Catholiques et socialistes

 

À PROPOS DES SEMAINES SOCIALES

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Etienne LAMY

DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

 

 

 

 

 

LIBRAIRIE BLOUD & Cie

 

1910

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À propos des « Semaines Sociales ».

 

 

Tout le monde connaît de nom les « Semaines sociales ». On sait que ce sont des congrès au petit pied, et au pied voyageur, où chaque année, dans une ville nouvelle, et durant huit jours, des catholiques, étrangers par leur condition aux épreuves de la pauvreté, par leur caractère à l’artifice de la pitié intéressée, et par leurs goûts à toute ambition politique, étudient les devoirs de notre temps envers le prolétariat. La sixième de ces « Semaines » vient de s’écouler à Bordeaux. Une nouveauté qui dure depuis six années dans le pays de l’inconstance devient presque une institution. Il ne semble pas inopportun de dire comment elle est née et quels desseins elle sert.

 

 

 

I

 

La guerre sociale.

 

Le problème social est la plus redoutable énigme des temps qui viennent. Il soulève les espoirs d’avenir contre le respect du passé, il prépare dans le monde une guerre où il n’y aura pas de neutres. Il est le « signe de contradiction » auprès duquel toute autre discorde semble pacifique, et déjà il convainc de mensonge la plus grande autorité du présent, la puissance des mots.

Les paroles qui prédisent et justifient une métamorphose dans le sort de la multitude sont de lait et de miel. Il s’agit de tendresse pour l’indépendance et pour la dignité humaines que la misère paralyse et avilit, de sollicitude pour l’ordre qui ne peut être durable où la souffrance est trop grande, de zèle pour la réconciliation universelle qu’opérera l’avènement de la justice. Même les rudesses verbales des prophètes ravis en esprit par cette vision, même leurs sentences impatientes contre les iniquités actuelles semblent les palpitations de cœurs en qui bat trop vite l’amour de l’humanité.

Qu’après avoir entendu l’on regarde. Les riches et les pauvres forment deux armées ennemies, l’armée de la peur et l’armée de la haine. Les riches songent à se défendre contre le futur pillage ; les pauvres tiennent pour un vol ancien la possession héréditaire des riches, la justice leur apparaît comme une représaille et ils rêvent un bonheur fait avec le malheur des autres. La solidarité, de laquelle sont exclus les non-prolétaires, n’existe guère davantage entre les prolétaires. Non que leur rancœur commune contre la classe capitaliste ne les assemble en une certaine concorde ; non qu’ils n’aient, envers leurs compagnons, des soudainetés capricieuses et parfois admirables de générosité, trouées de ciel pur, du ciel d’autrefois, dans les nues pesantes d’orages. Mais entre ces combattants de la même cause, l’amour n’est ni profond ni fidèle. La violence avec laquelle ces champions de la solidarité internationale défendent à coups de couteau leur travail contre la concurrence des ouvriers étrangers ; la rage avec laquelle ces protecteurs de la liberté humaine assaillent, quand il leur plaît de prescrire la grève, les ouvriers coupables de continuer le travail ; l’âpre jalousie avec laquelle ces amis incorruptibles de l’égalité tiennent les femmes à l’écart des métiers dont ils veulent se conserver le monopole, tout dément la fraternité. Forçats du bagne capitaliste, comme ils s’appellent eux-mêmes, ils ne sont unis que par la chaîne, et chacun n’est las que du poids qu’il en porte. Leur entente n’est pas de l’affection, c’est de la stratégie. Ils ont besoin de leur force collective pour obtenir, par leur effort commun, la victoire : mais dans la victoire tous cherchent leur butin particulier, chaque soldat de la vaste armée ne combat que pour soi-même. Tout groupe d’ouvriers rêve de faire la loi aux autres et, si tous ne se rallient pas à son commandement, d’employer la contrainte, non seulement contre les minorités au nom de la majorité, mais contre les majorités dès que, minorité, il croit l’occasion favorable. Cette audace de se soumettre à tout prix les autres trouve sa perfection dans la conduite des meneurs, et leur autocratie intolérante, plus encore que la violence des minorités, étale le mépris du socialisme pour l’homme. Chefs qui mènent au sifflet leurs groupes, groupes qui poussent par le poing la masse prolétaire, masse prolétaire qui se hâte vers la grande ruée du partage, tous transforment la puissance du nombre en servante non d’une justice générale, mais d’innombrables égoïsmes. L’égoïsme contraire des riches attend un homme, le sauveur qui remettra leurs fortunes à l’abri et la canaille à la chaîne. Personne n’a plus foi qu’en la force.

 

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II

 

Ses causes principales.

 

Nuls sophismes ne sauraient obscurcir l’évidence de ces faits. Et ces faits sont une conséquence nécessaire de notre civilisation moderne. La sagesse contemporaine s’honore de gouverner le monde par une raison qui se suffit à elle-même. Cette raison ignore d’où vient l’homme, où il va, elle ne le contemple que dans son existence présente, et comme elle reconnaît en lui, pour sentiment dominateur, la vocation d’être heureux, elle doit conclure que l’ordre du monde se mesure au bonheur de l’homme durant son passage sur la terre. Or les avantages auxquels semblent attachées les joies de l’existence, répartis au hasard entre les hommes, déconcertent comme autant d’injustices cette raison. Et presque toutes ces injustices sont irréparables. Ni la vigueur, ni la beauté, ni l’intelligence, ni aucun des dons attachés à la personne, ne sauraient être repris par les dépourvus aux privilégiés. Rien ne se trouve à partager, sinon les richesses de la terre, que la nature offre indivises à tous les hommes et que les hommes se sont distribuées de façon à accroître encore, avec le mal de l’inégalité, l’infortune des dépourvus. À ces dépouillés leur misère crie qu’ils ont un droit de reprise sur tout bien partageable et qu’ils doivent l’exercer de suite, car avec leur vie s’écoule leur chance d’être heureux, et de ce bonheur tout ce qui est différé est à jamais perdu. Le socialisme et ses promesses niveleuses ne sauraient trouver en eux d’incrédules. Mais l’égalité, qu’ils invoquent contre les privilégiés, n’est pas le terme véritable de leurs désirs : et pas davantage ne sont-ils prêts à tenir pour bon ce qui paraîtra tel à la majorité. Car son instinct ne pousse pas chacun à être heureux comme les autres, ni comme le veulent les autres, mais autant qu’il le peut, et plus que les autres s’il le peut. Son instinct ne reconnaît pas des étrangers pour juges, mais sait, lui-même et seul, ses intérêts. Se résigner à la portion congrue qui lui serait consentie par les lois les plus socialistes, si elle est moindre que ses espoirs, serait se sacrifier à ces étrangers. Pourquoi ? Si au contraire il voit une chance d’accroître sa part à leurs dépens, il y est décidé d’avance : car l’incertitude de sa destinée et la certitude de ses ambitions ne lui laissent de devoirs qu’envers lui seul. Le généreux n’est qu’un prodigue, l’égoïste est un bon économe de sa vie. Le pauvre a trop pitié de lui-même pour avoir pitié des autres. Même ses compagnons deviennent ses ennemis naturels dès qu’ils le dépouillent, fût-ce de chimères, et ses victimes naturelles dès qu’il peut les dépouiller, fût-ce de leurs droits. Le « moi », le plus grand commun diviseur de la société humaine, règne et gouverne. Il s’étend sur tout ce qu’il peut atteindre, il renonce uniquement à ce qu’il désespère d’obtenir. Il ne laisse debout d’autres lois que celles de la guerre. Rien de plus instable, de plus brutal, de plus vil que l’ordre d’une telle société.

Un autre ordre régna durant des siècles. Alors des inégalités et des souffrances plus cruelles que celles d’aujourd’hui n’engendraient pas la haine, une certaine tendresse des cœurs adoucissait la rudesse des mœurs, la force redoutait les sentences du droit, les hommes les plus séparés par la condition se sentaient unis par une fraternité conseillère aux uns de sollicitude, aux autres de patience. Alors aussi régnait la croyance que la vie est une munificence de Dieu envers l’homme ; qu’elle commence seulement sur la terre pour se continuer immortelle après la mort ; que l’existence présente offre à l’homme une épreuve où il doit mériter les récompenses de l’existence à venir ; qu’il est, pour ces bienfaits, obligé à la gratitude, et que sa gratitude a pour témoignage suprême son obéissance aux volontés du créateur, du maître, du juge ; que ces volontés révélées à l’homme sont les lois immuables de sa vie intérieure et extérieure ; qu’enfin Dieu ordonne, comme la perfection de la reconnaissance envers lui, à chaque homme la bonté envers les autres hommes, et les veut frères pour les traiter en fils. C’est à cette croyance religieuse qu’était due la stabilité sociale. À cette lumière, tout, dans la vie, se justifiait, s’ordonnait, s’anoblissait. Les biens et les maux de ce monde paraissaient amoindris parce que leur brièveté était comme perdue dans l’attente de l’avenir sans fin. Les privilégiés de ce monde avaient moins de peine à donner, les pauvres mettaient moins d’âpreté à obtenir, et, jusque sur le fumier de Job, possédaient les richesses consolatrices de leur foi. Générosité des uns, modération des autres, support des uns par les autres, tout prouvait que l’opinion des hommes sur le monde invisible gouverne leurs actes dans le monde présent.

 

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III

 

Les catholiques sociaux.

