Étude sur Eugénie de Guérin

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Émile LANDON

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

C’est la lassitude des livres où l’auteur nous dérobe l’homme, c’est l’espoir de contempler enfin une âme sans voile et sans fard, qui fait le charme de la littérature intime. Elle a le grand mérite d’être vraie et pour ainsi dire plus transparente, car la beauté intérieure de certaines natures d’élite rayonne davantage dans les pages sorties spontanément du cœur, dans les notes d’un journal tenu pour soi, les lettres d’amitié, que dans ces ouvrages destinés au public qui ne vont point sans travail ni sans apprêt. On dirait que l’âme ne se montre dans tout son naturel que lorsqu’elle n’a aucun souci de se faire connaître, semblable à l’enfant dont la grâce s’évanouit dès qu’un cercle d’admirateurs se forme pour accueillir en souriant la charmante expansion de sa naïveté.

Il n’est pas donné à tout le monde de produire en ce genre une œuvre de quelque valeur : les gens de lettres et écrivains de profession nous en paraissent particulièrement incapables, car il est fort difficile, pour qui a pris l’habitude de mettre le public de moitié dans toutes ses confidences, de se dégager de cette préoccupation et d’écrire quelques pages sans autres témoins que Dieu et sa conscience, sans autre but que de conserver les reliques des heureux souvenirs.

À la différence de l’éloquence, de l’histoire, de la grande littérature ou de la critique, la littérature intime n’est pas un genre dans lequel on se puisse exercer, parce que le soin même de la forme et de la composition risquerait fort de faire disparaître cette fleur du naturel, qui en fait tout le prix. Œuvre des natures recueillies, elle ne saurait intéresser les hommes dont l’attention a besoin d’être excitée par le fracas des choses extérieures. Habitués aux bruits étourdissants du monde, ils n’ont plus l’oreille assez fine pour saisir des confidences faites à voix basse, et ces doux murmures de l’âme solitaire se chantant à soi-même ses ravissements. Aussi bien n’est-ce pas à eux que devra s’adresser celui qui, dépositaire des notes et souvenirs d’un ami, songe à partager avec d’autres ce cher héritage ; s’il croit avoir trouvé « une perle », il ne doit point l’offrir au premier venu, car « le moindre grain de mil ferait mieux son affaire », mais la porter chez un connaisseur, qui lui en dira le prix.

Or, à notre gré, des pages intimes ne méritent d’être publiées que si elles joignent à l’élévation de la pensée une expression heureuse, et ravivent en notre âme l’amour du beau. Sans doute nous n’exigeons point de ces aventures extraordinaires qui ne se trouvent que dans les romans, mais nous voulons voir les vulgaires détails de la vie s’embellir en passant par le prisme d’une belle âme, et les questions éternelles dominer les passagères.

Inconnue du monde antique, la littérature intime est une fleur qui ne se peut épanouir que dans une âme chrétienne. Les chrétiens, en effet, initiés dès l’enfance à la vie intérieure, en connaissent par expérience les mystères de douleur et de joie. Sous ce rapport, l’âme religieuse est incomparable, et ni les philosophes anciens ni surtout nos païens modernes ne possèdent comme elle la science des choses intimes. Elle seule peut voir clair dans ce monde invisible, et retrouver en la conscience, comme en un miroir, avec le monde extérieur qui s’y reflète, le monde divin qui l’éclaire.

Mais il faut encore que l’âme soit ingénieuse à saisir les perpétuels rapports entre Dieu et les créatures ; je la voudrais amie sans être esclave de l’imagination, joignant à l’amour qui inspire, l’art qui exprime la pensée, simple toujours et partout, ayant horreur de toute duperie, aussi contenue du reste que passionnée, et ne s’épanchant que dans le secret pour devenir meilleure, ou consoler un affligé.

Jamais peut-être ce don de transfigurer toute chose et de tout illuminer autour de soi d’un rayon divin, n’a brillé d’un éclat aussi vif que dans Eugénie de Guérin. Quinze ans après qu’elle eut quitté ce monde, son mérite jusque-là connu d’un petit cercle d’amis, fut tout à coup révélé à tous, et les courts fragments de son journal intime suffirent à donner en quelques jours l’immortalité à son souvenir.

Sans doute, depuis une dizaine d’années, Eugénie de Guérin a été l’objet de nombreuses études. Villemain, Lamartine, Sainte-Beuve, A. de Pontmartin, Auguste Nicolas, pour ne citer que les plus célèbres, ont dû laisser peu de chose à dire sur sa personne et moins encore sur son œuvre. Aussi, ne faut-il pas ici chercher du nouveau ; mais, fidèle à notre dessein qui est de suivre dans des siècles divers les manifestations de la pensée, de l’art et de l’amour, après les avoir étudiées dans la philosophie, nous avons voulu contempler le reflet de ce triple rayon dans l’une des œuvres les plus intimes de notre littérature moderne.

En entreprenant cette étude, nous ne voudrions point céder au pur amour de l’art, et si elle ne devait point être de quelque utilité pour l’âme, mieux vaudrait sans doute consacrer à d’autres soins le temps qu’elle exigerait : car dans les circonstances où se trouve le monde, nul n’a le droit de perdre ses loisirs. Lorsque la race impie des flatteurs du peuple tourne chaque jour sa fureur contre les vérités divines, et que les hordes révolutionnaires se préparent dans l’ombre à de nouvelles attaques contre l’ordre social, c’est l’idée de Dieu et l’existence de la société humaine que les hommes de bonne volonté doivent avant tout défendre. Nous n’oublions pas cette nécessité des temps présents d’être toujours sur la brèche, puisque toujours l’ennemi est au pied des remparts. Cependant, lorsque les combats se prolongent, il y a des heures pour le repos : au fort même de la bataille, le soldat par intervalle essuie son front poudreux, et ce court recueillement suffit pour donner au courage quelque chose de plus serein et de plus ferme.

