André Gide et l’antichristianisme

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Gustave LAMARCHE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La religion et la famille sont les deux pires ennemis du progrès.

L’athéisme peut seul pacifier le monde d’aujourd’hui.

Je remercie Dieu de m’avoir donné une grande force de mépris. Ce mépris, c’est contre lui d’abord que je le tourne. C’est en renonçant à sa divinité que le Christ devient vraiment Dieu.

Pour ne voir dans le crucifiement qu’un accident, ainsi que je tâchais de le faire, il faut d’abord dédiviniser le Christ.

 

 Textes d’André Gide.

 

 

 

Qu’est-ce que le christianisme ?

C’est une religion qui affirme Dieu et qui affirme un messager divin de Dieu : Jésus-Christ.

Et cette religion place la vie de l’homme, sa vie perpétuelle et sans fin, dans l’acceptation du Dieu et de son message ainsi affirmés : « La vie éternelle est en cela que les hommes Vous connaissent, vous seul vrai Dieu, et celui que vous avez envoyé, Jésus-Christ. » (Saint Jean, l7,3).

De ces affirmations découlera une règle morale, ramenée en définitive au respect de soi et à la charité pour les autres. Mais le christianisme est avant tout l’adhésion vivante de la raison humaine à Dieu et à son Christ. Si bien que l’hommage de l’esprit et l’hommage de la conduite sont presque une seule et même chose. Voyez saint Paul réunissant tout en une formule de vie courante : « Tout ce que vous faites, paroles ou actions, faites-le au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ, rendant grâces au Dieu et Père par lui. » (Aux Colossiens, 3, l7). Dieu est au sommet, les œuvres en bas, et le Christ au milieu. Le sommet étant reconnu, et le moyen, la montée se fait d’elle-même...

Si le christianisme est ainsi, on voit assez ce que peut être l’antichristianisme. S’il est complet, il est la négation de Dieu et de son Christ. Et conséquemment, il est la négation de l’obligation morale descendue de Dieu et de son Christ. Sa forme atténuée pourra être l’oubli ou l’indifférence ; sa forme virulente deviendra le mépris.

Nous étant proposé d’étudier dans l’écrivain français aujourd’hui le plus considérable, André Gide, son opposition, pour les uns patente, pour les autres confuse, au christianisme, nous avons exprès mis en tête de ces remarques des textes qui vont droit à la position centrale. S’ils disent ce qu’ils paraissent dire, le débat ne mérite même pas d’être posé, et au fond c’est notre avis. Car là Dieu n’est pas simplement révoqué en doute ou jeté en oubli, mais proposé au « mépris » ; et le Christ Jésus, pour sa part, se voit dépossédé de son essence divine et de son rôle essentiel d’« envoyé » rédempteur. Quant à la conséquence morale, on la trouve posée elle-même selon la violence d’une contradiction qui retourne les termes : le monde ne peut être sauvé que par la négation de Dieu (et censément de tout l’ordre surnaturel).

Mais ces évidences premières et toutes crues, quand elles sont ensuite à la merci d’une œuvre en perpétuelle fluctuation, d’une œuvre de pensée très faible et la plupart du temps sans ossature, d’une œuvre par surcroît très « artiste », perdent de leur netteté. Si donc on veut se faire une idée juste de l’ensemble, en vérifiant sur le détail les arêtes apparemment majeures, si on veut s’assurer à soi-même et montrer aux autres que ces formes extrêmes ne constituent pas une exception dans l’œuvre considérée mais en trahissent vraiment l’esprit, il faut un peu prendre patience et allonger le parcours...

 

*   *   *

 

À notre sens, d’abord, l’esprit de cette œuvre se laisse saisir plus aisément qu’on ne l’a dit. Parfaitement protéen peut-être dans ses premières manifestations, cet esprit prend peu à peu ensuite ses habitudes, et dans le cas ses rides précoces. En vertu de sa première multiplicité (qui est son trait congénital), il cherchera à secouer cette « détermination » fâcheuse, et de là les fluctuations, mais, à partir d’une certaine époque, il demeurera sensiblement dans un état acquis et uniforme. Nous croyons que le prix Nobel a consacré, sans bien s’en rendre compte, sa position définitive dans l’antichristianisme de pensée, d’action et d’art.

 

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Disons-le très haut avant tout jugement plus précis. A. Gide n’était pas prédestiné à de telles erreurs et à de tels malheurs, et non plus il ne les a pas acceptés tout de suite.

Sa nature nerveuse était extrêmement tendre, de cette complexion quasi féminine qui le prédisposait, advenant une virilité suffisante, aux plus « justes » impressions de la beauté et aux pleins embrassements de la vérité. Lui-même a reconnu bien des fois qu’il était dévoré de faim mystique. Séduction très belle et fondamentale. Nous nous l’imaginons sans aucun effort, à l’époque de ses « ferveurs », comme un Augustin juvénile, un Augustin hanté de divin, d’angélique et d’humain, hanté de « cosmique », cherchant à tort et à travers toutes les couleurs, saveurs et odeurs du magnum opus... et toutes les splendeurs du magnus opifex. N’est-ce pas en Afrique même que ce Français découvre (tête en bas lui aussi) les mondes de notre Africain ? « Nathanaël, vocifère-t-il sur les dunes, ah ! que la plus petite poussière de sable redise en son seul lieu une totalité de l’univers ! De quelle vie te souviens-tu, poussière ? désagrégée de quel amour ? » Et encore : « Nathanaël, j’ai nommé Dieu tout ce que l’aime, et c’est pourquoi j’ai voulu tout aimer ! » Et pour l’âme poétique : « Palingénésies merveilleuses ! Je savourais souvent, dans mes courses du matin, le sentiment d’un nouvel être, la tendresse de ma perception. – Don du poète, m’écriais-je, tu es le don de perpétuelle rencontre, et j’accueillais de toutes parts. »