 

La leçon ne fut pas perdue pour quelques observateurs quand, vers le milieu du dix-neuvième siècle, l’incrédulité gouvernante enfanta le socialisme. Tous n’avaient pas attendu cette vengeance de la logique pour reconnaître l’erreur de principe. Même lorsque la tentative, à ses débuts, semblait préparer sans péril un régime meilleur, les chrétiens les plus dévoués aux libertés générales s’étaient trouvés les adversaires les plus énergiques des idolâtries où la sagesse humaine s’adorait. Toutefois, quand le prolétariat commença d’ébranler la société, contre un danger devenu imminent, il fallait une défense directe. C’est alors que les clairvoyants commencèrent à chercher dans une réforme de doctrine sociale une sûreté contre la révolution sociale. Chez nous, un homme de science, Le Play, dénonça la sottise de la sagesse qui s’enorgueillissait d’avoir transformé en poussière et jeté au vent le roc des vieilles fondations, il soutint que l’autre vie est la nécessité la plus essentielle de la vie présente. N’avoir pas d’avis sur la vérité lui parut une faiblesse intellectuelle, admettre la croyance sans laquelle tout est ténèbres cruelles et par laquelle tout devient clair et harmonieux, lui parut la seule conclusion digne d’une pensée consciente. Tandis qu’il osait demander à l’homme de reconnaître Dieu, et à la société de rétablir, pour sa loi indiscutable et publique, le Décalogue, en Allemagne un évêque, Ketteler, ému par les souffrances de la classe ouvrière, par la responsabilité dont elles chargent la richesse égoïste, par les menaces qu’elles amassent contre la société impuissante, montrait la source oubliée des inspirations fécondes, pressait cette société de redevenir chrétienne, de compléter le Décalogue par l’Évangile, la loi de justice par la loi de bonté. La guerre de 1870, qui abattait le peuple le plus fier de sa raison tout humaine, et la Commune, qui montra quelles colères sociales cette raison avait laissé s’amasser, ajoutèrent à ces leçons d’idées une terrible leçon de choses. Elle pénétra, blessure de lumière, en deux Français, jeunes officiers au vieux sang desquels la honte de la France était chose nouvelle, et dont l’âme, sincèrement chrétienne, reçut la douleur comme une fécondité. La Tour du Pin et de Mun revinrent d’Allemagne, où leur captivité avait été une méditation, certains que le christianisme avait une fois de plus à sauver le monde, devait renouveler son œuvre pour la continuer, et mêler, comme autrefois les races ennemies, les castes adverses. Hommes d’action, ils ne croyaient pas avoir accompli tout leur devoir en découvrant ce qu’il y avait à faire. Les mêmes avertissements avaient réveillé hors de nos frontières quelques consciences : en Autriche deux grands seigneurs, Vogelsang et Bloome, apportaient à une réforme sociale leur consentement de privilégiés à qui elle devait coûter le plus de sacrifices ; en Italie, un professeur, Toniolo, cherchait à la définir avec la méthode d’une philosophie chrétienne ; en Suisse, un homme d’État, Decurtins, rompu à la discipline du droit canonique, et désireux d’en appliquer les principes aux faits, s’essayait à commencer la législation sociale d’un État chrétien. La Tour du Pin et de Mun pensèrent que la différence des nationalités ne devait pas rendre étrangers les uns aux autres ces médecins d’un mal répandu par-dessus les frontières ; s’ils délibéraient ensemble, ils compléteraient, contrôleraient leurs idées, et peut-être feraient sortir de cette commune étude une méthode commune. Grâce à l’initiative et à la force d’attraction qui est dans le génie français, fut créé et dura ce groupe international où se formèrent les « catholiques sociaux ». Tous les ans, jusqu’à 1891, arrivaient à Fribourg une vingtaine de personnes, qui, logées dans une même maison, y demeuraient deux semaines, y soutenaient, à juger par les éclats de voix, d’interminables querelles, et semblaient pourtant plus unies à chaque départ qu’à l’arrivée. Avec un zèle passionné, et par un souci qui eût paru bien naïf aux politiques habiles à vivre de leur amour pour le peuple, ces chercheurs de vérité sociale s’occupaient à distinguer ce qui, dans la fraternité humaine, est de conseil ou d’obligation. Chaque année, les comptes rendus de leur travail étaient envoyés par eux à Rome. Plus ils le poursuivaient, plus ils se confirmaient dans la pensée que la masse des catholiques vivait ignorante de la loi religieuse, tenait pour générosités surabondantes des actes de stricte justice envers le prochain, et, en toute quiétude de conscience, négligeait les devoirs importants à toute époque, plus importants à la nôtre. Persuadés que cet oubli avait contribué à dissocier les classes et précipitait le choc où la société courait risque de se briser, ils exprimaient, ils renouvelaient le vœu que l’Église rappelât les règles non abrogées de sa doctrine sur la nature de la propriété, l’usage des biens, et le respect dû au plus précieux de ces biens, à la plus belle œuvre du créateur, à la vie humaine dans la personne des pauvres. Instances précieuses pour Rome. Elles ne lui apportaient sans doute que l’écho où elle reconnaissait, sans avoir à les apprendre, ses propres enseignements : mais elle apprenait par ce témoignage que des chrétiens redevenaient, selon l’expression du Christ, capables de porter la vérité jusque-là trop lourde. Et l’action de Fribourg ne fut pas la moindre des influences qui, unies, décidèrent Léon XIII à élever la voix de l’Église et à rappeler à tous le devoir par l’Encyclique de 1891 sur la condition des ouvriers.

L’Encyclique proclamait les principes nécessaires pour vaincre la guerre sociale par la paix sociale. Mais autant les principes sont simples et immuables pour tous et partout, autant les moyens de les appliquer sont multiples et variables selon l’état et l’opinion de chaque pays. Les Français qui avaient collaboré à l’œuvre de Fribourg jugèrent l’heure venue d’une nouvelle tâche : il fallait connaître et choisir les procédés les plus efficaces, les plus prompts, les plus opportuns pour réaliser dans la France d’aujourd’hui la réforme sociale. Élargissant et restreignant à la fois la méthode de travail qu’ils employaient à Fribourg, ils résolurent de réunir chaque année une assemblée en France. Comme les Français comprennent vite et se lassent de même, il parut qu’une semaine suffirait pour faire une besogne utile. Et comme le goût des questions sociales s’était déjà répandu et qu’il s’agissait de l’accroître, le groupe s’élargit en congrès, afin que les questions fussent étudiées devant un public nombreux, s’il voulait venir.

Il le voulut. Depuis la première des « Semaines sociales », celle de 1904, chacune a réuni plus d’auditeurs et semé plus de vie. Lyon, Orléans, Dijon, Amiens, Marseille, Bordeaux, ont été les étapes d’une marche de plus en plus retentissante. Le bruit ne s’en est pas répandu seulement en France. Même quand notre pays agit pour lui seul, il agit sur les autres, et ses essais même sont des propagandes. L’Italie, la Belgique, l’Autriche, l’Espagne ont pris de nous l’habitude dont elles trouvaient ici l’exemple, et recrutent des adeptes à leurs Semaines sociales. Dans celles de France se mêlent des auditeurs de toute condition : professeurs, publicistes, prêtres, ouvriers, étudiants. Les femmes sont nombreuses. La jeunesse domine : le problème social trouble et déconcerte les générations parvenues à l’âge où l’on n’aime plus les nouveautés, et intéresse, sans les décourager, les générations nouvelles. Cette assistance augmente, attirée aux sessions qui sont un enseignement par des orateurs qui font autorité et par une doctrine qui se précise.

 

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IV

 

L’école socialiste et l’intervention de la loi.

 

Dans la première des « Semaines sociales », leur initiateur, M. Henri Lorin, exposait en ces termes leur programme :

 

Catholiques pratiquants, nous voulons, d’une part, prendre conscience nette de ce que postule et de ce qu’enseigne le catholicisme au point de vue social, faire pénétrer les exigences de la justice, telles que l’impliquent les affirmations de notre foi, dans le détail des rapports sociaux...

Nous voulons, d’autre part, retrouver dans les doctrines qui s’essaient à résoudre la question sociale ce qu’elles ont d’inconsciemment catholique et, partant, de profondément vrai, et donner aux hommes participant ainsi, à leur insu, d’idées qui sont nôtres, conscience de leur affinité avec la conception chrétienne, des emprunts qu’ils leur font, des convergences auxquelles la logique devrait les conduire.

 

À ce moment, le socialisme passait de la propagande aux premières réalisations. De cette propagande, la plus décisive avait été faite par la bourgeoisie : le postulat agnostique sur lequel des philosophes censitaires prétendaient élever leur ordre social avait multiplié les rebelles au désordre, dès lors injustifié, des conditions. Assez nombreux pour devenir une puissance électorale, puis, dans les Chambres, un parti que le gouvernement devait ménager, introduits au ministère même par des politiques réputés habiles qui croyaient faire la part du feu en faisant place aux incendiaires, les socialistes détenaient déjà quelque chose de l’autorité publique, assez pour révéler comment ils l’exerceraient le jour où ils l’auraient tout entière.