C’est précisément l’avantage de la littérature de reposer l’âme délicieusement au milieu des luttes de la vie ; sans doute, il ne faut point tant la chérir qu’on ne sache s’y arracher ; mais les lettres même donnent à l’âme l’élévation nécessaire pour leur préférer le devoir, et l’on a remarqué de tout temps qu’elle n’ôtaient à leurs fidèles ni la constance dans les épreuves, ni la vaillance dans les combats, ni la puissance de vouloir, d’agir et de se dévouer, dès qu’a sonné l’heure décisive.

On peut du reste constater aujourd’hui dans l’esprit public comme un vague pressentiment que la France, brisée par la force des armes, se relèvera par la pensée. Il nous faut donc une littérature digne et chrétienne qui ranime, emporte et soutienne à la hauteur du devoir les cœurs rajeunis par l’épreuve.

Grâce au ciel, l’influence des grandes âmes ne passe pas aussi vite que la gloire militaire : les hommes reviennent sans cesse sur les œuvres qu’ont admirées leurs devanciers : Homère, Virgile, le Dante et Corneille exciteront toujours l’enthousiasme du lecteur, le zèle et la patience du critique ; mais au-dessous des poètes immortels, il est dans nos bibliothèques un rayon aimé où le cœur, dans ses ennuis, vient souvent chercher quelques instants de charme ; c’est là, parmi ces livres choisis, que le Journal d’Eugénie de Guérin trouve sa place naturelle. C’est là que nous irons le prendre pour examiner brièvement ce que valent par la pensée, l’art et l’amour ces notes de jeune fille ; c’est là que nous le remettrons, pour l’avoir toujours sous la main, comme un de ces amis fidèles qui ne refusent jamais une douce parole.

 

 

 

I

 

 

Née en 1806, Eugénie de Guérin passa la plus grande partie de sa vie au fond d’un modeste château du Languedoc, dans cette retraite du Cayla qui lui doit d’être célèbre. Vie toute remplie par le dévouement, la piété, les simples occupations de la campagne, quelque peu monotone au dehors mais lumineuse au dedans. À vingt-huit ans, Mlle de Guérin commença à tenir pour son frère Maurice ce journal où elle notait, avec les évènements de la famille, ses impressions et pensées intimes 1.

Peut-être cet âge convient-il assez pour commencer d’écrire. On a déjà quelque expérience, certaines illusions viennent de s’évanouir, les objets de nos premières passions recouverts comme d’un voile qui en adoucit les contours, apparaissent encore dans le poétique lointain de nos jeunes années ; l’enthousiasme n’est pas éteint, mais il est mieux réglé ; le cœur n’a plus la même expansion que dans la jeunesse, mais il recueille ses forces ; plus sérieuse, l’âme se replie sur elle-même pour se rendre compte du point où déjà elle se trouve parvenue et sait, par quelques traits durables, fixer ses plus fugitives impressions.

Représentons-nous ce qu’était en 1834 cette vie de famille dont Eugénie de Guérin, depuis la mort de sa mère, était devenue l’âme et le centre.

Digne mais très simple demeure, encadré dans un paysage plutôt austère que séduisant, le Cayla n’avait de seigneurial que son aspect extérieur et ses souvenirs. On y gardait l’habitude du travail et le goût de ces occupations de la campagne dont la noble simplicité sert heureusement à l’épanouissement du cœur. Plus rudes sans doute, mais moins absorbants que les soucis des villes, ces soins laissent une certaine liberté à l’âme, et quand elle a quelque élévation naturelle, la verdoyante parure des champs et la voûte du ciel lui inspirent de douces et nobles pensées.

Les grandes distractions étaient au Cayla les lettres que, de Paris, Maurice écrivait à son père et à sa sœur, et les nouvelles des amis « plus intéressantes que celles du monde ou de l’ennuyeuse politique ». Eugénie n’avait pour ainsi dire jamais quitté ni ce manoir antique ni sa famille ; douée par la nature des plus heureux dons de l’esprit et du cœur, elle les dépensait sans songer à les cultiver, lorsque l’absence de son frère Maurice, qu’elle aimait particulièrement, en déchirant son âme éveilla son génie. Nous devions déjà à l’éloignement d’une fille chérie les Lettres de Mme de Sévigné ; c’est encore une séparation douloureuse qui nous a valu ce Journal d’une sœur, moins brillant sans doute que les « billets » de la spirituelle marquise, mais dont le charme est plus doux et plus profond.

