aachen en 1934 éveilla en moi des sentiments d’inimitié. Ces fidèles étaient pour moi des ennemis de l’État, de l’État qui dans son développement me remplissait d’aise, car il me semblait réaliser l’idéal et les élans de ma jeunesse. Je n’exerçais moi-même aucune activité politique, car j’étais tout entier occupé à m’assurer une place et un nom dans ma profession d’architecte. Je voyais cependant d’assez près les politiciens et les évènements politiques dans mon travail de construction et d’organisation du pays. Le sommet de mon activité fut le projet et la construction d’une ville de 60 à 90 mille habitants pour la fabrique des Volkswagen à Wolfsburg. Avec mes trente ans, j’étais encore bien jeune pour cette tâche et l’on comprend que j’aie dû m’y consacrer totalement.

Ce travail me mit de nouveau en contact avec l’Église. Je reçus un jour la visite du curé Holling qui venait d’être envoyé dans cette nouvelle ville. Rayonnant et sûr comme celui qui a une mission divine, il vint me demander de lui réserver une place à bâtir pour une église catholique. Son attitude ouverte me plut et je lui accordai la place. Face à cet homme fier de sa force, j’éprouvais de la joie à me montrer tolérant et à pouvoir exaucer son désir. J’en fus pour mes frais, lorsque le Gauleiter s’en plaignit à Hitler. J’invoquais pour ma défense l’exemple de l’inspecteur général des bâtiments, Speer, que je connaissais depuis mes études supérieures et qui avait réservé des places pour les églises dans les plans de la nouvelle ville de Berlin. Hitler décida qu’il n’y aurait pas d’église à Wolfsburg. Je voyais à peine, alors, la portée tragique de cette décision.

 

 

Hors de l’Église               

 

Pour être logiques jusqu’au bout, nous quittions l’Église. Le motif, je l’avoue, ne fut pas très noble. Les impôts ecclésiastiques s’élevant en proportion de mes revenus, je trouvais que je ne pouvais plus livrer autant d’argent à mes adversaires. Je fis baptiser mes six enfants, sur les instances de ma femme. Lorsque les plus grands eurent dix et huit ans, je décidai avec ma femme, de leur parler de Dieu. Comment s’y prendre ? Nous étions fort embarrassés. Fallait-il leur parler de Wotan ? Nous aurions été ridicules. Nous fîmes un essai lors d’une promenade dans les bois. Notre misérable bagage intellectuel et littéraire s’écroula devant leurs yeux interrogateurs ; les enfants veulent savoir exactement ce qui est et ce qui n’est pas. Nous avons changé de conversation, mais je ne me sentais pas très fier !

Ma profession m’accaparait de plus en plus, je devais travailler dans d’autres villes. J’avais atteint le faîte de ma carrière, mais aussi, hélas ! le plus bas point de mon évolution intérieure. Je travaillais jusqu’à la limite de mes forces pour assurer mon succès, pour être puissant, pour gagner de l’argent. Je voulais avoir beaucoup d’argent, non seulement pour ma famille, pour mon entreprise, pour mes fantaisies, mais aussi pour être libre, indépendant, pour jouir de la vie, pour tout acheter (et malheureusement je vis que beaucoup de choses peuvent être achetées), pour dissimuler enfin ce qui me faisait rougir. J’étais comme un moteur qui tourne trop vite et s’échauffe : je n’avais plus un rythme humain. Ma femme et mes enfants ne me voyaient plus guère en famille, car dans ma fausse conception du devoir, je me consacrais tout entier à ma profession. Je croyais que c’était là une exigence de la grandeur et j’en étais fier. Quels coups d’encensoir pour mon orgueil et ma vanité, lorsque j’avais l’honneur de présenter moi-même mes projets à Hitler et d’être traité avec considération par les hommes haut-placés ! Les hommes devenaient pour moi comme des étrangers, des outils ou des pions négligeables. Quel orgueil ! Je vis peu à peu diminuer ma force morale et mes facultés créatrices, et la routine remplacer l’élan intérieur ; mais je voyais tant d’autres agir de la même façon que cela me paraissait inévitable. N’est-il pas étonnant qu’on ne pouvait juger le système du national-socialisme qu’avec le recul du temps ? Cela était impossible en plein dans la tourmente. La Puissance corrompt la vie intérieure là où manque l’humilité devant une mission divine ; la puissance anéantit celui qui l’emploie. Je m’en rendis compte, un peu confusément, mais je ne voulais pas me rendre. Heureuse avait été autrefois ma vie de mariage : elle devenait maintenant très pénible car j’étais cynique et ma femme ne pouvait plus me comprendre. Elle, elle était demeurée ce qu’elle avait été, c’est moi qui ne voulais plus la comprendre et qui jouais à l’incompris. Je la délaissai pour jouir de la vie et me mettre dans une situation sans issue. À bout de force, je m’écriai : « Loin ! loin ! » Il n’y avait qu’une solution, l’armée. Je fis rayer ma dispense du service militaire et je m’annonçai comme volontaire.