Rien de plus étranger à leur pensée qu’accroître, avec l’indépendance et l’initiative du prolétaire, les chances de son courage dans le combat de la vie. L’unique, la constante, l’insatiable revendication des chefs socialistes était de réclamer à l’État un bonheur tout fait, à l’usage de la multitude. Ils se consacraient à étendre sans cesse l’autorité de l’État, afin que cette autorité, se substituant partout à l’action de l’homme, épargnât au malheureux le travail de changer son sort. Obtenir que l’État exproprie les industries privées et, en attendant, les réglemente, les contrôle, ait sur elles l’œil du maître ; que l’État devienne l’arbitre des conflits entre le capital et le travail ; que l’État présume la faute des patrons dans les accidents des ouvriers ; que l’État règle en faveur des ouvriers la durée du labeur quotidien et en fixe le prix ; que l’État leur constitue des retraites par un impôt prélevé sur les patrons et qu’il les décharge des impôts établis sur les autres citoyens : telles étaient les réformes soutenues au Parlement. Elles étaient logiques. Pourquoi donner au prolétaire le goût d’améliorer lui-même sa condition dans la société, puisque cette société, irréparablement injuste pour lui, annulerait toujours par sa puissance collective l’effort du pauvre pour s’élever ? puisqu’il fallait, sans laisser pierre sur pierre, la détruire pour le salut des malheureux écrasés sous elle ? puisqu’elle devait être reconstruite par eux, et sur leurs plans, si on la voulait habitable ? Et, bien qu’au lieu de cette ruine et de cette édification totales, les socialistes parlementaires eussent seulement licence de changer quelques détails dans la structure condamnée, ces petits travaux étaient des prises de possession, des pierres d’attente, et des morceaux de la prochaine architecture. Exproprier au profit de l’État les lignes de l’Orléans ou de l’Ouest était créer un précédent et une analogie à l’absorption de toutes les grandes entreprises. Mêler l’État à la surveillance du travail, à la taxation du salaire, au règlement des retraites était initier le régime où l’État gouvernerait seul la production et assignerait aux travailleurs leur tâche, leur gain, leur existence. En attendant, les meneurs habituaient la multitude prolétaire, par l’avantage immédiat des réformes et la satisfaction d’obtenir sans peine les changements, à dédaigner les lentes déceptions de l’effort personnel, à avoir foi dans la méthode de ses chefs et à continuer son obéissance quand, devenus seuls héritiers du pouvoir, ils transformeraient le monde par la toute-puissance de l’État.

 

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V

 

Dangers et légitimité de cette action.

 

La masse des catholiques était au contraire en défiance instinctive et générale contre toute l’action de l’État. Par cela même que, gagné aux maximes du dix-huitième siècle, il mettait son point d’honneur à ne s’inspirer d’aucune foi religieuse, ils n’espéraient de lui aucune collaboration à leurs intérêts essentiels. Non seulement ils ne se jugeaient pas de force à modifier cette philosophie de l’État, mais, pour avoir eux-mêmes respiré l’atmosphère de leur temps, beaucoup n’étaient pas loin d’accepter comme naturelle cette indifférence de la politique aux problèmes de l’au-delà. Ce scepticisme du pouvoir s’était tellement dit raisonnable, nécessaire, indestructible, qu’il leur paraissait presque tel. Ils le voyaient si étranger à leurs idées les plus chères, qu’ils redoutaient jusqu’aux bonnes volontés de son incompétence. Pour la protection de leur foi, ils comptaient sur eux seuls. Aussi le grand effort des catholiques avait-il été de soutenir contre l’État une guerre de limites, pour fixer ce qui appartenait à la puissance publique et ce qui appartenait à la liberté de chacun. Leur disposition était de tenir pour perdu ce qui était concédé à ce gouvernement, comme sauvé ce qui lui était refusé. Leur dogme politique était que plus ils restreindraient les prises de l’État et étendraient les droits de l’individu, mieux ils servaient le catholicisme. Ainsi avait été conduite la plus grande lutte qu’ils eussent soutenue depuis la Révolution française, la campagne pour l’éducation. Ils n’avaient pas songé à obtenir de l’État que la jeunesse française fût élevée par lui dans le respect des croyances religieuses : ils avaient voulu seulement enlever leurs fils à l’État comme à un maître incapable de dire les paroles de la vie morale. De même pour l’assistance : comme ils désespéraient de la rendre meilleure en s’unissant à la bienfaisance de l’État, ils avaient constitué à part leurs œuvres de charité catholique. De même maintenant, pour la justice sociale, entendaient-ils la pratiquer au nom de leur croyance, à l’aide des vertus qu’elle soutient, et répugnaient-ils au concours d’un État sceptique et partial.

Aux catholiques des « Semaines sociales » apparaissait une autre méthode de défense chrétienne. Il ne leur suffisait pas d’être des croyants dans un État incrédule. Ils tenaient pour un reniement la résignation de chrétiens au scepticisme du pouvoir qui les représente. Il ne leur suffisait pas d’avoir, grâce à la liberté générale, les droits d’une minorité dans la nation, et comme des places de sûreté dans un pays étranger. Ils voulaient supprimer la contradiction entre les croyances directrices de leur vie privée et les incroyances directrices de leur vie nationale. Persuadés que Dieu n’a pas donné sa loi à un être solitaire, comme le mystère d’un culte secret, mais l’a donné à un être fait pour vivre en société, et comme la règle de ses rapports avec les autres hommes, ils revendiquaient pour cette loi la fidélité non seulement des individus mais des peuples. Si elle est obligatoire pour chaque homme, comment deviendrait-elle inexistante pour une société faite d’eux ? Comment le pouvoir chargé de les représenter deviendrait-il étranger à ce qui représente pour eux la vérité et le devoir ? Ils voulaient que le christianisme, au lieu d’être ignoré ou contredit, fût reconnu, adopté, servi par l’État, et que la loi divine commandât aux lois de leur pays. Certes, dans ce pays, beaucoup avaient perdu la foi et ne s’offensaient point que l’État représentât leur athéisme. Mais la majorité, eût-elle oublié le Christ, vit encore de la civilisation chrétienne, comme aux heures de crépuscule les voyageurs marchent encore à la lumière du soleil devenu pour eux invisible. Cette lumière diffuse éclairait plusieurs des lois voulues par le parti socialiste. La fallait-il éteindre en les repoussant ? Les catholiques sociaux ne le pensaient pas. Ils croyaient reconnaître l’industrie de la Providence qui emploie parfois ses ennemis comme ouvriers de son œuvre. Ils espéraient, en approuvant ces lois, ouvrir le droit contemporain à quelques rayons d’Évangile, et, par cette sollicitude envers la foule dont le Christ eut pitié, préparer l’avènement d’autres lois où Dieu retrouverait sa place. Voilà pourquoi, dès la première Semaine sociale, ils n’hésitèrent pas à approuver en principe les initiatives parlementaires des socialistes. Ils le firent avec confiance, avec sympathie, avec élan. Et l’on put se demander, tant leur concours fut chaleureux, s’ils ne considéraient pas l’action de l’État comme le principal instrument de la réforme sociale.

C’était une nouveauté, et, pour les catholiques habitués à l’ancienne méthode, ce fut bien près d’être un scandale. À cette confiance, qu’ils croyaient exclusive dans l’efficacité des lois pour la réforme sociale, ils opposaient de vives inquiétudes et des raisons solides.

« Les catholiques sociaux, disaient-ils, se laissent abuser par le plus noble des rêves, mais par un rêve. Ils ne se trompent pas sur le magistère qui appartiendrait au pouvoir dans une société vraiment chrétienne : elle tiendrait pour sa plus importante affaire d’atteindre sa fin divine, elle y travaillerait par toutes ses forces. Des temps furent, en effet, où le bien, compris de même par tous, n’était pas seulement confessé par l’aveu et servi par l’effort isolés de chaque homme, mais célébré à pleine voix, soutenu à pleins bras par tous ensemble, où leur vivante unité, l’État, donnait à cet accord, par le verbe authentique, retentissant, obligatoire des lois, l’efficacité la plus parfaite, et faisait régner dans les mœurs nationales l’ordre établi dans chaque conscience. Mais lorsque les catholiques sociaux croient restaurer cette société en espérant aujourd’hui de l’État l’aide qu’il leur prêtait jadis, au lieu d’ouvrir une voie ils tournent dans un cercle. Car pour adopter leurs doctrines il faudrait un État mandataire d’une société déjà chrétienne, consciente de l’être, et désireuse de le devenir davantage. Or la société moderne a perdu de plus en plus le sentiment de ses solidarités avec ses origines religieuses, et l’État actuel s’emploie à détruire partout les vestiges du catholicisme, comme on arrache du sol une plante mauvaise. Ceux qui, dans un tel moment, songent à accroître un tel État pour servir leur foi, travaillent contre elle. Ils aiguisent l’arme qui ne cesse de les blesser, et plus cet État aura d’action, plus il fera la société païenne.

Par leur concours à l’œuvre sociale de l’État ils peuvent obtenir, en faveur du prolétariat, quelques améliorations de détail, mais ce gain immédiat sera payé cher. Ce qu’il faudrait surtout à notre société, c’est une cure d’énergie. Durant plusieurs siècles l’exagération de l’autorité royale a commencé à détruire chez les Français la première et magnifique vigueur des activités nationales ; peu à peu ils se sont accoutumés à confondre l’indépendance avec l’irrespect, l’initiative avec le désordre. Cet amoindrissement du caractère les désarmait d’avance contre les tyrannies à plusieurs faces de la Révolution, qui a encore affadi les pâles couleurs de notre volonté. Successeur de la monarchie absolue et de la Révolution qu’il perpétue et complète, le socialisme vient parfaire l’éducation de notre inertie. Contre lui surtout, ses promesses et la terrible tentation de fainéantise qu’il offre au genre humain, il faut réveiller l’intelligence, le goût et l’honneur de l’effort personnel. À ces Français déjà trop disposés à attendre tout de la puissance publique, présenter la loi comme le facile, le prompt, l’efficace moyen de changer leur sort, fortifier en ces enfants assis dont parle l’Évangile la croyance qu’il leur suffit de regarder le travail des lois, et qu’elles fabriquent pour eux du bonheur, c’est préparer le triomphe du socialisme. »

Les problèmes les plus difficiles et les plus importants pour l’avenir de la religion et de la politique se trouvaient donc posés, comme des pierres de scandale, au seuil des Semaines sociales. Une fois de plus semblait se manifester la mauvaise fortune qui, depuis si longtemps, dessert les catholiques et, à chacun de leurs efforts pour commencer l’action, produit la discorde.