Mais on sait comment l’« accueil » allait aussi bien aux plus détestables voluptés qu’à la prédication du grain de sable et à l’universelle apparition divine ; on sait qu’aussi dans le même livre de confidences (Nourritures terrestres), un très dangereux sarcasme dissocie de l’âme l’esprit et prépare cette légèreté de tête qui rendra si suspecte la perpétuelle réclamation de sincérité ; on sait enfin que dès ce moment paraît dans le style et dans les goûts le trait d’effémination déjà pleinement accusé dans les mœurs...

Nous parlons de séduction de nature. Il y eut aussi, et selon des retours périodiques qui paraissent obstinés, séduction de grâce. Il y eut appétit « mystique » non seulement au sens profane, mais au sens religieux. L’enfance avait été presque suavement attachée au Christ, à nous faire croire une fois de plus que l’hérésie matérielle est souvent loin d’être formelle ! L’adolescent avait connu des ferveurs enthousiastes, à la lecture de Bossuet, de Fénelon, de Pascal, mais plus encore de la Bible et particulièrement de l’Évangile : « Je lis la Bible avidement, gloutonnement, mais avec méthode... J’entrais dans le texte de l’ancienne alliance avec une vénération pieuse, mais l’émotion que j’y puisais n’était sans doute point d’ordre uniquement religieux... Ou plus exactement, l’art et la religion en moi dévotieusement s’épousaient, et je goûtais ma plus parfaite extase au plus fondu de leur accord... Mais l’Évangile... Ah ! je trouvais enfin la raison, l’occupation, l’épuisement sans fin de l’amour... Je me maintins alors, des mois durant, dans une sorte d’état séraphique, celui-là même, je présume, que ressaisit la sainteté. » Ces états de la quinzième année ne reviendront pas avec la même intensité aiguë, mais ils reparaîtront équivalemment en deux ou trois autres occasions de la vie ultérieure ; tout au moins jusque vers la cinquantaine, jusqu’à, par exemple, la Symphonie pastorale (1919), où il est impassible de ne pas voir un effort de prédication spiritualiste et comme une dernière pression du Saint-Esprit. C’est le cas de remarquer que l’antichrétien A. Gide, pour avoir secoué le christianisme, ne l’a pas fait avec l’aisance des lucifériens purs, d’un Voltaire, entre autres, mais d’abord avec une sorte de tremblement. Là fut son « inquiétude » vraie, son inquiétude séduisante, on doit le dire, celle qui a permis à tant de ses amis d’attendre et d’espérer, celle, hélas, qui lui a gardé trop longtemps des disciples sans autres maîtres. Elle contenait la grâce du repos, comme pour tous les Augustins (« notre cœur est inquiet tant qu’il ne se repose pas en Toi ») jusqu’à ce qu’elle eût choisi la tranquillité dans le reniement.

 

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Car ce que contient l’œuvre d’A. Gide, c’est bien en effet le reniement progressif de toutes les valeurs intellectuelles, esthétiques et morales du christianisme. Et c’est parce qu’elle est ainsi une descente consentie, au lieu d’être une lutte courageuse (accompagnée même de graves défaites), qu’elle est et demeurera un leçon du mal, proprement un scandale. Cela surtout à partir du moment où l’auteur s’installe dans l’impénitence, remplaçant le repentir par la justification parfois la plus éhontée. L’éternel mot s’applique : errare humanum, perseverare diabolicum.

Devrons-nous aller jusqu’à dire que l’intention même, depuis cette date, est « diabolique », c’est à-dire orientée à la propagande de l’erreur et du vice ? Il nous semble que ce fut l’erreur d’Henri Massis de procéder trop vite à un jugement si grave, encore que bien des vraisemblances soient de son côté. Mais l’intention importe peu, si le virus existe, capable par lui-même de la contagion. Que le débat sur l’intention ne nous écarte donc pas du devoir plus urgent de nous prémunir contre la contagion...

Les valeurs intellectuelles du christianisme, ce sont les dogmes, ces enseignements précis, hérités du Christ et transmis par son Église, propositions métaphysiques ou historiques visant toutes à fixer l’homme sur sa destinée et à l’y conduire. Ces propositions, ordonnées en un corps, prétendent constituer une philosophie et une histoire supérieure de Dieu, de l’homme et du monde, une sagesse que l’homme lui-même n’aurait pas conçue, mais aurait apprise de son Auteur, lequel Auteur se serait fait – chose incroyable – docteur parmi les hommes pour être mieux compris d’eux tous, fût-ce des plus simples. Ce docteur de Vie leur aurait ainsi parlé un langage imagé et poétique, comme on en tient à des enfants, mais pour les plus étonnants secrets :

 

            « J’ouvrirai ma bouche en paraboles,

            Et je révélerai des choses

            Demeurées cachées

            Depuis l’origine du monde. »

 

Et l’ultime secret aurait été celui-ci, laissé par Lui au moment de s’en aller : « Encore un peu de temps et le monde ne me verra plus ; mais vous vous me verrez, parce que je vis et que vous vivrez ; et en ce jour-là vous connaîtrez QUE JE SUIS EN MON PÈRE, ET VOUS EN MOI, ET MOI EN VOUS. » (Jean, Discours après la Cène).

