L’Inquisition

 

LES TEMPS, LES CAUSES, LES FAITS

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Maurice LANDRIEUX

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LETTRE DE M. J. GUIRAUD

PROFESSEUR D’HISTOIRE À L’UNIVERSITÉ DE BESANÇON

DIRECTEUR DE LA « Revue des Questions Historiques ».

 

 

Besançon, le 22 Mars 1911.

 

Monsieur le Vicaire général,

Je vous remercie de m’avoir communiqué les bonnes feuilles de votre étude sur l’Inquisition ; et, devançant le jugement que ne manqueront pas de porter vos lecteurs, je tiens à vous adresser mes bien respectueuses félicitations.

Votre livre rendra les plus grands services parce qu’il a été écrit avec le seul souci de la vérité. Il l’expose avec une entière loyauté, une compétence indiscutable et une clarté qui portera la lumière dans tous les esprits que n’obscurcissent ni la passion ni le préjugé.

« L’Église a besoin de Vérité, dites-vous ; elle ne se dérobe pas à la responsabilité de ses actes ; elle exige seulement qu’on ne les dénature pas. » Ces nobles pensées ont inspiré toute votre œuvre. Vous avez abordé de face, sans réticence et sans faux-fuyant, le grave problème de l’Inquisition. Vous n’avez pas dissimulé les excès que cette institution a pu commettre à travers les siècles, et vous n’en avez pas été embarrassé ; car vous savez que si l’Église est divine, les hommes qui l’ont servie ont été des êtres fragiles, soumis aux défaillances de la nature ; leurs fautes ne sont que la conséquence de leur faiblesse et ne sauraient ternir, en aucune manière, l’institution surnaturelle dont ils ont été les instruments imparfaits.

S’affirmant avec une telle netteté, votre loyauté fait votre force.

Pour apporter la vérité à vos lecteurs, vous avez commencé par la bien préciser à vos propres yeux. Vous avez étudié les textes et les auteurs qui parlent de l’Inquisition. J’ai eu l’occasion de faire, pour mon compte, les mêmes recherches, et j’ai reconnu, en vous lisant, la documentation abondante et solide qui se dissimule modestement derrière la simplicité voulue de vos pages. Elle assure à vos informations la force invincible de la science. Aussi, je ne crains pas de déclarer que quiconque vous lira, avec le seul désir de s’instruire, comprendra le rôle de l’Inquisition au Moyen Âge. Les hérétiques qu’elle eut à réprimer lui apparaîtront, non seulement comme des hétérodoxes qui combattaient les enseignements de l’Église, mais aussi comme des rêveurs malfaisants ou des prédicants dangereux, qui menaçaient dans leurs doctrines, avec l’ordre social établi en ce temps-là sur la Vérité catholique, les principes universels et nécessaires sur lesquels s’appuie, eu tout temps, toute société.

En émettant cette conception, vous vous rencontrez, non seulement avec des historiens catholiques, tels que Monseigneur Douais, mais avec des indifférents tels que M. Luchaire et des protestants tels que M. Lea ; ou plutôt, en leur compagnie, vous rendez hommage à la vérité historique, qui s’impose à tout esprit loyal et sincère.

Chaque jour, on rend de plus en plus justice à l’Inquisition du XIIIe siècle ; nous en avons pour preuve l’aveu significatif que vous citez de l’historien Lea : « Nous reconnaissons, sans hésiter, que dans ce temps-là, la cause de l’orthodoxie n’était autre que celle de la civilisation et du progrès. »

Il n’y a plus que les primaires bornés et les historiens de mauvaise foi pour décrire les horreurs du Sac de Béziers et répéter le mot apocryphe : « Tuez-les tous ! Dieu reconnaîtra les siens. »

Les ennemis de l’Église aiment mieux insister sur l’Inquisition espagnole avec ses autodafés et ses bûchers. Vous les avez suivis sur ce terrain brûlant ; et, à leurs affirmations haineuses, vous avez opposé les jugements éclairés de votre loyale critique.

Après vous avoir lu, j’ai mieux compris comment, établie par l’Église, l’Inquisition n’a pas tardé à devenir un tribunal plus royal qu’ecclésiastique, plus espagnol que catholique ; et, dès lors, je me suis demandé s’il est de bonne foi de faire retomber uniquement sur l’Église des actes dont la monarchie espagnole est presque entièrement responsable et que maintes fois le Saint-Siège a blâmés.

Ce n’est pas d’ailleurs par une habileté d’avocat que vous rejetez sur l’Espagne la responsabilité des bûchers : j’en ai pour preuve les raisons par lesquelles vous nous faites comprendre l’Inquisition espagnole elle-même. Quelque rigueur qu’ils aient montrée, ses tribunaux ont rendu à la Patrie de signalés services, lorsqu’ils ont poursuivi ces Juifs et ces Maures qui, sous le masque d’une fausse conversion, menaçaient, de leur haine et de leurs complots, l’unité nationale vaillamment reconquise après sept siècles de lutte.

Vous vous attaquez d’ailleurs résolument aux exagérations qu’ont accumulées les historiens sectaires et les manuels scolaires, lorsqu’ils ont parlé des victimes de l’Inquisition. Vous en réduisez le nombre à de justes proportions ; et, s’il paraît encore bien grand, vous rappelez, d’une part, que l’Église a maintes fois invité les Inquisiteurs à la modération ; de l’autre, que leurs excès « ne sont rien en comparaison des persécutions féroces, des orgies de cruauté que Luther a déchaînées en Allemagne, et, après lui, à cause de lui, Calvin, à Genève ; Henri VIII, Élisabeth, en Angleterre ; Christian II, en Danemark ; Gustave Wasa, en Suède ; Jeanne d’Albret, en Navarre ; les Huguenots, puis les Jacobins, chez nous ! »

Le profil que j’ai tiré de vos pages sera celui de tous ceux qui vous liront. Aussi je souhaite qu’ils soient légion, pour que les préjugés entassés par la mauvaise foi s’évanouissent devant la vérité, et qu’ainsi, lavée par vous des calomnies de ses adversaires, l’Église soit mieux connue, et, par là, mieux aimée.

Veuillez agréez, Monsieur le Vicaire général, l’hommage de mes sentiments respectueux et reconnaissants.

 

J. GUIRAUD.

 

 

 

 

 

 

 

L’INQUISITION

 

LES TEMPS, LES CAUSES, LES FAITS

 

 

 

La lave refroidie, aux flancs de la montagne, ne donne pas l’idée du volcan : le volcan, c’est du feu ; la lave, c’est de la pierre !

Pas davantage le document sec et froid, qu’on exhume de la poussière des archives, n’est l’Histoire.

LHistoire vraie n’est pas celle qu’on écrit après coup, comme on peut, en remuant les cendres du passé ; c’est celle qui se fait au jour le jour, sous le choc des évènements, toute vibrante des passions, des colères, des enthousiasmes ou des folies des peuples.

Elle est faite déléments complexes.

Si on pouvait la décomposer, on trouverait, à l’analyse, à côté des conflits politiques, des guerres et des révolutions, les grands courants d’opinion, les mouvements d’idées qui les préparent et qui les expliquent ; à côté des crises sociales, de l’antagonisme des races, des coups de force des conquérants, l’irrésistible poussée des masses, l’obscur labeur des humbles, le jeu sournois des ambitions et des égoïsmes, l’intrigue, tous ces menus incidents qui ne laissent pas de traces et dont les répercussions sont parfois décisives ; mille influences cachées, l’impondérable souffle, parti on ne sait d’où, qui bouleverse tous les calculs des hommes d’État

Il ne suffit donc pas, si l’on veut évoquer la vraie physionomie de l’histoire, de souder un à un des documents pour reconstituer, tant bien que mal, la trame chronologique des évènements, comme on reconstitue un squelette avec des ossements. Le squelette n’est pas l’homme. Si la structure des membres explique le mécanisme du mouvement, elle ne révèle rien du mobile secret de la pensée, du sentiment dont le geste n’était que l’expression. Il faut d’autres indices, d’autres signes. Il aurait fallu être là, sur place, avoir vu, avoir entendu, avoir saisi sur le vif, savoir ce que cette âme d’un autre âge a voulu y mettre, pour se rendre compte du sens et de la portée de son geste.

C’est à dire que, pour soustraire à cette déformation fatale du temps et de la distance les institutions du passé, il importe de les replacer soigneusement dans leur cadre et de se refaire, pour les juger, une âme d’ancêtre : d’une génération à l’autre, on ne se comprend déjà plus, parce que les idées ont changé et que les conditions de la vie sont modifiées !

 

 

Il était bon de rappeler ces principes élémentaires de probité historique avant d’aborder cette question, brûlante entre toutes, de l’Inquisition, car elle tient, par des fibres trop délicates, au sol, à l’époque, au siècle, pour qu’on puisse, sans la dénaturer, l’isoler de toutes ces contingences, réalités vivantes d’où elle a surgi, qui l’enveloppent et dont elle est la résultante.

 

 

L’Inquisition ! Spectre sinistre qu’on évoque et qu’on agite sans trêve sous les yeux du peuple, pour égarer ses colères et les rejeter sur l’Église : déclamations passionnées des réunions publiques ; exhibitions malsaines des musées spéciaux qu’on traîne de foires en foires ; scènes brutales, d’un réalisme affolant, des cinématographies ; leçons venimeuses des manuels scolaires, libelles, pamphlets, tout est mis en œuvre pour travestir la vérité et surexciter les masses crédules et sans défense.

Les Catholiques eux-mêmes se laissent impressionner par les affirmations audacieuses des adversaires. Ils ne trouvent pas, dans leurs convictions trop molles, ni dans leur science trop courte, hélas ! la confiance instinctive qui devrait suffire à les mettre en garde contre l’exagération ou l’imposture. Ils sont gênés et plaident timidement les circonstances atténuantes.

Certes, la question n’est pas aussi simple que d’aucuns parmi nous semblent le croire, et l’Inquisition a trouvé, dans nos rangs, des apologistes trop faciles. Mais, précisément parce que cette page de l’Histoire de l’Église est déjà sombre, il importe de ne pas la noircir à plaisir.

Il faut se défier ici du sentiment et n’aborder ce sujet de la répression sanglante de l’hérésie au Moyen Âge, qu’avec sang-froid, sans rien taire, par peur du scandale, de ce qui doit être dit. Le temps est passé de ces réserves et de ces timidités, plus nuisibles à la cause que la lumière crue des faits 1.

L’Église a besoin de la vérité. Elle ne se dérobe pas à la responsabilité de ses actes. Elle exige seulement qu’on ne les dénature pas.

Ce n’est point elle qui pâtit de la méthode rigoureuse et positive que la critique moderne a introduite en Histoire ; car, à mesure qu’on y voit plus clair, les déformations malhonnêtes et intéressées se révèlent et le rôle séculaire de la Papauté s’affirme, dans sa belle unité, plus loyal et plus fécond.

 

 

La lutte contre l’hérésie s’est concrétisée tout particulièrement, au Moyen Âge, dans un fait : la Croisade des Albigeois ; et dans une institution : l’Inquisition, surtout en Espagne.

L’un et l’autre méritent qu’on s’y attarde.

 

 

Auparavant, il est indispensable de rappeler ce que fut ce monde du Moyen Âge et dans quelles proportions il était incompatible avec l’hérésie. Car, on s’appliquera moins dans ce travail, qui n’apporte aucun renseignement nouveau sur le fond des choses, à préciser et à discuter des détails,  qu’à justifier par les nécessités du temps, par les conditions sociales, par l’ambiance, la pensée profonde et l’attitude de l’Église.

Et ce sera toute son originalité que d’appuyer, plus qu’on ne le fait d’ordinaire, sur les considérations d’à côté, qui paraissent accessoires et qui sont essentielles.

 

 

 

 

 

 

 

 

LA CROISADE DES ALBIGEOIS

 

 

I

 

 

L’herbe avait repoussé sous les pieds d’Attila. Après le Baptême de Reims, l’Église ne s’était pas attardée à pleurer sur les ruines du monde romain qui venait de s’effondrer.

Tout était à recommencer : elle recommença.

Elle alla franchement aux Barbares, pour rebâtir, avec ces éléments nouveaux, mais frustes, la cité future.

Tâche colossale, jamais achevée, qui absorba l’effort de plusieurs siècles, contrariée sans cesse et vingt fois compromise par les assauts du dehors et les crises du dedans.

Les grands Évêques du Ve siècle, puissamment secondés par les moines, l’avaient amorcée. Les grands Papes des XIe et XIIe siècles y travaillaient encore, car il faut attendre, chez nous, jusqu’à S. Louis pour la voir aboutir.

Non pas certes que ce fut l’idéal. Mais c’était un acheminement, un résultat qui n’a pas duré et qu’on n’a plus atteint depuis.

C’était la civilisation médiévale, l’ordre social chrétien du Moyen Âge ; c’était la Chrétienté !

L’Église qui laborieusement avait mis sur pied cette société, qui l’avait façonnée pièce à pièce, au jour au jour, en gardait tout naturellement la direction morale. Ce monde nouveau, créé par elle, qui lui devait tout, reposait tout entier sur elle. Le droit, et la politique s’inspiraient de l’Évangile. La Religion était à la base et au faîte de l’édifice social, fondement et clef de voûte.

Les institutions et les lois, les populations et les gouvernements, tout était chrétien ; et si les mœurs, sous la pesée des pissions humaines, fléchissaient facilement, les faiblesses et les inconséquences des individus n’ébranlaient en rien l’esprit public profondément enraciné dans la foi ; en sorte que les cadres, l’armature, valaient souvent mieux que les gens.

Dans chaque pays, l’Église et l’État étaient étroitement unis, sans se confondre, et les opérations distinctes ou conjointes des deux pouvoirs prenaient leur équilibre dans le principe supérieur de la Religion.

Les rois, maîtres chez eux, n’étaient pas les vassaux du Pape ; ils ne tenaient pas leur pouvoir du Pape, mais, en tant que chrétiens, ils étaient sujets de l’Église et relevaient du Pape, de telle façon que, sans que cela impliquât une ingérence directe dans les affaires de l’État, le Pape, avec son magistère spirituel et sa suprématie morale, était devenu, par la logique même des choses, la première des puissances, au sommet de la hiérarchie sociale.

Représentant de la Justice et du Droit, en dehors et au-dessus des nationalités, il jouait, dans toute la Chrétienté, un rôle de tuteur, de modérateur et d’arbitre. Il reprenait les rois injustes et scandaleux. Il prévenait ou apaisait les conflits. Il jetait, dans les balances de la diplomatie médiévale, le poids très lourd de son autorité 2.

Du seul fait qu’elles étaient toutes filles de l’Église, qu’elles se rattachaient au même tronc et vivaient de la même sève qui animait tout le corps social, les nations catholiques se sentaient solidaires les unes des autres ; et, malgré les rivalités particulières qui les mettaient souvent aux prises entre elles, volontiers elles concentraient leurs forces et syndiquaient leurs impuissances pour faire tête aux ennemis du dehors, qui les menaçaient toutes. Il y avait donc, en dépit du morcellement féodal, une vaste et large confédération des États-Unis de l’Europe catholique dont le Pape était le Président-né et dans laquelle empereur, rois, princes, ducs et seigneurs conservaient leur autonomie, sauf dans les cas où l’intérêt général exigeait une action commune, comme, par exemple, l’immense mobilisation de l’Occident chrétien contre les Turcs.

 

 

Dans un monde comme celui-là où l’unité de la foi était la meilleure garantie de l’unité politique, comment, toute considération théologique mise à part, comment tolérer l’hérétique !

N’était-ce pas sa cohésion religieuse qui faisait la force de la Chrétienté, sa sécurité par conséquent ?

Toucher à la foi, c’était la pire des forfaitures. L’hérésie, c’était le suprême danger que les Princes comme les Papes devaient prévoir, conjurer, et, coûte que coûte, réprimer, puisque tous les coups portés à la religion ébranlaient l’ordre social.

Quoi d’étonnant que menacés ensemble l’Église et l’État se soient mis daccord pour se défendre 3 !

L’Église certes y était intéressée. C’est pour elle une question vitale que de sauvegarder lintégrité du dogme et de réagir contre tout ce qui met en péril la foi, sans tolérer jamais qu’on y porte atteinte, puisquelle repose dessus et quelle en vit. Cest sacré, intangible !

On discute des opinions, des systèmes philosophiques : on ne discute pas le Credo. Toutes les religions positives, à doctrines précises, sont nécessairement intolérantes. Elles ne peuvent pas se laisser entamer en supportant les novateurs ou en transigeant avec eux : car la tolérance implique toujours une concession, un accommodement avec l’erreur au détriment de la Vérité ; et tout amoindrissement de la vérité dogmatique est aussi fatal à l’Église qu’une voie d’eau à un navire.

L’État, en ce temps-là, l’eût-il voulu, ne pouvait s’abstenir.

Outre que c’était son devoir de prêter son appui à l’Église 4, il y était contraint par la nécessité.

Toute société qui veut vivre, met à la base de sa constitution quelques principes fondamentaux qu’elle déclare intangibles : la famille, la propriété, la patrie !

Libre à quiconque d’avoir, dans son for intérieur, des préférences pour le collectivisme, la polygamie, l’internationale ! Mais s’il fait école, s’il passe à l’action, s’il s’insurge contre l’ordre établi, il est anarchiste.

L’État ne s’inquiète pas des rêveurs, mais il muselle le propagandiste ; il réduit par la force l’anarchie, parce que la tolérance du Pouvoir serait une trahison, une abdication.

Or, au Moyen Âge, la religion était une de ces colonnes fondamentales, la colonne maîtresse de lédifice et lhérétique d’Église était un anarchiste d’État. Dautant plus que les hérésies du Moyen Âge remorquaient avec elles des doctrines et des pratiques positivement antisociales 5.

Le peuple, là-dessus, pensait comme les Papes et comme les Princes. Il n’y avait pas de dissidents. Le suffrage universel et tous les référendums auraient ratifié cette alliance étroite des deux pouvoirs, cette identification de la paix publique avec la paix religieuse et l’assimilation, qui en découle, de l’hérésie à un crime de droit commun, passible des pénalités civiles.

Ces conceptions sont à cent lieues de notre mentalité du XXe siècle.

Aujourd’hui la rupture entre la religion et la politique est plus accentuée encore dans les esprits que la séparation de l’Église et de l’État dans les lois. Volontiers on regarde l’hérésie comme un délit d’opinion sans grande conséquence ; et, jusque dans nos rangs, on prend son parti des timidités, des effacements, des capitulations de conscience qui se cachent sous les mots de libéralisme, de tolérance et de neutralité. On les compte, les catholiques dont la foi n’est pas humiliée sous le respect humain et qui osent, à l’occasion, relever une impertinence dans un salon, un défi dans un atelier ou une insulte dans une réunion publique. On est si bien accoutumé à cantonner sa religion dans sa vie privée, qu’on s’étonne lorsqu’il en est fait cas dans la vie sociale.

Nos pères avaient plus de tempérament. Leurs convictions avaient une autre vigueur. Leur foi robuste s’affirmait partout. Ils en étaient fiers et ils entendaient qu’elle fût respectée.

C’est donc sur ce terrain et dans cette atmosphère que surgit l’hérésie au XIe siècle, et quelle hérésie !

 

 

 

 

 
 


II

 

 

Les Cathares, comme ils se nommaient, c’est-à-dire les Purs (χαθαροι) étaient d’origine orientale. Ils se rattachaient, par une parenté lointaine, aux manichéens du IIIe siècle 6. Traqués par le gouvernement de Constantinople (Xe siècle), ils avaient franchi le Danube, pour s’installer en Bulgarie, en Macédoine, gagner successivement l’Italie par l’Adriatique, puis le nord de la France où les foires de Champagne, de Picardie, des Flandres attiraient les Italiens ; et le peuple, les voyant remonter des provinces balkaniques, les appela Bulgares, par corruption Boulgres, bougres. Mais bientôt, répandus dans tout le pays, surtout dans le midi de la France, où ils concentrèrent leurs forces, on les désigna sous le nom d’Albigeois.

Leur doctrine est basée sur le dualisme manichéen.

Dans le monde, disent-ils, dans l’être humain, le Bien et le Mal sont en présence et se heurtent. La création matérielle porte en elle-même, partout, des germes, des traces de corruption : elle ne peut pas être l’œuvre du Bon Dieu. Et cependant, la belle ordonnance des phénomènes de la nature atteste un plan de sagesse et de puissance : il faut qu’elle soit l’œuvre d’un autre Dieu, mais alors aussi puissant que mauvais. Il y a donc deux créateurs qui se font échec et se combattent : l’un, Principe du Bien, qui a fait la lumière, les anges, les âmes spirituelles dans le ciel ; l’autre, Principe du Mal, auteur des corps et de la matière 7.

