Les dernières confidences du génie de Beethoven

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

P. LACURIA

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

APRÈS avoir enfanté son chef-d’œuvre (la Symphonie avec chœurs), le génie de Beethoven n’était point épuisé ; loin de songer au repos, il se préparait à de nouvelles victoires ; son ardeur était plus grande que ses forces, ses projets plus gigantesques que jamais. Il méditait un oratorio intitulé Triomphe de la Croix, une dixième symphonie, et un opéra de Faust, qu’il regardait comme le couronnement de son œuvre. Cela fait penser aux géants qui entassaient Pélion sur Ossa ; car ces trois œuvres dépassaient les proportions des monuments humains et ne pourraient se comparer qu’à des montagnes. Voici ce qu’écrivait Schindler, du lit de mort de Beethoven : « Il voit venir la mort avec la philosophie de Socrate et une grande sérénité d’âme. Hier, il a fait son testament. Trois jours après avoir reçu votre lettre, il était très animé et voulait revoir les esquisses de sa dixième symphonie, dont il m’a fort longuement entretenu. Il la destine à la Société philharmonique (de Londres). Telle qu’elle se dessine dans son imagination malade, c’est une musique tellement colossale que ses autres symphonies ne sont que des opuscules en comparaison. »

La mort ne voulait pas laisser exécuter à Beethoven ces projets gigantesques ; mais elle avait encore deux ans à courir avant de l’atteindre ; elle fut prévenue et secondée par le prince Nicolas Galitzin, qui écrivit à Beethoven pour lui demander avec instance quelques quatuors. Beethoven laissa tout pour contenter le prince moscovite. La composition des quatuors dévora les deux ans, et la mort eut le temps d’arriver. C’est donc dans ces quatuors que le grand génie de la musique nous a laissé ses dernières confidences ; elles méritent toute notre attention.

Mais, avant de contempler les derniers chefs-d’œuvre du maître, il faut voir quelque chose de plus admirable encore, c’est la modestie du génie qu’a touché le souffle de l’infini et qui sent qu’il n’est rien.

Voici une lettre qu’il écrivait au prince Galitzin, un mois avant sa mort :

 

« Vienne, le 26 février 1827.       

« Apollon et les Muses ne me laisseront pas encore livrer l’homme à la faux ; il me reste une trop grosse dette à payer, et, avant mon départ pour les Champs-Élyséens, je dois terminer et laisser après moi ce que l’Esprit m’inspire. À peine me semble-t-il avoir écrit quelques notes. Noble prince, je souhaite le meilleur succès à vos efforts pour l’encouragement des arts ; ce sont les sciences et les arts qui nous indiquent et nous font entrevoir une vie meilleure. »

 

Ce génie qui croyait à peine avoir écrit quelques notes, avait marché, toute sa vie, cinquante ans en avant de son siècle.

Ses premières œuvres déjà, louées par les uns étaient blâmées par les autres comme trop difficiles.

La Gazette musicale de Leipzig définissait la première symphonie : « Haydn poussé par bizarrerie jusqu’à la caricature. »

Spazier, musicien instruit, dans la Gazette pour le Monde élégant, appelait la seconde symphonie (en ) « un monstre repoussant, un serpent blessé, se débattant en replis incessants, qui ne veut pas mourir et qui, en expirant, donne encore vainement autour de lui des coups furieux de sa queue raidie par la mort. »

Weber lui-même a dit ironiquement de la symphonie héroïque : « Il n’est plus question de clarté, de développement des passions, auxquels les vieux maîtres Gluck, Haendel et Mozart croyaient à tort. »

En 1812, à Moscou, Bernard Romberg, le grand violoncelle de cette époque, foula aux pieds la partie de basse du quatuor en fa (op. 59), la prenant pour une mystification et la déclarant injouable.