Tel eût été peut-être l’unique résultat d’une généreuse entreprise, si le débat sur ces questions fût demeuré un tournoi de théories. C’est le grand danger des théories que leurs tenants deviennent leurs prisonniers, s’obstinent aux principes où il se rencontre toujours du vrai dans du vague, se plaisent aux intransigeances où la raideur prend un faux air de force, et soutiennent leur thèse par delà même leur opinion. Heureusement, les catholiques des Semaines sociales échappèrent aux pièges des généralités. Conduits par leur programme même aux précisions et aux détails, ils avaient, sur chacune des lois où ils prenaient parti, à établir la légitimité, l’efficacité, l’urgence des mesures approuvées par eux. De ces examens pratiques, plusieurs vérités se dégagèrent avec évidence.

D’abord, il apparut que, même pour rendre aux ouvriers tout le gouvernement de leur destinée, une certaine intervention de l’État était indispensable. C’est, en effet, la loi qui, dès le début de la Révolution française, pour délivrer du passé les ouvriers, avait détruit toute leur vie corporative, et, pour doter leur avenir, leur avait interdit même le droit de délibérer sur les affaires de leur métier. Quand, en 1862, on s’avisa que ce régime était injuste et cruel, il a fallu qu’une loi leur rendît le droit de refuser, par une délibération concertée, leur travail, s’ils n’estimaient pas suffisant leur salaire. Quand, en 1884, on a compris que la grève était une arme de guerre, non un outil d’organisation, et que, pour celle-ci, ils avaient besoin de s’associer, une loi encore a été nécessaire pour détruire l’incapacité qu’une loi antérieure faisait peser sur eux. Aujourd’hui, reconnaître que l’existence concédée en 1884 aux syndicats est un don parcimonieux, où survit encore la vieille jalousie du pouvoir contre l’indépendance des sujets, et que nulle association n’a sa plénitude si elle ne possède pas le droit de propriété, c’est demander une loi nouvelle : car tant qu’elle n’interviendra pas, les ouvriers, sortis en 1862 de l’isolement cellulaire, mais confinés depuis 1884 dans un préau trop étroit, ne connaîtront pas la liberté. L’intervention de l’État peut seule lever les obstacles qu’il a mis à l’indépendance des citoyens.

Il a apparu ensuite que cette intervention n’est pas moins nécessaire pour introduire dans le monde du travail certaines disciplines essentielles à la dignité humaine, à la morale publique, à la santé de la race. Le repos hebdomadaire se recommande par tous ces caractères à la fois. Il n’est pas seulement, pour ceux qui croient en Dieu, le jour d’obéissance, d’affranchissement, d’honneur, où ils relèvent leur tête abaissée sur les œuvres serviles de la terre et cherchent dans le ciel la glorieuse demeure de leur âme. Il ménage et répare les forces du corps, vite usées par un labeur sans relâche. Il apporte à l’homme la joie d’être autre chose qu’un animal de travail, le loisir d’entrer par son intelligence en société avec les créatures semblables à lui. Il permet la réunion, au foyer commun de ceux qui sont un seul cœur, et, séparés par toute la longueur des heures ouvrables, ne goûteraient jamais, sans ce jour, la douceur présente de la famille. De même nul ne conteste que ce soit un désordre et un préjudice social d’imposer aux enfants et aux femmes des tâches au-dessus de leurs forces, les labeurs de nuit, et aux jeunes mères la reprise de leur métier trop tôt après leurs couches. Mais si l’observance des bonnes coutumes est abandonné au libre arbitre de chacun, que de pauvres seront, par l’attrait du gain, poussés à un travail continu, hâtif, homicide ? Combien y seront contraints par des patrons sans conscience ? Combien de vendeurs mettront à profit les scrupules de concurrents fidèles au repos dominical et libéraux envers leurs employés, pour offrir, dans des magasins toujours ouverts, des marchandises fabriquées à vil prix ? Comment les plus résolus à risquer, par devoir, la diminution de leur clientèle s’entendront-ils avec leur propre personnel ? Lui n’est pas assez riche pour payer par une perte d’argent son obéissance aux lois morales, et ne peut faire les frais des réformes, lui apportassent-elles un accroissement de force et de dignité. Sera-t-il payé de son repos comme si c’était du travail ? Quelle charge de surcroît pour les bons maîtres ! Se refuseront-ils à la supporter ? Quels exodes vers les ateliers qui ne ferment pas ! Tous les avantages seront pour les violateurs du devoir social, tous les préjudices pour ses observateurs. L’indépendance laissée à ceux qui le méprisent entraînera à le méconnaître les plus désireux de le respecter, et le dommage sera pour la société. Le remède appartient à l’État qui, lui seul, peut rendre ces réformes efficaces en les faisant générales. Les travaux des « Semaines » ont préparé les catholiques les plus défiants de l’État à admettre cette seconde exception, et le recours à la loi quand des mesures de justice certaine et d’intérêt universel, si on les abandonnait à la liberté de chacun, apporteraient à leurs partisans trop de préjudice et à leurs adversaires trop d’avantage pour qu’on puisse attendre l’adoption volontaire de ces réformes.

 

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VI

 

Différence entre les socialistes et les catholiques sociaux.

 

En même temps, les Semaines sociales prouvaient que les catholiques les plus prêts à accepter le concours de l’État, ne sont ni les dupes ni les complices du socialisme. Les socialistes comptent sur l’État comme sur le transformateur unique de l’avenir. Ils préparent l’expropriation de la liberté individuelle au profit de la souveraineté collective. Même les lois partielles dont ils se doivent contenter aujourd’hui, leur servent à étendre par place la paralysie progressive des volontés. Ils faussent systématiquement tous les ressorts par lesquels agissent les pouvoirs d’opinion. Leurs congrès, qui, par de soi-disant mandataires, semblent associer le prolétariat à la préparation de ses destinées, déterminent ses programmes, choisissent ses chefs, et donnent ainsi à son gouvernement l’apparence d’un régime représentatif, en sont l’imposture. Les corps de métiers les plus nombreux et les plus intéressés à compter en proportion de leur importance, ne nomment pas plus de délégués que des agrégats factices, inexistants dans le monde du travail, composés de quelques comparses, et multipliés de façon à annuler les véritables groupes, et à imposer les chefs qui, artisans de ce subterfuge et grâce à lui, se nomment eux-mêmes. Pas plus que ces chefs ne tiennent leur pouvoir de la volonté générale, ils ne s’inspirent d’elle pour agir, ni ne l’éclairent sur leurs projets. Ils couvrent leur marche de silence, leur tactique préférée est la surprise, ils gouvernent par mots d’ordre, exaltent l’idolâtrie de la soumission et estiment que l’obéissance est parfaite quand elle ne demande pas à comprendre avant d’agir. Pour la perpétuer dans la multitude, ils y perpétuent le chaos ; ils se gardent de le démêler en aidant aux attractions rationnelles qui assemblent le prolétariat par métiers ; ils ont hâte, si ces groupes se forment, de les replonger dans la masse inorganique. Ce ne sont pas eux qui ont proposé la loi de 1884, ce sont eux qui ont machiné la Bourse du travail et sa Confédération générale. Des ouvriers associés par profession auraient compétence pour comprendre les intérêts de leur métier, surveiller les serviteurs de leur pensée, et ne se laisseraient conduire qu’où ils voudraient d’avance aller. Des ouvriers de tout métier, confondus en une multitude confuse, y annulent leurs aptitudes : chacune des sociétés professionnelles qui serait capable de diriger ses affaires, s’y perd comme les fleuves qui avaient chacun son lit, sa pente, son cours, se perdent dans l’Océan où leurs flots se mêlent, où leur énergie s’arrête, et où leur force, sortie d’eux et remise aux vents, attend le bon plaisir des tempêtes. Cet océan de pauvres n’a en commun que le sel amer de ses haines. Simples, aveugles, inertes, elles reçoivent le mouvement du souffle étranger qui se joue d’elles et les pousse esclaves où il veut. Les chefs socialistes veulent être ce souffle et l’appellent l’État.

Si les catholiques sociaux acceptaient un tel avenir pour des créatures faites par Dieu intelligentes et libres, ils ne seraient pas catholiques. Eux veulent que l’État intervienne pour sauver la multitude ouvrière des captivités où elle a été réduite par l’État, mais qu’affranchie de ces chaînes, elle se gouverne elle-même. Ils veulent, pour qu’elle se gouverne, lui rendre la vie corporative. Ils savent que le passé ne peut ressusciter avec son visage de mort et que le monde contemporain n’a plus de place pour les corporations d’autrefois. Mais ils pensent que toute société doit une place à l’ordre, que l’ordre est la solidarité de l’effort entre les hommes unis par l’intérêt, et le gouvernement des plus aptes à servir cette communauté. À chacun de ces corps autonomes, ils reconnaissent aptitude et droit pour formuler les disciplines d’unité nécessaires à son indépendance collective. Tandis que le socialisme attache à l’État l’omnipotence pour imposer à tous, par une souveraineté solitaire et un joug universel, la révolution de son choix, les catholiques les moins défiants de l’État réservent dans les réformes sociales l’initiative directrice et l’influence décisive aux associations professionnelles. Ils consacrent le principal de leur effort à rétablir, dans une société habituée à ne connaître plus que des individus, la vie et la force des groupes. C’est à chaque métier qu’ils restituent le soin de se prononcer, pour les participants du métier, sur la durée, le prix, le régime du travail. Et quand ils prévoient que certaines réformes nécessaires devront, pour devenir effectives, être sanctionnées par la loi, ils n’abandonnent pas ce code du travail à l’arbitraire d’un Parlement composé comme il l’est aujourd’hui. Ils réclament pour collaborateurs de ce code et pour copartageants du pouvoir législatif, les élus des associations professionnelles. Si incomplets que soient encore ces plans de la cité future, la ligne principale y est tracée par les catholiques. Ils diminuent l’État que les socialistes veulent accroître encore, la collectivité unique dans l’immensité de laquelle les hommes les plus étrangers les uns aux autres sont confondus, vivent chacun avec sa valeur infinitésimale d’atome et font, de leurs petites voix innombrables, contradictoires et chacune impuissante, une clameur unique, indistincte, inintelligente, conciliable avec toutes les interprétations, et irrésistible. Ils substituent à cette monstrueuse unité, des groupes multiples où le prolétariat s’ordonne en se partageant, où tout associé s’attache par son choix, est attiré par son intérêt, et apporte sa compétence. Ils remettent à ces associations professionnelles le soin d’assurer leur sort, et, par là même, ils comptent sur le concours des associés, car elles vaudront ce que vaudront leurs membres. Tout l’avenir repose donc sur l’initiative, l’intelligence, le courage personnels de chaque homme. Ainsi tout est différence fondamentale entre la révolution que préparent les socialistes et la réforme que réclament les catholiques les plus hardis.