L’Esprit mauvais, Satan, le Dieu méchant, sest introduit dans le ciel. Il a séduit, non pas les anges, mais les âmes. Il les a attirées sur la terre pour les emprisonner dans les corps : ce sont des esprits déchus, en période d’épreuve, qui passent par des existences successives, même dans des corps d’animaux, jusqu’à complète purification.

Jésus-Christ, qui n’est que le premier des anges et qui n’a pas souffert, son corps nétant quune illusion, un fantôme, est venu pour les aider, non par une Rédemption au sens où nous l’entendons, mais en leur indiquant la Voie et en fondant, pour les guider, l’Église cathare.

 

 

Leur morale découle de ces principes.

Le monde matériel est impur ; c’est le Mal : plus on s’en sert, plus on se souille ! La vie est un malheur, une abjection : à la détruire, on se libère !

D’où, un régime d’ascétisme farouche, outré, un mépris absolu de la chair, qui se traduit d’abord par la condamnation et l’abolition du mariage : la maternité est une honte et la génération une œuvre diabolique ; puis par l’abstinence perpétuelle de tout aliment de provenance animale, même le lait, même les œufs, en tant qu’impur, à cause aussi de la métempsycose ; enfin, outre la saignée fréquente que s’infligeaient les plus rigoristes, par des jeûnes sévères, trois fois la semaine, au pain et à l’eau, sans compter trois carêmes de quarante jours chacun.

Le corps est l’ennemi : on le traite en ennemi.

« N’aie pas pitié de ma chair née de la corruption ; aie seulement pitié de mon âme, captive dans ma chair ! » Voilà la prière cathare.

Avec cela, un culte lugubre, extrêmement simplifié : plus de sacrements, plus de messe, plus de croix, plus de purgatoire ; des réunions dans des salles nues, avec un prêche, des prières qui se réduisent au Pater, le pain bénit et une sorte de coulpe faite par les assistants !

C’est la religion de la désespérance : pas de libre-arbitre ! aucun mérite aux bonnes œuvres ! le salut par la seule Église cathare ! Il faut en être, mais c’est assez d’en être pour aller au ciel.

On y entre par des initiations, après avoir abjuré le baptême catholique ; car l’Église romaine, c’est la Synagogue de Satan qu’il faut détruire.

Les vrais initiés, qui composaient l’état-major, et dont le nombre était restreint, s’appelaient modestement les Parfaits, les Élus, les Bonshommes, comme disaient les paysans, les Purs, qui ont en eux l’esprit-saint (voir la note 11) et devant qui les autres doivent se prosterner.

Ils avaient des signes secrets pour se reconnaître. Ils cessaient toute relation avec leur famille, car la doctrine cathare aboutit logiquement à la haine du père et de la mère, auteurs de la vie ; mariés, ils devaient se séparer de leur conjoint.

Ils affectaient une grande austérité de vie, toute pharisaïque, en façade, comme les Manichéens leurs pères 8.

La masse des simples adeptes, les Croyants, revendiquaient le nom de chrétiens ; mais, « ils n’étaient pas plus chrétiens que les adorateurs d’Ormuz ou d’Ahriman, les fakirs de l’Inde, ou les fatalistes de l’Islam 9 ».

Ceux-là bénéficiaient de larges tempéraments. On tolérait pour eux le mariage ou plutôt l’union libre, car « le mariage est plus criminel que la débauche » ; et on le détournait systématiquement de sa fin naturelle par ces immorales pratiques qui dépeuplent aujourd’hui nos foyers 10. On ne les astreignait pas aux rigides observances. D’ailleurs, ils ne se gênaient guère, puisqu’il leur suffisait de recevoir avant de mourir, le Consolamentum des Parfaits, le Baptême de l’Esprit, pour être sauvés 11 ; et, la plupart, au risque d’être surpris, en ajournaient la réception in extremis.

Les ardents le recevaient en bonne santé et se laissaient ensuite mourir de faim, pour être sûrs de ne pas perdre la grâce.

Ce suicide religieux, l’Endura, était organisé et recommandé comme un grand acte de dévotion. Il équivalait au martyre. On l’imposait aux enfants, aux malades ; et, quand l’instinct de la conservation se révoltait, les parents, les amis, s’interposaient pour prémunir le patient contre sa propre faiblesse et mener quand même l’affaire à bien 12.

Les historiens disent que l’Endura a fait plus de victimes que l’Inquisition en France.

Il est incontestable que soutenus par ce fanatisme exalté qui aspirait à libérer l’âme de l’emprise du corps, les Cathares se sont montrés souvent intrépides en face de la mort.

La secte prêchait, avec le refus des impôts et l’interdiction du serinent 13, la communauté des biens, en évoquant les mœurs de la primitive Église.

Elle s’insurgeait contre tout code pénal, car les malfaiteurs, pas plus que les autres, ne sont responsables de leurs actes et la justice humaine n’a pas le droit de punir.

Elle niait la Patrie et proscrivait la guerre.

En dehors du clan, elle ne connaissait ni parents, ni amis, ni prochain.

Elle condamnait le travail manuel comme immoral : la nature étant maudite, tout effort pour l’améliorer est un péché 14.

Ne sont-ce pas là les théories de nos libertaires et de nos pires anarchistes ?

 

 

Tandis que leurs groupements très fermés agissaient dans l’ombre, par les sociétés secrètes, ces loups s’affublaient volontiers de peaux de brebis. Très habiles propagandistes, ils circonvenaient les individus, s’insinuaient dans les familles, les réunions, les corporations, répandaient des livres et des brochures. Ils fondaient des ouvroirs, des ateliers pour attirer les ouvriers ; des pensionnats, des couvents où ils offraient gratuitement l’instruction aux filles des bourgeois ruinés, des seigneurs, des hobereaux sans fortune ; ils façonnaient ainsi, sans bruit, dans ces maisons d’entraînement, d’intrépides apôtres. Ils s’ingéniaient, pour donner le change, à mettre en relief les rares pratiques extérieures du culte catholique qu’ils avaient conservées 15 : certains rites, quelques fêtes plus populaires, Noël, Pâques, la Pentecôte, l’usage de Nouveau Testament, une hiérarchie calquée sur la hiérarchie romaine : des évêques, des prêtres et des diacres, élus toujours parmi les Parfaits 16.

Ils avaient sans cesse à la bouche le nom de Jésus-Christ, annonçaient une prochaine effusion de l’Esprit-Saint qui régénérerait le monde, et se posaient ainsi moins en adversaires de l’Église qu’en réformateurs.

Pour le menu peuple et pour les paysans, qui n’y regardaient pas de si près, l’illusion était facile, d’autant plus qu’ils n’avaient sous les yeux qu’un clergé discrédité et sans influence.

 

 

Jamais ce chancre de l’hérésie n’aurait mordu autant sur cette Société du XIe siècle, si elle n’avait été déjà profondément entamée.

On était loin encore des beaux jours du Moyen Âge. L’Église venait de s’arracher, au prix d’une lutte formidable, de l’étreinte du Pouvoir civil qui avait failli l’étouffer. Elle sortait fort meurtrie de la crise des Investitures laïques. Grégoire VII et Urbain II avaient commencé l’ouvre d’assainissement ; Innocent III, Grégoire IX, Innocent IV, ne l’avaient pas encore achevée 17.

C’est que, en enrichissant l’Église, aux siècles précédents, la féodalité l’avait asservie. Les grasses prébendes fondées par la piété ou la pénitence des ancêtres, excitaient la convoitise des ambitieux ; et ce n’étaient ni les plus aptes ni les plus vertueux qui intriguaient davantage. Le Prince réservait évêchés et abbayes à ses favoris, fils de famille sans vocation, plus préoccupés du bénéfice que de la charge pastorale. Du haut en bas, la même intrusion des Seigneurs poussait aux cures des incapables et des indignes.

Le sel de la terre s’était terriblement affadi !

Triste épiscopat ! Clergé pire encore ! Brebis galeuses et mauvais bergers ! Le IVe Concile de Latran est obligé de reconnaître que « la corruption du peuple a sa source principale dans le clergé 18 ».

Que pouvaient devenir, en effet, dans ces conditions, les populations abandonnées ?

Les pires s’enfonçaient plus avant dans le vice ; les meilleurs, dégoûtés, se détournaient de leurs pasteurs ; les âmes d’élite se réfugiaient dans les cloîtres les plus réguliers que le grand mouvement de Cluny avait déjà réformés 19.

 

 

Le Midi était plus malade encore que le Nord.

Dans ces régions du littoral envahies depuis toujours par les étrangers, Grecs, Levantins, Italiens, trafiquants de toute nationalité, qui y apportaient leurs tares plutôt que leurs qualités, terre promise des Juifs 20 qui s’y étaient fait de grosses situations commerciales et qu’on admettait aux charges publiques, les gens du Midi, race aimable et frivole, au cœur léger, à l’esprit mobile, voluptueuse et sceptique par tempérament, tout à la joie de vivre, grisée de soleil sous son grand ciel bleu, d’une religion sentimentale plus en surface qu’en profondeur, les gens du Midi avait glissé plus vite et plus loin dans la décadence.

Nulle part ailleurs, le clergé n’était aussi négligent ni plus méprisé. On trouvait encore de saints Évêques dans le Nord : on n’en comptait guère dans le Midi.

Les nobles ne valaient pas mieux et les bourgeois frondeurs s’insurgeaient aussi volontiers contre leur Évêque que contre leur Seigneur 21.

Tout ce monde-là fit bon accueil aux Cathares : le peuple parce qu’il est crédule et qu’il escomptait quelque profit de cette « réforme » ; les indépendants, les mécontents, parce qu’ils en voulaient au St-Siège de les avoir troublés dans leur quiétude en les rappelant à la discipline ; les autres, par curiosité, parce que ces nouveautés, qu’ils sentaient suspectes, les amusaient sans les gêner beaucoup.

 

 

 

 

III

 

 

Dès le XIe siècle, l’hérésie Albigeoise est déjà répandue partout et mille sectes extravagantes 22, plus ou moins apparentées à celle-là, pullulent de tous côtés, comme la vermine sur un corps malade. Mais, dans aucun pays, les Cathares ne sont effrontés comme dans le Midi. Ils prêchent sur les places publiques, tiennent au grand jour leurs assemblées, un concile même, que vint présider, de Constantinople, leur pape Nicétas. Ils partagent le territoire en diocèses et se comportent absolument comme si le Catharisme était le culte officiel, reconnu et établi.

Enhardis par la faiblesse, l’indolence ou la complicité des autorités locales, ils deviennent turbulents, agressifs et passent à l’action directe. Ils malmènent les prêtres et les moines, pillent les couvents, brûlent les églises et ne reculent pas devant un meurtre à l’occasion ; tant et si bien que le comte de Toulouse, dont la tolérance scandaleuse fit croire longtemps qu’il pactisait avec eux, finit par trembler pour ses propres intérêts et réclama des Rois de France et d’Angleterre, en 1179, une intervention armée : « Les églises sont désertes ou détruites, écrit-il ; les prêtres eux-mêmes se laissent infecter. On refuse le baptême. On traite l’Eucharistie d’abomination. Les cœurs sont aussi durs que la pierre. Les peines canoniques ne produisent aucun effet. Seul le glaive qui frappe les corps donnera un salutaire avertissement. »

 

 

Dans les provinces du Nord, sous le gouvernement immédiat du roi de France, où ils se sentaient moins à l’aise, ils mirent, au début, une sourdine à leur prosélytisme inlassable, qu’ils dissimulaient habilement sous les dehors des rites catholiques, pour n’éveiller point de suspicions.

Mais leur jeu fut vite éventé.

Les gens du Nord, que n’avait point entamés autant le scepticisme énervant du Midi, étaient plus revêches ; ils avaient la main lourde, et, bientôt, les Cathares malfaisants devinrent l’objet de la méfiance et de l’aversion publiques. On les traita comme on traitait alors les auteurs de maléfices. À tort ou à raison, on les confondit avec les sorciers, ces êtres mystérieux et sournois, encore nombreux au Moyen Âge, habiles à manier les poisons, toujours prêts à nuire, que le peuple abomine et qu’il va consulter en secret, car il ne se défend pas de l’attrait malsain de l’occultisme et il cherche à bénéficier quand même de cette puissance étrange qui lui fait peur 23.

Les Codes antiques avaient été impitoyables pour les sorciers 24. Au Moyen Âge, dans tous les pays, la pratique de la sorcellerie, qui impliquait tant de méfaits, était punie de mort.

Le peuple n’attendit pas une législation spéciale contre les Cathares. Avec son bon sens natif, il flaira l’ennemi sous l’hérétique. Il se fit justicier. Il reconnut vite, à ses fruits empoisonnés, que l’arbre était mauvais. Il ne perdit pas son temps à l’émonder. Il le jeta au feu sans vouloir rien entendre.

Les premières exécutions de Cathares à Orléans, en 1017, à Milan, à Asti, en 1040, à Liège à trois reprises (1035-1048-1111), à Cambrai 25, à Cologne, à St-Gilles, à Troyes, à Soissons, sont de véritables lynchages, malgré les Évêques, malgré l’autorité civile, quelquefois avec son acquiescement 26.

La fureur des foules déchaînée tout à coup frappait en aveugle, sans attendre un jugement « craignant, dit un chroniqueur, que les Évêques ne soient trop débonnaires 27, Clericalem verens mollitiam ». Le clergé était donc plus tolérant que les laïques.

Aucune loi, au XIIe siècle, ne condamnait les Cathares à mort. Mais, c’était dans l’air ; et, sans que l’on pût dire d’où elle venait, cette vague de colère fut si violente que le Midi lui-même n’échappa point, pour un temps, à ces soubresauts de l’âme populaire 28 !

 

 

Il faut croire, tout de même, que pour concentrer à ce degré, sur leur dos, l’exécration universelle, les manichéens du Moyen Âge nétaient pas les pieux utopistes, les petits saints, philosophes « de mœurs pacifiques », dont « la doctrine était pure et simple » au dire des manuels scolaires et qui navaient dautre tort que de « ne pas comprendre la doctrine chrétienne de la même manière que les catholiques », ni d’autre but que de « réagir contre la corruption et les excès de l’Église, pour ramener la morale chrétienne à une parfaite pureté » 29.

Ils devaient ressembler, comme se ressemblent les frères, à ceux que Dioclétien condamnait déjà au feu au IIIe siècle, et, pour ce même motif d’anarchie 30 ; à ceux que les gouvernements de Byzance, aussi bien sous Constantin le catholique que sous les empereurs ariens 31, traquaient comme révolutionnaires ; à ceux dont le Pape Léon le Grand avait dit, en 447, que « si on n’arrivait pas à les réduire, c’était la fin de toute civilisation 32 » ; à ceux que le code pénal des rois Wisigoths, aux Ve et VIe siècles, envoyait au supplice comme perturbateurs de l’ordre public 33 ; à ceux dont les mœurs dissolues, soigneusement abritées sous le manteau épais d’austérités pharisaïques, ont fini par ouvrir les yeux à S. Augustin, qui les fréquenta avant sa conversion 34.

Et, vraisemblablement, ils avaient quelques traits de commun avec ces hérétiques d’Allemagne que le pape Grégoire IX, un peu plus tard, appellera « des bêtes fauves, véritables bandits, débauchés, sacrilèges, qui répandaient le sang comme l’eau, sans égard ni au sexe ni à l’âge, qui avaient crucifié des prêtres et des religieux, brûlé des jeunes filles, immolé des enfants, incendié les églises et les couvents, à tel point que les fidèles se réfugiaient au fond des forêts pour échapper à la mort et célébrer les mystères 35.

De fait, plus ils se sentent forts, plus ils osent. Ils se font appuyer par des bandes de soudards, ces routiers, ces truands, sans foi ni loi, mi-brigands, mi-soldats, plus brigands que soldats, toujours prêts à marcher pour le plus offrant, qui trouvaient la nouvelle religion plus commode que l’autre et frappaient d’autant plus volontiers sur les curés et les moines, pour le compte des Cathares, que la besogne leur plaisait et qu’ils en tiraient profit.

Un énergumène, Tanchelin (1168), traînait avec lui, dans les Flandres, une bande de 3 000 routiers qui terrorisaient la région.

Les habitants du Berri, en 1183, durent livrer une véritable bataille, sous les murs de Chateaudun, pour pacifier leur pays 36.

Dans le Midi, centre de l’insurrection et foyer de la contagion, c’était partout l’insécurité, la terreur, des sacrilèges, des brigandages et des meurtres 37.

Les chroniques de l’époque sont remplies des méfaits de la Secte. Les Conciles y reviennent sans cesse et déplorent l’inertie des pouvoirs civils 38.

La tache était lourde, pour la papauté, de veiller, dans ces conditions d’indifférence et de mauvais vouloir, au salut de la Chrétienté. Loin des évènements, difficilement renseignés, mal servis, en face de ces mille petites puissances féodales ombrageuses et jalouses, les Papes étaient, à la lin du XIIe siècle, à bout d’expédients. Ils avaient beau légiférer, les anathèmes, les excommunications, les sanctions canoniques, qui pesaient bien encore sur la conscience des princes, n’ébranlaient plus leur bras ; car il était trop tard : la justice était désarmée par la multitude des coupables.

 

 

 

 

IV

 

 

Et cependant il fallait à tout prix aviser.

Les historiens les plus prévenus contre l’Église, entre autres l’Américain protestant H. Ch. Lea, qui les résume tous et dont le parti pris, souvent malveillant, n’est pas toujours loyal, Lea, qui se présente au public français sous le patronage significatif de Salomon Reinach, avoue, après avoir étalé avec complaisance, à côté des misères du clergé, la doctrine habilement parée des prétendus réformateurs, que dans cette crise, la cause de l’orthodoxie s’identifiait avec la cause de la civilisation et que, si le Catharisme l’avait emporté sur le Catholicisme, l’Europe serait retombée à la sauvagerie des temps primitifs 39.

Le Pape Alexandre III, en 1179, au IIIe concile de Latran, estime déjà qu’une Croisade était indispensable.

Trente ans se passent encore avant qu’Innocent III s’y détermine. Il faut qu’il y soit contraint par l’imminence du danger et que lassassinat de son légat Pierre de Castelnau, de son ambassadeur à lui, Chef de la Chrétienté, lui force la main.

Mais avant d’en arriver à cette extrémité, la Papauté avait épuisé tous les moyens pacifiques.

On ne l’accusera pas de précipitation : il y avait deux siècles que les sectaires sinsurgeaient contre la société chrétienne.

N’a-t-elle pas d’abord essayé de les convaincre par des prédications, des discussions, des conférences contradictoires ? Un premier effort en 1101 ; puis les grandes missions de S. Bernard avec les cisterciens, en 1147 et 1177 40 ; enfin, 60 ans plus tard, celles de S. Dominique, avec les Frères Prêcheurs spécialement fondés pour ce rude apostolat 41.

N’a-t-elle pas multiplié, par la voix des conciles, par des appels directs, pressants, ses instances auprès des gouvernements et des princes : « Agissez ; faites votre devoir ; gouvernez ; appliquez les lois ! L’hérésie bouleverse vos états ; elle mine le terrain sous vos pieds ; elle fomente la révolution : défendez-vous, défendez vos peuples, défendez le patrimoine commun de la Société et de la religion ! »

N’a-t-elle pas prêté main-forte aux autorités locales, en leur envoyant des légats pour faciliter la recherche, l’examen des hérétiques ?

Et c’est parce que ses avertissements, ses avances, ses menaces sont restés à peu près sans écho que la papauté débordée a été amenée, par la force des choses, à des rigueurs extrêmes 42.

Le roi de France, Philippe-Auguste, sollicité à cinq reprises, de prendre l’initiative et la direction du mouvement, s’était dérobé, sans contester toutefois le bien-fondé de la croisade. En guerre avec les Anglais qu’il débusquait des provinces de l’Ouest, il avait allégué la nécessité où il se trouvait de réserver toutes ses forces pour cette expédition 43.

 

 

L’appel du pape 44 n’en eut pas moins un retentissement considérable dans toutes les régions du Nord et de l’Est, parce qu’il répondait au sentiment, aux préoccupations du pays.

Séduits par les faveurs spirituelles qu’on leur offrait, les mêmes qu’aux Croisés de Terre Sainte, à moins de risques et à moins de frais, les seigneurs se levèrent avec un tel élan qu’à Rome on en fut surpris, presque inquiet.

Les détails de l’opération militaire importent peu à notre sujet : ce fut la guerre avec le cortège de misères qu’elle traîne fatalement après elle.

Il n’y aurait rien à en dire si des historiens protestants ou libres-penseurs, plus soucieux de leur passion que de la probité historique, n’avaient exploité, avec une toute particulière mauvaise foi, contre l’Église, le Sac de Béziers, en prétendant que ce massacre avait été froidement prémédité et qu’aux soldats qui hésitaient dans la crainte d’égorger pêle-mêle les catholiques avec les cathares, le légat avait donné cette consigne sauvage : « Tuez-les tous, Dieu saura bien reconnaître les siens ! »

Les manuels scolaires n’ont eu garde d’oublier ce mot atroce. Ils l’ont mis en vedette 45.