Des motifs de convenance m’avaient aussi poussé à prendre cette décision. Je rougissais devant les soldats de ne pas l’être. Ma profession me désignait aussi pour la défense du front. J’avais une seule crainte : être enrôlé dans la troupe des munitions, où je perdrais mon indépendance.

N’étant pas à ma place dans les Gardes-frontières, je protestai. J’eus la chance de tomber sur un officier très raisonnable et au courant des trucs pour agir à l’encontre des ordres donnés ; il m’incorpora dans l’infanterie. Lorsque je reçus l’ordre et que je fus libéré de l’exercice en cours, j’allai tout de suite dans ma chambre pour m’agenouiller et remercier Dieu. Je ne savais pas clairement pourquoi et qui je devais remercier, mais je sentais intérieurement que j’étais au tournant de ma vie, que tout était dans la main d’une Personne supraterrestre. Ce tournant allait m’amener au front et après la victoire allemande élargirait sans doute ma réputation de bâtisseur de villes. Je ne savais pas qu’il allait avoir un tout autre sens.

La vie de soldat me semblait des vacances. J’avais l’honneur de porter le même uniforme que revêtirent autrefois un Löns, un Flex, un Ernst Jünger. Ne me parlez pas de la bureaucratie militaire ! Je voulais à tout prix aller au front. Or, ils m’opposèrent un paragraphe de la loi qui interdisait aux pères de famille de s’engager au front. J’avais six enfants, donc... Sur ce, je tombai malade et dus rester un mois entier au lazaret. Les journées longues et calmes me firent rentrer en moi-même ; je vis alors les fautes de ma vie de mariage. Je résolus d’y remédier le mieux possible.

La situation générale s’assombrit et je me souviens d’avoir dit un jour à mon voisin de lit que le Reich auquel nous avions collaboré nous amènerait peut-être à la ruine ; il se moqua de moi et me traita de corbeau blanc du national-socialisme !

Un camarade me parla pour la première fois de l’exécution des juifs de l’Est, à laquelle il avait participé. J’étais si convaincu que l’ordre du monde consistait dans la survivance des plus forts et l’anéantissement des faibles que je justifiai ces assassinats monstrueux par raison d’État.

Une fois guéri, je rencontrai un officier qui sut me faire arriver au front malgré les prescriptions ; c’était en automne 1943. Dans un mouvement de retraite, je vis des maisons russes flamber dans la nuit. Nous avions reçu l’ordre insensé de faire évacuer la population hors des trous qu’ils s’étaient creusés ; femmes, enfants pleuraient. Ils furent rassemblés dans une dépression de terrain, et un sous-officier me raconta comment ils périrent sous le feu des lance-grenades. Le soupçon que c’était le feu des nôtres s’implanta en moi et ne me laissa plus de répit. J’écrivis à ma femme que la guerre était une chose horrible. L’atmosphère de retraite m’abattit ; errer à l’aventure me paralysait. Nous n’avions ni pelles pour élever des barrages, ni outils pour creuser des trous, comme si personne ne s’occupait plus de nous à l’arrière. Nous étions dans un pays étranger, à perte de vue, et ces étendues infinies dépaysaient nos fantassins.