Les « Semaines sociales » ont rendu le grand service de mettre ces vérités en lumière. Elles ont prouvé que, entre les deux écoles catholiques, les dissidences étaient surtout des explications insuffisantes. Elles ont été par la précision de leurs programmes un instrument de concorde.

 

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VII

 

Les doctrines de l’État.

 

Cette concorde s’opère telle que la veut l’Encyclique Rerum novarum. Léon XIII avait indiqué, pour la guérison de la misère sociale, un triple remède : d’abord l’effort personnel de chacun, ensuite les associations volontaires des intéressés, enfin l’action légale de l’État. Cet arbitrage du Pape a fait la doctrine totale en empruntant aux uns et aux autres leurs idées préférées, et en associant les moyens qui, à l’avis des uns ou des autres, devaient s’exclure.

Il a justifié les catholiques sociaux d’accepter, pour l’œuvre de justice, le concours de la puissance publique. Et ces catholiques, pour obtenir ce concours avec son étendue légitime, ont été conduits à rappeler les fonctions véritables de l’État. Ces fonctions se trouvaient dénaturées, dans beaucoup d’intelligences, par la philosophie du dix-huitième siècle. Elle avait pris prétexte de ce qu’il gouvernait tout jusque-là, pour le destituer trop et lui laisser, comme principal attribut, au lieu de volonté, l’indifférence. Améliorer le sort des individus n’était plus affaire de l’État ; avoir une doctrine sur la destinée humaine n’était plus affaire de l’État. Les deux passivités se complétaient l’une par l’autre. Le sort d’un être intéresse moins quand on se désintéresse de sa nature, l’inertie sociale du pouvoir avait son origine dans son inertie religieuse, elles témoignaient un égal dessèchement de l’intelligence et de la bonté dans cet État qui prenait pour devise : « Chacun pour soi et personne pour tous. » Les catholiques sociaux ont compris la solidarité de ces erreurs. S’ils sentent une pitié profonde pour les détresses matérielles de l’homme, c’est qu’eux voient dans l’homme un frère immortel confié par Dieu même à leur sollicitude. Ils savent combien l’État, s’il reconnaissait en l’homme cette noblesse, se sentirait plus obligé à devenir plus protecteur, et pour associer solidement l’État à leur réforme sociale, ils veulent l’associer à leur croyance chrétienne. Ils ont donc, en le louant de ses lois tutélaires, dit quelle doctrine les ferait logiques. Ils ont osé rappeler que la foi de l’homme à la mort prochaine, totale, anéantissante, ou à une autre vie détermine toute la logique de ses rapports avec les autres hommes ; soutenir que le pouvoir, soit comme mandataire des individus, soit comme gardien de l’intérêt général, ne saurait être étranger ni indifférent aux idées génératrices de tout ordre humain ; condamner ces incompétences et ces neutralités qui mutilent l’État de ses attributs les plus nobles, et le réduisent à la fonction d’un garde champêtre aveugle. Ils ont ainsi porté secours non seulement à la misère matérielle des humbles, mais à la misère intellectuelle des superbes. En réprouvant le lâche sophisme de l’abstention, soit que l’État s’y réfugie pour ignorer les souffrances accusatrices d’un régime social, soit qu’il s’y réfugie pour ignorer les certitudes nécessaires à l’ordre permanent de toute société, ils ont fait une œuvre deux fois saine. Et après avoir reconnu en l’État le mandataire de la conscience publique pour soulager les misères qui la sollicitent, ils ont plus d’autorité pour réclamer que l’État devienne mandataire de la conscience publique en cessant de méconnaître la morale dont elle a besoin.

La vérité qu’ils ont rétablie serait légitime en tout temps, le temps où ils l’ont dite la fait opportune. Le sophisme de la neutralité de l’État, en effet, perd ses défenseurs. Il avait été soutenu tant que la puissance publique confessait et sanctionnait par ses lois la morale chrétienne, il avait été imaginé par des incrédules impatients d’enlever cet appui au catholicisme qu’ils détestaient. Leur ruse découvrit que les opinions religieuses étaient diverses, et que l’État, pour demeurer le mandataire de tous et sous peine de tourner contre les uns ou les autres sa force faite par tous, devait, où ils n’étaient pas unanimes, n’avoir pas d’avis, et respecter l’indépendance la plus essentielle d’un peuple, en respectant la diversité des esprits. Sous ce prétexte, ils abrogèrent une à une toutes les protections assurées par la loi civile à la croyance religieuse, jusqu’à ce que rien ne restât de l’antique solidarité entre l’État et l’Église. Mais, après avoir fait le vide ils ont senti l’impuissance d’y vivre. Quand il leur a fallu remplacer les lois et les mœurs détruites, ils ont reconnu que l’indifférence est inapte à choisir et que le gouvernement est une affirmation. Aux lois conformes à l’affirmation chrétienne ont donc succédé les lois inspirées par l’athéisme. Pour les naïfs, ce fut une surprise et quelque embarras d’aboutir à ce flagrant délit de contradiction. Pour les habiles, ce fut l’arrivée à une étape fixée d’avance. Les avantages à obtenir par le sophisme de la neutralité étaient maintenant acquis, il ne restait qu’à oublier une formule, devenue caduque pour l’armée comme le mot d’ordre de la veille, et à poursuivre, avec un autre mot d’ordre, la marche contre l’ennemi.

Aussi les mêmes hommes qui, pour purifier les lois de tout catholicisme, invoquaient l’indifférence de l’État entre les doctrines, reconnaissent aujourd’hui à l’État le droit d’avoir une doctrine, les négateurs de l’âme disent qu’il a « charge d’âmes », ceux qui lui interdisaient d’attenter par aucune préférence philosophique à l’indépendance des esprits, lui assignent comme devoir de faire « l’unité des esprits ». Et cette unité, ils n’y travaillent pas par le moyen le plus facile et le plus respectueux du peuple, c’est-à-dire en mettant l’autorité publique au service de l’opinion générale et en agrégeant les minorités dissidentes et fugaces à la masse déjà formée du troupeau. Ils ont considéré que l’opinion générale n’est pas maîtresse de ses préférences, mais les doit conformer aux intérêts essentiels de la société. Et s’établissant juge souverain de ces intérêts, une petite minorité d’incrédules fanatiques a rempli de son athéisme les lois vides de l’ancienne croyance et veut qu’il s’impose à tous.

Cette évolution achève dans la sincérité démasquée de la haine l’entreprise commencée dans l’hypocrisie, et rapproche les adversaires, comme l’assaut. En employant la force des lois à soutenir les croyances nécessaires à la société, les libres penseurs se rallient au principe de tout temps proclamé par les catholiques. Entre eux il y a désormais accord sur la compétence de l’État et conflit uniquement sur les doctrines en faveur desquelles l’État exercera un ministère tenu par tous pour légitime.

Athées et chrétiens, en conformant les lois humaines à l’attente soit d’une vie future, soit d’un futur anéantissement, fondent les uns et les autres toute leur œuvre sur une hypothèse qu’ils ne sauraient changer en évidence par des faits ou des chiffres, et qui, si l’on n’admet pas de certitude hors des preuves expérimentales, est l’indémontrable. Ni athées ni chrétiens n’ont donc chance de se convaincre en heurtant de front leurs postulats. Mais de ces postulats naissent des conséquences démontrables, par lesquelles peuvent êtres jugées ces doctrines rivales. Et puisqu’il s’agit de l’intérêt social, si l’une est plus créatrice de paix, de joie et de patience stables, elle est socialement la vraie.