Bien jeune encore, l’âme d’Eugénie de Guérin a le regard clair et profond. Elle écrit jour par jour ce qui se passe au dehors et surtout « au dedans ». Ce n’est pas pour elle, bien que parfois elle se promette quelque plaisir à retrouver un jour tout le passé, mais « Maurice, se dit-elle, sera bien aise de voir ce que nous faisions pendant qu’il était loin, et de prendre part ainsi à la vie de la famille ». C’est à Maurice seul qu’elle se confie, et elle sait dérouter les regards indiscrets : à la première alerte, « le cahier va dedans ! car ceci n’est pas pour le public, c’est de l’intime, c’est de l’âme, c’est pour un ! »

Le cœur en effet n’aime pas à être entendu dans ses aveux, et il a son sanctuaire, où il ne permet pas aux profanes de pénétrer. Mais avec quel plaisir la jeune fille reprend « cette causerie qui s’arrête au moindre bruit » ! C’était ordinairement le soir, une fois rentrée dans sa chambre solitaire, qu’elle reportait ses pensées vers Maurice, livré à toutes les agitations de la vie parisienne. Ces premières heures de la nuit, alors qu’aux champs et dans la maison les bruits cessent, sont bien celles en effet où le cœur s’épanche plus volontiers ; c’est l’heure où chaque rayon d’étoile, comme un regard d’amour à travers les espaces, nous pénètre jusqu’au fond de l’âme ; l’heure où les souvenirs font monter aux yeux des larmes, et aux lèvres des sourires, tandis que la pensée dégagée de toute entrave efface le temps et franchit les distances. Dans cette sorte d’extase, Eugénie savait pourtant s’arrêter et déposer la plume pour réciter son chapelet, car, disait-elle, « j’aime à finir la journée en prières ».

Ainsi à la raison chrétienne s’unit bien l’élan poétique du cœur, et l’une en empêchant l’autre de s’égarer semble lui faire plus sûrement atteindre le sublime objet de ses aspirations !

 

 

 

II

 

 

Il serait tout d’abord intéressant de se rendre compte de l’éducation et du développement intellectuel de cette jeune femme devenue l’une des plus pures gloires de notre littérature moderne. Son originalité même, nous dit assez qu’elle a dû se former surtout elle-même, plus par les livres que par les maîtres, plus encore par le spectacle de la nature et la méditation que par les livres. Cependant, comme on prétend, avec quelque raison, reconnaître les goûts et le caractère d’un esprit aux ouvrages qui lui sont particulièrement chers, nous rappellerons ici le catalogue de sa petite bibliothèque qu’elle s’est plu à nous conserver.

Parmi les livres de piété, on y voit l’Imitation de Jésus-Christ, la Vie des Saints, le Guide de la Jeunesse par Lamennais, les Méditations sur l’Évangile, les Élévations et Lettres spirituelles de Bossuet, l’Introduction à la vie dévote de saint François de Sales, et le Dogme générateur de Mgr Gerbert... La littérature profane était représentée par les Méditations et les Harmonies de Lamartine, les poésies d’André Chénier et de Millevoye, les œuvres de Corneille, Racine et Shakespeare, quelques romans de Walter Scott, les Nouvelles de Xavier de Maistre et les Fiancés de Manzoni.

Certes le choix était bien restreint, et si les œuvres de Lamartine et d’André Chénier contribuèrent à donner à son style une certaine harmonie, on peut attribuer à leur influence cette teinte de mélancolie, charme et peut-être défaut du Journal, qui rattache Eugénie de Guérin à l’école de Chateaubriand.

Hâtons-nous d’ajouter que la « solitaire du Cayla » eût désiré bien d’autres livres, mais la très modeste fortune de sa famille l’empêchait de se les procurer : « Depuis longtemps, dit-elle, je me crée une bibliothèque dont les rayons, hélas ! sont toujours vides. » Il lui faudrait saint Augustin, un saint « qu’elle aime tant parce qu’il a tant aimé ! », saint Jérôme, saint Grégoire de Naziance, saint Bernard, sainte Thérèse, saint François de Sales. Voilà des souhaits qui réhabiliteront sa mémoire auprès de ceux qui seraient tentés de reprocher son indulgente tendresse pour les poètes modernes.

Maurice tenait sa sœur au courant du mouvement littéraire d’un monde où lui-même cherchait à se lancer ; il lui envoyait à l’occasion quelques livres nouveaux. Eugénie lui communiquait à son tour ses impressions. Certes, ni l’enthousiasme, ni le goût, ni la sûreté du jugement, ni la délicatesse n’y manquent.

« Quel homme que V. Hugo ! Je viens d’en lire quelque chose : il est divin, il est infernal, il est sage, il est fou, il est peuple, il est roi, il est homme, femme, peintre, poète, sculpteur, il est tout. Il a tout vu, tout fait, tout senti ; il m’étonne, me repousse et m’enchante » (p. 228). On ne saurait exprimer plus heureusement ces sentiments d’admiration et d’horreur, de sympathie et de dégoût qu’on éprouve en lisant l’auteur de Notre-Dame de Paris et des Feuilles d’Automne qui devait devenir, hélas ! celui des Misérables et des Chansons des rues et des bois.

Eugénie de Guérin avait l’intelligence ouverte à toutes les beautés des lettres comme à celles de la nature ; elle aimait à s’en rendre compte et à exprimer ses sentiments avec la naïveté d’une enfant qui conte tout ce qu’elle voit, et la délicatesse d’une femme qui sait d’un rien faire des merveilles et donner à tout ce qu’elle touche une grâce charmante. Elle avoue qu’il lui faut partout une table et du papier, mais « c’est que partout ses pensées la suivent et veulent se répandre pour toi, ô bien-aimé Maurice ! »