Ces valeurs « intellectives », on le voit assez, ne sont pas offertes seulement à un consentement de l’esprit, mais à une adhésion de l’âme, ou mieux à une expérience de l’âme. Déjà pour l’esprit « ce discours était dur » ; à l’âme, il allait être ou une béatitude ou une damnation. L’esprit, il l’obligeait à voir au miroir (c’est la foi) ; l’âme, il l’obligeait à la « dépersonnalisation » (« qui perd son âme la sauvera »). Suivant donc que vous consentiriez ou non à perdre votre esprit et votre âme, vous alliez être acceptés ou refusés. Car ce Docteur attestait solennellement :

 

            Je suis le Chemin, la Vérité et la Vie.

 

Et il déclarait terriblement : « Si quelqu’un ne demeure pas en moi, il est jeté dehors, comme le sarment, et il sèche ; puis on ramasse les sarments, et on les jette dans le feu, et ils brûlent. » (Même discours). Par ailleurs, ce Révélateur annonçait deux redoutables appositions à son message : l’une qu’il appelait celle du « monde », apposition d’un groupe, d’une masse, d’une sorte d’armée organisée en guerre ; l’autre, celle du « Prince de ce monde », c’est-à-dire d’un chef. « Parce que vous n’êtes pas du monde, à cause de cela le monde vous hait... Le Prince de ce monde vient, celui qui n’a rien de moi. » – À ces mots, la crainte saisit les fidèles. Il les rassure avec de grandioses paroles. Il leur enverra un Paraclet (consolateur, défenseur, conseiller, intercesseur), associé intérieur de tous leurs combats : « L’Esprit de vérité qui procède du Père. »

Puis donnant à tous ceux qui le recevront Lui-même le baiser de paix : « Ayez confiance, J’AI VAINCU LE MONDE. »

Il nous a paru important de situer ainsi le christianisme comme une chose vivante, non pas établie dans une pensée pure, à l’instar d’une mathématique ou même d’une métaphysique, mais tombée comme son Chef même dans la mêlée inextricable des volontés humaines, mêlée homérique déjà par sa nature et traversée en plus des lueurs ténébreuses d’interventions maléfiques...

C’est tout cela que j’implique si je dis credo. Ce mot est difficile à dire, facile à ne pas dire...

En fait deux camps se forment, deux « Cités »... deux masses l’une à l’autre irréductibles. L’une, c’est le « monde » ; l’autre, c’est l’Église. Chacune sous un chef... Et la lutte se poursuit, sans jamais un repos durable, jusqu’à l’éternité ! Lutte interminablement exaltante d’ailleurs si on la mène non du côté de la haine (qui détruit), mais du côté de l’amour (qui crée)... (La seule chose triste serait que chaque époque, qui gagne manifestement sur la précédente en haine, ne gagnât pas aussi en amour ; mais dès cette terre l’amour progresse, à la faveur occulte de l’Esprit, envoyé en « consolation »).

L’époque où nous vivons, marquée par de grands triomphes sur la matière, allait fournir comme deux armes nouvelles au parti du « monde » : une arme de l’esprit, la « critique », et une arme de la chair, le bien-être. La « critique » vint de la confiance en soi d’une intelligence qui dominait la nature, qui amenait les cieux, la terre et la mer dans une coupelle que tient la main et les transmutait en chaleur, en lumière, en ondes, en sources d’énergie vitale, en machines qui volent, roulent ou glissent sur les eaux. Dans la coupelle non seulement on chercha Dieu, mais on chercha à l’y faire. Les poètes s’élevaient de leur côté jusqu’à la Grande Ourse et « par elle ils vérifiaient leurs prières » (Sully Prud’homme), sans pouvoir y trouver, gamme le Psalmiste, – qui manquait de « critique » – que « les cieux racontent la gloire de Dieu ».

L’homme se fatigue vite d’être fou. La philosophie de la cornue et la poésie de l’ourse parurent ineptes. Une réaction se fit, qui mena beaucoup d’âmes à l’humilité et à la suavité de l’Évangile1. D’autres changèrent seulement, hélas, de voie qui mène à la mort...

Ce sont ceux-là qui ont eu le courage horrible d’écrire : « La religion et la famille sont les deux pires ennemis du progrès », etc., etc. Au nom de quel exercice de la « raison » ? Au nom d’une critique encore « scientifique » ou devenue sérieusement philosophique ? Je ne sais pas bien. Au nom, semble-t-il surtout, d’une vie libre. Afin de ne pas sentir en soi la présence « haïssable » de l’Esprit qui mortifie la chair. Ceux-là prenaient pleinement l’arme de la chair et ne dédaignaient pas la complicité de l’autre. Leur probité était-elle plus grande, leur position plus « distinguée » ? La « critique » refusait à Dieu l’hommage de la raison ; cette nouvelle dialectique ajoutait au même refus l’assujettissement de la raison aux raisons de la chair.