Lorsque Habeneck voulut faire jouer les symphonies de Beethoven au Conservatoire, il trouva dans les musiciens de l’orchestre une répugnance invincible. Voici à quel procédé il dut avoir recours : il invita l’élite de l’orchestre à dîner ; après le dessert il proposa de faire de la musique. On passa au salon ; la symphonie de Beethoven était étalée sur les pupitres ; il fallut s’exécuter et reconnaître par l’expérience que la symphonie était jouable. C’est cette aiguille qui a fait passer tout le reste. S’il en fut ainsi des premières, des jeunes œuvres de Beethoven, quel sort pouvait être réservé à ces derniers quatuors que Beethoven composa après la neuvième symphonie, lorsqu’il était complètement sourd, abandonné de tous ses amis, isolé de tout l’univers, ne vivant presque plus dans ce monde ; à ces quatuors dans lesquels Beethoven brise tous les moules, répudie tout le passé et échappe à toute comparaison ; à ces quatuors, en un mot, qui, selon la spirituelle définition de M. de Lenz, sont moins des quatuors que des conversations entre quatre instruments à cordes, de omni re scibili et quibusdam aliis 1, de toutes les choses qui peuvent se savoir et de quelques autres.

Aussi, après avoir été essayés en Russie, ils furent abandonnés, même de Baillot, qui cependant en comprenait la beauté.

Ces derniers quatuors étaient restés, depuis ce temps-là, comme des sphinx de granit dans un désert, sphinx que personne n’osait interroger, pas même regarder. Si vous en aviez parlé, il y a quinze ans, aux petits et même aux grands musiciens, ils vous auraient regardé avec étonnement, comme si vous aviez parlé de la quadrature du cercle.

Cependant, vers ce temps, quatre artistes aventureux se réunirent en secret comme des conjurés, comme Ulysse et Diomède se préparant à enlever le palladium, et ils résolurent d’interroger ces terribles sphinx.

L’épreuve fut terrible ; aux premiers essais, le sphinx demeura muet et immobile. Les conspirateurs faillirent reculer d’effroi ; mais ils avaient foi dans le maître ; la foi, cette grande et sublime chose, les soutint. Si nous ne comprenons pas, se dirent-ils, c’est que nous exécutons mal ; recommençons. Et ainsi ils ont recommencé avec courage pendant plusieurs années. Tant de persévérance méritait d’être récompensée. À mesure qu’ils avançaient, ils découvraient des beautés sublimes ; peu à peu ils s’enivraient de leur propre harmonie, et, lorsque le sentiment déborda de leur cœur, ils voulurent éprouver si d’autres oreilles que les leurs pourraient entendre ces accents sibyllins.

Un salon leur fut prêté, ils y convoquèrent un petit auditoire. L’assemblée d’élite éclata en applaudissements. La surprise était immense dans les auditeurs d’avoir jusque-là ignoré ces merveilles, et la surprise n’était pas moins grande dans les exécutants d’avoir pu, par leur parfaite exécution, faire comprendre en un jour ce qui leur avait coûté tant d’années à étudier.

Le salon fut bientôt trop étroit ; le concert alla s’installer la salle Pleyel, qui a fini par se remplir aussi. C’est là que, pour la neuvième fois cette année, on a pu entendre ce qu’on n’entend nulle part ailleurs, les six derniers quatuors de Beethoven. Quiconque ne les connaît pas, ne connaît pas Beethoven tout entier, car ils contiennent des beautés qui ne ressemblent à rien de ce qui existe. C’est là qu’on voit le génie de Beethoven sous un jour tout nouveau.

Lorsqu’on enferme un aigle dans une cage, il va heurter tous les barreaux pour trouver une issue : puis étendant ses vastes ailes, il atteint d’une seule envergure les extrémités de sa prison : tel le génie de Beethoven, enfermé dans ces quatuors, semble chercher à rompre le cercle qui l’enferme ; il heurte partout pour trouver un passage, depuis la dernière extrémité de la chanterelle jusqu’aux profondeurs de la basse ; il se dilate, il remplit tout à la fois et semble demander à grands cris de l’air et de l’espace. Cette grande lutte est pleine d’intérêt ; mais quelquefois la cage semble disparaître, on ne voit plus que le vol de l’aigle et l’infini derrière lui, et le ravissement devient inexprimable.

Un quatuor ne suffisait pas pour remplir un concert ; on ajouta d’abord des quatuors d’autres maîtres, Mozart, Haydn, Mendelssohn ; puis, peu à peu, on en est revenu aux avant-derniers quatuors de Beethoven (op. 59, 74), puis, pour reposer entre les deux, on joue un morceau de piano, seul ou avec accompagnement. Mais cette place est dangereuse, il est difficile de n’être pas broyé dans l’étau de ces deux quatuors. Nul ne peut se tenir ferme en face de Beethoven, si ce n’est Mozart, cette Ève musicale de ce fier Adam.