Écrire est, du reste, l’une des plus pures jouissances d’un esprit cultivé. Dans ces heureux moments où sous un souffle du ciel le corps et l’âme comme deux instruments d’accord vibrent harmonieusement, c’est une joie de laisser s’exhaler l’enthousiasme et couler au dehors la source divine qui déborde au dedans. Cependant, comme cet épanchement épuise les plus intimes forces de notre être, il faut qu’au moment même où l’imagination et le cœur nous emportent, la raison sache imposer une juste mesure. Mlle de Guérin le sentait admirablement : « J’écrirais tout à présent, dit-elle, que j’écrirais trop. Je ne pourrais pas dormir, et il faut que je dorme, et que je puisse penser à Dieu et le prier demain qui est dimanche. Ce frêle corps qui tient à l’âme, il faut le ménager. C’est ennuyeux, mais qu’y faire ? » (p. 42). Elle connut cette tentation de passer la nuit à écrire, d’user ses forces avant l’heure au service d’une âme trop ardente, et de consumer sa vie par l’incessant travail d’une pensée que suspend à peine le sommeil. Si elle n’eût suivi que ses penchants, elle n’aurait guère cessé de lire ou d’écrire, « la belle chose en effet que la pensée, et quels plaisirs elle nous donne quand elle s’élève en haut ! » Si elle n’avait écouté que « ce quelque chose qui l’attirait au recueillement et à la contemplation intérieure », réfléchir et prier eût été son occupation de tout le jour, et ainsi elle eût aimé surtout vivre de la plus haute vie de l’esprit et du cœur.

Parfois elle se plaint doucement de ces soins du ménage qui pèsent sur l’âme, de ce courant d’affaires qui emporte tous ses moments et toute elle-même, « hormis le cœur qui monte dessus et s’en va du côté qu’il aime ». Alors elle aspire à la solitude, et souhaiterait presque d’être en prison pour se livrer à l’étude et à la poésie ; « quelle jouissance en effet d’être sans distractions avec Dieu et avec soi-même, avec ce qu’il y a en nous qui pense, qui sent, qui aime, qui souffre ! »

Ce bonheur intime, si profond qu’il peut dégoûter des autres, elle le connaissait bien du reste, et son Journal en porte souvent témoignage. « Je jouis dans ma chambrette du plus doux calme du monde, en union avec Dieu. Le bonheur de la matinée me pénètre, s’écoule en mon âme et me transforme en quelque chose que je ne puis dire » (p. 23).

Ce serait toutefois fort mal la connaître que de se la représenter comme une de ces jeunes filles « extraordinaires » lettrées, poètes ou savantes, chères aux amis qui les admirent et aux académiciens qui gracieusement les couronnent, tout en se disant qu’elles échapperont difficilement aux excès mêmes de leurs mérites.

La sœur de Maurice était trop chrétienne pour négliger ces soins vulgaires qui sont souvent des obligations rigoureuses. Fille de noble race, elle savait au besoin faire la cuisine aux gens de la maison, et certes, elle n’eût pas plus que saint Bonaventure rougi de laver la vaisselle. Après une journée passée à raccommoder le linge et les vêtements de ses frère et sœur, elle s’estimait heureuse si elle pouvait le soir, avant de prendre son repos, jeter à la hâte quelques notes sur ce « cahier cousu destiné d’abord à la poésie », qui ne nous semble pas avoir trahi les promesses de son ancien titre.

Ce Journal même, sous l’empire de certains scrupules, elle le délaissa plus d’une fois : « Ce n’est que passe-temps, joujou du cœur, qu’une plume pour une femme. » Elle se disait que nous devons compte à Dieu de toutes nos minutes, et que c’était vanité de se complaire à retracer des jours qui s’en vont ! Ceux qui ont essayé de tenir ainsi quelque recueil intime et goûté le charme de ce travail, connaissent ces hésitations qui le font suspendre et aussi cet attrait mystérieux qui nous y ramène. Eugénie de Guérin reprendra donc la plume abandonnée ; et comment y résister quand le cœur déborde « d’affections et de choses à dire » ? Car il débordait sans cesse, et il fallait bien exprimer au dehors ce sentiment du beau qui avait ravi son âme !

 

 

 

III

 

 

On a dit de son style que « l’étude et l’art n’avaient pas passé par là ». Sans doute sa perfection est toute naturelle et ne trahit aucune étude, mais l’art pour y être spontané et se cacher à soi-même n’en est que plus achevé. Eh comment n’aurait-il pas deviné tous les secrets de l’art, ce cœur épris de toute beauté ? Enfant, elle avait rêvé d’être belle pour que sa mère l’aimât davantage. Plus tard, quand cet « enfantillage » fut passé, elle n’envia point d’autres dons que ceux de l’âme 2.

Une belle âme prête aux choses du dehors sa propre beauté, elle comprend la valeur de chaque détail de la création et la merveilleuse harmonie de l’ensemble : une goutte de rosée la jettera dans l’extase, tandis qu’au milieu des plus splendides spectacles de la nature tant de gens restent misérables ! Riche dans la pauvreté, libre dans la captivité, heureuse dans la souffrance, elle est à soi-même son spectacle le plus beau, miroir vivant où l’infini se reflète ! Ainsi ce prisonnier qui avait mis toute sa joie en une fleur, trouvait dans Picciola un parfum de la campagne, un souvenir de la liberté, et une vivante marque de la Providence.

Ce merveilleux mirage qui fait voir au poste et à l’artiste le ciel dès ici-bas, embellissait singulièrement aux yeux d’Eugénie de Guérin l’existence et le paysage naturellement monotones du Cayla. Rien ne lui plaît comme son désert ! Resplendissant de soleil et de douce lumière, elle ne le changerait pas avec la plus magnifique cité, car, dit-elle, « je n’aime pas un toit pour horizon, ni de marcher dans les chemins des rues quand les nôtres se bordent de fleurs » (p. 168).

Puis, les gracieuses choses qui se voient dans les champs quand on sait les voir ! C’est « un beau champ de blés plein de moissonneurs et de gerbes, et parmi ces gerbes une seul debout faisant ombre à deux petits enfants, et leur grand-mère les faisant déjeuner avec du lait » (p. 224).