Il serait un peu vain de chercher pièce à pièce auprès du chef de cette équipe et de cette école l’envers des dogmes chrétiens. Quand le titre lui-même est biffé, que peut-il rester ? Quelques harmonies de rencontre, et surtout dans des moments de désarroi (qui sont des moments de grâce plus urgente). A. Gide a répété sur taus les tons que le messie de l’adogmatisme, c’était lui, et que le démolisseur de toutes les Églises ce n’était que lui. « J’espère bien avoir connu toutes les passions et tous les vices, lançait-il à vingt-cinq ans, au moins les ai-je favorisés. » (Nourritures terrestres). Sa principale passion aura été de démolir les certitudes qui forment une barrière aux passions. Si ce fut d’abord une certaine fougue des sens2, ce fut ensuite par un calcul et c’est en dogmatique qu’il en vint à repousser les dogmes. On peut accorder que des livres comme l’Immoraliste – attachants par bien des endroits – dogmatisent d’abord et plutôt contre des canons pharisaïques, contre un « sens de la propriété » et de la rectitude qui tient à l’avarice et à l’égoïsme de l’ordre ; et on peut se souvenir qu’A. Gide n’avait pas encore en les écrivant trente-cinq ans ; on peut aussi se rappeler que dans des ouvrages de ce genre l’analyse « critique » de l’âme paraît garder le pas sur la critique des absolus. Mais dans des livres comme le Journal 1929-1932, écrits après la soixantaine, l’anti-dogme est bien devenu chose de tête, attitude « métaphysique ». Et c’est là aussi que l’intelligence, soutenue jusque-là par on ne sait quelle « grâce » de néant, cesse peu à peu de prévaloir et de dominer le jeu, glissant avec lui, fatiguée ou impuissante3.

Les « dogmes » mis en épigraphe de cet article se retrouvent précisément pour la plupart dans le Journal dont nous parlons. Le contexte de ces phrases lapidaires n’en affaiblit en rien la portée brutale. Il les enveloppe seulement un peu dans la « discrétion » propre à l’« artiste », peut-être parce qu’il faut que les prêtres des idoles soient plus « polis » que les prêtres du vrai Dieu, ô Polyeucte ! A. Gide suppose toujours le croyant à l’état de mercenaire. Le dogme du « Père tout-puissant, créateur du ciel et de la terre » est pour l’esprit du chrétien le point de départ d’un service en même temps humble et dilaté, d’un service où l’adoration et l’amour s’excitent mutuellement au plus parfait, à la « sainteté » même du Père céleste. A. Gide écrit à l’opposé : « La contemplation (par l’homme) de son insuffisance et la dévotion en un Dieu créateur instruisent moins qu’elle n’endorment la volonté et ne dissuadent l’effort. » Le dogme d’un Dieu rédempteur, crucifié, doit offusquer un hédonisme transcendantal. Aussi bien, A. Gide ne s’attachera pas trop à nier un Christ historique, homme touchant et hardi ; mais il tentera, parfois un peu niaisement, de l’annexer à sa propre dogmatique pour lui faire prêcher sa morale joyeuse. Il lui ôte sa divinité et sa Croix. Il veut bien que le Christ ait été crucifié, mais par accident et non par le fait d’une mission essentielle, non pas en exécution d’une prédestination divine, mais rien que selon une « résignation sublime »4. Et pour les fins de cette exégèse, il cherche dans Renan – en se plaignant de ne pas trouver – des preuves que les textes évangéliques antérieurs au crucifiement auraient été introduits là par interpolation, en vue d’une thèse dogmatique. Indigent grattage d’esprit faible.

Sur l’ensemble du credo, A. Gide paraît encore plus catégorique : « Je serais de tout cœur avec vous, écrit-il à un correspondant (1934), si vous ne cherchiez pas à suspendre votre vie, votre raison de vivre, à des dogmes que l’esprit d’examen, développé par l’instruction, est appelé à ruiner, tôt ou tard. Est-il nécessaire, pour suivre les préceptes de Celui qui guide votre charité et en communion de qui vous voulez vivre, de croire qu’il est né d’une vierge, qu’il est ressuscité le troisième jour, etc. ?... Je crois que vous êtes dans la vérité tant que vous restez dans la région de l’amour. Je crois qu’avec les dogmes vous entrez dans les discussions du mensonge ou dans les mensonges de la discussion (un peu d’« esprit » en passant). Je crois que la grande crise de l’humanité d’aujourd’hui vient de ce que, pour la première fois, elle cherche à s’en délivrer. » Dans le même texte on trouve : « Je suis un croyant convaincu. » C’est bien un peu fourbe. Ailleurs pourtant il s’explique : « Ma conviction d’aujourd’hui n’est-elle pas comparable à la foi ? Je me suis, pour un temps très long, volontairement déconvaincu de tout credo dont le libre examen causait aussitôt la ruine. Mais c’est de cet examen même qu’est né mon credo d’aujourd’hui (sa foi communiste, 1932). Il n’entre là rien de « mystique » (au sens où l’on entend ce mot communément) ; de sorte que cet état ne peut chercher recours, ni cette ferveur échappement, dans la prière ». La force de cette foi nouvelle repose en grande partie sur le fait que le communisme russe a réussi à « désaffecter » les divers états sociaux, par rapport aux croyances religieuses, « comme on désaffecte une chapelle » ; et c’est ici que vient le texte : « l’athéisme seul peut pacifier le monde d’aujourd’hui » ; après quoi aussitôt, pourtant calme esthète, on part en guerre contre les « esprits pieux » qui vouent à la perdition « une humanité sans cultes, sans dévotions, sans prières », qui la gardent esclave d’une « religion révélée » et qui « préfèrent l’humanité malheureuse, à la voir heureuse sans Dieu ». Ce ton « héroïque » est-il exempt de passion ?