La vérité, c’est que si le vicomte de Béziers, protecteur avéré des Cathares, ne s’était point obstiné follement dans sa résistance, la croisade eût pu se terminer là, sans effusion de sang, par le seul effet de l’intimidation des rebelles et par la répression des hérétiques anarchistes, sous l’action normale des tribunaux.

La vérité, c’est qu’on a tout fait pour épargner la vie des habitants, s’ils consentaient à livrer les sectaires notoires à la justice. Il est prouvé aussi que ce sont les routiers, ces ribauds indisciplinés, pillards et paillards, « impies comme nos modernes, dit Michelet, et farouches comme des barbares 46 », la plaie et l’appoint obligé des armées de ce temps-là, qui ont fait le coup. Les chefs n’étaient pas maîtres de leurs troupes, écrivent les légats : « Il y a dans l’armée trop de gens qui sont avec nous de corps, mais non d’esprit 47. »

Pendant que les états-majors délibéraient pour combiner l’attaque du lendemain, les ribauds, les valets mercenaires, provoqués par une stupide sortie des assiégés, qui les narguaient, et hypnotisés par l’appât du butin, se ruèrent sur les Bitterrois imprudents, pénétrèrent sur leurs talons, par la porte 48, massacrant, comme des fous, ceux qui leur tombèrent sous la main, principalement dans l’église de la Madeleine. Les chevaliers, les croisés durent les chasser hors de la ville à coups de trique ; et c’est pour se venger que cette canaille y mit le feu.

Quant à la réplique cynique mise au compte du légat, que nos maîtres d’école répètent, avec le ton qui convient, à tous nos bambins de France, il est au moins curieux qu’elle ait échappé à tous les chroniqueurs contemporains 49. Nous l’aurions ignorée toujours si elle ne nous était revenue d’Allemagne, au XIVe siècle, dans un recueil de légendes, d’anecdotes, de récits burlesques qui ne méritent aucun crédit, les Dialogi miraculorum de P. Césaire d’Heisterbach ; et encore, sous cette rubrique suspecte : « On raconte que le légat aurait dit... dixisse fertur ? »

C’est donc un misérable racontar, dont le savant historien d’Innocent III, Luchaire, membre de l’Académie des inscriptions et belles lettres, a fait justice naguère, dans ses cours à la Sorbonne.

 

 

Dire maintenant qu’une fois sortie du fourreau, la lourde épée des chevaliers a toujours frappé juste et n’a jamais frappé trop fort ; que les croisés sont entrés sans arrière-pensée dans les desseins du Pape et n’en sont pas sortis ; que la politique n’a pas faussé l’esprit de la croisade ; que les chefs n’ont pas joint ou superposé, à l’œuvre de pacification, des visées de conquête pour rattacher au domaine royal des provinces qui n’y tenaient jusqu’alors que par un fil ; que les intrigues et les rivalités des seigneurs, l’ardeur même des légats, les passions humaines n’ont pas engendré des abus : c’est une autre affaire.

Nous ne faisons pas le procès des croisés. Nous cherchons à dégager, de cet enchevêtrement d’influences et de responsabilités, le rôle et la responsabilité de l’Église.

Ces abus, quels qu’ils soient, ne peuvent rester à la charge de l’Église que si l’Église s’en est faite complice ou si elle a fermé les yeux.

Or, à lire la correspondance d’Innocent III, on a la sensation très nette que les croisés vont toujours plus loin que le pape, et que, entraînés par leur zèle ou par celui des autres, les légats, trop ardents, outrepassent leur mandat : il leur reproche des décisions, des initiatives qui excédaient leurs pouvoirs 50.

À plusieurs reprises, il prend la défense des vaincus.

Il ne veut pas que l’on condamne le comte de Toulouse, encore moins qu’on je dépouille, sans qu’un procès canonique ait établi juridiquement sa culpabilité et ses trahisons.

Il désavoue, il blâme le parti de l’action à outrance qui tente d’exploiter la croisade, non plus contre les Cathares, mais contre les seigneurs du Midi et les catholiques.

Il réprouve les excès de Simon de Montfort : ce n’est pas pour lui tailler un fief dans le midi que le pape a prêché la croisade.

Il met fin à l’expédition malgré les légats, malgré les chefs militaires. Il s’agissait de sauvegarder la paix de la chrétienté, en réprimant l’hérésie : c’est fait. La croisade n’a pas d’autre objet. Le pape entend n’être ni dupe ni complice des politiciens ou des diplomates 51.

Bref, Innocent III a été l’homme providentiel de son temps. Il a rempli, avec la clairvoyance et la fermeté d’un esprit supérieur, la tâche de chef et de tuteur de la société chrétienne en décidant la croisade. Il en a été le moteur et le suprême modérateur ; et, si les résultats restent à son actif, les fautes commises ne lui sont point imputables 52.

 

 

 

 

V

 

 

La guerre qui se prolongea longtemps encore, avec des répits et des missions, celle de S. Antoine de Padoue entre autres, (1125), avait porté un coup sérieux aux Cathares. La ruine de la puissante Maison de Toulouse leur enlevait un solide appui.

Toujours malfaisante, mais plus circonspecte, la Secte se tapit un moment dans l’ombre des sociétés secrètes et poursuivit sournoisement sa besogne de désagrégation sociale. Elle n’était pas vaincue. Le feu couvait sous la cendre pour se rallumer bientôt. L’Église et l’État restaient sur la défensive.

 

 

Parallèlement à ces évènements, peu à peu, dans tous les pays contaminés, une législation s’était formée, si bien qu’au XIIIe siècle, partout, les lois civiles punissaient de mort le crime d’hérésie, ou, plus exactement, les hérétiques en tant qu’anarchistes.

Seulement, par cela même qu’ils se cachaient, on en vint à les rechercher. Ce fut le principe de l’Inquisition, qui suppléait à l’insuffisance de l’accusation devant laquelle on reculait, par crainte de représailles.

D’autre part, les excès de certaines Cours seigneuriales trop précipitées et trop violentes, qui sévissaient à tort et à travers, sur les moindres suspicions d’hérésie, firent sentir à l’Église la nécessité de s’interposer et d’instituer une enquête canonique préalable qui mettrait les juges civils à l’abri de ces erreurs.

Il y avait bien, sur place, l’Évêque, inquisiteur d’office, chargé de veiller sur la doctrine et de poursuivre l’hérésie ; mais, indolence ou timidité, pour n’avoir pas d’embarras, certains évêques sommeillaient tandis que d’autres étaient débordés.

Toutes ces raisons, la préoccupation aussi de barrer la route aux empiétements de l’Empereur Frédéric II, sur ce terrain de l’hérésie 53, déterminèrent Grégoire IX, en 1233, à juxtaposer à l’Officialité diocésaine pour l’appuyer, la renforcer, la suppléer à l’occasion, un tribunal spécial confié à des légats, délégués directs du pape, étrangers au pays, plus indépendants, moins accessibles aux influences locales, qui provoquerait et dirigerait les recherches – doù le nom dInquisition – et statuerait, après examen, avec plus de compétence que les juges laïques, sur le fait d’hérésie 54.

Et, alors, quand le Pouvoir civil recevait, des mains du juge ecclésiastique, cet hérétique avéré et obstiné, il le traitait en criminel de droit commun qu’il était et lui appliquait, non le Code pénal de l’Église, qui ne comporta jamais la peine de mort, mais son code à lui, le Code pénal de l’État.

Il y avait donc deux puissances agissant chacune dans sa sphère, deux juridictions très distinctes, avec des attributions différentes, deux juges, et, par conséquent, deux sentences : l’une ecclésiastique qui portait sur la doctrine et déclarait l’inculpé hérétique ; l’autre civile qui châtiait le coupable, non parce qu’il était en désaccord avec l’Église, mais parce qu’il était révolté contre l’État.

Le juge séculier n’était pas mandataire de l’Église ; il n’exécutait pas le jugement de l’Inquisition. Il ne relevait que de l’État ; il avait pleine autorité pour appliquer ou non la peine capitale, au nom de l’État.

Voilà le principe ; voilà l’esprit premier de l’Inquisition ! Nous en étudierons le mécanisme à propos de l’inquisition espagnole.

 

 

Si les choses en étaient restées là, l’Église n’aurait point à répondre de ce qu’a fait l’État.

Mais les papes du XIIIe siècle, Innocent IV, Urbain IV, Clément IV, sont allés plus loin.

Sans modifier le caractère de l’Institution, sans étendre la compétence du juge ecclésiastique, en respectant toujours la distinction des deux juridictions, par dessus la tête des Inquisiteurs, ils ont enjoint à la Justice séculière d’appliquer les justes lois et de condamner 55.

Inutile de biaiser. Le fait est indiscutable : détourner la tête pour ne point le voir serait aussi maladroit que malhonnête.

Ces papes ont donc, de ce chef, leur part de responsabilité dans la mise à mort des hérétiques.

De là à improuver leur attitude, il y a loin. Car, pour blâmer, il faudrait établir, non pas qu’ils ont pris cette initiative, mais quils ont eu tort de la prendre.

Regardons-y de près : car là est le point le plus délicat de toute cette affaire.

Dans l’antiquité chrétienne, tout en sévissant, par des peines canoniques, contre l’hérésie, et sans réprouver les sanctions plus rigoureuses des codes politiques, l’Église a répugné à l’emploi de la force 56 ; car, tandis que, dans la Société civile, la répression vise l’ordre public par le châtiment des criminels, dans l’Église, elle vise, avec la préservation de la foi, la conversion de l’hérétique.

Elle s’applique à convaincre, plutôt qu’à contraindre.

Elle n’a jamais recouru au bras séculier pour imposer l’Évangile aux infidèles 57. Elle interdit même aux prêtres de baptiser un enfant contre le gré des parents 58. Et, si les Papes ont fait appel à l’épée des Croisés, c’était moins en tant que Chefs spirituels de lÉglise, quà titre de tuteurs de la Chrétienté, tantôt pour repousser l’Islam qui menaçait du dehors, tantôt pour étouffer au dedans un foyer d’anarchie.

Au XIe siècle  et au commencement du XIIe, ce n’est pas l’Église qui a conseillé ces lynchages d’hérétiques, dont nous avons parlé plus haut. Ce n’est point assez de dire qu’elle s’est tenue à l’écart : elle les a blâmés ; elle s’y est opposée.

Plus tard, il est vrai, les désapprobations furent moins énergiques. Il y eut un fléchissement. La violence du sentiment populaire surexcité en proportion de la malfaisance des hérétiques forçait la main aux autorités. Les Évêques, Seigneurs féodaux, se virent obligés, comme le furent les Princes, de tolérer ces exécutions et même de les ratifier, parce que l’usage, vieux déjà d’un siècle et demi, avait, à leurs yeux, force de loi.

 

 

Bien loin donc que ce soit l’influence de l’Église qui ait déterminé la coutume, c’est l’usage établi qui a pesé sur les Évêques.

À la fin du XIIe siècle, tous les conciles qui se font les échos du pays inquiet et mécontent, pressent les pouvoirs publics d’édicter des peines afflictives contre les Cathares ; mais aucun ne réclame la peine de mort 59, soit qu’ils ne jugent pas cette rigueur extrême indispensable encore, soit plutôt que l’esprit de mansuétude les retienne toujours.

Innocent III lui-même intervient dans le même sens, sans parler, lui non plus, de la peine de mort 60.

Mais le courant parti den bas, le verdict populaire, fut plus puissant. Il a fini par l’emporter. C’était dans les mœurs. Un beau jour, la législation a dû sanctionner la coutume : pour la France, ordonnances royales de Louis VIII en 1226, de la Régence, sous Louis IX en 1228 61.

En Italie où les Cathares, exploitant les difficultés de lÉglise en lutte avec l’Empire, s’étaient créé de fortes positions, les papes sont plus tolérants qu’on ne l’est partout ailleurs, parce que c’est l’esprit de l’Église. Alors que partout on allume des bûchers, ils s’en tiennent, dans leurs États, aux peines canoniques.

Bien plus, sous leur influence directe, une première législation fut établie, en Allemagne, par Frédéric Ier et Frédéric II, pour toutes les terres d’Empire où le peuple, comme en France, lynchait les hérétiques : elle ne comportait pas la peine de mort. Elle marquait, par conséquent, un arrêt, un recul sur l’usage déjà séculaire des bûchers 62.

C’est ce même Frédéric II, en lutte ouverte avec le Pape, qui, tout à coup, dans une impulsion de zèle, ou plutôt par habileté politique, – c’était un fin renard, – pour donner le change, car il était sujet à caution, d’une orthodoxie fort douteuse, de mœurs suspectes, excommunié, c’est lui qui, en 1224, de sa propre initiative, « auctoritate nostra », fit entrer dans un code, pour la première fois, avant les rois de France, la peine de mort pour le crime d’hérésie 63.
Il est donc bien avéré que cette législation criminelle n’est pas l’ouvre de l’Église et que l’on peut faire l’histoire de la peine de mort contre l’hérésie, sans rencontrer l’Inquisition.

L’Inquisition n’est venue qu’après, comme une réplique, vraisemblablement, à cette initiative inquiétante de Frédéric II. Elle a trouvé la puissance séculière, l’État, en possession de cette législation.

Elle opère à côté, dans une voie parallèle. Sa sentence est toute doctrinale. Elle est au bout de sa mission et de sa compétence lorsqu’elle s’est prononcée sur le fait de la culpabilité. Elle passe alors la main au juge civil, qui détermine et applique la peine.

Les choses ainsi mises au point, la situation s’éclaire d’autant, et ce qui semblait, de prime abord, étrange, paraît déjà moins insolite.

Ces lois sévères étaient-elles légitimes, oui ou non ? Tout est là.

 

 

Quand l’Église, conciles, évêques, théologiens protestaient contre la mise à mort des Cathares révolutionnaires, ce n’était pas au nom de la justice, c’était au nom de la charité chrétienne.

Tant qu’elle ne se trouva point en face d’une législation officiellement établie, l’Église avait pleine liberté pour faire prévaloir ses préférences ; et elle n’y a pas manqué. Mais, quand les Chefs d’État eurent légiféré, en vertu de leur pouvoir légitime, sur une question qui intéressait directement l’ordre public, dès lors que ces lois n’étaient ni injustes en principe, ni excessives en droit strict – et elles ne l’étaient pas, car de simples malfaiteurs infiniment moins dangereux que les Cathares, comme les incendiaires et les faux monnayeurs, étaient punis de la même peine – l’Église fut obligée de s’incliner devant le fait accompli.

Elle n’était plus libre.

D’ailleurs, il y allait de l’existence même de la société chrétienne. Il faut bien supprimer les criminels, pour protéger les honnêtes gens 64 ; tuer les loups, pour sauvegarder le troupeau ! car le salut de la collectivité est intimement lié au châtiment des anarchistes : on ampute au malade un membre gangrené, pour lui sauver la vie.

Pourquoi, chez nous, en plein XXe siècle, malgré le sentimentalisme maladif de notre époque, en dépit du vent qui souffle, alors que tous les esprits sont férus de libéralisme et qu’on prône à grands cris la tolérance, pourquoi, naguère, le pays a-t-il protesté si violemment contre l’inertie du chef de l’État qui abusait du droit de grâce ? pourquoi les Chambres françaises, en 1909, sous la pression de l’opinion, ont-elles exigé, par leur vote, que la guillotine fasse impitoyablement son œuvre de mort ? C’est évidemment parce qu’on a estimé cette rigueur indispensable à la sécurité publique.

C’est pour le même motif qu’au Moyen Âge on a frappé les hérétiques.

Considérant qu’en raison des circonstances, il fallait agir vigoureusement, qu’il y avait urgence à le faire, et n’ayant plus sous la main qu’une législation qui condamnait à mort 65, législation légitime qu’ils ne pouvaient récuser sans dénier à l’État le droit de se défendre, les papes firent taire leurs répugnances et en prirent leur parti 66.

Ils veillèrent, eux aussi, à ce que les Chefs d’État ne faiblissent pas. Ils leur rappelèrent qu’ils avaient reçu de Dieu, avec l’autorité, le glaive pour s’en servir ; que c’était non seulement leur droit, mais leur mission et leur devoir 67.

 

 

Leur conscience leur commanda d’aller jusque-là.

Les papes des âges précédents ne l’avaient pas fait. Ceux qui viendront après eux ne le feront pas : question d’opportunité, qu’il ne nous est pas possible d’apprécier sainement, à sept ou huit siècles de distance. Nous sommes d’un autre monde. Et, faute de pouvoir nous faire un jugement direct et personnel, nous en sommes réduits à nous en rapporter au témoignage éclairé des contemporains.

Quand nous savons, par ailleurs, que ces papes furent de mœurs pures, d’idées larges, que leur pontificat fut fécond et qu’ils ont fait grande figure dans l’histoire ; quand nous les sentons appuyés par l’opinion de leur temps ; quand nous voyons les esprits les plus graves, les plus pondérés, des hommes comme S. Thomas d’Aquin, S. Louis, S. Raymond de Pennafort, les approuver, les seconder activement, comme leurs prédécesseurs avaient été approuvés et secondés, dans la même lutte, par S. Bernard, S. Dominique, S. Antoine de Padoue, nous sommes bien forcés de convenir qu’ils devaient tout de même avoir raison 68. C’est du simple bon sens.

L’Église n’avait pas changé de sentiment, mais elle avait dû modifier sa tactique 69.

La mère la plus douce, le père le plus débonnaire ne sont-ils pas contraints, parfois, de comprimer, pour un temps, la tendresse dans leur cœur et de châtier l’enfant rebelle dont la conduite est un outrage et un danger pour la famille ; car, se taire alors, ne serait plus de la bonté, mais de la complicité et de la faiblesse ?

 

 

L’Église donc a connu ces heures tragiques. Elle a vu se dresser contre elle des enfants dévoyés qui s’acharnaient à perdre leurs frères et à dilapider le bien de famille – car, on l’oublie trop, si l’infidèle, le païen, le Juif ne sont pas de l’Église, l’hérétique, lui, appartient à l’Église, par son baptême ; il est sujet de l’Église ; enfant dénaturé, mais enfant de l’Église ; l’Église garde sur lui tous ses droits ; et, par conséquent, l’obligation d’obéir à l’Église le suit jusque dans sa révolte. Il est, vis à vis d’elle, dans la situation du déserteur vis à vis de l’armée, sous le coup toujours des lois militaires, – l’Église donc a connu ces heures tragiques. Elle a sévi, dans l’intérêt supérieur de la Religion, pour défendre la foi, pour se défendre elle-même ; elle a sévi, dans l’intérêt de la république chrétienne du Moyen Âge, pour la protéger ; elle a sévi, dans l’intérêt des égarés, pour les amender et sauver ceux qui pouvaient être sauvés ; elle a sévi, pour ne pas trahir sa mission, pour ne point pactiser avec le mal.

Et, sans même recourir au vieux principe, cher aux gouvernements humains, des nécessités de salut public, qui domine toutes les lois, excuse et justifie, en politique, tous les expédients, suprema lex salus populi, j’ai le droit de conclure, il me semble, qu’en ces temps difficiles, comme elle a pu, gênée par les circonstances ou mal servie par les hommes, l’Église, en toute rigueur de justice, a rempli sa tâche : elle a fait son devoir !

 

 

 

 

 

 

 

 

L’INQUISITION EN ESPAGNE

 

 

Lorsqu’on s’insurge contre l’Inquisition, c’est l’Inquisition d’Espagne que l’on vise. On ne parle pas trop de la toute première Inquisition, dans le Nord de l’Italie et dans le Midi de la France. Elle eut pourtant une période d’activité qui se prolongea durant tout un long siècle.

Serrés de très près, traqués de toutes parts, les Nihilistes doctrinaires du Moyen Âge, Cathares et autres, finirent par être domptés. La masse, prudente et avisée, sous le coup de la grâce ou de la peur, passa par la porte large ouverte des conversions ; un bon nombre furent emprisonnés ou bannis ; on supprima les obstinés, les irréductibles ; les autres rentrèrent sous terre, dans le mystère de leurs Loges plus secrètes que jamais.

L’Inquisition, semble-t-il, avait fini sa tâche.

On n’en avait vu, dans le Nord, que de rares et fugitives apparitions dont aucune ne mérite d’être retenue : car le fameux procès des Templiers, en 1312, ne peut guère passer pour un procès d’Inquisition et l’infâme tribunal de Rouen qui, payé par l’Angleterre pour assassiner Jeanne d’Arc, prit les allures de Saint Office, n’en fut qu’une pitoyable parodie 70.