Quand on vient d’entendre un quatuor de Beethoven, quand on sort de ces forêts vierges pleines d’arbres géants, de lianes, de broussailles et quelquefois de tigres, et qu’on entend une musique unie, dont une seule idée, présentée en tous sens, fait tous les frais, on est frappé de sa nudité. Toutefois, cette comparaison est utile. Quand on n’a pas encore compris Beethoven, on hésite à l’admirer ; mais la nudité du second morceau vous fait sentir l’abondance du premier, et, si l’on n’en apprécie pas encore la beauté, on est obligé d’en reconnaître la richesse, et l’on devient curieux de la réentendre.

Mais le contraste qui offre le plus haut intérêt est celui qui se trouve entre le premier et le second quatuor de Beethoven ; les trois quatuors de l’œuvre 59 sont du temps de la symphonie en si bémol (op. 60), du temps où Beethoven espérait se marier à Juliette. On peut donc comparer Beethoven entrant dans la vie et Beethoven se préparant à en sortir ; Beethoven faisant des rêves de gloire, de santé, d’amour, de famille, et Beethoven sourd à jamais, accablant de ses anathèmes la triste réalité et n’aspirant plus qu’à des joies sans nom que la terre ne pourrait contenir.

C’est un bonheur d’entendre ces trois merveilleux quatuors de l’œuvre 59, qui sont ce qui existe de plus parfait dans ce genre de composition. Comme on sent que le cœur de Beethoven était plein de vie et d’espérance ! comme ses mélancolies sont encore pleines de lumière ! En les écoutant, les lettres à Juliette reviennent à la pensée.

Le premier quatuor, en fa (n° 7), rappelle ces phrases : Au réveil, mes pensées s’élancent vers toi, mon immortelle bien-aimée. Quelquefois content, puis triste, j’attends que le destin nous exauce. Ton amour me rend à la fois le plus heureux et le plus malheureux des hommes.

Comme le premier morceau entre résolument en scène : Mes pensées s’élancent vers toi !

Peut-on trouver une fête plus complète, plus riante, plus gracieuse, plus gaie et plus calme à la fois que l’allegro scherzando qui suit ?

Mais aussi comme l’adagio soupire profondément, comme il languit d’attente ! J’ai résolu d’errer au loin jusqu’à ce que je puisse voler dans tes bras.

Au finale, il chante un thème russe pour prendre patience : J’attends que le destin nous exauce.

Dans le second quatuor, en mi (n° 8), la première partie seule est inquiète ; mais l’adagio peint un bonheur si grand, et à la fois si calme et si pur, que l’âme en reste tout embaumée. C’est une vraie promenade dans le paradis terrestre, aux feux du soleil couchant. La promenade est longue, ils ne peuvent se quitter. Quand on croit que tout va finir, ils passent et repassent encore dans leur auréole de lumière, et ce n’est qu’à la dernière extrémité qu’ils disparaissent avec les derniers murmures de la basse.

Une des qualités les plus admirables dans Beethoven, c’est une fécondité d’invention, une originalité qui fait que non seulement il ne ressemble à personne, mais qu’il ne ressemble pas à lui-même et qu’on trouve chez lui des morceaux sans famille, qu’on ne peut comparer à rien ; tels sont, entre première partie de la sonate en ut dièze mineur, dédiée à Juliette (op. 27), l’andante de la symphonie en la.

Le troisième quatuor, en ut (n° 9), renferme un de ces morceaux, c’est l’allegretto qui tient la place ordinaire de l’andante. C’est une rêverie indescriptible qui nous transporte dans un pays enchanté, par une nuit mystérieuse, animée d’une brise d’automne.

Accompagné d’un pizzicato monotone de la basse, le violon déroule une phrase mineure, légère, limpide et suave comme un clair de lune ; cette phrase, qui vient mourir et s’achever dans les pizzicati de la basse, paraît et disparaît comme une plainte emportée par le vent. Pendant que l’un des instruments chante, les autres, de temps en temps, gonflent et éteignent leur voix comme une bouffée de vent qui passe, et, à travers tout cela, les pizzicati répétés du violoncelle, qui résonne comme une harpe lointaine, ajoutent à cette scène une couleur féerique. Après une petite phrase majeure qui passe et repasse à son tour, après mille caprices d’instruments qui se balancent et voltigent en l’air, la longue phrase mineure reparaît de nouveau : elle fuit emportée par le vent et s’éteint dans un bercement lointain, avec les derniers frémissements de la harpe. C’est un de ces morceaux qu’on ne peut oublier lorsqu’on l’a entendu une fois.