Enfin le credo chrétien se rattache à une Église et l’implique. « Je crois en une Église sainte », etc. Une Église sainte ! Grosse gageure, ô Vous qui l’avez faite avec des éléments de chair et de sang, avec des « volontés d’homme », qui, eussent-elles vu le troisième ciel, restent « vendues au péché » (S. Paul), « ne font pas le bien qu’elles veulent, mais le mal qu’elles ne veulent pas » et ont même reçu « l’ange de Satan pour les souffleter ». Cette sainteté sera donc principalement celle du Chef Jésus-Christ, et secondairement, dans une mesure exigée par son honneur et leur liberté (mesure connue de Lui seul), celle de ses membres. « Vous êtes les membres du Christ ! » La sainteté conjointe du Chef et des membres sera traduite par les institutions de la Société et par son comportement général dans le monde. On lui demande de contenir la sainteté, de la vivre et de la produire. Mais la possibilité, pour cette Église, d’être moins sainte en ce qu’elle est de l’homme, quelle cible pour ceux qui veulent la haïr, selon la prédiction, avec ou sans sujet ! Aussi, par toute l’histoire, quel ragot ininterrompu d’impiété, grossière ou distinguée, contre celle qui pourtant semble s’appliquer à demeurer lumière et charité ! À notre époque a-t-elle négligé la « sainteté » de la lumière, non seulement selon l’ordre métaphysique, mais, par exemple, selon les problèmes sociaux ? Et a-t-elle paresseusement oublié la « sainteté » de l’amour, toujours vis-à-vis de ceux qui avaient le plus besoin d’être visités ? Peut-être, mais appartient-il à un écrivain que ses plus complaisants apologistes inculpent d’avoir constamment retenu la vie5, de réintroduire tapageusement ce procès, ou plutôt d’y entrer comme un écho prétentieux de déclamations surannées ? Voyez la « nouveauté » de ces chefs d’accusation : « Pensez-vous que le Christ se reconnaîtrait aujourd’hui dans son Église ? C’est au nom même du Christ que vous devez combattre celle-ci. Ce n’est pas Lui, le haïssable, mais la religion que l’on édifie d’après Lui (drôle de raisonnement !). Il n’a point pactisé avec les puissances du monde, mais le prêtre », etc. Et le couplet jacobin sur l’opprimé : « La religion est mauvaise parce qu’en désarmant l’opprimé elle le livre à l’oppresseur. » Ce cri de l’épuisement et de l’impuissance peut-il se couvrir de l’autorité d’un écrivain de grande classe ? C’est seulement parce qu’il s’en couvre en fait qu’on est excusable d’y donner simplement attention... Tout l’ami-dogmatisme d’A. Gide accuse cette faiblesse. C’est celle, au fond, de tous les « pyrrhoniens », de Pascal, efféminés de l’esprit, qui n’ont même pas la triste virilité de la haine ; leur milieu naturel est le doute : « ils ne sont pas pour eux-mêmes ; ils sont neutres, indifférents, suspendus à tout, sans s’excepter ». Pourquoi ne restent-ils pas dans leurs eaux croupissantes ?

 

*   *   *

 

Des valeurs dogmatiques du christianisme se distinguent bien peu ses valeurs éthiques. Comme les premières elles sont proposées en formules et, comble d’horreur, scellées de l’infaillibilité (parce que le Christ a laissé l’Esprit après Lui et qu’il est aussi « revenu » Lui-même) ! Qu’elles soient bien liées aux premières, cela vient de ce que la loi est la conclusion de la foi, comme l’acte est la conclusion de l’être. Ainsi si le Christ énonce en règle de foi : « Je suis le Chemin, je suis la Vie », la loi est incluse : « Suis-moi », « Prends en moi ta sève ». S’il enseigne : « Je suis en mon Père, et vous en moi, et moi en vous », il faut bien que nous cherchions, moyennant sa grâce, la sainteté du Père. Les formules plus « canoniques » sont les commandements et les « conseils », indiquant les devoirs communs et les devoirs libres, les sanctions punitives et les sanctions rémunératives. Car il y a sanction, comme pour les enfants, résumées dans ces deux mots du Sermon des Béatitudes : « Malheur ! » si vous faites ce qui est mal ; et « Bonheur » ! si vous faites ce qui est bon. Le Christ « savait ce qu’il y a dans l’homme », et il l’avait analysé suivant une règle critique qui en vaut bien d’autres, lui qui avait presque risqué sa divinité pour mieux enter à son Cœur cette branche décrépite. Enfin si je dis dans mon credo : « Je crois à la sainte Église », il faut bien, quoique cela soit contraire à la liberté, obéir à cette Église, comme les soldats au chef d’armée, par exemple.

On voit donc tout un système de contraintes, aussi fâcheuses qu’un parapet au long d’un pont ou au bord de l’abîme.

L’homme libéral se présente, et entame un concert de protestations, avec une bouche pleine de droits. De droits à quoi ? À la mort simplement. Car est-ce pour lui barrer le passage qu’on a mis le parapet, ou pour l’aider contre le danger ? Est-ce pour l’empêcher d’arriver à sa destinée que le Christ et le christianisme lui ont indiqué des voies sûres, ou si c’est pour l’y conduire à moins de frais ? L’illusion des libéralismes serait vraiment attribuable à une faiblesse mentale, si on ne la savait pas l’effet d’une connivence étrangère à l’esprit, ou du moins à la logique de l’esprit. On en veut tant à l’idée même de contrainte, parce qu’on veut tirer de soi-même sa loi. C’est une position de volonté. Et il y a aussi les positions des instincts...

L’écrivain dont nous parlons avait, pour haïr la loi, des raisons non moindres que pour haïr sa foi. Il a même enrichi le vocabulaire de la désobéissance, puisqu’il a fait du vieil amoralisme le plus neuf et très élégant immoralisme (du moins il l’a vulgarisé en français).

Que faut-il entendre par cet immoralisme ?