 

 

Prisonnier des Russes               

 

Nous défendions une tête de pont. Bientôt nous fûmes pris en tenaille par les Russes. J’étais le dernier à quitter la place, calme, sans être particulièrement audacieux ; j’étais comme étranger à tout ce qui se passait autour de moi. L’attente si désagréable fut rompue par le cri : « Rucki werch ! » J’étais prisonnier des Russes. C’est l’impression des songes d’enfant, lorsqu’on tombe à la renverse dans un puits noir, sans fond. J’étais dans un monde où toutes les valeurs étaient renversées. Communauté, camaraderie, tenue exemplaire, fidélité, dévouement n’existaient plus ; nous étions un troupeau d’individus dénués de tout. Nous n’avions aucun droit, nous étions un rien, dépendant de l’humeur d’un homme quelconque et sauvage dont nous ne comprenions pas la langue. Je compris alors pour la première fois que l’homme intérieur peut évoluer d’une façon tout à fait indépendante des circonstances de sa vie extérieure. Je m’étonnai d’être si calme. Peut-être était-ce parce que mon père avait déjà vécu la vie de prisonnier ?

Noël 1943. Je venais d’être blessé à une jambe par un éclat de mine. J’étais au lit avec de la fièvre, dans une maisonnette russe. Nous étions plusieurs camarades, affamés, sans lumière, sans pouvoir sortir pour remédier à nos besoins.

Nous fûmes déportés à travers des forêts enneigées, glacées. C’était une marche de canards entourés de sentinelles russes. Dans une clairière, ils se mirent à discuter sans fin, complètement saouls. L’un d’eux accosta l’homme qui était devant moi et s’efforçait de le faire sortir des rangs, criant : « Tu seras fusillé sur-le-champ. » L’homme suppliait, gémissait, tremblait pour sa vie et s’ingéniait à détourner la colère du russe. Je réfléchissais : et si la sentinelle t’appelle à sa place ? Je me représentai le coup de fusil, la nuit et enfin l’au-delà ! Que ce ne fût pas tout fini et que mon moi était indestructible, je n’en doutais plus. Je ne poussai pas mes réflexions plus loin, je me demandai seulement : « Devrais-je à la fin crier Heil Hitler ? » Non, cela augmenterait la colère du russe et nuirait à mes camarades. Les sentinelles renoncèrent à leur projet comme par hasard, ou comme c’est l’habitude chez les ivrognes. Leur attention fut détournée par un étranger qui arrivait sur la route. Ils crièrent encore quelque peu, puis donnèrent l’ordre de se remettre en marche.

 

 

Au lazaret               

 

Le lazaret était une isba à moitié délabrée, où nous devions loger avec dix-sept soldats allemands gravement blessés. Nous étions comme des ennemis ; la camaraderie, le dévouement n’existaient plus entre nous. Il y avait un manque effroyable de pansements même chez les Russes. À mes côtés gisait un soldat avec une jambe fracassée. Il était incapable de détacher par lui-même le pansement que le pus traversait. Personne ne voulait le faire car nous n’avions pas d’eau pour nous laver les mains. Je le fis, ne craignant rien car mon chemin était tracé. La situation de quelques camarades empira. Le plus jeune mourut d’une blessure à la colonne vertébrale, après des heures de râles, tandis que nous avalions notre maigre soupe et que je distribuais le pain avec mes mains puantes. Personne ne se souciait de ce jeune homme qui mourait là, à nos côtés, aucun ne pensait à prier, ne pensait à Dieu, à l’éternité où ce jeune homme allait entrer dans quelques minutes. Chacun de nous ne pensait qu’à manger, unique espoir !