Le finale du quatuor est une des plus belles fugues connues, la seule qui puisse lutter avec l’ouverture de la Flûte enchantée.

Le quatuor en mi bémol (op. 74, n° 10) est appelé communément, en Allemagne, quatuor pour harpe, à cause des effets de pizzicato qui sont dans le premier allegro. Ce quatuor se trouve entre la Pastorale et la symphonie en la. Les illusions et les espérances ont disparu, Beethoven y exprime l’état de son âme.

Cela ne plaisait pas à la Gazette universelle de Leipzig. Le rédacteur de cette gazette, qui avait probablement bon feu, bon gîte et bonne table, voyait la vie en rose et ne voulait pas qu’on en médit ; il pensait que Beethoven et tous les musiciens du monde n’avaient rien de mieux à faire que de le distraire un moment après son dîner. « Il n’est pas désirable, écrivait-il, que la musique instrumentale s’égare dans cette manière ; le quatuor n’a pas pour objet de célébrer la mort, de peindre les sentiments du désespoir, mais d’égarer l’âme par un jeu doux et bienfaisant de l’imagination. »

Le quatuor (11e) en fa mineur est une transition à la dernière manière de Beethoven. En passant des quatuors précédents à ceux qui vont suivre, il semble qu’on sort d’un parc magnifique pour entrer dans une vallée sauvage des Alpes, où nulle route n’est tracée, où, après des marches et des passages périlleux, on rencontre des beautés si sublimes qu’on s’arrête saisi, oubliant tout ce qu’on a vu jusque-là. Dans ces quatuors, rien de ce qui était convenu jusqu’alors n’est observé ; les morceaux ne se comptent plus, il y en a quatre, ou cinq, ou six au besoin ; ces morceaux ne font point un ensemble, chacun d’eux est quelque chose d’imprévu, un nouvel horizon qui s’ouvre tout d’un coup au détour d’un sentier. Quelquefois Beethoven rappelle le Satan de Milton, entreprenant de traverser la nuit infinie qui le sépare de la création. Quelquefois la musique s’élance rapide, vertigineuse comme le cheval de Lenore ; c’est une vraie tempête de notes à tout renverser ; puis tout à coup on se trouve dans une prairie où l’on entend comme des sons de musette et des danses pastorales, et peu après le tourbillon vous emporte de nouveau. Tout cela est indescriptible ; quelques morceaux seulement arrêteront notre attention.

Le quatuor (14e), op. 131, en ut dièse mineur, dédié au baron Stutterheim, qui avait placé le neveu de Beethoven dans son régiment, est un des plus fougueux.

Le quatuor (12e), op. 127, en mi bémol, est le premier de ceux qu’avait commandés le prince Galitzin ; il lui fut remis en 1825. Voici ce qu’écrivait Baillot, le premier violoniste de son temps, au prince qui lui avait communiqué le manuscrit du quatuor : « Beethoven vous introduit dans un nouveau monde. Vous traversez des régions sauvages, vous longez des précipices ; la nuit vous surprend, vous vous réveillez et vous êtes transporté dans des sites ravissants : un paradis terrestre vous entoure, le soleil luit radieux pour vous faire contempler les magnificences de la nature. » L’adagio de ce quatuor est, en effet, un vrai paradis terrestre.

Le quatuor (16e) en fa majeur est moins tourmenté que les autres. Le premier allegretto est découpé comme les dentelles capricieuses d’une cathédrale gothique ; ce n’est pas du premier coup qu’on en peut saisir toutes les nuances et toutes les délicatesses. Vient ensuite un vivace plein de caractère, un petit chant qui se balance entre trois notes, passe si rapidement sur le premier violon, qu’il semble à peine s’achever, et va se répéter sur l’alto et la basse : on dirait un carillon emporté par le vent et répété par les échos de la vallée. La manière dont ce chant est interrompu et ramené est d’une originalité remarquable.