Beaucoup de disputes à ce sujet. Un esprit simple y verra simplement la permission de dire non à tout ce qui était morale traditionnelle, morale chrétienne. Et il aura raison. Détachons quelques évidences criantes, à titre d’exemples.

En tête, la justification du vice de Sodome. C’est la matière d’une infinité de cas répandus dans les œuvres d’imagination d’A. Gide et de deux ou trois traités exprès. Le journal de la période 1929-1932, écrit la soixantaine passée, consacre tranquillement le système au nom du « besoin d’harmonie (intelligence autant qu’instinct)... dans une société bien réglée »6.

Par compensation à cette latitude, la morale de la force. Où ne peut pas conduire la dégradation des énergies ? Cette morale de l’immoraliste n’est d’ailleurs plus en aucune façon française, nous éprouvons le besoin de le dire en ce pays qui conserve un scrupule français. Elle est un hybridisme de brutalité slave et de brutalité germanique, et ce que la première conserverait encore de rêve idéaliste est corrigé par ce que la seconde contient de virtualités toutes pratiques. Le parangon est l’Allemand vainqueur qui a conquis son univers dans la paix : Goethe. Dostoïevski pour le débridement des forces instinctives ; Nietzsche pour le déchaînement des forces conscientes ; Goethe pour l’olympienne pacification de ces meutes dans une parfaite réussite de la vie7. Quelques-uns refusent de voir cette somme et cette résultante dans la « morale » d’André Gide. Il nous paraît au contraire évident que, selon trois « manières » successives, s’est régulièrement formé là un tout aussi net qu’un évangile. Ceux qui connaissent mieux que nous la fine histoire de cette effloraison pourront sans doute y mettre des dates et des noms d’œuvres. La force qui cherche ainsi à se réaliser est d’abord celle de la vitalité corporelle, mais livrée à l’instinct voluptueux comme témoignage principal du moi. Selon la morale chrétienne, les sens, purifiés par les sacrements, réglés par la prudence et au besoin par l’ascèse, trouvent dans leur plaisir propre un simple secours pour leur exercice normal et en définitive pour l’élévation de l’âme. Ici la preuve de soi-même s’organise autour des sens, dont l’exaltation n’a pas de peine à devenir une affirmation indubitable. L’appel à ce témoignage n’est d’ailleurs pas simplement un droit, mais un devoir. Dans l’Immoraliste, ce devoir l’emporte sur les obligations d’âme et de charité8.

Cet orgueil de chair paraît-il ensuite manquer de noblesse ? On le relève par celui de l’intelligence. À vrai dire les deux ne se séparent pas si aisément ; ils s’épaulent au contraire, si vraiment je cherche dans ma chair l’affirmation exaspérée de ma position dans une existence distincte. Mais enfin je le sens le besoin d’une énonciation plus « pure ». C’est celle-là que je pourrai trouver, avec Nietzsche violemment, avec Goethe sereinement, dans la négation d’une dépendance surnaturelle et dans la recherche d’une primatie sociale, peut-être d’une dictature spirituelle. Le dirons-nous, nous nous figurons volontiers A. Gide, à peu près tout au long de sa vie, comme un révolutionnaire à succès, un bon bourgeois du non-conformisme, une sorte de capitaliste de l’incroyance et de rentier de la facilité charnelle. Peut-être son influence et sa primatie sont-elles dues à cette avantageuse accumulation de valeurs « mondaines ». Il en a pour tout le monde. Ne serait-ce pas la popularité du démagogue soigné, pleine de présents et de promesses ? Et ne seraient-ce pas les trois tentations du Malin au désert, accueillies par lui puis léguées à la foule : « Mange des pains ; fais le dieu ; prends l’empire (de ma main) ! »

 

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À ces propositions séduisantes s’ajoutait la séduction de la parole. Car nul ne peut contester à A. Gide le génie de l’expression littéraire. Presque toujours il écrit bien ; à peu près toujours il écrit élégamment et sans recherche ; presque jamais sa forme surveillée des œuvres majeures n’existe au déciment de la « palpitation » interne de la vie9. C’est une « grâce » littéraire si importante que nous pouvons difficilement ne pas y voir l’assistance d’un « esprit ». Car l’effémination progressive du caractère eût dû entraîner un affaiblissement plus rapide de la puissance d’expression. Une explication technique (celle de l’adresse acquise) ne suffit pas à rendre raison ici de la persistance du don de vie.

L’art comme tel peut-il être antireligieux et, dans le cas, antichrétien ?

C’est par des distinctions byzantines qu’on a obscurci la clarté naturelle de ces sujets. Il y a à considérer, comme en toutes choses : la matière, la manière et l’intention, puis le nécessaire rapport aux autres valeurs et la relation au destinataire. Quand Corneille écrit Polyeucte, il écrit un drame antipaïen et pro-chrétien selon tous les aspects. Quand le janséniste Racine passe tout droit et écrit Phèdre... pour soulager sa conscience, il prétend aussi écrire un drame antipaïen, mais le moraliste, qui sait lui l’attrait d’une « belle faute » et l’avantage escomptable de la savoir « fatale » (« Puisque Vénus le veut... ») dresse l’oreille ; et il aurait peut-être tort selon tous les autres aspects s’il n’y avait pas aussi celui du « destinataire », pauvre homme « vendu au péché ». L’intention étant sauve, l’art est donc selon la loi quand rien en lui n’en suggère la violation ou n’y expose, et quand par ailleurs il reste à son échelle entre les valeurs (ne recherchant pas l’adoration).