C’est le ruisseau, « ce chemin courant qui emporte les brins d’herbe avec les pensées, sans compter le plaisir d’étendre ensuite le linge blanc sur le gazon en songeant qu’on est la Nausicaa d’Homère ». C’est surtout et toujours le ciel, ce beau ciel du midi, qui porte à la joie et qu’Eugénie aime encore lorsque voilé il paraît à la fin de l’automne « pâle et languissant comme un beau visage après la fièvre ».

Elle ne manque pas d’annoncer dans son Journal « le renouveau alors que tout chante ou va chanter ». Au premier sourire d’avril, « à tout moment on est dehors ; on mène une vie d’oiseau, en plein air sous les ombres. C’est un charme, et que de plaisirs variés à chaque coup d’œil, à chaque pas, pour peu qu’on y regarde ! » (p. 206).

Mlle de Guérin note l’arrivée des premières hirondelles, car elle les aime, « ces annonceuses du printemps, ces oiseaux que suivent doux soleil, chants, parfums et verdure ». – « Je ne sais quoi, dit-elle, pend à leurs ailes qui me fait un charme à les regarder voler ; j’y passerais longtemps » (p. 191).

Elle a en horreur « le sombre » et toutefois se plaint d’être si impressionnable. « Je ne voudrais pas, dit-elle, que mon âme prit tant de part à l’état de l’air et des saisons, que, comme une fleur, elle s’épanouisse ou se ferme au froid ou au soleil » (p. 121). Mais qu’y faire ? « Les teintes de l’âme sont changeantes et s’effacent l’une sous l’autre comme celles du ciel. »

On voit que les phénomènes de la nature la ramènent bientôt à ceux de la conscience, et qu’elle pratique facilement le précepte de l’Imitation : « Ab exterioribus ad interiora ; ab interioribus ad superiora. » En effet, « les choses du dehors, ce n’est souvent pas la peine d’en parler, à moins qu’elles n’aillent retentir au dedans comme le marteau qui frappe à la porte. »

Par le dehors, « tous nos jours se ressemblent, à peu de chose près, mais que la vie de l’âme est différente ! Rien n’est plus varié, plus changeant, plus mobile », plus délicat aussi ; car son âme « plus qu’une autre s’afflige de la moindre chose. Un mot, un souvenir, un son de voix, un visage triste, un rien, un je ne sais quoi troublent la sérénité de ce petit ciel que les plus légers nuages ternissent. »

C’est bien une âme de jeune fille qui sait distinguer les nuances les plus fugitives de ses sentiments et confie à son cher cahier ce qu’elle appelle « ses faiblesses ». Faiblesses charmantes, qui la rapprochent de nous et la rendent pour ainsi dire plus humaine, mais ne l’entravent point dans cet élan qui, des choses passagères, la devait conduire aux immortelles !

Tout ramenait en haut son cœur : la nature et les âmes, mais celles-ci mieux encore, étant impérissables, tandis que « la figure de ce monde doit passer ». Mlle de Guérin connut donc les doux liens qui embellissent la vie, et quel que soit le plaisir qu’on trouve à chercher dans son Journal les traces d’une pensée et d’un art exquis, peut-être est-il plus intéressant encore de voir ce qu’il y avait d’amitié, d’affection fraternelle, de piété filiale et d’amour, dans ce cœur de femme.

 

 

 

IV

 

 

Libre de ces préoccupations misérables qui absorbent la majorité des hommes, de ces distractions qui, dans les grandes villes, faisant sans cesse succéder les plaisirs aux affaires, émoussent la pointe délicate de l’âme, Eugénie de Guérin trouvait le temps de goûter l’amitié sans hâte, d’y répondre sans parcimonie et, avec sa vive nature, il est difficile de dire si elle fut plus aimante qu’aimée.

Une lettre embellissait pour elle tout un jour. « Oh ! sait-on ce que c’est que des lettres à la campagne, et combien ils sont doux les souvenirs de ces chers absents qui nous reviennent en cœur et en âme ? » C’est, en effet, une joie rare que les témoignages d’une véritable amitié. Confidences intimes qui ne se disent point en public et se versent dans un seul cœur, touchantes presque toujours dans leur simplicité, spontanées comme la parole, vivantes comme elle !

Peut-être seulement pourrions-nous prétendre qu’entre femmes, les aveux mêmes ont leurs réticences, et je ne sais quoi d’inachevé. « L’amitié est bientôt faite ; un agrément, un mot, un rien suffit pour une liaison, mais aussi ce sont nœuds de ruban pour l’ordinaire, ce qui fait dire que les femmes ne s’aiment pas » (p. 177).

Eugénie du moins aimait ses amies d’une affection véritable, si bien qu’un jour « craignant de trop aimer ici-bas », elle alla confier à son père les scrupules que venait de faire naître en son cœur un chapitre de l’Imitation. Le bon père dut lui expliquer dans quel sens il fallait prendre les conseils sur le détachement, et, grâce à lui, elle put garder sans crainte toutes ses affections.

Si vives que fussent ses amitiés, elles disparaissent pour ainsi dire devant l’éclat extraordinaire de son amour fraternel. C’est en effet Maurice qui est pour elle l’objet de cette « grande affection où, à tout âge, il y a bonheur pour l’âme de se réfugier tout entière ».