Vers la fin du XIVe siècle, on pouvait donc croire que l’Inquisition, qui sommeillait depuis longtemps, allait s’éteindre pour toujours, lorsque tout à coup, au déclin du XVe siècle, ou la vit renaître et fonctionner en Espagne, avec plus de vigueur que jamais, contre les Mores et surtout contre les Juifs, ou plutôt contre les convertis relaps, de race juive ou arabe. Et il ne faudrait peut-être pas chercher ailleurs les raisons de cette rancune tenace, inexplicable, anormale, contre l’Inquisition espagnole : elle a touché aux Juifs !

Les évènements tragiques ne manquent pas, certes, dans l’histoire des peuples, plus ensanglantés encore que celui-là ; il y en a de pires, moins lointains et plus récents qui ont atteint, non pas de vagues étrangers, mais nous-mêmes : ils ne soulèvent plus les passions populaires. Les jeunes générations n’épousent ni facilement ni longtemps les indignations et les colères des générations précédentes. Chaque siècle a trop à faire de panser ses plaies pour gémir indéfiniment sur les misères du passé. Où en serions-nous si chaque goutte de sang versé, dans les luttes d’autrefois, engendrait ces haines implacables que le temps n’apaise pas et que rien n’assouvit jamais !

Ces ressentiments sournois et irréductibles ne sont pas dans notre tempérament. Les races latines sont impressionnables, ardentes, passionnées, mais mobiles, généreuses, promptes à l’action et trop tôt lassées. Elles s’enflamment aisément ; elles oublient plus vite encore.

Nous n’avons pas pu porter seulement pendant vingt-cinq ans, nous autres, après la catastrophe de 70, l’idée de revanche, ni le deuil farouche de la Patrie mutilée. Et, à côté de nous, les Russes, les Slaves, ont déjà tendu la main au Japon.

La race juive, au contraire, est tellement homogène, d’une si parfaite cohésion, si fortement ancrée dans son type, que rien n’a pu lentamer et qu’elle reste debout, identique toujours à elle-même, après quarante siècles, comme un être fantastique que la mort n’aurait osé frapper et qui survivrait à toutes les générations : elle a tout vu et elle n’a rien oublié, du mal surtout qu’on lui a fait. Et alors, en dépit du temps et de la distance, hier comme aujourd’hui, chaque Juif étant solidaire de tous les Juifs, Israël, dans la mesure de sa puissance, intrigue, se remue, s’agite pour entraîner le monde entier dans ses inimitiés et l’associer à ses vengeances.

Sur ce point, rien ne peut nous faire mieux comprendre ce qui s’est passé autrefois que ce qui se passe aujourd’hui sous nos yeux.

 

 

Avant d’aborder l’histoire de l’Inquisition en Espagne, il ne sera pas inutile d’examiner linstrument en détail, pour voir dans quel esprit les Papes l’avaient conçu et de quelle façon il devait fonctionner ; nous rappellerons ensuite les motifs qui ont déterminé les rois d’Espagne à s’en servir ; nous dirons quel usage ils en ont fait.

 

 

 

 

I

 

 

Les tribunaux d’Inquisition ne peuvent point être confondus avec les autres. C’étaient des tribunaux spéciaux, institués dans un but particulier et adaptés à ce but. Tout en prenant figure de tribunaux ordinaires, ils devaient, dans la pensée des Papes, sous l’appareil sévère de la justice humaine, s’inspirer de l’esprit miséricordieux du tribunal de la pénitence.

Les Inquisiteurs avaient mission de poursuivre le crime d’hérésie, et, en même temps charge d’âmes.

Ils étaient juges et, en quelque sorte, confesseurs. À l’inverse des magistrats civils, qui ne se soucient pas de ce que pense l’inculpé, mais s’inquiètent uniquement de ce qu’il a fait, ils voulaient atteindre le délit et guérir la conscience 71.

Bien que l’hérétique justiciable de l’inquisition ne soit pas celui qui adhère, dans son for intérieur, à une doctrine hétérodoxe, mais celui qui fait publiquement acte d’hérésie, il n’en est pas moins vrai que le délit externe est intimement lié à l’état d’âme et qu’avec cette préoccupation d’ausculter la conscience pour obtenir une conversion avant de punir le délit, la liberté du juge se trouvait extrêmement gênée, dans son office public, par les scrupules de son ministère apostolique 72.

Cette double fonction était aussi complexe que délicate.

La souplesse, dont avait besoin le prêtre pour toucher à l’âme, s’accommodait mal des prescriptions étroites, rigides et minutieuses de la procédure. Et l’on fut amené, par la force et la nature même des choses, à conférer à l’Inquisiteur un pouvoir en quelque sorte discrétionnaire, pour laisser au confesseur une plus grande latitude.

Il y avait là assurément un danger ; car, pour qu’une pareille autorité ne dégénérât pas en abus, il aurait fallu, aux hommes qui en étaient dépositaires, une science toujours éminente et une vertu à toute épreuve.

Le Saint-Siège avait pris toutes les précautions possibles. Après les Abbés de Cîteaux, le choix des moines mendiants, fils de S. Dominique et de S. François, était sage.

Outre qu’ils étaient très populaires et respectés partout, on était fondé à croire que leurs vieux les prémuniraient contre les séductions de l’ambition et de la cupidité ; que les franchises de l’Ordre garantiraient leur indépendance vis-à-vis des pouvoirs civils et que leur qualité d’étrangers les soustrairait aux influences locales 73.

On ne prenait que des religieux éprouvés, qualifiés par leur expérience et leur savoir. On allait jusqu’à se méfier des mérites précoces, en fixant à quarante ans un minimum d’âge 74, afin qu’aux autres vertus vînt s’ajouter plus sûrement la maturité du jugement.

Dominicains et Franciscains se partagèrent d’abord la charge. Plus tard, elle incomba toute aux Dominicains 75.

Ils y mirent tant de courage et tant de zèle, qu’on les appela, en jouant sur les mots, les Chiens du Seigneur : Dominicani, Domini canes. Une fresque d’Orcagna 76 les représente ainsi, dans l’église de Santa-Maria-Novella, à Florence, étranglant des loups qui figurent les hérétiques.

À part quelques indignes que l’histoire a justement flétris, comme Conrad de Marbourg, en Allemagne, Robert le bougre, Torquemada, Deza, Valdès..., la plupart firent grande figure de magistrats. Fiers devant les puissants, impassibles sous la menace, ils portèrent sans fléchir le poids de ce redoutable ministère. Ils y risquaient leur vie. On ne compte pas ceux qui furent massacrés 77. L’Église en a canonisé plusieurs.

 

 

L’Inquisiteur, débarquant dans la province pour laquelle il avait délégation, présentait d’abord les Lettres qui l’accréditaient au Prince et à l’Évêque, pour requérir aide et protection : car toutes les autorités locales, ecclésiastiques et civiles, étaient au service de l’inquisition 78.

Puis, il constituait son tribunal : deux assesseurs, l’évêque du lieu toujours, c’était de droit, et, généralement, le Prieur du couvent ; un notaire qui devait consigner toutes les dépositions par écrit et tenir les archives 79 ; les prud’hommes, viri probi, pris sur place, qui répondaient de la moralité des témoins et contrôlaient les témoignages ; des jurisconsultes experts, laïcs ou ecclésiastiques, qui furent parfois très nombreux, 25, 30, jusqu’à 50 et plus, ébauche de notre jury moderne.

Avant toute action judiciaire, il y avait le temps de grâce, publié dans toutes les églises par les curés, qui durait d’ordinaire trente jours, quelquefois deux, trois et quatre mois 80, remplis par les exercices d’une longue mission.

Tout hérétique qui spontanément venait se dénoncer et abjurer, n’encourait aucune pénalité, sauf, en certains cas, quelques pénitences canoniques.

Il est à remarquer que, pendant ce répit, les hérétiques obstinés pouvaient parfaitement soustraire leurs biens aux risques de la confiscation, en les liquidant eux-mêmes.

Le temps de grâce écoulé, plus de rémission : la justice suivait son cours. Sommation avait été faite à tous et à chacun d’avoir à se présenter à l’Inquisiteur pour lui signaler les loups et les brebis galeuses. Et, à faire ainsi causer tout le monde, on recueillait pas mal de renseignements. Les aveux des uns, les dénonciations des autres, la rumeur publique finissaient par tirer de l’ombre les vrais coupables.

L’Inquisition avait sa police, les familiers, fonctionnaires subalternes que le peuple redoutait, parce que, forts de l’immunité qui les couvrait, ils se montraient indiscrets et violents ; et, comme le fait d’entraver l’action du Saint-Office était un délit très grave et mal défini 81, la moindre querelle avec ces gens-là pouvait mener très loin.

Une première information, l’enquête qui se poursuivait secrètement par les commissaires, aboutissait rarement à la preuve ; on arrivait à établir la suspicion et rien de plus.

On cherchait, on provoquait des témoignages. Sur ce point, la procédure inquisitoriale s’écartait du droit commun. Alors que les autres tribunaux déclaraient irrecevable le témoignage d’un hérétique ou d’un excommunié, l’Inquisition l’admettait : c’était souvent le seul moyen de percer le mystère dont la secte s’enveloppait 82. On ne faisait pas connaître à l’accusé les témoins qui déposaient contre lui ; on lui communiquait les dépositions, mais sans livrer les noms. La crainte trop justifiée des représailles avait imposé cette réserve.

Malgré les précautions prises, des témoins furent assassinés 83. En Espagne surtout, ces vendetta sauvages étaient fatales, car l’Inquisition poursuivait l’hérésie, en haut comme en bas de l’échelle sociale, sans s’incliner jamais devant la qualité ou la situation de l’hérétique ; elle citait à sa barre des Princes et des Seigneurs, des Évêques aussi bien que les petites gens ; et, lorsqu’il s’agissait de puissants personnages ou seulement de quelques bourgeois influents, les témoins n’auraient jamais pu parler sans s’exposer à de terribles vengeances 84.

On avait tout fait pour rétablir l’équilibre en faveur de l’accusé. On lui demandait d’abord la liste de ses ennemis déclarés, qui étaient récusés a priori. Les prud’hommes qui résidaient dans la localité et pouvaient se rendre compte, étaient appelés à donner leur appréciation sur les témoins. Tandis qu’on devait suspendre le jugement tant qu’il restait à entendre un témoin à décharge, fût-il en Amérique, Torquemada défend de le différer pour attendre un témoin à charge 85. Un code particulièrement rigoureux contre le faux témoignage invitait les déposants à compter leurs paroles et à les peser, car c’était la loi du talion, jusqu’à la peine de mort inclusivement 86. Enfin, le moindre vice de forme, dans la procédure, entraînait la nullité du jugement, au bénéfice de l’accusé 87.

Cité à comparaître, l’inculpé devait se présenter ; sinon on larrêtait. Mais l’Inquisition réagissait déjà contre un abus qui subsiste encore dans notre législation du XXe siècle : elle n’admettait pas la prison préventive 88.

S’il avouait, la cause était entendue : le juge s’effaçait devant le confesseur et le pénitent subissait une pénitence qui pouvait être très sévère, comme l’étaient alors les pénitences canoniques, mais, de même ordre.

Le plus souvent, il niait. C’était la lutte.

 

 

L’accusé n’était pas dénué de tous les moyens de défense, comme on l’a dit.

Sans doute, dans les premiers temps, la jurisprudence semble bien lui refuser un avocat 89, qu’on lui accorde bientôt, – les documents en font foi – quand les dangers de compromission disparurent. En Espagne, cela devint tout de suite la règle 90. Mais, au début, personne n’aurait consenti à plaider pour un hérétique, au risque de se faire suspecter soi-même d’hérésie.

Il pouvait récuser l’Inquisiteur 91, qui devait alors confier l’affaire à son vicaire.

Il jouissait du droit d’appel ; et, ces appels furent si nombreux en cour de Rome que l’action des Inquisiteurs en était paralysée et qu’ils s’en plaignirent 92.

Non seulement il était libre de se justifier, mais on le mettait formellement en demeure de le faire.

Lorsqu’on avait la certitude morale de tenir un sectaire avéré et qu’il s’obstinait à nier, le juge, obsédé par le désir de muer ce coupable en pénitent, s’obstinait, lui aussi, à le faire avouer. La conscience angoissée par cette alternative ou de perdre une âme en condamnant avant d’avoir converti ou de relâcher, par un non-lieu, un loup dans la bergerie, il tentait l’impossible pour arracher des aveux : la prison cellulaire 93, des délais prolongés, tout, à tel point que, partant de ce principe, indiscutable après tout, que le mal du corps n’est rien en comparaison de la damnation, il en concluait que, si le chirurgien était autorisé à traiter ses patients, sur le vif, et sans anesthésiques alors, par le fer et le feu, lui, devait avoir le droit d’infliger au criminel le traitement de la douleur, pour son bien, en vue de la vie éternelle 94. Il ne sut pas résister à la tentation d’emprunter au pouvoir séculier le suprême moyen, insensé, barbare, mais d’un usage quotidien dans tous les tribunaux civils : la torture.

 

 

La torture appartenait, en effet, à la justice séculière. La Papauté lui avait toujours fermé la porte des tribunaux ecclésiastiques. Le droit canonique ne la connaissait pas. Sur les instances des inquisiteurs, vraisemblablement, Innocent IV, en 1252, l’autorisa, uniquement dans la cause d’hérésie, par une dérogation expresse à la discipline de l’Église et avec des restrictions très positives 95 : jamais au gré de l’Inquisiteur, ni en sa présence, mais par le ministère du bras séculier, dans des cas prévus et déterminés 96, à la dernière extrémité seulement, du consentement de l’Évêque 97, et de telle façon que le patient n’en restât jamais estropié.

Tout aveu obtenu par la douleur était nul, s’il n’était réitéré hors de la chambre de torture et vingt-quatre heures après 98.

En France, à s’en rapporter du moins aux documents, il ne semble pas que l’Inquisition ait abusé de la torture. Certains auteurs, sans le prouver autrement, prétendent que les documents, sur ce point, sont d’un mutisme suspect. De fait, on ne relève que trois cas certains dans les dossiers qui nous restent du Languedoc, où pourtant le Saint-Office ne chôma point 99. Bernard Gui, le grand Inquisiteur de Toulouse, en parle à plusieurs reprises dans ses Instructions, mais ses jugements la mentionnent rarement et son collègue de l’Aragon, N. Eymeric, dont le Directoire fait autorité, recommande de ne recourir à la question qu’avec la plus grande circonspection : il la condamne comme inefficace et trompeuse 100.

 

 

L’Inquisiteur ne jugeait pas tout seul. Non seulement l’affaire était mise en délibéré devant le tribunal : tous les jugements relatent l’intervention des assesseurs, des jurisconsultes experts, mais l’Évêque diocésain devait être consulté 101.

Il ressort des procès-verbaux que les causes étaient étudiées avec soin, puisqu’on y relate souvent l’avis de chacun des conseillers.

Les décisions étaient prises, semble-t-il, à la majorité des voix, l’Inquisiteur ayant voix prépondérante, en cas de partage ; et, la plupart du temps, il s’en rapportait à l’évêque 102.

Toujours soucieuse de sa double mission, réduire l’hérésie et sauver l’hérétique, l’Inquisition, à l’encontre de la justice civile, faisait état du repentir. Elle se réservait de remettre ou de commuer les peines. Ce n’était pas un droit acquis au coupable, mais une faculté laissée au juge. Les adoucissements de peines n’étaient pas rares : le nombre des rechutes en est la preuve 103.

Les sentences étaient graduées, selon les cas : dans le code purement pénitentiel, depuis l’offrande d’un cierge jusquà la très onéreuse réquisition de la Croisade ; aussi bien que dans le code pénal : l’amende 104, les verges, la rouelle 105, la prison 106 (la confiscation des biens 107), le bannissement et l’abandon au bras séculier, la rélaxation, qui entraînait, à peu près fatalement, la peine de mort108. En Espagne, les sentences de mort étaient soumises à la révision d’une Cour Suprême 109.

Seuls, vraiment, les impénitents irréductibles en arrivaient à cette extrémité ; et encore leur accordait-on de longs répits pour leur laisser le temps de se convertir. On les gardait en prison, on les visitait, on les exhortait régulièrement 110. Enfin, jusqu’à la dernière minute, sur le bûcher, l’abjuration était admise ; et, sauf pour les relaps, l’exécution n’avait pas lieu 111.

On ne précipitait pas les exécutions. On attendait, pour grouper un certain nombre d’affaires ; et, deux ou trois fois l’an, on organisait une manifestation extraordinaire, annoncée d’avance, qui comportait deux parties : à l’église, une prédication solennelle suivie de l’abjuration et de la réconciliation des pénitents ; puis, sur la place publique où une estrade était dressée, la proclamation des sentences pour les condamnés et l’excommunication de ceux qui devaient être livrés au bras séculier 112.

En Espagne, ces démonstrations sensationnelles sappelaient lauto da fé, lacte de foi.

Friands de lise en scène et d’émotions fortes, les Espagnols, si passionnés encore pour leurs sanglantes corridas qui font passer, dans les veines, à l’abri du danger, le frisson voluptueux de la peur, couraient en foule aux autodafés.

L’exécution n’avait lieu que le lendemain, ou plus tard, et par les soins de l’autorité civile. C’est donc une grossière erreur que de confondre, comme le font journellement des plumes fantaisistes ou malhonnêtes, lautodafé avec le bûcher. On n’a jamais tué ni brûlé dans un autodafé 113.

 

 

Sans aller plus avant, on peut déjà juger l’Inquisition pontificale.

Elle a été cela. Les Papes ont voulu qu’elle fût cela, et rien que cela : c’est-à-dire que, dégagée des tares et des abus qui sont le fait de la politique et des passions humaines, bien loin d’avoir le moindre trait commun avec la furie démente et sanguinaire qui légalisa, en 1793, les massacres de la Terreur, elle marque, aux yeux de ceux qui raisonnent et qui pensent, un progrès notable, dans le sens de l’équité, sur la procédure et les pratiques judiciaires de l’époque 114 ; au point que les Templiers, aux prises avec la justice royale, mieux placés que nous ne pouvons l’être pour comparer, souhaitaient d’avoir affaire à elle 115.

Elle a été cela. Les Papes ont dû tolérer qu’elle fût cela, et tout cela ; mais, pour minime que soit la part qu’on y laissa à la torture, il nous déplaît qu’on l’y ait introduite.

Encore faut-il tenir compte des mœurs et des idées du temps.

 

 

Tout le monde s’accorde, aujourd’hui, à trouver odieux les traitements infligés jadis aux criminels : tout le monde, autrefois, les trouvait naturels.

Ces petits-fils de barbares, plus chrétiens par la tête que par le cœur, énergiques, violents jusque dans leurs jeux, durs à eux-mêmes, méprisaient la souffrance. Ils se défendaient de la pitié comme d’une faiblesse. Ils aimaient à frapper de grands coups, ne craignaient pas d’en recevoir.

Les codes punissaient beaucoup plus sévèrement le vol que les blessures, même graves. On faisait bon marché de sa vie et de celle des autres : mélange de rudesse et de foi ; rudesse de soldat, toute en force, qu’avait déjà bien adoucie la religion, mais mal endormie et prompte au réveil, même chez les meilleurs, sous l’afflux soudain d’impulsions ataviques.

Dans cet ordre de choses contingentes, l’Église ne devance pas les siècles. Elle marche avec eux, en essayant de les amender. Elle travaille, sans répit, à la réforme des mœurs, dans la mesure où l’humanité en a besoin, dans la mesure aussi où l’humanité peut le supporter.

Elle n’a pas aboli l’esclavage en un jour. Elle a eu fort à faire pour discipliner l’humeur batailleuse des Francs, des Goths et des Germains. Il lui a fallu du temps et de la patience pour transformer le reître brutal en chevalier chrétien 116.

Elle a incliné, tant et sitôt qu’elle l’a pu, vers plus d’équité et plus de douceur, la justice féodale.

Or, c’est précisément à l’époque où elle allait avoir enfin raison de ces errements bizarres et cruels qu’on appelait les ordalies ou jugement de Dieu 117, que la torture, tombée peu à peu en désuétude depuis le Ve siècle, était rentrée, par une autre porte, dans les prétoires du Moyen Âge, à la remorque du vieux droit païen de Rome et sous l’influence des légistes, qui y trouvaient un système plus méthodique et plus sûr d’information.

Les malfaiteurs, brigands de métier ou routiers sans solde, étaient nombreux et hardis ; la police mal organisée, débordée et impuissante.

Les criminalistes s’inquiétaient plutôt de renforcer les pénalités que de les mitiger : on remplaça ces violentes épreuves des ordalies, par l’épreuve de la Question ; et, moins préoccupés des formalités de la procédure que du but à atteindre, les magistrats s’efforçaient d’enrayer la criminalité, en effrayant, par la torture des criminels, le monde des escarpes et des malandrins, assez dur à émouvoir.

On escomptait l’effroi des préparatifs. Souvent, en effet, la seule vue des instruments déliait les langues.