Ne demandons pas à l’art d’un A. Gide d’illustrer positivement les valeurs esthétiques du Christianisme. Il s’égarera à le faire deux ou trois fois et le regrettera aussitôt10 ; il aura juste montré... ce qu’il fait perdre à Dieu (mais Dieu a dit : « Si j’ai faim, je ne te le dirai pas, car j’ai le globe de la terre et sa plénitude »). Laissons plutôt le noble Péguy, à la porte, chanter la magnificence de la Cathédrale où Dieu est assis, avec Notre-Dame auprès :

 

          Un homme de chez nous a fait ici jaillir,

          Depuis le ras du sol jusqu’au pied de la croix

          Plus haut que tous les saints, plus haut que tous les rois,

          La flèche irréprochable et qui ne peut faillir...

 

Laissons Claudel, sous la voûte même et presque la main sur l’autel, proférer dans la transe :

 

         Salut, grande Nuit de la Foi, infaillible Cité astronomique !

 

Et demandons seulement à ceux qui nous fournissent le seul aliment de la terre de ne pas cracher sur la manne tombée du ciel, où nous avons placé, nous, l’illusion de notre vie ! Ils s’acquittent assez bien de ce respect, et cela leur sera compté, mais là où ils nous blessent principalement, c’est quand ils prolongent outre mesure les vaines expériences d’un esthétisme qui perd le monde. Ils sont artistes et c’est tout. Cula signifie que leur religion, leur temple, leur ferveur et leur charité, c’est l’Art. Leur religion est de créer, et c’est ainsi qu’un Dieu Créateur leur fait tort, et qu’ils se mettent sans façon à sa place. De là le tragique de leur vie quand leur cocue est logique ; et si leur cœur est illogique, le tragique de la vie de leurs enfants. Une vraie esthèse ne peut être que chrétienne, d’inspiration et de fin ; la dignité créatrice est de trop haute essence pour que, si elle n’est pas préservée par la grâce chrétienne, elle ne se transforme pas en une foi où c’est Dieu qui devient la créature... C’est un art antichrétien que celui qui se repose en son excellence au point d’y subordonner la finalité du monde. Le Christ demande tout l’homme, « tout ce que vous faites », et si une chose est meilleure, c’est celle-là qui doit être à lui.

 

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Il ressort de notre enquête que l’écrivain en cause, non seulement ne peut être de ceux qu’on regarde comme des maîtres, mais doit être considéré comme de ceux qu’on écarte avec le plus grand soin.

Tel de ses enseignements moraux suffirait à justifier une condamnation totale. Il y a en plus les postulats généraux de cette « morale » et l’apposition formelle au credo chrétien. En plus encore, la feinte de christianisme, dont peut-être nous aurions dû davantage parler11. Enfin, il y a la séduction d’un art qui par sa face peut faire oublier le saphisme sinon même le nihilisme radical, après s’être soustrait lui-même à l’ordre légitime des finalités.

Est-ce l’Europe qui s’exprime à Stockholm, et est-ce la France qui ratifie ce témoignage sur l’humanisme ? Si c’est l’Europe, si c’est la France, on pourra dire que les mères-patries de l’humanité spirituelle ne manquent pas d’artistes, mais on pourra se demander où sont les hommes12.

 

 

 

 

Gustave LAMARCHE, Textes et discussions,

tome II : Sujets littéraires,

Éditions de l’Action nationale, 1975.

 

 

  

 

 



1 Les plus remarquables prises dans l’entourage intellectuel d’A. Gide : Jammes, Ghéon, Claudel, Copeau, Dupouey, Rivière même.

2 Un panégyriste d’A. Gide, R. Lepoutre, va plus loin que nous dans ce sens. Parlant de la « morale » des Nourritures terrestres : « Ces préceptes, dit-il, deviennent les véritables dogmes d’un nouvel évangile, et c’est toute une religion qui se compose à partir des seules données immédiates des sens. » Évangile qu’il déclare définitif chez l’auteur et qui réfère ensuite à la parole de Keats : « O for a life of sensations rather than for a life of thought ! » Religion pure et simple de l’animal... desservie par la conscience !

3 On verrait volontiers dans une facétie inepte comme le Prométhée mal enchaîné (1899, trente ans) une prédiction de cet affaiblissement mental. Selon le mot de Claudel appliqué à l’œuvre entière d’A. Gide, il faut vraiment « n’avoir rien à dire » pour oser battre l’air longuement avec de telles âneries.

4 On sait aussi de quelle façon Gide repousse S. Paul comme un ennemi du vrai Christ. Sur tout le religiosisme d’A. Gide, comparez curieusement ces propos d’Hitler (dans Rauschning, 1939) : « Qu’il s’agisse de l’Ancien Testament ou du Nouveau, ou des seules paroles du Christ, tout cela n’est qu’un seul et même bluff judaïque. On est chrétien ou bien allemand, mais on ne peut pas être les deux à la fois. Vous pourrez rejeter Paul, l’épileptique de la chrétienté. D’autres l’ont déjà fait. On peut faire de Jésus une noble figure et nier en même temps sa divinité. On l’a fait de tout temps. On n’arrivera pas ainsi à se délivrer de cet esprit chrétien que nous voulons détruire. Nous ne voulons plus d’hommes qui louchent vers l’« au-delà ». Nous voulons des hommes libres, qui savent et qui sentent que Dieu est en eux. »

5 R. Lepoutre : « Chez Gide, l’intelligence arrête toujours le cœur... Ce qu’il lui faudrait atteindre, il le sait, c’est l’état d’innocence : par là seul il peut gagner la grâce. Mais dans la grâce il faut s’oublier..., il faut se renoncer entièrement, ainsi saint François, et les renoncements de Gide, il faut bien le dire, n’ont jamais été que la préférence de soi-même. » Cela est-il si différent du jugement d’H. Massis : « En fait, il est peu d’œuvres aussi dépourvues d’étonnement et d’accueil que celle de cet écrivain qui a cherché son « miel » dans toutes les littératures du monde : il n’aboutit qu’à une incessante évaluation de lui-même. » (Jugements, p. 24.)