Une nuit, nous fûmes transportés dans un autre lazaret. Les Russes eux-mêmes manquaient du nécessaire et le village entier dépendait de la cuisine militaire. Les restes qui nous étaient servis suffisaient à peine à nous maintenir en vie, la faim était atroce. De nombreux malades moururent malgré la sollicitude étonnante et les soins des femmes-médecins russes. Un aspirant officier racontait à son voisin comment il avait été fait prisonnier : il s’était battu avec la bravoure inconsciente d’un jeune, mais toute la compagnie avait été prise. Il me plut. Il raconta encore sa vie à la maison, ses études de théologie. Ce mot de théologie me déplut et je divins son adversaire. Il me restait donc un long chemin à faire !

Lorsque ma plaie fut cicatrisée, je passai dans un camp de transition, où la situation était pire encore. La psychose de la faim se déclara, chacun ne pensait qu’à sa pitance, ne parlait que de la nourriture. M’étant aperçu que les problèmes spirituels me libéraient de cette psychose, je tentais d’amorcer des discussions, malgré l’état d’irritation extrême où nous étions. Je découvris un instituteur qui savait par cœur les plus beaux passages de Rilke, Mörike, Klopstock. Nos entretiens eurent une plénitude artistique inouïe. Nous étions dans un monde des Idées presque indépendant de la misère qui nous entourait. Nous fûmes séparés, hélas ! et j’allai dans un camp de concentration avec 3 000 camarades. C’était le temps du « coup dur » pour les Russes ; nous avions si peu à manger qu’après quelques mois nous étions à demi morts. J’étais moi-même dans un état intermédiaire entre le rêve et le demi-rêve. Ma vie entière se déroula devant mon esprit et me fit tout remettre en question. D’une part, ce qui avait fait mon orgueil autrefois pâlissait maintenant. Tout ce que j’avais bâti sur l’égoïsme, la dureté et la volonté de puissance, s’était écroulé, bref tout ce qui avait été malice, péché, devenait un fantôme qui se dissipait. D’autre part, je revivais intensément les heures lumineuses de ma vie, les heures de l’amour vrai, de la bonté, du dévouement, de la fidélité, heures de mes premières années de mariage, heureux au milieu de mes enfants, heures de ma jeunesse. La joie, le bonheur, la pureté revinrent en moi. Je pouvais de nouveau distinguer entre le bien et le mal et je l’acceptais d’autant plus volontiers que c’était là une exigence intérieure et non pas une enseignement venu de l’extérieur.

J’étais devenu inapte au travail et j’étais couché un soir sur mon lit, à fond de cale ; plusieurs de mes camarades étaient morts ; je me disais : « Dans moins de trois semaines, c’est mon tour. » Je m’étais assoupi, lorsqu’on cria : « Y a-t-il ici un homme qui s’appelle Peter et qui est ingénieur ? » Je répondis : « Oui, je suis ingénieur. Que veux-tu ? » – « Vite, au bureau du commandant. » Je fus engagé comme ingénieur et ma ration alimentaire augmenta de jour en jour de sorte que je repris des forces. Je venais de retrouver brusquement une place dans la vie avec cinq de mes camarades, alors que les 2994 autres...

Des tas d’hommes mouraient autour de moi et personne ne pouvait les aider. Dans la cave-morgue s’alignaient sans fin des cadavres si décharnés qu’ils étaient méconnaissables et qu’ils ne se distinguaient que par un numéro écrit à l’encre sur une jambe. Ils sont peut-être tous morts loin de Dieu ; je n’ai jamais vu l’un d’entre eux prier, aucun ne se souvenait de Dieu, moi-même non plus. J’eus de plus en plus le sentiment d’être conduit par une Puissance bienveillante.