Elle l’aime d’autant mieux qu’il lui avait donné plus d’inquiétudes. Du fond de sa province, Eugénie est encore à Paris l’ange gardien du jeune homme ; durant les quelques années où sa foi sembla éteinte, elle ne cessa point de demander au ciel sa conversion : « Si je pouvais te voir chrétien, lui écrit-elle, je donnerais ma vie et tout pour cela. » Ayant donné « tout pour cela », Eugénie eut enfin l’incomparable consolation de voir renaître à la vie de l’âme, ce frère dont le bonheur et la gloire faisaient toute son espérance.

Lorsque Maurice revenu au Cayla pour y jouir d’un dernier rayon de soleil, a quitté ce monde là où enfant il avait vu la lumière, les amis du frère deviennent en le pleurant ceux de la sœur 3.

Ce sont MM. de la Morvonnais, l’auteur de la Thébaïde des grèves, et plus particulièrement peut-être, un jeune homme qui avait aimé Maurice, M. d’Aurevilly, « dont les lettres sont de toutes les préférées, étant pleines de Maurice et d’un dire qui les rend charmantes ».

« Ce pauvre cœur, en effet, veut toujours quelque chose à aimer ; quand une lui manque, il en prend une autre. Je remarque cela, dit-elle, et que, sans interruption nous aimons ce qui marque notre fin pour un amour éternel » (p. 133). L’éternel amour ; voilà bien le suprême objet de ses rêves ! Notant sur son Journal les impressions du dernier jour d’une année qui va s’enfuir, elle déclare ne pas regretter le temps, ni rien de tout ce qu’il nous emporte, car « ce n’est pas la peine de jeter ses affections au torrent ».

Bien jeune elle avait compris le sens de la vie : « à travers larmes ou fêtes le chrétien marche toujours vers le ciel ; son but est là, ce qu’il rencontre ne peut guère l’en détourner ». Et pour faire entendre à son frère, par une comparaison encore imparfaite, qu’il n’y a point d’obstacles pour l’amour, elle ajoutait d’une façon charmante : « Crois-tu que si je courais vers toi, une fleur sur mon chemin ou une épine au pied, me pourraient arrêter ? »

Dans les inquiétudes dont elle ne fut pas exempte, Mlle de Guérin avait appris des maîtres où l’on peut trouver le calme, et recueilli afin d’en profiter, cette belle parole de saint Augustin : « Jetez-vous dans le sein de Dieu, comme sur un lit de repos. »

Toutes les beautés visibles, celles de la nature comme celles de l’art, aidaient à l’élan religieux de son âme. Il faut lire dans le Journal sa joie d’avoir fait encadrer cette image de la sainte Thérèse de Gérard qu’elle plaça au-dessus de sa table de travail, et qui lui inspira sans doute avec « l’art de prier, de souffrir et d’aimer » plus d’une belle page : celle-ci peut-être qui nous révèle le côté mystique de sa nature.

« Je sens mon aridité, mais Dieu, quand il veut, fait couler un océan sur ce fond de sable. Il est ainsi de tant d’âmes simples desquelles sortent d’admirables choses, parce qu’elles sont en rapport avec Dieu, sans science et sans orgueil. Aussi je perds le goût des livres, je me dis : que m’apprennent-ils que je ne sache un jour au ciel ? Que Dieu soit mon maître et mon étude ! Je fais ainsi et m’en trouve bien, je lis peu, je me refoule à l’intérieur » (p. 92).

C’est du ciel qu’elle tire toute joie, « car vraiment sur la terre, je trouve, dit-elle, bien peu de choses à mon goût. Plus j’y demeure, moins je m’y plais. Ce n’est aucune peine ni chagrin qui me fait penser de la sorte, c’est le mal du pays qui prend toute âme qui se met à penser au ciel. »

Si amie de la retraite et de la vie intérieure que fût Eugénie de Guérin, elle ne négligea jamais les œuvres extérieures de la charité chrétienne. Elle avait pour les malheureux cette tendre compassion qui est la marque d’une âme vraiment belle ; ne refusant jamais l’aumône aux pauvres qui se présentaient à la porte, et visitant dans leurs chaumières « ces malades dont le soin passe avant tout ». Soucieuse, du reste, des misères de l’âme non moins que de celles du corps, elle prenait plaisir à faire le catéchisme aux petits enfants et s’efforçait de procurer aux vieillards la consolation d’une fin chrétienne.

Cependant, ni le bien qu’elle faisait autour d’elle au Cayla, ni des amies dignes de l’aimer, ni la vive affection qu’elle avait pour son père, auquel elle lisait toutes les lettres qu’elle écrivait ou recevait, ni même cet amour extraordinaire qui l’a fait appeler « l’Antigone chrétienne », ne pouvaient combler tout son cœur. « Je ne veux plus aimer pour ce monde, s’écrie-t-elle ; l’amour divin est seul véritable ; les autres ne sont que des ombres. »

Depuis longtemps, elle avait songé à la vie religieuse, mais la seule pensée de quitter son père l’arrêtait. Un jour qu’elle méditait « d’aller retrouver les sœurs de Saint-Joseph » en Algérie, son père vint la visiter dans sa chambre, et « lui déposa en s’en allant deux baisers sur le front. Ah ! comment laisser ces tendres pères ? »

Elle ne le « laissa » en effet que pour un monde meilleur. Frappée au cœur par la mort de son frère, elle ne semble plus d’ici-bas. C’est pour « Maurice au ciel » qu’elle continue son Journal, comme si la tombe même ne pouvait interrompre le doux commerce de leurs âmes. Mais un voile de deuil s’est étendu sur son génie, et si ces beautés touchantes de la campagne lui donnent encore quelques joies, ce sont là de ces sourires mélancoliques qui n’excluent point la douleur. En vain elle cachait sa peine à son père et s’efforçait de répandre encore autour d’elle un rayon de cette gaieté qu’elle n’avait plus : rentrée dans sa chambre après avoir accompli tous ses devoirs, et jetant sur cette vie passagère un regard désenchanté, elle aspirait de tout l’élan de son cœur à cette heureuse patrie du repos que les chrétiens appellent le Ciel...