Jusqu’à l’avènement des idées aujourd’hui en essai, la société avait conscience de sa solidité. Les siècles s’étaient transmis des institutions que le temps affermissait au lieu de les user, et c’était alors la plus banale des formules que déclarer indestructibles « la religion, la famille et la propriété ». La religion seule a été atteinte par les premiers coups des novateurs. Mais tout s’est trouvé ébranlé du choc reçu par elle. La famille devait sa force à l’indissolubilité du mariage et à la puissance paternelle : dans cette puissance l’État nouveau a deviné une collaboratrice peu sûre des doctrines qu’il voulait répandre, et ses lois sur l’éducation, dirigées contre les pères et les mères, l’ont fait plus maître qu’eux de l’enfant. Il a changé le pacte conjugal en contrat révocable et précaire : il n’en pouvait reconnaître d’autres, car l’homme, volonté qui varie dans une vie qui passe, ne saurait se faire à lui-même aucune promesse de durée. Il lui faut, pour rester lié quand il ne voudra plus, s’être engagé envers une puissance qui ne change pas et qui ait droit d’interdire le changement. Tout vœu qui offre tout l’avenir suppose Dieu, et un État qui ne croit qu’à l’homme est l’ennemi nécessaire des engagements perpétuels. Cette diminution de la famille a précipité une décadence des mœurs déjà commencée : l’indépendance révoltée contre tous les respects, l’aversion de tout ce qui est sérieux, le goût du plaisir sous toutes ses formes, grandissent avec l’audace des dépravations, et ce n’est pas la moindre que cette stérilité volontaire, et publiquement louée, qui fait de la France le seul peuple où les décès l’emportent sur les naissances. C’était une famille aussi que la nation, et elle inspirait aux Français, comme une vertu naturelle et héroïque, le patriotisme : pour la première fois, le patriotisme est discuté, bafoué par des Français avec la permission, parfois avec la complaisance de l’État, qui laisse s’affaiblir l’armée, tomber de vétusté la marine et se résigne aux humiliations par peur de la guerre. La propriété était l’arche : on ne craint plus de porter les mains sur elle et ce n’est pas pour la soutenir. La spoliation légale dont l’Église a souffert prépare aux entreprises contre les biens des particuliers ; l’impôt devient un moyen d’exproprier les riches au profit des pauvres ; le bien de chacun n’a plus pour sûreté que le sommeil ou la patience des convoitises populaires. Or, les voilà éveillées, ardentes, et, comme des fauves affamés, debout contre la grille amincie et fléchissante que la loi leur oppose encore après les avoir encouragées. Sans scrupule pour ce qu’elle menace, sans intelligence de ce qu’elle prépare, la révolution prolétaire veut faire avec la richesse du monde un énorme repas : repas de funérailles, car le pillage aura rétabli le chaos et, pour en séparer les éléments, il faudra une création nouvelle.

C’est donc un fait que l’État d’aujourd’hui, par son effort pour gouverner la société, la dissout. Et la raison du fait n’est pas moins évidente. Depuis l’origine du monde, l’ordre social dure par les sacrifices obtenus de chaque homme pour l’avantage commun. La famille est civilisatrice où les époux renoncent aux joies de l’inconstance, coupent les ailes à l’amour, et s’il meurt ou s’échappe, restent, sans lui et malgré lui, au foyer avec le devoir : les petits êtres nés de ces prisonniers volontaires, sous la double protection de cette présence, de cette tendresse, de ces exemples, ont plus de chances d’être sages et heureux, parce que le père et la mère se sont oubliés pour leurs enfants. De même la patrie a besoin de force et de gloire pour soutenir et étendre les idées et les énergies par lesquelles chaque peuple collabore à la civilisation : mais la force et la gloire nationales ne sauraient s’accroître ni même se conserver sans être défendues, et pour les défendre il faut des citoyens prêts à devenir des soldats, c’est-à-dire à risquer, s’il le faut, les périls et la mort. De même la richesse est le nerf du labeur universel qui assure chaque jour à chaque être sa subsistance, et aux générations successives leurs progrès continus dans l’art d’exister : elle est d’autant plus utile aux sociétés qu’elle prépare à l’homme un empire plus complet sur sa demeure, et aide plus vite le genre humain à découvrir tous les trésors contenus dans la vie. Elle a ces énergies fécondes quand elle laisse espérer d’elle à chacun toute la part qu’il saura conquérir, quand, accumulée par les plus intelligents, elle est au service de minorités instruites et inventives, audacieuses et calculatrices : pour qu’elle accomplisse dans le monde ces métamorphoses bienfaisantes à tous, il ne faut pas qu’elle se divise au profit de tous en parts égales, minuscules et stériles, il faut que la majorité se résigne à détenir une petite part de la fortune totale. Partout l’ordre apparaît établi sur la même base, partout l’homme est subordonné à la société, ce qui passe à ce qui demeure. Mais un État qui fait profession d’athéisme renonce à demander cette abnégation. Après avoir dit à l’être possédé de désirs : « Tu as la vie présente, elle seule peut les satisfaire », comment ajouterait-il : « Ne leur cède pas et souffre » ? Pourquoi cet être, à qui personne ne songera s’il s’oublie, songerait-il aux autres et les préférerait-il à lui-même, ces autres fussent-ils tout le monde ? L’athéisme est là au cul-de-sac. L’homme a deux vocations, céder à ses instincts pour son propre bonheur, les contenir pour le bonheur des autres. En n’accordant à l’homme, pour ces deux tâches contraires, qu’une seule vie, l’athéisme le met hors d’état de les accomplir ensemble, le contraint d’opter entre elles, et ne lui rend raisonnable que le culte de soi. La logique de cette préférence égoïste s’impose aux lois qui sacrifient les intérêts du genre humain aux plaisirs, aux aises de l’individu. C’est en devenant athée, que l’État est devenu antisocial.

Le christianisme, au contraire, par cela seul qu’il révèle à l’homme une existence future, fait aux deux vocations de l’homme la double place où elles s’étendent sans se heurter, et se complètent l’une par l’autre. Lui peut demander à l’homme tous les courages du renoncement, car il ne transmet pas les désirs faillibles de pouvoirs humains et passagers, mais les ordres de la seule autorité qui ne se trompe pas et ne passe pas. Lui rend raisonnables les sacrifices, si durs soient-ils, qu’il impose en ce monde, à chacun dans l’intérêt général : car il montre à ceux qui, sur sa parole, patientent et souffrent, les compensations d’une libéralité toute divine. Si l’on objecte que cette existence future est une hypothèse, n’est-ce pas aussi une hypothèse que la négation de cette survie ? Si l’une n’est pas prouvée, l’autre ne l’est pas davantage. Il faut en finir avec ce sophisme, que la foi repose sur des chimères, et l’incrédulité sur la science. Croyants et incrédules font reposer tout leur concept de la société sur un mystère. Incertitude pour incertitude, mieux vaudrait se diriger à tâtons, par le chemin obscur, vers la lueur lointaine d’une grande promesse que vers le trou noir où s’enfouit toute espérance. Mais l’incertitude et l’obscurité ne deviennent-elles pas lumière et évidence quand on juge les deux doctrines à leurs œuvres ? Si l’une affaiblit les mœurs privées et publiques, déracine le patriotisme et n’oppose à l’anarchie sociale, ni la conscience d’un droit certain, ni la générosité d’une réforme sage, ni même l’énergie d’une armée soustraite aux propagandes révolutionnaires, quel Français, fût-il le moins religieux des hommes, ne préférera pour son pays la doctrine conservatrice des foyers stables, des vertus domestiques, du dévouement national, et assez courageuse pour jeter entre les haines des classes la justice ?

Plus l’État sera conscient de son magistère, plus apparaîtra cette vérité que l’État ne peut accomplir sa tâche sans avoir une philosophie ; que de toutes les philosophies, la plus conforme à la noblesse de la nature humaine et aux besoins permanents des sociétés est le christianisme. Plus l’État se montrera ambitieux de servir la civilisation par ses lois, plus les catholiques sociaux auront le droit de lui demander quelle foi inspire et coordonne son œuvre, de rappeler que le législateur humain ne crée pas, mais transcrit seulement les plus essentielles, données dès l’origine et pour toujours par le créateur à sa créature, et que celles-là seules apportent à la morale sa sanction, à la famille sa permanence, au travail sa dignité, au repos son jour inviolable, à la pauvreté des espoirs, enfin à l’homme le devoir d’être patient à ses maux et doux aux maux des autres.

 

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VIII

 

De l’action par les idées.

 

Mais la loi n’est pas pour les catholiques le principal moyen de servir le catholicisme.

Il ne faut pas s’exagérer l’efficacité des lois. Durant des siècles, elles ont protégé la doctrine religieuse avec une plénitude d’acquiescement, une abondance de concours, une rigueur de sanctions que l’on n’égalera plus. Ces lois ont disparu. Ces gardiennes de la vérité ne se sont pas gardées elles-mêmes : quis custodiet custodes ipsos ? Ce qui assure la durée aux lois, c’est une conformité entre leurs ordres et le sentiment général. Elle ne créent pas par elles-mêmes cette harmonie, car elles obligent et ne persuadent pas. Où l’accord existe entre elles et une opinion déjà dominante, elle les soutient et elles la perpétuent. Où elles régissent plus que l’opinion ne souhaite, tout ce qui d’elles s’avance par delà le vœu commun est en porte-à-faux et menace ruine. Ainsi, sous l’ancien régime, l’armature protectrice du catholicisme tint bon tant que la nation fut croyante comme les lois : mais elles ne suffirent pas à la maintenir aussi zélée qu’elles étaient elles-mêmes, et dès qu’elle les jugea excessives, elles commencèrent à révolter et à amoindrir, au lieu de l’accroître, ce qui restait de catholicisme. Si, dans la France actuelle, apparaissait demain l’homme, le puissant, le sauveur espéré par certains, comme le Messie est encore attendu par les Juifs, et s’il établissait d’autorité le régime le plus déclaré de faveur pour l’Église, rien ne serait précaire comme cette instauration, par ordre, d’une réforme qui ne serait pas dans les volontés : il faudrait changer les esprits pour assurer la durée aux lois. Aujourd’hui les catholiques n’ont à eux ni les lois ni les esprits. Les quelques textes où ils saluent une obéissance sociale aux commandements divins, mais où le socialisme voit uniquement une mesure de justice humaine, seront d’ici longtemps toute la collaboration des chrétiens à un code tout rempli de passion irréligieuse. Et il leur faut, avant de vivre sous les lois d’un État chrétien comme eux, avoir vaincu des préjugés tenaces et presque universels.