On n’alléguait pas, au civil, pour excuser ces rigueurs, le bien spirituel du patient, mais la chance qu’on lui offrait d’éviter la mort, s’il n’avouait pas. On prétendait lui imposer le moindre mal pour lui épargner le pire. Et les intéressés paraissent bien l’avoir compris ainsi, car il y avait des écoles d’endurcissement où ils s’entraînaient entre eux à l’endurance, en s’appliquant mutuellement la question.

Quoi qu’il en soit des théories ou des préjugés, c’est un fait que la torture sévissait dans tous les États d’Europe.

L’Italie et l’Allemagne en usèrent avec un acharnement qui dépasse tout ce qu’on a fait en France. En Espagne, elle a été à peine interrompue. L’Angleterre, qui n’y vint officiellement que sous Henri VIII, l’employa même contre les témoins 118.

Donc, puisque ces instruments de torture, qu’on retrouve dans les musées, constituaient le mobilier courant des tribunaux civils et des cours de justice, puisqu’ils ont été fabriqués par le pouvoir séculier pour les malfaiteurs de droit commun, c’est un mensonge, une imposture de les étaler, cyniquement, dans les exhibitions foraines, sous l’étiquette exclusive de l’Inquisition et de les présenter, par l’image ou par le livre, avec des airs indignés, comme l’arsenal tout spécial de l’Église contre l’hérétique, pour faire croire au peuple que, de tous les tribunaux, celui-là seul s’en serait servi qui en a le moins usé.

 

 

 

 

II

 

 

L’Inquisition n’a pas été rétablie tout à coup en Espagne, au XVe siècle 119, sans motif, à la fantaisie du Pape ou sur le caprice du Roi.

Si l’on remonte à l’origine, on la voit surgir, non plus comme au XIIIe siècle, du péril de la foi, à l’appel de nome, mais d’une crise intense de nationalisme, sous la seule poussée du patriotisme espagnol.

Elle est née espagnole. Elle a été le geste spontané et réfléchi d’un peuple excédé par une longue oppression, qui voulait vivre et qui a signifié à l’étranger campé chez lui, aux Mores et aux Juifs, sournois et toujours hostiles, qu’il entendait être le maître dans son pays, dans sa patrie, défendre et faire respecter, avec sa liberté, ses traditions.

L’histoire de l’Espagne, au Moyen Âge, ne se fractionne pas, comme celle des autres nations, en maints chapitres variés : c’est un drame en un acte : l’effort héroïque d’une race écrasée, trop fière pour s’avouer jamais vaincue, qui se relève et reconquiert, pouce par pouce, à grands coups d’épée, le sol national.

Les luttes de Rome et de Carthage ont duré longtemps, coupées de trêves prolongées qui en brisent l’unité. Nous avons, dans nos annales, la guerre de Trente Ans, la guerre de Cent Ans : du VIIIe siècle au XVe, l’Espagne a vécu dans les camps, l’épée au poing, face à l’ennemi, toujours le même, absorbée par cette guerre d’indépendance, la reconquista, qui a duré 781 ans (711-1492).

 

 

L’invasion musulmane, en 711, favorisée par les Juifs, à une heure de décadence, a été un effondrement pour l’Espagne. Il s’en est fallu de peu, au VIIIe siècle, que l’islam, maître déjà de l’Asie, de l’Égypte, de l’Afrique du Nord et de l’Espagne, ne ravage, comme un cyclone, toute la chrétienté. Si la Gaule avait fléchi, l’Italie, l’Allemagne, le reste de l’Europe y passait.

Depuis quinze ans déjà, les hordes sarrasines avaient envahi tout le Midi, avec femmes et enfants, pour s’y installer ; et elles montaient toujours : à l’Est, jusqu’à Sens ; à l’Ouest, jusqu’à la Loire, lorsqu’en 732, les Francs de Charles Martel les refoulèrent, d’une seule ruée, au-delà des Pyrénées.

L’Espagne n’avait point eu de Charles Martel ; mais elle a trouvé en Pélage (Pelayo) la vaillance et lindomptable foi de Judas Macchabée.

Retranché à lextrême Nord, dans les gorges des Asturies, sur les cimes pelées des monts de Castille, avec les patriotes qui refusaient de subir le joug, il a fait ce rêve fou de la lutte et de la revanche.

Avec quelle sauvage énergie, ces réfugiés se défendirent, dans leurs montagnes, comme des lions ; avec quelle ardeur ils sentraînèrent à une guerre de partisans, farouche, sans répit, qui engendra, par centaines, des héros comme le Cid ; comment ils parvinrent à reconstituer peu à peu, sur les terres lentement reconquises, les royaumes très précaires de Léon et de Castille, d’Aragon et de Navarre, qui prirent du corps et de lextension sous l’effort continu des générations ; comment enfin, à l’heure où s’achevait la tâche gigantesque de la libération du territoire 120, le mariage de Ferdinand d’Aragon et d’Isabelle de Castille cimentait à nouveau, entre Espagnols du moins, lunité nationale : cest toute lhistoire médiévale de l’Espagne.

Point n’est besoin de fictions ni de légendes pour hausser au sublime cette lutte séculaire : ici, les héros sont vivants et c’est assez d’enregistrer leurs gestes pour écrire l’Épopée.

Ces huit siècles de guerre, qui se chiffrent par plus de 3 000 batailles ; qui tinrent des générations entières en activité fiévreuse, l’âme tendue vers le même but 121 ; qui furent huit siècles de sacrifice et de deuil, avaient laissé, avec l’énergie, quelque rudesse dans le tempérament de l’Espagnol et marqué sa physionomie d’une note austère de mélancolie que le temps n’a point encore effacée.

 

 

La prise de Grenade, en 1492, dont la gloire revient à Isabelle, mettait fin à la domination des Kalifes, depuis longtemps humiliée et amoindrie : la foi de Pélage avait sauvé lEspagne.

Mais, « les deux Bois », comme on disait, car la Reine gouvernait son royaume et les sceptres n’étaient pas confondus, les deux Rois n’avaient point attendu cette suprême victoire pour entreprendre l’œuvre de pacification sociale.

Trois peuples, trois mondes restaient en présence que séparaient la race, la religion et les souvenirs, les rancunes plutôt du passé : l’Espagnol autochtone et chrétien ; le More, si longtemps le maître, vaincu de la veille, que des intérêts ou des mariages fixaient au sol ; le Juif, rebelle à toute fusion, qui vivait sur les deux autres.

Partout, au Moyen Âge, la religion était l’ossature du corps social : Ferdinand et Isabelle s’appliquèrent donc à éliminer les éléments irréductibles et à fondre peu à peu les autres dans le christianisme, pour refaire, progressivement et sans secousse, l’unité morale et oblique du royaume, ou, du moins, pour désarmer l’adversaire et prendre des garanties contre un retour offensif.

La conversion était l’unique solution du problème. Nous nassimilerons jamais nos populations indigènes de l’Algérie et de l’Afrique du Nord, tant qu’elles seront musulmanes.

Ils ne brusquèrent pas les choses, c’est justice à leur rendre. Ils procédèrent avec de sages ménagements : émigration facilitée, libre exercice du culte musulman, dispense d’impôts pendant trois ans dans l’ancien royaume de Grenade ; mais, défense aux résidants de déshériter leurs enfants baptisés, dotation, sur les prises de guerre, des filles devenues chrétiennes, et affranchissement des esclaves convertis 122 ; avec cela, érection d’évêchés, missions 123, prédications, création de collèges spéciaux pour l’étude des langues orientales en vue de lapostolat, travaux dérudition et de controverse sur le Coran et le Talmud, etc.

La méthode était bonne. Elle visait les jeunes plutôt que les vieux et il est certain qu’avec le temps, au bout de quelques générations, elle devait donner des résultats.

Elle échoua pour avoir trop bien réussi, au début.

Effrayés du nombre des conversions, les vieux partis musulmans, avec la connivence des Juifs, – car là-bas, Isaac et Israël s’étaient réconciliés ; Jacob avait prudemment rendu à Ésaü son droit d’aînesse, il avait fait son nid à l’ombre du croissant et prenait des compensations sur le chrétien – les fanatiques alarmés provoquèrent des soulèvements répétés qui furent, sévèrement réprimés (1499-1501) et le gouvernement crut être habile en imposant l’option entre le baptême ou l’exil 124.

Par centaines, Mores et Juifs se convertirent ; conversions suspectes et frelatées qui ne pouvaient satisfaire personne et qui aigrirent davantage les mécontents. Elles suscitèrent bientôt de nouvelles réactions, des vengeances, des émeutes qui prirent les proportions d’une insurrection où l’armée espagnole, un moment, eut le dessous. Mais les révoltés, embarrassés de leur victoire sans lendemain, se rendirent à merci 125.

Une deuxième fois, les étrangers eurent à se prononcer entre le bannissement ou le baptême. L’intérêt l’emporta sur la conscience : ils se firent chrétiens en masse.

Mesure néfaste, qui suffit à dompter la crise, sans guérir le mal. Non seulement, les Moriscos et les Maraños (maudits) – c’est ainsi que leurs congénères appelaient ces nouvelles recrues – Arabes et Juifs grimés en catholiques, contamineront les populations chrétiennes, comme un ferment mauvais ; mais, dans les veines des enfants, le sang des ancêtres aura de terribles réveils.

Ces oppositions sourdes, tenaces, souvent violentes, se heurteront à l’Inquisition que le gouvernement espagnol avait dû déjà opposer aux judaïsants, agents sournois d’hérésie et d’anarchie.

Depuis longtemps les Juifs, installés au Ier siècle dans la Péninsule, jouaient cette comédie de la conversion. Dès avant la conquête musulmane, l’Église, aussi bien que l’État, avait dû se défendre. Mais, sitôt que les rois Goths et les évêques songèrent à les mettre à la raison et à les tenir à l’écart des affaires 126, ils exécutèrent un mouvement tournant et rentrèrent dans la place, par le baptême.

L’appui qu’ils donnèrent aux Mores leur valut certains privilèges, sous le gouvernement des Kalifes 127. Et, au lieu de reculer, d’abandonner le terrain, à chaque étape de la conquête, avec les Sarrasins battus, ils restaient sur place, au service des nouveaux maîtres.

En Espagne, comme ailleurs, argentiers des Princes, ils étaient tout-puissants. La haute aristocratie ruinée se mésalliait en épousant de riches juives et ces mariages décuplaient l’influence de la secte : plus le More reculait, plus le Juif entrait dans la société espagnole, les convertis surtout, les Maraños, qui faisaient parade de leur baptême et dont on se défiait moins.

Ils avaient beau jeu, avec ce peuple chevaleresque, absorbé par la guerre ; avec ces rois, chefs d’armée, toujours en campagne, à qui l’argent manquait et qui avaient besoin d’eux.

Alors on les vit s’emparer de tous les emplois lucratifs, s’installer dans les administrations publiques, se hisser aux situations officielles, briguer toutes les charges, toutes les dignités, de l’État ou de l’Église, car on les trouve jusque dans le Conseil royal et sur les sièges épiscopaux. Et, ceux-ci aidant les autres, l’Espagne s’enjuivait tous les jours davantage.

Maîtres du commerce et des banques, mêlés à toutes les affaires du pays, ils réclamaient l’autonomie pour leurs propres affaires ; ils avaient leur code, leurs juges, des privilèges et des exemptions que leur vendaient à prix d’or les Rois à court d’argent 128.

Mais les choses n’allaient pas toujours tout droit. Le peuple, pressuré jusqu’au sang par l’usure, outré de leurs vexations et de leur morgue, les détestait. Il suffisait de quelques profanations de croix ou d’hosties, dont ils ne s’abstenaient jamais longtemps, pour déchaîner, soudain, des explosions de colère, qui dégénéraient en massacres (1390-1473).

À chaque instant, dans l’histoire, on voit les Papes, dont ils ont plus d’une fois lassé la patience, intervenir pour les protéger, sans toutefois tolérer leurs méfaits. Car l’Église qui prie officiellement pour eux, le Vendredi-Saint, en les qualifiant comme ils le méritent : pro perfidis Judæis, l’Église seule a su garder, vis-à-vis des Juifs, la juste mesure. Elle a empêché, tant qu’elle l’a pu, qu’on leur fît violence ; elle a empêché, tant qu’elle l’a pu, qu’on leur fît confiance 129.

Plus encore que les Mores, les Juifs, au Moyen Âge, étaient la plaie de l’Espagne.

« Infidèles au Christ et à Moyse, ils prévariquaient dans les deux religions. L’Espagne chrétienne, minée par la base, entendait le bruit de sape, sans apercevoir les ouvriers qui préparaient sa ruine 130. »

Un temps vint où la mesure fut comble 131.

La conspiration avortée de 1473, qui faillit livrer aux Mores d’Afrique la forteresse de Gibraltar, provoqua un tel mouvement d’opinion que les Souverains comprirent qu’il était urgent d’aviser. L’Inquisition fut décidée.

Avant d’en venir aux rigueurs, ils donnèrent un répit, un temps de grâce, deux années de patience, d’efforts pacifiques, de prédications, de missions.

La façon insolente dont les Juifs répondirent à ces avances, un complot éventé à Tolède (1485), l’assassinat d’un légat à Saragosse 132 (1485), suivi, peu après, d’un crime odieux, qui fit un bruit énorme dans toute l’Espagne et raviva le souvenir de méfaits analogues en 1452, 1454, 1468, le meurtre rituel d’un enfant de la Guardia (province de Tolède) 133, tout cela aboutit à l’édit de Grenade, en 1492, qu’ils tentèrent en vain de faire rapporter à prix d’or.

Le Roi, sous la pression populaire, dut tenir bon et l’ultimatum fatal fut maintenu : convertis ou proscrits !

On leur laissait six mois pour liquider leurs biens 134.

Cette fois, le risque était trop gros ; la masse préféra l’exil : exode lamentable dont on a exagéré les proportions 135, mais dont on ne peut guère faire grief à l’Espagne.

En 1609, il fallut bannir de la même façon les convertis arabes que les ménagements rendaient de plus en plus hardis 136 et qui avaient préparé, de concert avec leurs frères d’Afrique, un massacre général de chrétiens à Grenade et une restauration de l’empire musulman.

 

 

 

 

III

 

 

Pendant trois cents ans, l’Inquisition fonctionna en Espagne, non pas, encore une fois, contre les Musulmans ni contre les Juifs pour leur imposer la foi, mais contre les maraños et les moriscos, ces chrétiens de race juive ou arabe, apostats, qui, sous le masque catholique, trahissaient la religion et le pays, puis contre les protestants et, plus tard, contre les Francs-maçons 137.

 

 

On dit trop facilement, dans notre camp, que l’Inquisition d’Espagne fut une affaire purement politique, une machine d’État, dont les excès ne regardent pas l’Église.

Ce n’est point tout à fait exact.

L’Inquisition est née espagnole, dans le sens où nous l’avons dit, mais l’Église l’a baptisée. Elle est, de sa nature, une institution ecclésiastique. Le gouvernement espagnol, qui en avait besoin, qui la voulait 138, l’a demandée au Pape, parce que seul le Pape avait qualité pour l’établir. Que Sixte IV ne s’y soit point prêté de bon gré, qu’il n’ait cédé que sur la menace d’une rupture, pour éviter au Saint-Siège de gros embarras, il n’en est pas moins vrai que l’Inquisition fut érigée canoniquement, par une bulle pontificale du 1er novembre 1478 139.

Pourquoi ne pas dire tout simplement que ce tribunal d’Église fut tout de suite dominé, accaparé par l’État ; que les rois d’Espagne y furent omnipotents ; qu’ils le détournèrent de son but ; que la politique en faussa l’esprit ; que, chez certains inquisiteurs, le patriote dévoyant le moine, la voix du sang a trop souvent étouffé la voix de la conscience, et qu’alors, s’il y a eu des abus, et il y en eut, on serait mal fondé à les imputer à l’Église, puisqu’ils ne sont pas son fait et qu’elle n’a rien négligé pour les prévenir et les réprimer ?

Que l’Espagne porte donc la responsabilité de ses implacables justices : l’histoire ne lui conteste pas le droit de plaider les circonstances atténuantes et d’invoquer la Raison d’État, puisque l’ordre public et la sécurité de la nation étaient en jeu.

Les Espagnols, on l’avouera, n’avaient pas grands motifs de se montrer tolérants, et mille raisons les invitaient à la vigilance et à l’énergie.

D’autre part, au lendemain de la victoire, et déjà auparavant, Ferdinand et Isabelle se trouvaient aux prises avec une féodalité turbulente qui avait bénéficié, durant la guerre, des soucis et des embarras du Pouvoir central : clergé jaloux de ses privilèges, noblesse fière de ses prérogatives, communes frondeuses en possession de leurs chartes, grands ordres militaires retranchés derrière leurs exemptions 140, tous ces clans rivaux, qui entretenaient par leurs intrigues l’agitation dans le pays, représentaient des forces avec lesquelles il fallait compter 141.

Se libérer de ces influences, s’affranchir de ces entraves, abattre ces puissances, restreindre ces libertés, réduire ces factions aristocratiques, dominer les seigneurs et le haut clergé pour asseoir plus solidement l’édifice de la Monarchie sur les débris de cette féodalité : tel fut l’objectif des Souverains ; et, sous couleur de défense religieuse, ils mirent la main sur l’Inquisition, pour faire plus rapidement, en frappant les personnes et les fortunes, ce travail de concentration, de nivellement et d’absorption, qui, en France et en Allemagne, avait demandé des siècles 142.

Voilà les deux ornières dans lesquelles s’est enlisée l’Inquisition d’Espagne : le patriotisme énervé d’un peuple poussé à bout ; la politique tortueuse d’un gouvernement en crise d’absolutisme.

 

 

Les Papes du Moyen âge n’avaient pas cessé de protester contre les écarts de l’Inquisition d’Italie et du Languedoc 143 : Sixte IV s’est élevé, avec la même fermeté, contre les agissements de l’Inquisition d’Espagne.

Elle est à peine en mouvement, en 1482, qu’il enjoint aux souverains de restituer les biens confisqués aux repentis. La même année, il reproche aux Inquisiteurs leur dureté. Il menace de les déposer. Il leur interdit de procéder sans le concours de l’Évêque. Plus tard, il résiste à Isabelle, qui voudrait être débarrassée de ce contrôle épiscopal. Il nomme l’archevêque de Séville juge des appels. Il finit par se les réserver pour qu’on en fasse plus de cas.

Ses successeurs donneront des juges spéciaux aux appelants, pour les soustraire à l’Inquisition. Ils casseront des jugements : Innocent VIII, plus de 200 en un an ; Alexandre VI, 250, en 1498 144.

Le même Innocent VIII s’opposera énergiquement à l’extension de l’Inquisition au royaume de Naples, qui relevait d’Aragon 145. Paul III maintiendra ce Veto, avec un blâme amer à l’adresse du Tribunal.

Alexandre VI, Pie IV, Pie V, Grégoire XIII, Innocent XII garderont la même attitude et s’efforceront d’enrayer le mal 146.

C’est à dire que, loin d’être complices, les Papes furent gênants. Leur censure vigilante et sévère devint vite importune aux Souverains. Ils lui barrèrent la route, par un premier décret (1498) qui défendait, sous peine de mort, à tous ceux qui étaient allés chercher un appui auprès du Pape 147 de rentrer en Espagne ; puis, par un second, qui interdisait, sous la même peine, la publication, dans le royaume, des actes du Saint-Siège contre l’Inquisition (1509).

Ainsi couverts par l’État, les juges en vinrent à résister ouvertement au papes 148 ; on supprima des Brefs ; on éluda les appels en précipitant l’exécution des sentences ; et les choses allèrent si loin que Léon X, en 1519, excommunia, par-dessus la tête de Charles-Quint, qui les protégeait, et en dépit de ses menaces, le grand Inquisiteur et ses complices. Désespérant de vaincre cette coalition des moines espagnols et du pouvoir civil, il s’apprêtait à destituer, d’un coup, tous les inquisiteurs en charge, pour s’appuyer davantage sur les Évêques, lorsque l’élection de Charles-Quint au trône impérial d’Allemagne 149 (1519) ruina son projet de réforme. Luther était déjà en pleine révolte. On conseillait au nouvel empereur de le soutenir pour peser sur le Saint-Siège. Léon X ne crut pas devoir jouer une si grosse partie ; entre deux maux, il opta pour le moindre.

Mais la Papauté ne désarma point. Elle resta debout l’œil ouvert, la main ferme, sinon toujours victorieuse, gênée qu’elle fut trop souvent par les exigences de la politique.