Le 31 mai 1848, elle quittait avec une espérance sereine les ombres de la terre pour retrouver en Dieu les âmes qu’elle avait aimées ! Elle pensait mourir oubliée, et bientôt son souvenir allait être cher à des milliers d’âmes qu’elle n’avait point connues, et son nom devenir l’une des gloires les plus pures de notre littérature moderne.

 

 

 

V

 

 

Quelques critiques, pour lesquels sans doute l’existence n’a eu jusqu’à présent que des douceurs, ont sévèrement reproché à Eugénie de Guérin cette teinte de mélancolie qui, devient plus sombre encore dans les derniers cahiers du Journal. Ils nous disent que ce sentiment n’est pas d’une chrétienne, et nous rappellent que la foi du Moyen Âge avait fait de la tristesse un péché capital.

Sans doute, on ne saurait échapper entièrement à l’influence du siècle où l’on est né, et peut-être que la rêveuse mélancolie de Maurice a quelque peu gagné sa sœur... Mais vraiment, à entendre ces critiques, on dirait que l’âme est toujours maîtresse à son gré de sa joie ou de sa tristesse. Qui a souffert sait mieux compatir à la douleur d’autrui. Il y a du reste une tristesse chrétienne née de cette fragilité des créatures qui nous ramène vers Dieu. Celle-là n’est point sombre, encore qu’elle ne se puisse plus livrer aux bruyants éclats de joie : elle sait encore sourire, elle sait toujours aimer.

Nous ne prétendons point du reste qu’Eugénie de Guérin fût une sainte, ni même une héroïne ; mais enfin c’était une chrétienne qui n’a pas cru, sans doute, nous devoir révéler tous ses mérites. On nous dit que son âme n’a pas pris tout son essor et qu’elle n’a trouvé ni la voie, ni le but de sa vie, ni l’objet de son amour... Vraiment, il vous semble que son activité fût stérile, et que son affection ne sût où se prendre ! Vous avez sans doute quelque peine à admettre « cette provinciale qui se permet d’avoir du talent, de l’esprit et du cœur, et d’en avoir autrement que tout le monde ». Vous eussiez voulu la voir suivre les voies communes, et ne comprenez point cette affection fraternelle, aussi tendre et aussi dévouée, plus pure et plus constante que ne l’est d’ordinaire l’amour.

Certes, Eugénie de Guérin pouvait comprendre la dignité du mariage chrétien, et à voir sa tendresse pour les petits enfants, on peut assurer qu’elle eût été une mère admirable. Mais puisqu’il y a des critiques qui, par leur analyse indiscrète, veulent découvrir les sentiments les plus réservés, ils devraient bien savoir, avant de violer ce sanctuaire du cœur dont aucune main humaine n’a le droit de soulever le dernier voile, qu’Eugénie de Guérin avait voulu faire le sacrifice de son avenir pour assurer celui de son frère. Ayant trop de réserve pour chercher à plaire dans le monde, trop de délicatesse d’esprit, trop d’élévation de cœur pour devenir la femme de quelque rustre, elle garda son nom avec sa liberté. Sans doute elle aurait pu être religieuse, mais elle ne jugea pas qu’il fût de son devoir de suivre en ce point ses aspirations. Peut-être, ayant donné à Dieu son cœur, elle ne crut pas que la forme du sacrifice fût le point important, et se souvint d’avoir lu dans l’Imitation que « ce ne sont point les murs du couvent qui font le bon religieux ». Ses défauts même ont leur excuse, et si on les voulait trop critiquer, ils pourraient bien passer aux yeux de ses admirateurs pour des charmes nouveaux.

Âme contemplative et réfléchie, sensible au beau comme si elle était née sous le ciel de Grèce ou d’Italie, aimante plus que ne le savent être souvent une amie et une sœur, une fille et une épouse, ingénieuse à saisir toutes les harmonies de l’âme avec la nature, elle connut cette mélancolie qui suit les grands élans de la pensée, de l’art et de l’amour, et serait la marque la plus sûre de la grandeur humaine, s’il n’était plus grand encore d’en triompher.

De tout temps, on a comparé la vie à un voyage, qui a ses charmes et ses ennuis. Les uns amènent les autres, et peut-être que les ennuis même ont encore cet avantage de nous faire souhaiter le lieu du vrai repos.

Lorsque le soir arrive, et que la fatigue nous gagne, si déjà nous ayons perdu les chers compagnons de ces premières heures, les plaintes du voyageur, si douce que soit sa voix, prennent un accent plus profond et plus triste. Mais lorsqu’on aperçoit le terme du voyage, et que déjà brillent sur la colline ces lumières de la cité prochaine où nous attendent parents et amis, la fatigue s’oublie et c’est d’un pied léger qu’on franchit le reste du chemin.

Ainsi, la pensée d’un autre monde illumine les dernières pages du Journal, et la fin, pour être grave, a bien aussi sa beauté.

C’est une œuvre complète qui embrasse toute une vie, depuis ses premiers sourires jusqu’à ses dernières larmes ; mais les larmes du chrétien laissent place à l’espérance ; et, mieux que les philosophes qui l’ont répété, Eugénie de Guérin savait que mourir, c’est renaître. « Oh le beau moment où l’âme sort du corps, où elle jouit de la vie, du ciel, de Dieu, de l’autre monde ! Son étonnement, dit-elle en son style familier, est semblable à celui du poussin sortant de sa coquille, s’il avait une âme » (p. 25).