6 Le scandale effectif de cet enseignement a été attesté par nombre de témoignages. En voici un, d’un historien de lettres sympathique au héros : « Aucun écrivain, en effet, ne pèse aussi lourdement qu’André Gide sur ses disciples et ne leur emprisonne plus sûrement l’esprit. Tous les gidiens se ressemblent et ce sont, en général, des garçons falots, qui n’ont pas très bien compris leur maître et se donnent naïvement les manières de l’indépendance et de l’audace. Il leur suffit presque toujours de caresser les jeunes Arabes, de se rompre l’âme à des tourments vrais ou faux et de se pâmer dans les vergers d’Afrique du Nord pour se croire enivrés des sources cachées de l’existence. Le maître est, dans une certaine mesure, responsable de ses disciples. » (K. Haedens, Une Histoire de la Littérature française, 1945) – Si par ailleurs on veut être édifié sur la dignité morale compatible avec ce magistère, quand il donne l’exemple avec la leçon, on pourra lire, Œuvres complètes, XV, 8 oct. 1929, et jours suivants, ce qui concerne l’intention de suicide du petit Émile D., victime d’A. Gide. Gabriel Marcel le cite dans son étude de la Vie intellectuelle, 1940, p. 266, et y voit « une effrayante déficience » de la conscience personnelle.

7 Et même la mort. Cf. Introduction au théâtre de Goethe : « Goethe ne tient pas l’homme pour déchu ; l’homme ne relève que de lui-même ; nul besoin pour lui d’un Sauveur. Le catholicisme escompte notre angoisse, notre défaillance ; il est là pour y subvenir. Goethe aboutit à la sérénité ; il s’y maintient et, mourant, se résorbe en Dieu comme en une suprême harmonie ». Les mots suivants concluent l’essai : « Nous restons reconnaissants à Goethe, car il nous donne le plus bel exemple, à la fois souriant et grave, de ce que, sans aucun secours de la Grâce, l’homme de lui-même peut obtenir. » Pout A. Gide, cette réussite est un triomphe personnel !

8 Le protagoniste laisse mourir misérablement sa femme, – qu’il prétend aimer, – pour arriver lui-même à sa plénitude physique, laquelle comporte, au terme, un assouvissement contre nature.

9 Il y a pourtant bien du pastiche et parfois, comme chez tous les faibles, de la « singerie ». Le style de la Symphonie pastorale, et de la Porte étroite pastiche constamment Manon Lescaut, et ainsi ce qui était naturel chez Prévost parce que c’était de l’époque sonne faux ici ; dans la Porte étroite, le larmoiement à la Des Grieux devient vite insupportable et le personnage à admirer, Jérôme, ajuste les vertèbres de son aîné. À l’autre pôle, quand A. Gide se force, il prend à s’y méprendre le ton de Nietzsche. Ainsi dans les Nourritures, les apostrophes au disciple ont exactement la tonalité et la forme de Zarathoustra : « Je vous enseigne le Surhomme... Je vous en conjure, ô mon frère, demeurez fidèle à la terre, et ne croyez pas ceux qui vous parlent d’espérance supraterrestres ». On voit d’ailleurs que le sens aussi s’y trouve. (Dans une citation plus développée on constaterait jusqu’à la reprise en forme de refrain.)

10 Par exemple après le Numquid et tu ? dont les élans spirituels rivaliseraient avec les plus belles « exclamations » de Pascal et de sainte Thérèse. On peut y voir d’ailleurs un jeu, selon la manière plaisante du siècle.

11 Gabriel Marcel, étude citée : « Qu’on dise : ce christianisme perverti s’est, en fait, révélé plus dangereux pour la religion que ne l’aurait été un antichristianisme déterminé – cela est parfaitement soutenable ; je ne serais pas éloigné de penser que c’est dans une large mesure exact. » C’est justement le propre de l’antichristianisme de n’être pas « déclaré ». L’« homme de péché » ne séduirait pas dangereusement (« les élus eux-mêmes ») si, faux pasteur, il ne prenait l’apparence du pasteur.

12 Il est bien surprenant qu’un écrivain de l’orthodoxie et de la fermeté de Paul Archambault ait pu subir au point où il l’a fait l’envoûtement d’A. Gide. Un article publié dans les Études (janv. 1940) laissait déjà percer une sympathie moins libre. Le livre final, Humanité d’André Gide, va et vient entre des condamnations craintives et des embrassements émus. Le titre d’un livre en dit toujours long. Le préjugé que fonde celui-ci contredit un sens commun élémentaire. On n’appelle pas absolument humanité une humanité fausse dans son essence du fait qu’elle contredit les premières valeurs humaines ; et si on cherche alors à mettre cette humanité en lumière, eh bien on a l’air de l’opposer comme victorieusement aux formes « divines » qu’elle prétend écraser. En fin de compte, après le prix Nobel, après ces « indulgences » d’une critique qu’on attendrait moins injuste... pour le public, le peuple chrétien peut désirer une intervention protectrice de l’Église ; le point de « scandale » semble postuler cette intervention.

 

 

 

 

 

 

 

 

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