Un Rhénan avait attiré mon attention, parce qu’il possédait une Bible qu’il avait réussi à garder malgré toutes les inspections ; il est vrai que les Russes avaient la consigne de ne pas confisquer les livres religieux. Si on se moquait de lui, il n’était pas moins l’objet d’une secrète jalousie, étant le seul à posséder quelque chose en propre, quelque chose d’indestructible qui manquait aux autres.

Nous vivions – Hongrois, Polonais, Roumains et nous Allemands, en plus petit nombre, – comme des individus renfermés sur eux-mêmes. Je devais aussi vivre comme un isolé dans la chambre commune des ingénieurs, car toute confiance réciproque avait disparu. Chacun pouvait être un espion capable de trahir, de dénoncer, de calomnier ses codétenus pour une omelette. Derrière l’apparence d’une vie commune se cachait une défiance réciproque, d’autant plus que notre chef, un criminel, n’était qu’un soi-disant ingénieur.

Sa goinfrerie nous valut pourtant une jolie fête de Noël. Il avait appris que le cuisinier allemand-russe était pieux et que pour Noël, il pourrait, grâce à ses relations, nous faire des omelettes. Pour obtenir les omelettes, il proposa au cuisinier une veillée de Noël en commun avec lecture de la Bible. Le cuisinier accepta le contrat. Mais qui connaissait la Bible ? Je m’annonçais, et j’obtins du soldat rhénan, non sans efforts, qu’il me prêtât son Nouveau Testament. La veillée de Noël fut une réussite. Le récit de la Nativité me fit une impression étrange, comme un conte venu de très loin. Je ne pouvais le comprendre, ni trouver une relation entre le Christ et moi.

Un fait, pourtant n’offrait plus de doute pour moi : j’avais un ange gardien. Je me rappelle, comme si c’était aujourd’hui, comment j’en fis part à un camarade. Je le lui présentais surtout comme une tradition des anciens Germains, relative à certains êtres conducteurs des hommes, cette croyance m’étant plus familière que la foi chrétienne. Je ne l’avais jamais expliqué avec plus de chaleur que ce soir-là : comme s’il avait été là devant moi.

Je rechutai ; ce furent de nouveau de longues journées à passer, seul, couché dans ma chambre. La certitude de la présence de mon ange gardien devint si concrète que je me soulevais parfois sur mon lit et criais : Il y a quelqu’un dans ma chambre ! En fermant les yeux, je le voyais : grand, svelte, d’apparence féminine, silencieux et triste. J’étais plus sûr de sa présence que de celle des choses qui m’entouraient.

 

 

La grâce de la captivité                

 

Je remercie Dieu pour ma captivité, elle fut mon carême avant la joie de Pâques. Elle a réduit à néant la plupart de mes vues de jadis. Par elle, j’ai appris à connaître l’homme russe et à l’apprécier. Quelle admiration ne dois-je pas aussi aux médecins et aux ingénieurs juifs qui avec une profonde humanité nous ont rendu le bien pour le mal !

Devenu inapte au travail je fus renvoyé en Allemagne en novembre 1945. J’eus la douloureuse surprise de ne pas trouver ma famille à Wolfsburg, elle n’avait pas pu revenir depuis Kärnten. Ma maison était encore intacte avec tous ses meubles, mais occupée par des réfugiés. La femme d’un de mes collaborateurs d’autrefois me réserva une place pour dormir. Il était interdit aux anciens national-socialistes d’exercer une activité autonome : je m’engageai donc comme dessinateur-architecte chez un de mes anciens représentants.

J’avais lutté, j’avais perdu ; j’avais vécu tant d’évènements que je m’étonnais d’être encore en vie. La situation en Allemagne à la fin de 1945 était encore opprimante, mais je n’avais plus de ressentiments. J’appréciais la libération, non seulement celle de la captivité, mais surtout celle du cauchemar qui en Russie pèse sur les hommes comme un nuage de plomb. Tout cela était passé. J’étais mal vêtu, j’allais chercher ma nourriture avec ma gamelle à la cuisine du camp. Mes meubles servaient à des étrangers, une troupe anglaise occupait mes anciens bureaux ; les plans, les documents avaient été anéantis : tout cela m’était devenu sans importance. Une chose comptait : j’étais seul et il me fallait recommencer à neuf.