Quand Paul III, au milieu du XVIe siècle (1542), révoqua tous les pouvoirs inquisitoriaux pour concentrer, à Rome, sous ses yeux, l’Inquisition pontificale, dans cette Congrégation du Saint-Office 150 qui subsiste encore aujourd’hui, Philippe II d’Espagne garda à son compte, c’est-à-dire à son service, Inquisition et inquisiteurs. Il n’en fut que plus à l’aise pour accaparer totalement une institution qui l’était déjà aux trois quarts. De ce jour, il en fit sa chose, un tribunal royal, une véritable machine d’État 151, qu’il opposa au protestantisme ; avec succès d’ailleurs, car la Réforme, la Révolution plutôt de Luther et de Calvin, ne fit qu’effleurer la Péninsule. L’Espagne avait eu sa crise avec les Judaïsants et les remèdes énergiques dont elle s’était servie pour guérir son mal dégoûtèrent pour longtemps les novateurs. L’Inquisition fit l’office d’une douane. Elle arrêta à la frontière les doctrines d’anarchie. Elle sauva, une seconde fois, l’unité nationale et préserva le pays de ces guerres de religion qui ensanglantèrent le reste de l’Europe, aux XVIe et XVIIe siècles 152.

 

 

 

 

IV

 

 

Les Espagnols, non pas les exaltés, les Don Quichotte, mais les plus sages, ceux qui ont marqué dans leur pays, des penseurs universellement estimés, vantent très haut les bienfaits de l’Inquisition.

Leur appréciation, certes, a du poids et l’étranger n’est peut-être pas qualifié pour les contredire ; tout au plus pourrait-il répliquer que ces avantages ont coûté trop de larmes et trop de sang pour qu’on s’en glorifie. Car enfin, s’en tenir à l’opinion courante, au dire surtout des manuels condamnés, le nombre des victimes aurait été « effrayant 153 ; – presque un million de Juifs en dix ans, et autant de Mores ! – tout un peuple voué aux flammes ! 154 »

C’est du délire ! Deux millions en dix ans ! Et l’Inquisition a duré plus de trois siècles ! Mais, rien que pendant ces dix années (1482-1492), comme il n’y avait alors que quatre tribunaux d’Inquisition, à Séville, à Cordoue, à Tolède et à Jaën, cela supposerait, pour chacun, une moyenne de 139 crémations par jour, sans chômer un seul jour !

D’autre part, les historiens du temps, comme Bernaldez et Ferreras, évaluent à 160 000 le nombre total des Juifs de Castille et d’Aragon ; – et, ce chiffre paraît très vraisemblable lorsqu’on voit la place que tiennent, dans nos affaires et dans notre pays, les 100 000 Juifs 155 qui opèrent actuellement chez nous. – Mais alors, s’il faut défalquer déjà de ces 160 000 Juifs espagnols, les 800 000 qui, d’après Llorente (I, 261) furent bannis en 1492, on se demande où l’Inquisition a bien pu dénicher le million qu’elle aurait brûlé ?

Ces évaluations fantastiques ont donc besoin d’être révisées.

 

 

L’Inquisition, au XIIIe siècle, contre les Cathares, n’avait fait que très peu de victimes. Le protestant LEA, que l’on se plaît à citer parce que sa malveillance très froide et très sincère vis-à-vis de l’Église donne du prix à ses aveux, est « convaincu que le nombre des exécutions fut bien moindre qu’on ne se l’imagine et que, si les documents n’avaient été détruits, on serait surpris de rencontrer si peu d’hérétiques condamnés au feu... En fait, dit-il, les inquisiteurs se préoccupaient bien plus d’obtenir des conversions que de faire des martyrs. Un bûcher allumé de temps en temps maintenait, parmi les populations, une terreur salutaire. En faisant brûler quarante individus en quinze ans, Bernard Gui réussit à écraser les dernières convulsions du Catharisme 156. »

Le registre des sentences de ce Bernard Gui, Inquisiteur de Toulouse (1308-1323), nous fournit un exemple typique d’exagération par inadvertance. Il relate 637 condamnations, dont 40 seulement au bûcher : l’auteur du Recueil des historiens des Gaules écrit, dans la préface du Tome XXI (p. 23), que Bernard Gui fit brûler 637 hérétiques : il n’a pas lu jusqu’au bout ; il a pris les 637 condamnations pour des sentences capitales 157. Et son erreur a été répétée par tous les auteurs qui l’ont consulté.

Bernard de Caux, un autre Inquisiteur, extrêmement sévère, qu’on appelait le Marteau des hérétiques (1246-1248), eut à juger 60 relaps : pas un seul ne fut mis à mort 158. Sur 278 sentences de condamnations connues, du même, il n’y a pas une seule relaxation. Dans les 9 autodafés de Pamiers (1318-1324), où figurèrent 75 coupables, 4 seulement ont été livrés au bras séculier 159. À Toulouse, en 1312, 5 sur 193 160.

Par contre, le Saint-Office, dans le Midi, a certainement sauvé des milliers d’hérétiques et de malfaiteurs repentants que la Justice civile aurait condamnés 161.

Les Inquisiteurs d’Espagne ont eu la main plus lourde ; du moins, on le dit. Mais ils ne sont pas les brutes assoiffées de sang que Sardou a mises en scène dans son drame La Sorcière.

C’est vraiment déshonorer son talent que d’écrire à la légère, comme il l’a fait, sur un pareil sujet, en dehors de toute documentation, pour exaspérer, sous l’aiguillon venimeux du mensonge, les stupides passions de la foule.

Sur ce chapitre de l’Inquisition d’Espagne, les historiens sectaires sont tous à la remorque d’un très vil personnage, Llorente, prêtre interdit, révolté, traître à son pays, chassé d’Espagne en 1814, expulsé de France en 1822, pamphlétaire hargneux et franc-maçon. Il abusa de ses fonctions d’Archiviste de l’Inquisition pour écrire une histoire discréditée à l’avance : car le soin qu’il prit de soustraire son livre à tout contrôle et à toute critique en brûlant les dossiers dont il s’était servi 162, suffit à le juger. Un auteur qui use de ces procédés ne mérite aucun crédit. Il est disqualifié d’avance.

Les aveux de celui-là sont encore bons à retenir, car la vérité les arrache de force à sa plume.

Llorente est loin de compte, cependant, avec nos manuels scolaires. Alors que Primaire 163 dit 2 millions de victimes, pour 10 ans, il se contente de 30 000, pour trois siècles et demi 164.

Ce chiffre réduit est encore excessif. Des travaux allemands tout récents estiment qu’il faudrait en rabattre au moins les 2/3, comme on avait dû rabattre déjà, de 800 000 à 170 000, son dénombrement des Juifs bannis, en 1492 165.

Llorente commet une première erreur, en concentrant sur une seule année (1481) les 2 000 victimes que l’historien Mariana 166, qu’il cite, attribue, sans apporter de preuves, à Torquemada, pendant les 18 années que dura sa mission.

De plus, il se réfute lui-même, dans la répartition géographique de ces 2 000 bûchers : « 298 à Séville seulement » dit-il, et les 1 700 autres dans les régions d’alentour. Or, puisqu’il n’y avait, cette année-là, qu’un seul tribunal et qu’il siégeait à Séville où toutes les causes aboutissaient, il semble bien que ce chiffre de 298 soit le seul à retenir pour l’année 1481.

Seconde erreur grossière : il établit, par tribunal, une moyenne annuelle des exécutions, à l’époque où il n’y avait que quatre tribunaux et il multiplie ensuite cette moyenne par douze, quand il y en eut douze, comme si, à tripler le nombre des tribunaux sur un même territoire, on triplait le nombre des criminels 167 !

Troisième erreur : toujours avec ses à peu près, il affecte la moyenne des tribunaux de Castille aux tribunaux d’Aragon,alors qu’il y avait cinq fois plus de Juifs en Castille qu’en Aragon 168.

Ses calculs compliqués ne sont donc, en réalité, selon l’expression d’un auteur allemand, que des « calculs frivoles de probabilité 169 ».

On y note, à chaque page, des expressions comme celles ci : « il est probable ; – je suppose ; – suivant ma manière de compter » ; – « l’Inquisition commença à Cordoue en 1483 ; il est probable qu’elle y condamna autant de monde que le tribunal de Séville, en 1481 ». – « C’est de cette même année 1483 que date l’Inquisition de Jaën ; je suppose que le nombre des condamnés y fut le même qu’à Cordoue ». – « Je crois qu’il y eut autant de victimes la 2e année que la 1re et je fonde mon opinion sur ce que je ne vois rien qui prouve le contraire » 170.

Il emploie le mot victimes pour désigner ceux qui ont été l’objet d’une peine quelconque, prison, confiscation, note infamante, aussi bien que ceux qui ont été brûlés en réalité ou en effigie (les exécutions simulées de condamnés en fuite ou morts, figurent en proportion notable dans les autodafés). Plus d’un historien, induit en erreur par cette équivoque, a pris toutes ces condamnations pour des exécutions capitales 171.

Par trois fois au moins, il écrit immoler au lieu de condamner : « ...l’Inquisition immola 234 526 victimes... dont 9 660 furent brûlées en effigie et 206 546 condamnées à des pénitences 172 ».

Il est étrange qu’après avoir jonglé avec les gros chiffres pour établir, sur de simples hypothèses, son évaluation globale, la plupart des autodafés dont il fait expressément mention se rapprochent sensiblement des chiffres modérés indiqués ailleurs. Quarante-et-un comptes-rendus d’autodafés, relevés dans ses quatre volumes, accusent seulement 216 victimes 173.

Enfin, il se garde bien de décompter tous les malfaiteurs de droit commun que le bon plaisir des Princes déférait à l’Inquisition et qui n’ont nullement été condamnés pour cause d’hérésie. Or, ils étaient nombreux ; car les Rois avaient fini par étendre tellement les pouvoirs des inquisiteurs que toutes les affaires graves intéressant la sûreté de l’État ou l’ordre social, ressortissaient à leur tribunal : crimes contre nature ; bigamie, assez fréquente 174 et d’importation arabe ; délits de mœurs des clercs et des moines ; vols sacrilèges ; meurtres et séditions dans certains cas ; sorcellerie ; trahison, et même la falsification des monnaies et la contrebande de guerre 175.

On arrive donc aisément à dégonfler les statistiques fantaisistes de Llorente. Il est moins commode d’extraire maintenant de la cendre des dossiers qu’il a brûlés une recension précise des victimes de l’Inquisition. Il nous reste pourtant, dans les rares documents qui ont échappé au bûcher 176, quelques renseignements très suggestifs.

En l’année 1486, à Tolède, aux jours tragiques de Torquemada, plus de 3 000 coupables furent condamnés à des peines diverses, en 4 autodafés (12 février, 2 avril, 1er mai, 11 décembre) : 27 seulement furent livrés au bras séculier 177. – À Valence, en 1538, sur 112, il y en eut 14 ; – à Séville, le 24 septembre 1550, 3 ; – à Saragosse, le 6 juillet 1585, 3 178 ; – à Madrid, le 30 juin 1690, 19 sur 120 179 ; – à Lisbonne, le 6 novembre 1707, 4 sur 60 180 ; – à Rome, en 1498, 250 condamnés « convaincus de judaïsme, dit Llorente, qui en avaient appelé au Pape, furent tous réconciliés 181 ; – à Louvain, en 1527, 60 condamnés, qui furent tous admis à la réconciliation 182 ; – à Grenade, un autodafé solennel, en 1528, « pour inspirer aux Moresques la crainte et la terreur. Cependant il n’y eut pas de Mores condamnés au feu » 183 – à Grenade encore, en 1593, « un autodafé très considérable : 5 individus y furent brûlés eu personne et 5 en effigie » 184 ; – à Murcie, en 1557, « un des autodafés les plus solennels qu’on eût encore vus ; il fut composé de onze individus condamnés à être brûlés et 93 réconciliés » 185.

Ce sont là des indices, des points de repère, qui concordent avec les données du Languedoc, sur lesquels on ne saurait baser une évaluation globale 186, mais qui rendent singulièrement suspectes les élucubrations si mal venues et si peu fondées de nos adversaires.

Ces discussions de détail n’ont d’ailleurs qu’une minime importance.

 

 

 

 

V

 

 

Les Espagnols du XVe siècle n’ont vu, dans la répression de lhérésie, que le complément de la conquête : leur Inquisition a fait corps avec la guerre des Mores ; ce fui un seul et même effort ; le glaive de la justice a achevé et consolidé l’œuvre de l’épée.

Prodigue de son sang, pendant huit siècles, sur les champs de bataille, l’Espagnol peut se redresser fièrement devant tous ceux qui ont, aujourd’hui, la prétention de lui donner des leçons d’humanité ; car, dès qu’il eut reconquis son sol, il ménagea, comme personne ne l’a fait, le sang de ses ennemis. Mesurant ses coups pour qu’ils ne s’égarent pas, soucieux de ne frapper que des têtes coupables, il a évité, grâce à l’Inquisition, ces affreux massacres, ces tueries sauvages qui ont maculé de boue et de sang tant de pages dans l’histoire des autres peuples.

Si graves qu’on les suppose, les excès de l’Inquisition espagnole ne sont rien en comparaison des persécutions féroces, des orgies de cruauté que Luther a déchaînées en Allemagne, et, après lui, à cause de lui, Calvin, à Genève ; Henri VIII, Élisabeth, en Angleterre ; Christian II, en Danemark ; Gustave Wasa, en Suède ; Jeanne d’Albret, en Navarre ; les huguenots, puis les Jacobins, chez nous 187.

Assimiler Torquemada, Deza et les autres à ces inquisiteurs couronnés qui firent revivre Néron et Domitien, à ces inquisiteurs débraillés de 93, qui furent des brutes cyniques, c’est confondre d’honnêtes chiens de garde, à la dent un peu dure (Domini canes), avec des tigres furieux.

II faut à nos huguenots, francs-maçons, sectaires et blocards, héritiers de la Réforme et de la Révolution, solidaires des crimes de leur parti, une forte dose d’impudence pour oser, avec tant de sang sur les mains, avec une pareille poutre dans l’œil, nous jeter à la face l’Inquisition.

Mais ils crient avec un tel ensemble, ils gémissent si lugubrement sur les coups qu’ils ont reçus, sans parler jamais de ceux qu’ils ont donnés, ils protestent en termes si véhéments contre les violences des catholiques, qu’ils ont fini par en imposer à l’opinion et à l’histoire.

Nous autres, nous n’avons pas tant de fiel, ni tant de mémoire, ni tant d’habileté, ni tant d’audace. Faiblesse ou naïveté, nous laissons toujours à ces éternels pleurards le bénéfice de l’offensive. Nous nous défendons mollement, par pudeur, dans l’appréhension de froisser quelqu’un ; à moins que ce ne soit par respect humain : la peur d’aborder franchement en public une discussion religieuse, alors qu’il nous serait aisé de reprendre avantage, sur ce terrain où ils sont en plus mauvaise posture que nous.

Est-il même nécessaire, pour les confondre, d’évoquer la sinistre figure de leurs ancêtres ?

Est-ce que ceux-là qui font un crime à l’Espagne du XVe siècle d’avoir défendu, contre des intrus, son unité nationale subsistante dans le catholicisme, ne prétendent pas aujourd’hui établir, à coup de force, dans la France catholique, la Libre-Pensée ?

Est-ce que ceux-là qui reprochent aux rois d’Espagne d’avoir expulsé les Juifs turbulents et traîtres, n’ont pas banni de France, par milliers, des êtres de dévouement, moines et religieuses, de notre sang, de notre race, l’élite de la nation, sans un motif avouable, sans une raison plausible ?

Est-ce que ceux-là qui portent encore, après quatre siècles, le deuil des victimes légalement jugées et condamnées de l’Inquisition d’Espagne, ont fait un geste, ont dit un mot, alors qu’ils disposaient du pouvoir, pour venger les Arméniens massacrés naguère, en masse, sous les yeux de l’Europe muette et impassible : 300 000, en 1896 ; 30 000 en 1909 ?

 

 

Mais, fermer la bouche à l’adversaire par des arguments ad hominem, cela ne mène pas loin : les catholiques ne doivent point s’en tenir là.

S’ils n’ont pas à être fiers de l’Inquisition, parce que l’acuité du mal n’empêche pas de déplorer la rigueur du traitement, ils n’ont pas davantage à en rougir, car le masque hideux dont les Juifs et les protestants l’ont affublée, est usé. L’Histoire ne ratifie pas ces jugements passionnés de la rancune, et, tous les jours, la révision se fait, par la force des choses, au bénéfice de l’Église.

D’ailleurs, si vraiment l’Inquisition puisait au centre, à Rome, son intolérance, c’est à Rome, à la source, au foyer, que l’intolérance et le fanatisme auraient dû s’affirmer le plus violemment et sans contrainte. Or, de l’aveu de tous les historiens, même des pires, comme Llorente et Lea, nulle part l’Inquisition ne fut plus bénigne et plus miséricordieuse qu’à Rome, où elle ne fit même pas deux victimes.

Le partage des responsabilités est donc bien net : celles qui incombent à l’Espagne ne nous regardent pas ; celles qui reviennent à l’Église ne sont pas tellement lourdes qu’elles puissent nous gêner beaucoup.

Et l’on peut emprunter le mot de M. de Tocqueville, pour clore ce travail sur l’Inquisition : « J’ai commencé, dit-il, l’étude de l’histoire, rempli de préjugés contre les Papes ; je l’ai finie, plein de respect pour l’Église. »

 

 

 

 

Maurice LANDRIEUX,

L’Inquisition, Lethielleux, 1911.

 

 

 

 

 

 



1 « L’historien de l’Église sera d’autant plus fort qu’il aura été plus loyal à ne rien dissimuler des épreuves que les fautes de ses enfants, et parfois même de ses ministres, lui ont fait subir dans le cours des siècles » (Léon XIII, Encyclique au Clergé de France, 8 septembre 1899).

 

2 Cf. G. Goyau, Les Papes et la Civilisation. Maîtrise des papes sur la société du Moyen Âge (Éd. Didot, 1895), p. 58, 82, 86.

 

3 Les Ordonnances des Roys de la 3e race expriment très nettement cette idée de l’accord nécessaire des deux pouvoirs contre l’hérétique : « La justice laïc le doibt prendre et envoier au juge ordinaire (l’Évêque) et quand li juge l’auroit examiné, se il trouvoit que il feust bougre, il le devrait fère envoiér à la justice laïc et la justice laïc le doigt fère ardoir » (Cf. n° CXXIII).

 

4 Cf. Mgr D’HULST, Conférences, 1895. L’Église et l’État, p. 127. – CH. M. Le Droit social de l’Église, p. 224.

 

5 « L’hérésie du Moyen Âge s’est presque toujours doublée de systèmes antisociaux. En un temps où la pensée humaine s’exprimait le plus souvent sous une forme théologique, les doctrines socialistes, communistes et anarchistes se sont montrées sous une forme d’hérésie. Dès lors, par la force des choses, la cause de l’Église et celle de la Société étaient étroitement unies, pour ainsi dire confondues ; et ainsi s’explique et se précise la question de la répression de l’hérésie au Moyen Âge. » (J. GUIRAUD, La répression de l’hérésie au Moyen Âge. Cf. Questions d’histoire, p. 44.)

 

6 Cf. DUCHESNE, Hist. anc. de l’Égl. T. I, p. 555.

 

7 Quelques docteurs cathares admettent un dualisme mitigé, en ce sens que Satan, Esprit très puissant, mais créature déchue du Dieu Bon, reste vis-à-vis de Lui dans une certaine dépendance. Cf. J. M. VIDAL. Doctrine et morale des derniers ministres albigeois (Revue des questions historiques, 1er Avril 1909, p. 366).

 

8 « Deux sortes d’attraits faisaient la fortune du Manichéisme, écrit M. de Champagny, l’attrait d’une austérité éclatante et l’attrait de la volupté cachée... Là est le secret du développement et de la persistance de cette Secte dont la folie nous étonne et dont la dépravation nous révolte. Les âmes orgueilleuses étaient attirées par la dignité austère des Élus ; les âmes sensuelles, par les voluptés honteuses qu’on tolérait chez le vulgaire des Croyants » (De CHAMPAGNY, Les Césars, T. III, p. 222-226).

 

9 J. GUIRAUD, Revue des Questions historiques (1er Avril 1906, p. 612).

 

10 Cf. S. AUG. Contra Faustum, Lib. XV, c. 7, xxx, 6. – De natura boni, cap. 44-47.

GRÉGOIRE IX, Bulles Speciosus forma (3 sept. 1232), et Vox in Rama (15 juin 1233). Cf. Bullar. Ord. Praedicat.

J. GUIRAUD, Questions d’histoire, p. 19-21-79.

MICHELET, Histoire de France (Éd. définitive), T. I1, p. 318.

GAFFRE, Inquisition et inquisitions. Note 1, p. 36.

 

11 Dans le plan du Dieu bon, claque âme était sous la garde d’un esprit, ange gardien d’essence supérieure, qui s’était séparé d’elle au moment de sa chute et était resté au ciel. Or, par le Consolamentum, l’âme déchue était non seulement purifiée, mais réunie à son esprit saint, d’où ce nom de Consolamentum, au rite fondamental des Cathares ; d’où aussi ce mépris et ce désir de la mort ; car les âmes ainsi régénérées n’aspiraient plus qu’à s’évader de la prison du corps pour retourner au ciel (Cf. GUIRAUD, Initiation cathare, Op. cit., p. 106).