Pour agir sur l’opinion publique, l’arme est la propagande. Plus l’opinion à modifier est nombreuse et hostile, plus la propagande doit être zélée, continue, concordante. Ainsi s’impose aux catholiques l’activité où les conviait d’avance l’Encyclique, lorsqu’elle attribuait dans la réforme sociale, un rôle prépondérant à l’association volontaire. Et ils deviennent maîtres désormais de donner à cet effort une vigueur qui était depuis longtemps à peu près hors de leur pouvoir et tout à fait hors de leurs habitudes.

Quatre siècles de concordats avaient associé l’Église à la puissance publique : dans ce privilège, il y avait un amoindrissement. L’Église de France obéissait à des chefs désignés par l’État et choisis moins pour elle que pour lui. Car, de François Ier à M. Combes, il avait gardé la sollicitude des profits à prendre sur le catholicisme, soit par la manière douce, soit par la manière dure, et cette sollicitude, tout en variant de desseins comme de façons, exerçait une influence continue sur le clergé par les facilités ou les obstacles apportés au zèle, aux œuvres, aux ambitions. De là pour ce clergé, en qui le pouvoir politique appréciait surtout la vertu d’obéissance, des habitudes peu spontanées, expectantes, timides, et une certaine tentation de consulter César sur ce qui était dû à Dieu. Aux jours où le grand Roi ne supportait pas de Dieu même une limite à l’omnipotence monarchique, il avait obtenu d’évêques français, en faveur de son orgueil, une complicité contraire à la doctrine de l’Église universelle. Et la déclaration de 1682 n’était que la formule de l’incompétence où les représentants de la religion s’accoutumèrent à se retirer, spectateurs le plus souvent muets des libertés prises par l’État envers l’Église. Avec moins de résistance encore, avait-on, sans rien renier, assourdi dans l’enseignement ce qui aurait été un embarras pour le pouvoir. Or, avant la Révolution, le pouvoir, assuré aux privilégiés de la naissance, leur assurait la richesse, et la Révolution avait été faite par les privilégiés de la fortune que la fortune conduisait au pouvoir. Si alors le clergé concordataire eût trop élevé la voix pour rappeler l’hypothèque des pauvres sur le superflu des riches, il aurait irrité ceux qui possédaient l’influence et dont il dépendait par les concordats. Mille représailles de l’arbitraire le pouvaient atteindre dans l’exercice de son sacerdoce, et par peur de compromettre la régularité du ministère, il gardait une réserve qui ménageait son repos, mais usait son influence. En évitant de combattre il se déshabituait de vaincre. Cette prudence avait remplacé l’antique liberté du sacerdoce devant tous les pouvoirs et affaibli la voix qui jadis apportait les espérances aux faibles et les vérités aux puissants. De loin en loin, il la faisait retentir, toujours apostolique, avec d’admirables éclats ; leur courage attestait la permanence de sa vertu, leur rareté le vice de sa situation. Le pouvoir voulait lui assurer une existence passive, discrète, obscure, et fournir d’huile la petite lampe de sanctuaire où ne s’allumât pas de flambeau. Trop ignorée où l’on pense et où l’on lutte, surveillée, contenue, enfermée dans ses temples, murée dans ses concordats, tenait de moins en moins de place, en France, la puissance qui a transformé le monde, et la vie se retirait d’une Église qui n’était ni triomphante, ni militante, ni souffrante.

Cette maladie de consomption a été arrêtée par le coup soudain qui a tranché les liens entre l’Église et l’État. Quand on songe au sort du clergé, du culte, des œuvres, et à l’angoisse de ceux qui portaient la responsabilité de l’avenir, on comprend leur tentation d’accepter, en se résignant aux clauses de la loi spoliatrice, les débris de patrimoine qu’elle semblait leur laisser.  Mais ces clauses, artificieuses autant qu’insolentes, créaient pour l’Église, au moment où l’État divorçait avec elle en gardant la dot, des dépendances nouvelles en échange d’avantages précaires, conféraient à un pouvoir ouvertement hostile au catholicisme le privilège de juger souverainement, par sa justice administrative, quels sont en France les catholiques et, comme compensation à la largesse qu’offrait l’État en rendant une toute petite part de ce qu’il venait de prendre, elles refusaient à l’Église un régime de droit commun. Si l’Église avait consenti, elle aurait paru légitimer et le vol et l’arbitraire par peur de la pauvreté, et ceux qui lui tendaient la bourse pensaient et se préparaient à dire : « Connaissez la gent cléricale. Son cœur est où est son trésor. L’argent la console de tout, la fait consentir à tout, et ses spoliateurs mêmes achètent à bas prix son pardon vénal. » À ces apparences faites pour enlever à l’Église plus de richesse morale qu’elle n’eût conservé de ressources matérielles, le refus de l’Église a substitué la preuve éclatante de son désintéressement. Elle n’a rien accepté de cette transaction équivoque où, pour garder une partie du patrimoine que lui enlevait la violence, elle eût aliéné toute l’autonomie que lui rendait la séparation.

L’Église a refusé l’argent et la chaîne. La ruine est complète et vaste, mais n’entraîne que des dommages matériels. Les rites seront diminués dans leur splendeur, peut-être dans leur simple décence : mais celui qui n’avait pas une pierre où reposer sa tête préfère la beauté des âmes à la parure des édifices. La vie du clergé sera rude ; mais le prêtre ne serait pas un prêtre, s’il avait peur de la pauvreté, et ce ne sont pas les jours de jeûne qui ont jamais affaibli l’Église. Le dédain qu’elle a montré de tout lucre l’a soudain élevée très haut dans l’estime publique, au moment où elle commence une carrière nouvelle. Elle la commence ayant de sa ruine payé sa liberté. Rien ne reste du corps dépendant et favorisé que ses avantages mêmes mettaient à la discrétion du pouvoir. Elle échappe à l’arbitraire au moment où renaît en France le droit d’association, et elle n’est plus que le plus vaste des corps libres dans notre pays. Elle n’a plus rien à servir qu’elle-même, plus rien à ménager que les âmes, plus rien à craindre que ses fautes, dont la plus grave serait la persévérance dans les mœurs concordataires. Déjà les évêques ont devant la puissance politique une attitude nouvelle et une fierté qu’on ne leur connaissait pas. Cette indépendance peut et doit devenir celle des catholiques devant les erreurs de leur pays. Elle a à poursuivre sans peur les calomnies, les sophismes, les ignorances répandues contre eux et enhardies par le silence où ils patientaient. Elle a à porter fièrement à leur siècle la nouvelle que le catholicisme est, outre un assemblage de pratiques pieuses, outre une discipline de vertus privées, la plus puissante synthèse de raison qui ait jamais parlé au genre humain.

Leur influence désormais dépend d’eux seuls, et cet apostolat rencontre l’opportunité d’une époque où s’est fait une extraordinaire usure d’espérances et d’hommes. La France est tombée aux mains de serviteurs qui, par leur hardiesse à promettre, leur audace à oublier, leur impudeur à se contredire, leur indifférence à tout excepté à eux-mêmes, ont détruit le sérieux des paroles et des actes. Il n’y a plus d’autorité nulle part, et sur la nation règne la crainte que les évènements non conduits s’achèvent en catastrophes. Le plus lourd de cette angoisse pèse sur l’obscurité du conflit social qui est devenu la grande affaire du siècle. Les socialistes n’y apportent que des haines sans idées, les politiques des promesses sans bonne foi, le gouvernement des compromis sans courage, et sous l’aveugle poussée de tous, déjà penche la ruine de l’ordre ancien, sans aucune préparation d’un ordre nouveau. Cette impuissance appelle les catholiques. Eux seuls ont une doctrine. Cette doctrine n’a pas attendu pour se former que les pauvres eussent pris le pouvoir, elle a songé à leurs souffrances avant que s’élevât leur plainte, elle a eu pitié des prolétaires quand le prolétariat n’avait pas encore de nom. Cette doctrine n’est pas une habileté de la politique, une concession à la contrainte des circonstances, elle est une œuvre de justice, méditée par les penseurs les plus détachés des influences humaines et sous la seule pression de la conscience. Elle ne flatte personne, elle instruit chacun. Elle ne se fait pas la complice servile des cupidités populaires contre la fortune des riches, ni d’une oligarchie contre la détresse des affamés : elle défend à ceux-ci de prendre, elle ordonne à ceux-là de donner. Son dédain même de plaire cautionnera son autorité auprès de tous ceux qui sentiront la lassitude saine des complaisances trompeuses ; son affirmation de fraternité humaine finira par devenir douce à tous ceux qui auront épuisé l’amertume stérile de la haine. Et la lutte, en ensevelissant sous les désastres les furieux qui l’auront voulue et conduite, préparera l’influence aux sages qui, entre les adversaires, auront été les médiateurs.

 

 

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IX

 

De l’action par les vertus.

 

Toutefois un apostolat d’idées, si actif, si concordant que les catholiques le poursuivent, ne suffirait pas à vaincre les préjugés répandus contre eux.