Vient ensuite un lento d’une beauté sans égale. On ne sait ce qu’on en doit admirer le plus, la fermeté, la majesté ou la douceur, c’est une coulée d’or pur d’un seul jet. Il est si beau, que Beethoven semble lui-même saisi et troublé de l’avoir produit. À ce chant succède l’expression d’un abattement profond qui remplit dix mesures d’accords mineurs entrecoupés. À quoi sert, semble dire Beethoven, de produire une beauté pareille. Je l’aime, elle est là ; mais je suis sourd, je ne l’entendrai jamais. Mais, si je ne l’entends pas, le monde me la devra, et il reprend courage et répète une seconde fois la divine mélodie ; puis ce sont comme des voix d’anges qui se perdent dans le Ciel, des accents entrecoupés d’admiration, ou, comme le dit M. de Lenz, une supplication à genoux du premier violon devant la chimère caressée par le poète.

Quatuor XVe, en la mineur (op. 132). Au printemps de 1825, Beethoven releva d’une grave maladie ; son cœur religieux et reconnaissant s’éleva aussitôt vers le dieu qu’il avait prié : il ne pouvait lui offrir ni or ni argent, il ne pouvait lui bâtir un temple comme Salomon, mais il lui éleva un tabernacle merveilleux d’harmonie. Après avoir, dans une première partie, exprimé les plaintes et les langueurs de la maladie, et dans un scherzo, les inquiétudes et les rêves de campagne qui se succèdent dans l’âme fiévreuse, il écrivit l’adagio avec cette suscription : Canzone di ringratiamento in modo lidico offerta a la Divinita da un guarito (Chant de reconnaissance, en mode lyrique, offert à la Divinité par un convalescent).

Ce morceau ne ressemble en rien à ce qui existe, ni dans Beethoven ni dans aucun musicien ; quiconque ne l’a pas entendu ignore une chose dont rien ne peut lui donner l’idée. Là, la forme est presque insaisissable : ce sont des accords soutenus comme ceux d’un grand orgue, des instruments qui dialoguent dans cet océan d’harmonie, presque immobiles comme dans l’adoration, des modulations qui se transforment insensiblement comme les nuances du Ciel au soleil couchant ; c’est une grande lumière qui vous ravit et vous tient en extase ; c’est la traduction de ce verset du prophète Isaïe : « Je vis Adonaï assis sur un trône élevé, le bord de sa robe remplissait le temple ; des séraphins étaient debout au-dessous du trône, ils se criaient l’un à l’autre : Saint ! Saint ! Saint ! » Si une musique peut mériter le titre de musique de l’infini, c’est celle-là.

La vision s’évanouit, et alors la joie humaine reparaît : les instruments quittent leur gravité précédente, les trilles frémissent de joie et Beethoven se félicite de son bonheur avec la vivacité, la naïveté et la gaieté d’un enfant. Mais bientôt la pensée de Dieu lui revient au cœur. L’action de grâces recommence plus ardente la seconde fois. À la troisième reprise, se joint une variante qui semble un frémissement d’ailes. Vers la fin, un chant semble descendre du ciel comme une réponse. Toute cette divine harmonie remonte ensuite, se perd dans les nuages et laisse l’âme dans le ravissement.

Après ce morceau sublime, une marche essaie de reposer et d’occuper l’esprit, mais inutilement ; au bout de quelques mesures, un récitatif l’interrompt comme le reproche, la question, l’aspiration d’une âme en peine. Alors commence le finale qui mérite bien le titre d’appassionato qu’il porte. L’âme de Beethoven s’y agite inquiète, soupire, s’élance comme si elle voulait briser son enveloppe et s’enfuir vers la lumière qui lui était apparue.

Quatuor XIIIe, en si bémol (op. 130). – Son pied s’est arrêté là. La finale de ce quatuor est le dernier morceau achevé de Beethoven ; il fut écrit quatre mois avant sa mort. Ce quatuor a six morceaux, quatre sont des chefs-d’œuvre ; mais un surtout attire l’attention et s’empare de l’âme, c’est une cavatine qui, dans son genre, est aussi d’une beauté sans pareille.

Que se passait-il donc dans l’âme de Beethoven quand il écrivit ce chant du cygne ? Quelle aspiration ardente et suppliante à la fois ! Quel élan plein de larmes et d’amour ! Je ne crois pas que jamais le sentiment ait été exprimé avec l’intensité qu’il a dans cette cavatine : il est impossible de l’entendre sans avoir les larmes aux yeux.

Ce chant fait éprouver un sentiment indéfinissable ; il est à la fois une supplication et une plainte. Cette supplication est une aspiration ardente vers un idéal sans limite, et cette plainte n’a pas un accent mineur, pas un nuage, pas une teinte grise, c’est une mélancolie dans un ciel bleu, c’est la voix d’une âme qui ne peut définir son mal et qui n’a d’autre souffrance que l’absence de l’infini.