 

12 Cf. Ch. MOLINIER. L’Endura, coutume religieuse des derniers sectaires albigeois (Annales de la faculté de Bordeaux, III, 1881).

J. GUIRAUD, Morale des Albigeois. Cf. Questions d’histoire, p. 51. Revue historique, T. XLIV, p. 225.

DOAT, Documents relatifs à l’Inquisition. T. XXII, p. 170.

Mgr DOUAIS, Les Albigeois, p. 252.

L. TANON, Histoire des tribunaux de l’Inquisition en France, p. 225.

VACANDARD, L’Inquisition, p. 115.

 

13 Le serment, au Moyen Âge, était le lien du faisceau social. Toutes les relations d’autorité ou d’affaires reposaient sur la bonne foi, la parole donnée.

 

14 H. MAILLET, L’Église et la répression sanglante de l’hérésie, p. 22.

H. Ch. LEA, Histoire de l’Inquisition, T. I, p. 20, 120.

 

15 Outre cette analogie toute factice qui fait, de certains usages de la secte, une contrefaçon des pratiques catholiques du XIIIe siècle, il y avait, entre les rites cathares du Moyen Âge et les antiques observances de la primitive Église, depuis longtemps, oubliées, une telle ressemblance qu’on croirait à une adaptation parfaite. On dirait, à lire leurs rituels, que le Consolamentum est calqué sur l’initiation chrétienne des catéchumènes, sur la réconciliation des pénitents et la consécration épiscopale des premiers temps. Et cette similitude suffirait, s’il en était besoin, à authentiquer la parenté étroite des Cathares avec les Manichéens du IIIe siècle (Cf. J. GUIRAUD, Initiation cathare, p. 96-149).

 

16 Sur la doctrine Cathare : Bernard GUI, Practica inquisitionis heretice pravitatis, 4e P. fo 130 et seq. (DOUAIS, p. 237) ; – J. M. VIDAL. Doctrines des derniers ministres Albigeois (Cf. Revue des Questions historiques. 1er Avril-1er Juillet 1909) ; – J. GUIRAUD, Questions d’histoire et d’archéologie chrétiennes, ch. I, II et III. S. Dominique, p. 21-25 ; – H. Ch. LEA, Histoire de l’Inquisition au Moyen Âge, T. I, ch. III ; – SCHMEDT, Histoire et doctrines de la Secte des Cathares ou albigeois ; – LUCHAIRE, Innocent III et la Croisade des albigeois ; – VACANDARD, L’Inquisition, p. 80, 115 ; – F. VERNET, Dictionnaire de théologie catholique. Art. Albigeois ; – Mgr DOUAIS, 1° Les Albigeois. 2. Hérétiques du Comté de Toulouse d’après une enquête de 1245 (Cf. Compte-rendu du Congrès scientifique international des catholiques. Section Histoire. Paris, 1891, p. 148).

 

17 Cf. O. DELARC, Grégoire VII et la réforme de l’Église au XIe siècle. T. III. – G. GOYAU, Les Papes et la civilisation, p. 50. – L. PAULOT, Urbain II, Liv. II, p. 75.

 

18 Ch. LEA, Op. cit. I, p. 146.

 

19 Cf. A. BAUDRILLART, Cluny et la Papauté, p. 10.

 

20 Cf. Grande Encyclopédie. Art. Juifs, par Théod. REINACH.

 

21 Sur la noblesse du Midi. Cf. MICHELET, Histoire de France, Liv. IV, ch. 6 T. II, p. 401-409. – Ch. LEA, Op. cit. I, 157.

 

22 Tanchelin, en Hollande et en Belgique ; Éon de l’Étoile, en Bretagne ; Pierre de Bruys, dans le Midi ; Henri de Lausanne, au Mans, à Poitiers, à Bordeaux ; Arnaud de Brescia, en Lombardie, en Suisse ; Pierre Waldo, à Lyon, etc. – Cf. LEA, T. I, ch. II. – VACANDARD, Op. cit., p. 38. – Bernard GUI, Practica. V° Pars (DOUAIS, p. 130).

 

23 La sorcellerie « avorton dégoûtant, des vieilles religions vaincues », dit Michelet... Jusque-là on avait étudié les moyens de chasser le diable ; on chercha désormais à le faire venir » (Cf. Histoire de France, Liv. V, ch. 5). – Que la sorcellerie ait servi de masque aux pires malfaiteurs, que les véritables sorciers, neuf fois sur dix, aient été doublés d’un criminel avéré, c’est incontestable. Il suffit de lire leurs livres pour comprendre les haines populaires et les folles terreurs de ces temps-là. Mais les procès de sorcellerie n’en restent pas moins la honte des XVe, XVIe et XVIIe siècles. On voit des sorciers partout. La justice aveugle, crédule et soupçonneuse, multiplie les arrestations arbitraires, sur un mot, sur un signe, sur la moindre suspicion ; et les malheureux qui tombent entre ses mains sont perdus : quoi qu’ils disent ou quoi qu’ils fassent, leurs gestes, leurs paroles, leur silence, tout est interprété contre eux. En face de ces juges affolés que la peur rend impitoyables, l’inculpé est fatalement condamné : c’est le sorcier, la sorcière qu’on abat comme une bête malfaisante.

Les procès de sorcellerie, qu’il ne faut pas confondre avec les procès d’inquisition, ont fait, en Allemagne surtout, après la révolution luthérienne, plus de victimes que l’Inquisition en Espagne. Et les trois quarts de ceux qu’ils ont envoyés au bûcher eussent été relâchés par les tribunaux d’Inquisition (Cf. GAFFRE, Op. cit., p. 142, note IX. – J. JANSSEN, L’Allemagne et la réforme, T. VI, p. 106 ; 2° Les Jésuites et les procès de sorcellerie (Cf. Congrès scientifique, 1891. Sect. Histoire, p. 195). – NICOLAY, Histoire des croyances, T. I, p. 284.

 

24 Cod. THEOD., Lib. IX et XVI, tit. v, no 10. – Cod. JUST, Lib. V et IX. Decretales C Vergentis X. De haereticis. – MOMSEN, T. II, p. 361.

 

25 Les habitants de Cambrai furent excommuniés par Grégoire VII pour cette exécution sommaire. Cf. GREG. VII, Lib. IV, Epist. 20. – Recueil des historiens. T. XIV, p. 601.

 

26 Recueil des historiens, T. XI, p. 11. T. XII, p. 26. – HAVET, L’Hérésie et le bras séculier au Moyen Âge, p. 20. – H. MAILLET, L’Église et la répression sanglante de l’hérésie, p. 35. – VACANDARD, Op. cit., p. 40.

En France, c’est le Roi Robert lui donne le signal des exécutions « avec le consentement de tout le peuple, parce qu’il appréhendait la ruine de la société et la perversion des âmes (Raoul GLABER. Cr. MIGNE, Patrol., T. 112, c. 660). – En Allemagne, en 1052, c’est l’Empereur Henri III qui fit pendre des Cathares « pour répondre au vœu populaire ». Cf. MIGNE. T. 143, c. 225. – J. GUIRAUD. Questions d’histoire, p. 17. – LUCHAIRE, Innocent III et la Croisade des Albigeois, p. 149. – J. HAVET, L’hérésie et le bras séculier, p. 499, 570, 593.

 

27 GUIBERT DE NOGENT, Cf. BOUGUET, Recueil des historiens des Gaules et de la France, T. 111, p. 266.

 

28 Les gens de Toulouse se sont vantés eux-mêmes d’avoir brûlé des Cathares. (Cf. BOUGUET, Ibid. T. XIX, p. 204. – Ch. LEA, p. 60).

 

29 ROGIE et DESPIQUES. Histoire de France. Cours supér., p. 131 ; Cours moyen, p. 34. – AULARD. Histoire de France. Cours supér., p. 91 ; Cours moyen, p. 29. – GAUTHIER et DESCHAMPS. Cours supér., p. 34 ; – BROSSOLETTE. Cours moyen, p. 22.

 

30 DUCHESNE. Histoire ancienne de l’Église. T. I, p. 565.

 

31 VACANDARD. L’Inquisition, p. 82.

 

32 Epist. Leonis PP. I, ad Turribium.

 

33 Lex Wisigothorum. Nov. Tit. II.

 

34 « Pendant neuf années, je me suis fait votre auditeur assidu et vigilant et je n’ai jamais vu un seul Élu qui n’ait été reconnu coupable ou qui n’ait prêté le flanc à de honteux soupçons... Tous paraissaient adonnés à la même corruption ». S. AUG. De moribus manich., Lib. II, cap. XIX, no 68. – Confessions, Lib. IV, c. Ier.

Dans ce même traité et dans d’autres, il insiste, avec preuves à l’appui, sur leur dépravation : « carnales nimis ». Cf. Ibid. cap. X, XVIII, 65, 68... 72. Contra Faustum. Lib. XV. c. 7. ; Lib. XXX. c. 6. – De natura boni, cap. 44 à 47. – Confessions, lib. VI, c. VI, VII.

S. Bernard écrit de l’un d’eux, chef de secte : « C’est un moine apostat qui s’est plongé dans les sales plaisirs de la chair et du vice et qui, obligé par la honte de ses débauches à se dérober à la vue de ses amis ou plutôt forcé de s’éloigner à cause de ses crimes, erre partout comme un vagabond. Il a laissé dans les villes où il a passé, Lausanne, le Mans, Poitiers, Bordeaux, de tels souvenirs qu’il n’oserait y reparaître » (Lettre 241, au comte de Toulouse).

S. Bernard insiste également, dans ses prédications, sur la corruption des Cathares. Cf. Serm. in Cant. 65. 66.

 

35 Grey. PP. IX. Epist. 151. Lib. VI. Cf. Mon. Germ. hist. Epist. saec. XIII. T. I. p. 393. – RAYNALD. Annal. ad an. 1232 § 6, 7, 8 ; ad an. 1233 § 41, 46, 47 ; ad an. 1237, § 66. – H. MAILLET. L’Église et la répression sanglante de l’hérésie, p. 83.

 

36 Historiens de France. T. XVII, p. 11, note 6.

 

37 LEA I, p. 142. – J. GUIRAUD, Questions d’histoire, p. 38. – Le IIIe concile de Latran (can. 26) fait une peinture navrante des excès de l’hérésie, dans le Midi.

 

38 Conciles de Toulouse, 1139 – de Latran IIe, 1139 – de Reims, 1148, 1157 – de Montpellier, 1162 – de Tours, 1163 – de Latran IIIe, 1179 – de Vérone, 1184 – de Narbonne, 1195, etc. Cf. Mansi. Sacr. Concil. Collect. T. XXI et XXII.

 

39 « Nous reconnaissons sans hésiter que, dans ces circonstances, la cause de l’orthodoxie n’était autre que celle de la civilisation et du progrès. Si le catharisme était devenu dominant ou seulement l’égal du catholicisme, il n’est pas douteux que son influence n’ait été désastreuse. L’Ascétisme dont il faisait profession, en ce qui concerne le mariage, aurait inévitablement conduit, s’il était devenu général, à l’extinction de l’espèce ; et, comme ce résultat implique une absurdité manifeste, il est probable qu’on aurait substitué au mariage des unions libres entraînant la destruction de l’idée de famille... Si cette croyance, qui faisait un péché de tout effort vers l’amélioration matérielle de la condition des hommes, avait recruté une majorité de fidèles, elle aurait eu pour effet de ramener l’Europe à la sauvagerie des temps primitifs. Ce n’était pas seulement une révolte contre l’Église, mais l’abdication de l’homme devant la nature » (Cf. H. Ch. LEA, Histoire de l’Inquisition au Moyen Âge, T. 1, p. 120). – L. TANON, Op. cit., p. 10.

– « Ce n’étaient point des sectaires isolés, écrit Michelet, mais une église tout entière qui s’était formée contre l’Église... Les biens du Clergé étaient partout envahis » (Cf. MICHELET, Histoire de France, T. II, p. 469). Ailleurs il avoue, tout en plaidant leur cause, « qu’ils mettaient en commun, par charité, leurs biens et leurs femmes » (Ibid. T. III. éd. définitive, p. 153).

– « Le triomphe de la Papauté sur les Albigeois, dit l’historien protestant de S. François d’Assise, fut celui du bon sens et de la raison », p. 40.

– « En poursuivant à outrance le Catharisme, l’Église poursuivait vraiment un office de salubrité publique. Et l’État, n’avait qu’à lui prêter main-forte, s’il ne voulait périr lui-même avec tout l’ordre social (VACANDARD, Op. cit.. p. 123).

– « On conçoit qu’avec le rejet de toute autorité, la destruction du mariage et la condamnation de la propriété, le Catharisme ait paru aux contemporains devoir amener, non seulement la ruine du catholicisme, nais aussi la ruine de la société » (LAVISSE et RAMBAUD, Histoire générale. T. II, p. 271.)

 

40 E. VACANDARD, Vie de S. Bernard, T. II, p. 217-222.

 

41 J. GUIRAUD, S. Dominique, p. 31, 36, 40. – BOLLAND., Acta SS., 4 août.

 

42 LUCHAIRE, Innocent III et la Croisade des Albigeois, p. 41, 68, 115. – HÉFÉLÉ, Ximenès, p. 271.

 

43 Philippe-Auguste avait mène répondu au pape que s’il voulait lui obtenir, du roi d’Angleterre, une trêve de deux ans, et faire lui-même tous les frais de la Croisade, il ne refuserait pas d’en prendre le commandement. C’était une façon polie de signifier son refus à Innocent III, car les finances pontificales déjà fortement obérées par la croisade de Terre-Sainte, n’étaient pas en état de supporter une pareille charge. (Cf. LUCHAIRE, Op. cit., p. 118-127.)

 

44 Lettre d’Innocent III, du 9 mars 1208.

 

45 AULARD, Histoire de France, Cours moyen, p. 35. – ROGIE et DESPIQUES, p. 34. – E. DEVINAT, p. 14. – L. BROSSOLETTE, p. 22, etc.

 

46 Cf. MICHELET, « Sur les mœurs des routiers », Histoire de France, Liv. IV, ch. 7.

 

47 Cf. LUCHAIRE, Op. cit., p. 141.

 

48 Cf. LEA, T. 1, p. 173.

 

49 Ni la chronique de Pierre de Vaulx Cernay (ch. XVI, Patrol. MIGNE, T. CCXIII, ni Guillaume de Puylaurens (ch. XIII, Collection Guizot, T. XV), ni la fameuse chanson des Croisades (v. 421-481), ni la chronique de S. Denis, ni Guillaume le Breton, ni Albéric de Trois-Fontaines, ni Guillaume de Nangis, qui rapportent tous les menus faits de la croisade, ne font mention de cette sinistre parole. – Cr. TAMIZEY DU LARROQUE, Revue des questions historiques, T. I, 1866, p. 68. – M. A. MOLINIER, qui ne dissimule pas son hostilité pour l’Église, écrit, dans son Histoire du Languedoc, que « l’on doit déclarer absolument apocryphe ce mot barbare que la plupart des auteurs ont prêté au légat Arnaud ».

 

50 Mgr DOUAIS, L’Église et la Croisade des Albigeois.

 

51 LUCHAIRE, p. 155, 199, 201, 230.

 

52 « La papauté a été un pouvoir essentiellement modérateur qui réagit aussi bien contre les intempérances de la foi que contre les iniquités et les coups de force des laïques » (LUCHAIRE, p. 37).

 

53 Cf. infra, note 63.

 

54 Il est difficile d’assigner une date précise à la fondation de l’Inquisition. À la mort d’Innocent III, l’organisme judiciaire que mit sur pied Grégoire IX était déjà ébauché. Cf. TANON, Histoire des tribunaux de l’Inquisition, p. 173. – EYMERIC, Directorium. 2a pars, p. 129.

– H. Ch. LEA reconnaît que « l’Inquisition n’a pas été arbitrairement conçue ni imposée par l’ambition ou le fanatisme de l’Église ; mais qu’elle est l’aboutissement normal, naturel et presque nécessaire des forces en action au XIIIe siècle » (Tome I, préface, p. XXIX). Il avoue qu’ « au milieu de ces efforts confus et irréguliers pour supprimer l’hérésie, il était naturel que le Saint-Siège intervînt et cherchât à établir un système uniforme en vue de l’accomplissement de cette grande tache. On a seulement lieu de s’étonner, dit-il, qu’il ait tellement tardé à le faire et qu’il l’ait fait d’abord si timidement » (T. I, p. 371).

 

55 INNOC. PP. IV. Cum adversus, 30 novembre 1243 (Magnum bullarium. Ed. Luxembourg, T. 1, p. 83). – Ad extirpanda, 15 mai 1252. – URBAIN, PP. IV. Licet ex omnibus, 20 mars 1262 (Ibid. T. 1, p. 122). – CLÉMENT. PP. IV. Ad extirpanda, 3 nov. 1265 et 18 Janvier 1266 (Ibid., T. I, p. 140-141). – Cf. VACANDARD, Op. cit., 172.

 

56 1° L’Église, en tant que Société complète, indépendante, autonome, a, tout aussi bien et mieux que l’État, tous les droits nécessaires à sa conservation et à sa défense ; par conséquent, non seulement le pouvoir de faire les lois, mais encore de les sanctionner par des pénalités efficaces, spirituelles et temporelles.

2° Il n’est pas admissible de restreindre ce droit coercitif de l’Église à la contrainte morale, ni même aux sanctions purement spirituelles. (Conc. Trid., SESS. VII, c. xiv. SESS. XXV, c. III. De reform.BENOÎT XIV. – PIE VI. – PIE IX, Syllabus § V. 4, 42 ; Encycl. Quanta Cura. – LÉON XIII, Encycl. Immortale Dei. – S. THOM., 2a 2ae Q. XI, art. 3. – LIBERATORE, Droit public de l’Église. T. IV, n° 146. – L. CHOUPIN., Nouv. Rev. théologique, Sept. 1909, p. 333. – BALMÈS, Le Protestantisme comparé au Catholicisme. T. II, p. 145-164.

3° Ces pénalités temporelles peuvent-elles aller jusqu’à la peine de mort ? En droit strict, quand on le concède sans hésitation à l’État, on ne voit pas en vertu de quel principe, ni pour quelle raison on contesterait ce pouvoir à l’Église. Cependant tous les auteurs ne le lui accordent pas, si on l’entend du droit d’exécution. Les plus autorisés reconnaissent, en principe, à l’Église le droit de décréter la peine capitale, avec cette réserve, qu’elle devrait recourir au bras séculier pour l’exécuter.

En fait, la peine de mort n’est pas et n’a jamais été dans le Code pénal de l’Église.

Quand la nécessité l’y oblige, l’Église recourt au bras séculier ; car, non seulement l’État peut et doit punir, pour son propre compte, lorsque le délit religieux constitue un délit de droit commun, et l’Église a qualité pour lui rappeler sa mission et son devoir ; mais, dans une Société catholique, l’Église peut exiger de l’État qu’il exécute le jugement ecclésiastique.

 

57 On objecte souvent la conversion forcée des Saxons, par Charlemagne. L’Église n’y est pour rien. Estimant que ses frontières de l’Est ne seraient pas gardées tant que les Saxons ne seraient pas chrétiens, Charlemagne leur a imposé le catholicisme. Il a peut-être agi en politique avisé, mais la nécessité politique ne justifie pas ce procédé d’apostolat. Eu tout cas, le fait reste à son actif.

 

58 S. THOM., Sum. Theol. 2a 2ae, q. x, art. 12.

 

59 Il est faux que, plus tard, les Conciles d’Arles (1234) et de Béziers (1246) aient édicté eux-mêmes, comme l’ont prétendu quelques historiens, la peine de mort. Ils y font une allusion expresse en rappelant les lois existantes ; mais, à cette époque, ils n’avaient ni raison, ni prétexte pour légiférer, puisque les Ordonnances royales de Louis VIII et de Louis IX étaient en vigueur (Cf. H. MAILLET, L’Église et la répression sanglante de l’hérésie, p. 102).

 

60 « Dans la législation d’Innocent III, comme dans ses lettres, il n’est nullement question de la mort pour les hérétiques. S’il parle de recourir au glaive, il n’entend par là que l’emploi de la force nécessaire aux mesures d’expulsion et d’expropriation. Ce code, qui nous paraît à nous si impitoyable, constituait donc, relativement aux habitudes des contemporains, un progrès dans le sens humanitaire. Il régularisait, et, par le fait, adoucissait la coutume répressive en matière d’hérésie » (Cf. LUCHAIRE, Op. cit., p. 57. – VACANDARD, Op. cit., p. 74).

 

61 Cf. Ordonnances des Roys de France, T. XII, p, 319-320.

 

62 Ordonnances de Frédéric Ier, en 1184, et de Frédéric II, en 1220, élaborées de concert avec les papes Lucius III et Honorius III. – H. MAILLET, Op. cit.