Eussent-ils réfuté toutes les objections de l’intelligence et conquis l’assentiment général à la logique, à la profondeur, à la sagesse du principe chrétien, rien ne serait définitif dans leur succès. Ce qui manque le moins au peuple de France, depuis qu’il est souverain, c’est-à-dire maître de choisir ses maîtres, c’est la magnificence des promesses. Tous ceux qui, pour le gouverner, ambitionnent de devenir ses amis, ne cessent de lui prédire les miracles de leur collaboration à son avenir. Ils ont enchéri les uns sur les autres, l’ont accablé sous les perfections rivales et croissantes du bonheur qu’ils lui annonçaient. Mesurant la différence entre leurs prophéties et leurs actes, le peuple s’est pris d’une défiance méprisante pour tous les entrepreneurs de félicité publique. Cette défiance ne fera pas exception pour les catholiques. Et si les catholiques eux-mêmes ne se distinguent pas des candidats ordinaires à la popularité, s’ils paraissent seulement un parti comme les autres, ambitieux de courir sa chance politique, attentif à exploiter les votes de la démocratie en exploitant ses détresses, ils ne gagneront pas l’opinion.

Dans tout effort qui semblerait tenté uniquement ou surtout pour la conquête du pouvoir, ils auront sur leurs rivaux une double et irrémédiable infériorité. Toute lasse que soit la France aujourd’hui des architectures verbales où ses exploiteurs la promènent sans jamais bâtir, elle conserve une crédulité d’habitude pour certaines formules, nées de la Révolution, choisies avec un art admirable pour plaire aux audaces téméraires de l’esprit, à ses générosités étourdies, et gonfler de leur vide l’intelligence, comme ces aliments qui, sans nourrir, trompent la faim. L’Église ennemie des artifices, a dès l’origine combattu celles de ces formules qui cachent de mauvaises suites sous leur air engageant. Mais c’est de celles-là que le goût général reste épris et, pour ne consentir ni la souveraineté absolue au peuple, ni la liberté absolue à l’homme, les catholiques heurtent un sentiment que leurs rivaux adulent et exaltent. Et pas plus que les catholiques ne peuvent parler, ils ne peuvent agir avec l’indépendance permise aux autres. Les sceptiques, supérieurs aux scrupules, sont à l’aise pour être habiles, c’est-à-dire fourbes, perfides, calomniateurs, cruels, autant qu’il est nécessaire à leur succès : les catholiques n’ont pas droit d’employer ces armes dont on se sert contre eux, ils sont condamnés à toutes les maladresses de la conscience.

Cette conscience, par contre, leur prépare une force que nulle habileté ne remplace. En leur rendant visible la vanité de ce qui passe, et présente l’infaillible justice qui amasse le salaire du mal et du bien, elle les oblige et elle les aide à aimer les autres et à s’oublier, elle leur donne pour agir sur le monde les puissances conquérantes de la bonté et du désintéressement. C’est par elles qu’ils peuvent accomplir de grands prodiges. S’il est évident qu’ils travaillent non par ambition personnelle ou par égoïsme de faction, mais par une sollicitude généreuse et profonde de l’intérêt commun ; si, non contents de le servir par un effort général de propagande, ils savent partager leur bonne volonté entre toutes les occasions d’être utiles et la retrouver tout entière pour les tâches les plus modestes ; si leur pitié pour la misère humaine, après s’être dépensée en affirmations retentissantes, ne s’y est pas épuisée et se laisse surprendre à l’œuvre dans une action pratique, dans le secours quotidien que la santé peut rendre à la maladie, le savoir à l’ignorance, chaque abondance à chaque détresse, et se plaît en ces libéralités obscures ; s’ils conseillent, par l’exemple, les moyens de prévenir la guerre sociale, et qu’industriels, marchands, acheteurs, ils assurent aux ouvriers, au prix de petites incommodités ou de vrais sacrifices, l’accroissement des salaires, l’humanité du travail, la régularité du repos, la sécurité du lendemain ; s’ils prennent largement, avec une persévérance sans caprices, sur leurs ressources ou sur leurs loisirs le superflu qui est la part du pauvre, tout cela sera simplement conforme à ce que leur foi leur prescrit. Mais tout cela sera si différent des mœurs habituelles, si efficace pour les bénéficiaires, si touchant pour les témoins, si honorable pour les auteurs de ces générosités que par elles tout peut être changé. Car le peuple est en défense contre les séductions de la parole et les manœuvres de l’habileté, mais quelle défense y a-t-il contre le rayonnement de la fraternité compatissante ? Et que pourraient les préjugés de l’intelligence contre ceux qui auront touché la France au cœur ? Cet adversaire le savait bien qui disait : le jour où les catholiques pratiqueraient leurs doctrines, il n’y aurait plus de lutte.

Mais, sans cette conformité entre la croyance et les actes, pour les catholiques il n’y a pas de victoire. C’est à cette preuve décisive qu’on les attend et qu’on les juge. L’opinion les excepte des indulgences qu’elle a pour le commun des hommes. De ceux-ci, elle prévoit les défaillances, le scandale même des contrastes entre leurs paroles et leurs actes obtient d’elle une dédaigneuse absolution. S’agit-il au contraire des catholiques, elle n’admet pas de dissidences entre les apparences de leur foi et les réalités de leur vie. Que l’opinion soit inégalement exigeante pour les croyants et pour les incrédules, cela est rationnel : elle les juge d’après leur loi. Les sceptiques n’ont, sauf l’inconsciente survivance de l’ancienne foi, rien qui les aide à être bons, leur nature a ses pentes vers le mal. Les catholiques sont liés par leur foi au bien, il y a dans leurs faiblesses un reniement qu’il n’y a pas dans les faiblesses des autres. Voilà pourquoi le sentiment général accepte les incroyants tels qu’ils sont et veut les croyants tels qu’ils doivent être. C’est sur l’estime due à leurs actes qu’il mesure l’estime due à leur foi. Si ceux qui déclarent la religion inutile et ceux qui la déclarent nécessaire sont semblables par l’existence et par les imperfections, le peuple estime vaine la croyance qui ne rend pas l’homme meilleur. Quand les catholiques le sollicitent de croire, il cherche d’abord s’ils sont « comme les autres ». Et il faut qu’ils soient « autres que les autres » pour avoir prise sur lui.

C’est ce dont ne semblent pas assez conscients certains catholiques lorsqu’ils accusent de leur défaite le manque de chefs, l’absence de programme et le défaut d’organisation. Toutes ces causes peuvent être pour quelque chose, mais aucune n’est pour le principal dans l’évènement. S’il s’est trouvé parmi ces catholiques des hommes toujours fiers de confesser leur foi, mais moins attentifs à la vivre, certains qu’ils ont réglé avec elle tout leur compte en prélevant sur leurs affaires ou sur leurs plaisirs l’heure de la messe dominicale, trop peu maîtres de leur temps pour en consacrer la dîme à être utiles aux autres, assez vaillants pour que les épreuves de leur religion glissent sur leur belle humeur sans y laisser une trace de deuil, s’ils ont paru subir l’influence d’alliés qui défendent le catholicisme sans y croire, cherchent dans les mécanismes secs de déclanchements politiques le secret de la restauration religieuse, séparent du gouvernement la morale, et proclament comme moyens légitimes de parvenir le coup de force et la vénalité, il est permis de chercher là surtout la raison des échecs subis. Le catholicisme n’est pas une politique d’habiles, il n’est pas un jeu de théoriciens qui amuse l’intelligence durant le repos des actes, il est une loi morale qui doit prouver sa vertu par des vertus et transparaître dans toute l’existence de ses fidèles. On ne se réclame donc pas du catholicisme impunément pour lui et tout serviteur qui ne l’honore pas le discrédite.

Les catholiques sociaux ont droit de l’invoquer. La volonté de conformer plus parfaitement leurs actes aux préceptes de l’Église a décidé leur action. Cette action sera efficace, parce que leur principal effort les porte vers la plus grande souffrance, que l’accomplissement de leur dessein leur rend familier l’immense peuple de « la cité dolente », que la multitude de ses plaies vues sur place sollicite d’eux sans cesse la constance multiforme des secours, et que leurs fidélité à leur foi resplendit en miséricorde. La bonté de chacun, la bonté assez inlassable, assez universelle, assez tendre, assez prodigue d’elle-même pour contraindre ces foules blessées à se connaître des amis est le souverain remède d’un temps où ces malades souffrent plus encore de leurs haines que de leurs maux. Les lois dépendent du pouvoir, agissent par à-coups et refoulent les obstacles sans les anéantir. La conquête des intelligences par l’intelligence exige des dons rares, s’exerce par une propagande générale et qui n’a pas d’argument contre les instincts violents de l’homme. L’amour seul les dompte. Lui poursuit sa conquête sans connaître d’obstacles ni de repos ; nulle occasion de se manifester ne lui semble trop humble ou trop répugnante ; il est présent partout où un homme qui a pitié vient à un homme qui souffre ; il panse à la fois dans le délaissé d’hier le mal de souffrir et le mal de détester ; il n’a besoin, pour faire des dévoués, ni de puissants, ni de doctes, ni de riches ; il n’a, pour répandre les richesses du cœur, que peut distribuer même le pauvre, pas besoin d’éloquence : une larme suffit à laver les haines que nulle parole n’effacerait.

Plus cette force de la vertu animera les catholiques, mieux elle préparera la conquête des intelligences par la propagande et le retour du christianisme dans les lois. Nécessaire à tout, elle suppléerait presque à tout le reste. Quand les cœurs s’ouvrent à l’affection et au respect, les préjugés des intelligences capitulent, et quand le catholicisme a conquis les mœurs, il devient tout ensemble plus facile et moins indispensable de l’inscrire dans les lois. Consolante sagesse de Dieu qui a attaché au bon vouloir du plus humble, à la pratique des devoirs les plus simples, la puissance la plus efficace le l’apostolat. Redoutable responsabilité de tout chrétien dans l’avenir de la foi.

 

 

 

Étienne LAMY, Catholiques et socialistes :

À propos des Semaines Sociales, 1910.

 

 

 

 

 

 

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