Si goûté que soit des esprits littéraires le Journal d’Eugénie de Guérin, il doit encore plaire davantage à ceux qui, dans la lecture, cherchent un profit pour l’âme. Il nous apprend à estimer à sa juste valeur cette vie de famille si simple et si douce, nous en rappelle les devoirs avec les joies, et nous montre qu’il n’est point d’occupation si humble qui n’ait son mérite et son charme. Le grand art de la vie, c’est de savoir dégager la poésie intime des choses ; or la source de la poésie, c’est l’âme elle-même, c’est donc elle qu’il faut former, embellir, transfigurer, diviniser même, pour que, riche d’intelligence et d’enthousiasme, elle prête à ce monde qui l’entoure l’éclat de sa propre beauté.

Pour une belle âme, en effet, rien n’est vulgaire ; mais hélas ! sans cesse préoccupés de mille soucis, nous passons notre existence insensibles aux magnificences de l’œuvre divine. Semblables à ce touriste anglais qui avait parcouru les cinq parties du globe, son album à la main, sans avoir trouvé, disait-il, un paysage qui valût la peine d’être dessiné, nous n’apercevons ni au dedans, ni au dehors ces vestiges de Dieu partout si manifestes. Vivant plongés dans la lumière, nous ne savons plus l’admirer, et cherchons au loin le bonheur dont nous portons la source en nous-mêmes.

Faire en sa vie une place à la pensée qui est l’honneur de l’homme, en faire une très grande à l’amour, qui sous ses formes légitimes et diverses n’est autre chose que le don de soi-même, cultiver l’art d’exprimer au dehors nos idées et nos sentiments, afin de ne point vivre isolés, mais d’avoir quelque action sur le monde, voilà ce que nous apprend le Journal, ou plutôt la vie même d’Eugénie de Guérin. N’est-ce rien et que faut-il de plus pour avoir droit à notre reconnaissance ?

Et maintenant, dans l’humble cimetière d’Andillac, à l’ombre de l’église restaurée par les dons de ses admirateurs, à côté de Maurice, Eugénie de Guérin repose...

Mais, grâce aux amis intelligents qui, contre ses intentions dernières, ont sauvé du feu ou du moins de l’oubli ses notes intimes, le meilleur de son âme nous est resté. Qu’elle pardonne à cette foule curieuse et sympathique qui a lu, analysé et critiqué peut-être son cher Journal ; aussi bien son âme n’en aura pas eu d’ennui, puisqu’ils pourront, ces gens du monde, ces lettrés, ces délicats, puiser en ses pensées un plus vif sentiment des beautés que le Créateur a semées en l’univers, et dans sa vie intime qu’elle nous a révélée sans le vouloir, l’exemple d’un recueillement utile et d’une abnégation cachée.

Ô doux commerce des âmes que ni la distance, ni le temps, ni la mort n’arrêtent, qui pourrait dire vos charmes ineffables ? N’est-ce pas à vous que nous devons les meilleurs instants de notre vie, et ces éclairs qui, déchirant les nuages, nous ont fait parfois entrevoir d’où viennent aux cœurs purs ces dons de la pensée, ces secrets de l’art, et l’incomparable puissance de l’amour !

 

 

 

Émile LANDON.

 

Paru dans Le Chercheur, revue éclectique, en 1889.

 

 

 

1. Un matin, « au coin du feu de la cuisine », Platon lui étant tombé sous la main, elle lui fit un reproche « de placer la santé avant la beauté dans la nomenclature des biens que Dieu nous a faits. S’il eût consulté une femme, Platon n’eût pas écrit cela ». Sans doute et bien d’autres choses encore ! Même, on s’étonnera peut-être de voir Mlle de Guérin lire Platon et déclarer « qu’il lui semble admirable ». Mais il est infiniment probable qu’elle ne put juger « le prince des philosophes » que par un de ces volumes de Pensées et fragments choisis, où brillent seules les pures et immortelles beautés de son génie.

2. Maurice de Guérin, après une année passée à La Chesnaie auprès de M. de Lamennais [1832-1834], s’était dégagé de ce dangereux maître, pour venir à Paris compléter ses études littéraires, et poursuivre une carrière qu’il ne devait pas longtemps parcourir.

3. Le génie délicat de Maurice de Guérin se serait-il développé autant que l’espérait sa sœur ? N’a-t-il pas plus promis de fleurs qu’il n’eût donné de fruits ? L’auteur trop vanté du Centaure aurait-il jamais triomphé de cette impuissance à produire une œuvre de quelque haleine dont lui-même se plaignait tristement ? – Il est difficile de déterminer avec précision quelle part il faut faire, dans cette précoce lassitude, au tempérament, et quelle à la volonté. Souffrant de cette vie toujours fiévreuse de Paris, Maurice aurait eu besoin du soleil du Cayla pour le corps et pour l’âme ; inférieur à Eugénie par les ressources du cœur et la force du caractère, il n’avait ni sa douce énergie, ni sa foi si ferme, ni sa piété si tendre, ni son talent. Ce pâle jeune homme savait sans doute ciseler avec art de poétiques pensées, mais combien l’âme de sa sœur était plus lumineuse et plus riche, plus sereine et plus belle ! L’un cherchait, l’autre avait trouvé « l’idéal ».

 

 

 

 

 

 

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