On peut remarquer dans ce morceau un fait qui se reproduit plusieurs fois dans les dernières œuvres de Beethoven, et qui nous a déjà frappé dans la prière de la symphonie avec chœurs, c’est que la fin de chaque phrase est répétée en écho par un autre instrument. Ce fait a un sens profond, il rappelle cette parole : Il n’est pas bon que l’homme soit seul ; et cette autre : Toutes les fois que vous serez rassemblés deux ou trois en mon nom, je serai au milieu de vous. Beethoven, arrivé au bout de sa vie, désillusionné de toute chose, plus seul que jamais, appelle cet écho qui doit répondre à son âme ; et c’est lorsqu’il est le plus sérieux, lorsqu’il prie, lorsqu’il aspire à un bonheur sans nom, lorsqu’il s’élance à des hauteurs infinies, qu’il en sent davantage le besoin ; on dirait qu’il craint le vertige s’il monte seul à une si grande hauteur, et qu’il ne peut se rassurer qu’en entendant une voix d’ange lui répondre.

Tels furent les adieux de Beethoven au monde.

La fin de cette grande vie arrache des larmes. Beethoven avait aidé son frère à s’établir ; il avait fait les plus grands sacrifices pour un neveu.

Ce frère, qu’il était allé voir, lui refusa sa voiture, ce qui fut cause d’une fluxion de poitrine qui commença sa dernière maladie. Il lui refusa plus tard un peu de foin nécessaire pour remplir l’ordonnance du médecin.

Ce neveu, loin de répondre aux soins de Beethoven son tuteur, tomba dans le désordre et y persista malgré les lettres les plus touchantes 2.

Cet indigne neveu ne voulut pas se déranger du café et aller chercher un médecin pour son oncle ; il chargea un étranger de la commission, qui ne put être faite, et ce fut par hasard qu’un médecin apprit la maladie de Beethoven et vint le soigner.

Ainsi, méconnu de ses contemporains, rebuté par sa famille, abandonné par celui qu’il regardait comme son fils, délaissé par la plupart de ses amis, il subit une longue et douloureuse maladie (du 2 octobre 1826 au 26 mars 1827) qui devait le conduire à la tombe.

Le 24 mars, il demanda les secours de la religion, qu’il reçut avec une profonde piété. Vers une heure commença la lutte entre la vie et la mort, qui dura jusqu’au 26 à six heures du soir. La nature, plus intelligente que les hommes, sembla reconnaître celui qu’ils avaient méconnu, elle pleura le plus sublime de ses chantres : Beethoven rendit l’âme au milieu du fracas d’un orage accompagné de grêle, d’éclairs et de tonnerre. Il était âgé de cinquante-six ans trois mois et neuf jours.

 

 

P. LACURIA,1860.

 

Paru dans L’Occident en octobre 1902.

 

 

 

 

 

 



1Beethoven et ses trois Styles, par M. de Lenz.

2Voici deux de ces lettres :

« 18 juillet 1825.          

« Je maigris chaque jour, et je me sens malade : sans médecin, sans ami qui prenne part à mes maux. Viens me voir si tu peux ; cependant, je ne prétends point te déranger de tes occupations, je voudrais avoir la conviction que tu emploies bien la journée du Dimanche. Je m’habitue à renoncer à tout ; encore si j’avais la certitude que mes sacrifices porteront des fruits.

« Où n’ai-je été blessé et torturé ? Point de secrets avec Monsieur mon frère. Sois ouvert envers moi, ton père dévoué. N’attribue mes violences qu’à ma grande sollicitude pour toi, qui es entouré de pièges. N’ajoute pas à mes soucis et songe à mes souffrances. Je devrais être sans inquiétude, mais j’ai déjà passé par tant d’épreuves !

« BEETHOVEN. »           

           « MON CHER FILS,

« Pas un mot de plus. Viens dans mes bras, tu n’entendras pas un reproche de ce qu’il y a à décider et à faire pour l’avenir. Point de récriminations ; j’en jure par ma parole d’honneur ; d’ailleurs elles seraient inutiles. N’attends de moi que l’aide et la sollicitude la plus tendre. Viens, viens sur le cœur fidèle de ton père.

« BEETHOVEN. »           

 

 

 

 

 

 

 

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