Combien de fois dus-je cesser mon travail faute de courant électrique ! Mais rien ne pouvait m’empêcher de chercher un sens nouveau à ma vie. J’eus la sagesse d’abandonner l’ancienne méthode de pensée qui nous avait conduits à la catastrophe. Durant la captivité, je m’étais habitué à laisser les pensées naître et se développer en toute tranquillité au lieu de vouloir penser, car la volonté est elle-même souvent grevée de préjugés et de vanité.

Dans la cave, je retrouvais parmi mes affaires une madone en cire du Tyrol que j’avais achetée autrefois pour ma femme. Je la posai au-dessus de mon lit, ce qui attira les moqueries de mes compagnons. Elle concrétisait ma certitude de vivre sous la protection d’un Être puissant.

Je rencontrai un jour le curé Holling. Il m’invita très amicalement à venir une fois chez lui. Je lui répondis poliment, mais je riais sous cape : « Tu peux attendre longtemps ! »

Un vieil ami tenta de me faire connaître plus à fond le catholicisme. Je lui dis : « Je ne veux pas avoir à faire avec les curés ! » La femme de mon ami me fit cadeau en 1945 du beau récit de Noël de Ludwig Thomas. L’art populaire, paysan, de ce récit me charma ; je compris le sens de Noël un peu mieux que l’année précédente, sans dépasser pourtant un niveau sentimental. Seul un fait était certain : mon ange gardien. Je voulais entendre un message de sa part.

 

 

L’ange conducteur               

 

Un de mes anciens employés, qui avait établi les plans de chauffage de la ville et qui était maintenant domestique, vint me rendre visite. Il m’apporta un cadeau précieux et rare, un morceau de savon à raser. Notre conversation nous montra que nous avions les mêmes préoccupations dans nos recherches. Une vieille femme réfugiée l’avait initié à l’emploi du pendule astral, il s’en servit pour des recherches scientifiques et médicales. Je lui lus des passages des vieux récits nordiques, où l’action des « êtres protecteurs » était décrite avec tant de détails que cela stimula notre recherche. Nous avons cherché dans les vies des vieux saints allemands les passages relatifs à l’ange gardien. Nous voulions, dans notre ingénuité, « saisir la corde à laquelle nous étions suspendus », comme disait un ami, et nous voulions capter un message de l’ange gardien. Après avoir retrouvé mon calme, après avoir prié, j’étais prêt à écouter humblement la voix de l’ange.

Ses inspirations ne me laissèrent plus de repos. Elles exigeaient de moi la renonciation aux mauvaises habitudes et l’expiation de mes péchés. Elles me mettaient en garde contre le mal et m’exhortaient à la patience, à la bonté, à la charité et à la prière, moyen de rencontre avec Dieu. Elles exigeaient encore des choses difficiles au premier abord, comme de savoir demander pardon. N’était-ce pas là la preuve que ces inspirations n’étaient pas le produit de mon imagination ? Étant sûr d’entendre mon ange gardien, je l’avais en grande vénération, m’efforçant de lui obéir en tout. Jamais il ne m’a déçu, sauf quand je lui posais des questions de pure curiosité ou de vanité.

 

 

Plus près de toi, mon Dieu !               

 

Les débris de mon ancien monde se dissipaient comme des nuages et ma vue s’étendait sur des cimes splendides. Les anges existent-ils ? Peuvent-ils nous transmettre des messages ? Oui, il y a aussi des saints médiateurs, des archanges qui de l’au-delà influencent les évènements d’ici-bas ; il y a un Dieu personnel qui dirige ma vie ! Le monde de l’au-delà était devenu pour moi la grande réalité et le Christ en était le centre.

Je rencontrais alors un homme qui eut une influence décisive sur moi. Il avait été militaire de carrière et avait parcouru un itinéraire spirituel semblable au mien, quoique beaucoup plus radical. À son retour de Caux, centre du mouvement fondé par Frank Buchman (MRA : Mouvement réarmement moral), il nous parla de son séjour, et du fait que chaque homme, pour peu qu’il prie avec sérieux, peut entendre Dieu. Il fut surpris de voir que je n’en doutais pas comme la plupart des auditeurs et je lui dis : « J’en ai fait l’expérience. » Nous fûmes aussitôt d’accord, nos expériences se recouvraient en grande partie. Il insista sur la nécessité du pardon des péchés par le Christ. Je savais bien ce qu’était le péché, ce qui jusque là m’avait séparé de Dieu. Autrefois, j’avais l’habitude de dire : « Jamais je ne pourrai me repentir : ce que j’ai fait, je l’ai fait. » Maintenant, je savais ce qu’était le repentir, je souffrais vraiment d’avoir offensé si cruellement mon Seigneur, de m’être séparé de lui et de son Église, d’avoir méprisé sa grâce. Douleur aussi d’avoir laissé passer tant d’heures précieuses et d’occasions d’exercer la charité. J’aurais voulu que mes péchés ne soient plus. Mais sans l’absolution sacramentelle cela n’était pas possible. J’observais aussi le « temps de silence » comme cela se fait à Caux et je mettais par écrit mes observations intérieures. Je me rendis compte que je devais aller à la messe. Jamais auparavant je n’avais été saisi de cette façon par la présence de Dieu dans le sacrement de l’autel et par la sainteté de l’Église. J’étais comme un enfant qui découvre les choses les unes après les autres. Il fallait tout d’abord me réconcilier avec l’Église. J’allai chez mon curé Holling, qui autrefois m’avait demandé une place pour son église. Il me fut dur de reconnaître qu’il avait raison, mais je m’y contraignis. Il ne se montra pas du tout offensé. Je lui déclarai simplement, tout en pensant qu’il me traiterait de naïf : « J’ai entendu un ange me dire : Tu dois de nouveau entrer dans l’Église. »

Entre-temps, ma famille avait pu me rejoindre à Wolfsburg. J’allai avec ma femme chez notre curé pour être relevé de l’excommunication. Nous étions de nouveau chez nous.

Je dois beaucoup à mes amis du « Réarmement moral » car il ne m’était pas facile de changer d’un jour à l’autre de manière de penser et d’agir dans tous les détails de la vie quotidienne. La méthode de Caux, le « temps de silence », m’aida à préparer ma confession générale. J’expérimentais la force incomparable que donnent la sainte messe, les sacrements, le chapelet. Ma femme me suivit d’abord par sentiment de fidélité, puis voyant que ma conversion influençait profondément la vie quotidienne, elle me suivit avec conviction. Maintenant, nous pouvons donner une réponse aux questions de nos neuf enfants. Dieu a complètement transformé notre vie de mariage. Le cadeau de mon curé fut de me laisser bâtir la première église moderne dans la ville qui, par ordre d’Hitler, n’en devait jamais avoir...

 

            « Comment rendrai-je à Yahvé

            tout le bien qu’il m’a fait ? » (Ps. 115, 3)

 

             « Bénissez Yahvé, tous ses anges,

            héros puissants, ouvriers de sa parole,

            attentifs au son de sa parole ! » (Ps. 103, 20)

 

 

 

Pierre KOLLER, dans Les pourchassés de la grâce,

témoignages de convertis de nos jours,

rassemblés et présentés par Bruno Schafer,

Apostolat de la presse, 1962.

 

 

 

 

 

 

 

 



1 Les initiales des trois Rois Mages : Gaspard, en allemand (C)aspar, (M)elchior, (B)althasar.

 

 

 

 

 

 

 

 

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