 

63 Du fait que la Constitution de Frédéric II a été transcrite sur le Registre des Lettres pontificales, quelques auteurs, J. Havet entre autres (Op. cit., p. 602) ont inféré que Grégoire IX avait inspiré et approuvé les Ordonnances de l’Empereur et qu’il les avait imposées à tous les princes chrétiens.

Cette conclusion n’est pas fondée. (Cf. H. MAILLET, Op. cit., p. 66, 85.)

Que l’insertion de ce document dans les Archives diplomatiques du Saint-Siège soit autre chose qu’une pratique courante de Chancellerie, c’est possible et même vraisemblable. Mais, bien loin que le Pape ait été de connivence avec l’Empereur, il semble plutôt qu’il y ait eu entre eux, sur ce terrain, opposition et rivalité.

L’Empereur avait très habilement exploité cette affaire contre Grégoire IX. Il s’était engagé à fond, plus loin que le Pape, dans la répression de l’hérésie, pour avoir les bénéfices des résultats et s’imposer ensuite au Saint-Siège comme pacificateur et sauveur de la Chrétienté. Mais le Pape ne pouvait tolérer une pareille intrusion du pouvoir séculier en une matière aussi délicate, car l’Empereur en serait arrivé, bientôt et fatalement, en évoquant à son tribunal les crimes d’hérésie, à s’ériger en juge de la doctrine.

Très habilement donc, le Pape barra la route à l’Empereur, en créant ce juge-délégué permanent qui agissait partout au nom du Saint-Siège et qui seul était compétent pour l’enquête doctrinale. Eu sorte que ce serait pour déjouer la politique astucieuse de Frédéric II que la Papauté aurait substitué à l’Inquisition épiscopale, réorganisée déjà par Innocent III et à la rigueur suffisante, l’Inquisition pontificale.

Mais, pour défendre son droit, le Pape ne pouvait pas nier celui de l’Empereur ; ni, sous prétexte de lui soustraire le jugement doctrinal, l’empêcher d’intervenir au criminel.

L’Empire était une puissance avec laquelle la Papauté devait compter.

L’eût-il voulu, que Grégoire IX était, dans la circonstance, fort embarrassé pour désavouer la législation mise sur pied par Frédéric II. Il dut respecter cette sanction légitime de l’État. Il accepta donc, comme un fait, le code impérial. Mais, entre l’Empereur et lui, pour bien marquer la délimitation des pouvoirs, il mit l’Inquisition. (Cf. Mgr DOUAIS, l’Inquisition, ch. v, p. 82-141.)

 

64 Aujourd’hui, au XXe siècle, dans notre société laïque, fille de la Révolution, élevée à l’école des grands principes de Fraternité Universelle, un pur Cathare, un hérétique Albigeois du Moyen âge, un Manichéen convaincu et militant ne serait pas toléré. Rien qu’en raison de ses doctrines, il serait passible de la Cour d’assises ; car, pas plus qu’autrefois, l’État moderne ne tolère les associations internationales de malfaiteurs.

« Le premier devoir d’un Gouvernement est de résister, non seulement au mal, mais à son principe ; non seulement au désordre, mais aux passions et aux idées qui enfantent le désordre » (GUIZOT, Discours au Parlement, 1831).

 

65 « Quand on songe que cette législation émanait d’un libre-penseur, on conçoit quelle était alors la pression de l’opinion publique à laquelle Frédéric II n’osait pas résister » (H Ch. LEA, T. I, p. 370).

 

66 L. CHOUPIN. La responsabilité de l’Église (Cf. Nouvelle revue théologique. Septembre et Octobre 1909).

 

67 C’est la doctrine de S. Paul : « Ce n’est pas en vain que le Chef d’État porte le glaive. Il est ministre de Dieu pour châtier celui qui fait mal » (Rom. XIII, 4). – S. THOM. Sum. théol., 2a 2ae, q. X et XI.

 

68 H. LEA, parlant de S. Dominique, de S. François d’Assise, de S. Bonaventure et de S. Louis, « types dont l’humanité peut être fière », dit-il, reconnaît qu’ils « n’ont pas été mus, dans leur intransigeance contre l’hérésie, par l’appétit du gain, la soif du sang, ni l’orgueil du pouvoir, mais par le sentiment de ce qu’ils croyaient être leur devoir » ; et qu’« en agissant comme ils l’ont fait, ils ont été les interprètes de l’opinion publique, telle qu’elle s’affirma presque sans contradiction, depuis le XIIIe jusqu’au XVIIe siècle » (Cf. Op. cit., T. I, p. 265).

 

69 La même évolution s’est faite dans l’esprit de S. Augustin aux prises avec les hérétiques de l’Afrique du Nord. Il a eu deux manières ; et son exemple aide à comprendre comment et pourquoi l’Église a dû, elle aussi, au XIIIe siècle, changer d’attitude.

Il est d’abord d’une mansuétude excessive ; puis il finit par recourir à la force pour mater les Donatistes.

Pendant un temps, il ne veut compter que sur la discussion. Il espère les convaincre, les ramener par la persuasion. Il est contrarié du zèle des magistrats civils. Il leur écrit lettres sur lettres pour les adjurer de se montrer plus tolérants. Si atroces que soient les crimes des hérétiques, il n’admet pas qu’on les châtie impitoyablement, sans avoir tout tenté pour les convertir. « C’est une prière d’Évêque que je vous fait, écrit-il aux juges, un conseil et même un commandement ! » Il va jusqu’à les menacer de les dénoncer à l’Empereur. – C’est sa première manière. – Mais effrayé, à la fin, des ravages que commettent les Donatistes, sans que ses prédications, ses controverses obtiennent le moindre résultat, il est contraint de faire appel au bras séculier pour mettre à la raison ces forcenés. Il avait failli périr lui-même sous leurs coups.

Il a donc totalement changé de sentiment ; et, sans aller, jusqu’à réclamer lui-même la peine de mort, il en arrive à l’excuser, estimant qu’il est encore préférable de livrer quelques misérables au bûcher que de laisser ces fanatiques saccager la Société. (Cf. S. AUG. Retract. Lib. II. c. 5. – Ep. 23. 50. 121. 133. 131. 132. 143. 158. 159. – In Joan. Tract. XI. c. 15. – Ep. 185 ad Bonifacium ; 25-204 ad Donatum, etc.)

 

70 Engagée violemment par le coup de force de Philippe le Bel, en 1307, l’affaire des Templiers, qui fut jugée, en 1312, par le Concile de Vienne, déborde le cadre de la procédure inquisitoriale (Cf. BOUTARIC, « Les Templiers », Revue des Questions historiques, 1871-72, T. XXI).

Quant au tribunal de Rouen, la réponse cynique de Cauchon à Jeanne d’Arc : « Le Roi d’Angleterre m’a ordonné de faire votre procès, je le ferai » (Cf. DUNAND, T. III, p. 4), suffirait à le disqualifier. Les efforts que l’on fit pour amener l’Inquisiteur de France à y déléguer au moins son vicaire et le rôle effacé qu’il y joua ne sauvèrent même pas les apparences. Au contraire, l’Inquisition prit en mains la cause de la réhabilitation, et Jean Bréhal, le Grand Inquisiteur, fut l’âme du second procès (Cf. H. DUNAND, Jeanne d’Arc, T. III, p. 22, 624. – AYROLES, La Pucelle devant l’Église de son temps, 237, 530, 551, 621, 646...). – P. BELON. Jehan Brehal, grand Inquisiteur de France et la réhabilitation de Jeanne d’Arc. – H. DEBOUT, B. Jeanne d’Arc, T. II, p. 471-811.

 

71 « Il n’y avait, pour les fautes des hommes, que deux sortes de tribunaux en vigueur : les tribunaux civils et les tribunaux de la pénitence chrétienne. L’inconvénient de ceux-ci était de n’atteindre que les pécheurs apportant volontairement l’aveu de leurs fautes ; l’inconvénient de ceux-là, qui avaient la force en main, était de ne posséder aucune puissance sur le cœur des coupables, de les frapper d’une vindicte sans miséricorde. Entre ces tribunaux, le pape voulut établir un tribunal intermédiaire, un tribunal qui pût pardonner, modifier la peine même prononcée, engendrer le remords dans le criminel et faire suivre, pas à pas, le remords par la bonté ; un tribunal qui changeât le supplice en pénitence... et n’abandonnât ses justiciables au bras fatal de la justice humaine qu’à la dernière extrémité : ce tribunal exécrable, c’est l’Inquisition ; non pas l’Inquisition espagnole corrompue par le despotisme des rois d’Espagne, mais l’Inquisition telle que les Papes l’avaient conçue, telle qu’après beaucoup d’essais et d’efforts, ils l’ont enfin réalisée, en 1542, dans la Congrégation du Saint-Office » (LACORDAIRE, Mémoire pour le rétablissement en France de l’Ordre des Frères Prêcheurs. Cf. Mélanges, p. 167).

« Quel est le tribunal en Europe, autre que l’Inquisition, qui absout le coupable lorsqu’il se repent et confesse son repentir ? » (Cf. Journal des Débats, du 17 septembre 1805).

 

72 Bernard GUI. Practica, IVa P. fo 120 et seq. (DOUAIS, 218).

 

73 « Aux yeux du public du XIIIe siècle, l’organisation de l’Inquisition confiée aux enfants de S. Dominique, parut un remède tout naturel et même inévitable aux maux dont cette époque était affligée » (H. LEA, Op. cit., T. 1, p. 363).

 

74 Cf. H. LEA, Op. cit., I, 315-423.

 

75 Cf. HÉFÉLÉ. Ximenès, p. 279. – EYMERIC, 535.

 

76 ORCAGNA, peintre florentin, auteur d’une partie des fresques du Campo Santo de Pise.

 

77 Rien que dans l’histoire de LEA, qui est loin de les mentionner tous, on en relève une trentaine : en 1208, Pierre de Castelnau (T. 1, p. 145 ; – en 1232, Pierre de Planetis à Urgel et deux autres dans le Languedoc (II, 14) ; – en 1233, Conrad Thors et deux autres en Hongrie (II, 353-409) ; Berthold, de Coire (II, 415) ; – en 1234, un inquisiteur est jeté dans le Tarn à Albi (DOAT, XXXI, 29 ; – en 1238, Pierre de Cadirete, en Navarre (II, 201) ; – en 1242, neuf, à Avignonnet (II, 41) ; deux, en Aragon (II, 198) ; – en 1252, Pierre de Vérone (S. Pierre martyr), à Côme (II, 215-257) ; – en 1260, Bernard de Traversera (II, 198) ; François de Toulouse ; – en 1321, Pierre Pascal et un autre, à Montoison (II, 177) ; – en 1341, Jean de Schwienitz (II, 518) ; – en 1349, un, à Tournay (II, 458) ; – en 1375, trois, en Piémont (II, 311) ; – en 1485, Pierre Arbues, à Saragosse (HÉFÉLÉ, Op. cit., 305).

 

78 LLORENTE, Histoire critique de l’Inquisition d’Espagne, T. I, p, 113.

 

79 L’Inquisition accumulait ainsi dans ses archives un ensemble d’informations, de notes de police que les divers tribunaux se communiquaient réciproquement, d’une région à l’autre ; en sorte que les suspects une lois dépistés ne pouvaient guère se dérober, même par la fuite, sans être tout de suite signalés et saisis ; car, partout l’Inquisition renseignée veillait (Cf. II. LEA, Op. cit., 1, 428).

 

80 LLORENTE, I, 115, 152, 237.

 

81 Bernard GUI. Practica, IVa P. f° 110 (DOUAIS, 199).

 

82 Cf. Bulle Cousuluit, d’Alexandre IV. – EYMERIC, Directorium. App. p. 40. – VACANDARD, Op. cit., p. 149.

 

83 Cf. LEA. Op. cit., I, 438. – TANON, Histoire des tribunaux de l’Inquisition en France, p. 390.

 

84 Quand Boniface VIII (Bulle Ut commissi vobis officii) exigea que les noms fussent communiqués, à l’Évêque toujours, et même à l’accusé, il excepta les cas où il y aurait péril à le faire. Cette réserve prouve bien que l’entorse faite jusqu’alors au droit n’avait point été un encouragement à la délation, mais uniquement une mesure de protection pour les témoins, en face de familles influentes et vindicatives. Le statut de Torquemada (1481) dit formellement : « On s’est convaincu qu’en faisant connaître les noms des témoins, on exposait ceux-ci à de grands dangers et à de graves dommages, tant dans leurs personnes que dans leurs biens, comme l’expérience l’a prouvé ; et l’on voit encore des hérétiques tuer, blesser ou maltraiter ceux qui ont déposé contre eux (HÉFÉLÉ. Ximenés, p. 340. – Cf. Bernard GUI, Practica, IVa P. f° 104 (DOUAIS, 189-190).

 

85 LLORENTE, 1, 220-222.

 

86 Décret de Léon X, du 14 Décembre 1518. – Cf. LEA, Op. cit., I, 498.

 

87 « Les formes décrétées par la procédure inquisitoriale devaient être suivies avec une rigueur minutieuse. La moindre irrégularité entraînait la nullité en faveur de l’accusé... Elles ne furent pas toujours observées, grâce à l’atmosphère brillante des passions surexcitées par la guerre civile et religieuse des Albigeois, en France, et des Maures, en Espagne. Mais ce n’est pas dans nos temps de révolution qu’on peut s’étonner de ce que les passions égarent souvent la justice » (DU BOYS, Droit criminel en France. T. I, p. 91).

 

88 On n’incarcérait pas sur la simple prévention, mais seulement quand la culpabilité était moralement établie. Les plus rigides inquisiteurs d’Espagne déclarent que « personne ne peut être mis en prison que son crime ne soit constaté » (Statuts de Torquemada. Art. 3).

 

89 Bernard GUI. Practica, IVa P. fo 106 (DOUAIS, 190).

 

90 Décret d’INNOCENT III. Si adversus vos. – EYMERIC, 99, 446. – Ordonnance de Valdès, art. 23.

 

91 LLORENTE, I, 117.

 

92 EYMERIC, 453. – LLORENTE, I, 117.

 

93 On visitait le condamné dans sa prison : l’Inquisiteur, puis des hommes sûrs, les viri probi, quelquefois ses parents pour lexhorter, le prêcher, l’amener à se convertir. – EYMERIC, 507, 515-516. – DOUAIS, Op. cit.

« On n’en venait jamais à lexécution du condamné, dit LLORENTE, sans avoir travaillé pendant longtemps à le convertir, par tous les moyens que la prudence pouvait suggérer. Après avoir assuré sa détention, on permettait et on faisait même en sorte que ses parents, ses amis, ses compatriotes, les ecclésiastiques, les gens connus par leurs lumières, fussent admis dans la prison pour sentretenir avec lui. LÉvêque lui-même et l’Inquisiteur s’y rendaient pour l’exhorter » (T. I, p. 123).

 

94 « Plus la foi était vive, moins on tenait à la vie, pour soi et pour les autres. Le régime des austérités monastiques prouve que l’on ne se ménageait pas. On en arrivait à justifier les supplices de la question par le désir même de sauver les hérétiques de la damnation éternelle ; et la mentalité du Moyen Âge permettait ainsi d’associer, dans les mêmes âmes, cette dureté de cœur, ces rigueurs de la justice avec une charité réelle pour le prochain égaré que l’on voulait à tout prix convertir ». – H. LEA, Op. cit., I, 271.

 

95 Bulle Ad extirpanda, 25 mai 1252, renouvelée et confirmée, le 30 novembre 1259, par Alexandre IV, et le 3 nov. 1265, par Clément IV.

 

96 Le travail de l’Inquisition, recherches, poursuites, extirpation de l’hérésie, était rendu si difficile par la dissimulation et la ruse des hérétiques, par la crainte qu’ils inspiraient à tout le monde, par l’intimidation des témoins, que la torture pouvait être appliquée au condamné pour obtenir la dénonciation des complices.

 

97 Décret, Multorum querela, de Clément V.

 

98 H. LEA, I, 480.

 

99 DOUAIS, Op. cit., p. 176.

 

100 EYMERIC, Directorium, 481.

 

101 Bulle d’Innocent IV, du 17 juillet 1254. Bulle Eo quod, de Benoît XI, du 2 mars 1304. – H. LEA, Op. cit., t. I, p. 438.

 

102 DOAT, Documents relatifs à l’Inquisition, t. XXIII, p. 137, 140, 167, 170, t. XXVIII, p. 3, 8, 43, 56, 67. – DOUAIS, Op. cit., p. 243. – Bernard GUI, 83, 84.

 

103 Cf. Registre du greffier de l’Inquisition de Carcassonne, passim. – DOUAIS, p. 233. – Bernard GUI, 50, 53.

 

104 Pendant longtemps, les Inquisiteurs, en leur qualité de moines mendiants, ne devaient pas imposer d’amendes. Ils le firent et l’on transigea en les obligeant à les appliquer, de concert avec l’Évêque, à l’entretien des prisons. (H. LEA, Op. cit., I, 532.)

 

105 Ces marques infamantes, de diverses grandeurs, des croix jaunes surtout, étaient très redoutées, parce qu’elles provoquaient les railleries du public et souvent ses colères. On les portait longtemps. (H. LEA, Op. cit., I, 529.)

 

106 Il appert du Registre du greffier de l’Inquisition de Carcassonne que les prisonniers pouvaient assez facilement sortir de prison, pour un temps, sous caution. Cf. DOUAIS. L’Inquisition, p. 233.

 

107 L’acte de saisie dépendait du pouvoir séculier, au profit du fisc. L’Inquisition n’avait rien à y voir. En France, la confiscation était bien souvent, devant les tribunaux civils, connexe à la peine de mort. C’était un moyen pour l’État d’alimenter son budget. (H. LEA, I, 567).

 

108 « Condamnés par l’Église, qu’ils soient abandonnés au jugement séculier, pour subir la peine qui leur est due » (Décret. Lib. V. De heræticis. – Tit. VII, c. 15).

Dans les derniers temps de l’Inquisition, en Espagne, on étranglait le condamné avant d’allumer le bûcher. Lorsqu’on connut la poudre, on lui suspendait au cou un sac de poudre pour abréger ses souffrances. (H. LEA, I, 621.)

 

109 Cf. HÉFÉLÉ, Op. cit., p. 339. – LLORENTE (I, 320) avoue que, depuis le milieu du XIIIe siècle, toutes les sentences de l’Inquisition ont été bénignes.

 

110 EYMERIC, Directorium, 515-516.

 

111 Bernard GUI, Practica, IVa P. fo 120 (DOUAIS, 220). – La conversion in extremis ne procurait aux relaps qu’une simple atténuation de peine : ils n’étaient pas brûlés vifs ; on les étranglait avant d’allumer le bûcher.

 

112 Le fameux San benito que portaient, dans ces lugubres cérémonies, non seulement les condamnés à mort, mais encore ceux qui avaient encouru une pénitence canonique, n’était pas infamant comme la rouelle ; c’était tout simplement l’ancien habit des pénitents, le sac et la corde (sacco bendito), dont parlent déjà les prophètes et les psaumes (IS., XX, 2. XXII, 12, JOB, XVI, 16, JON., III, 5. PS. XXIX, 2). – HÉFÉLÉ, Op. cit., 355. – LLORENTE I, 326), mais qui avait subi déjà quelques transformations pour le distinguer de la robe monastique. Aux temps de l’Inquisition, il n’avait plus la forme de sac : c’était plutôt une sorte de scapulaire sur lequel on cousait de grandes croix de diverses couleurs, selon les cas.

 

113 Cf. HÉFÉLÉ, Op. cit., 346.

 

114 J. GUIRAUD, dans son Histoire partiale et histoire vraie, résume ainsi son jugement : « On représente l’Inquisition comme un tribunal redoutable où l’accusé n’avait pas de défenseur, était soumis aux pires tortures et finalement condamné presque toujours aux châtiments les plus barbares. Or, les textes nous démontrent que les tribunaux de l’Inquisition donnaient aux inculpés des garanties inconnues, à la même époque, des juridictions civiles et que son code pénal et ses sentences témoignaient d’une indulgence que l’on aurait vainement demandée, au même moment, aux autres tribunaux. » (Cf. p. 293.)

 

115 Cf. CANTU, Histoire universelle, t. XI, ch. 6. – F. NICOLAY, Histoire des croyances, t. III, p. 153.

 

116 Cf. BALMÈS. Le Protestantisme comparé au Catholicisme, T. I, ch. XVI et suiv. (Esclavage), T. II, c. XXXI (Trêve de Dieu). – G. KURTH. Les origines de la civilisation moderne, T. II, p. 124.

 

117 Les ordalies sont d’origine païenne. Elles nous sont arrivées par les Germains, et les populations du haut Moyen Âge, dont la foi était encore tout embrumée des superstitions de la veille, ne purent se résoudre à répudier cet héritage des ancêtres.

Ces recours systématiques à la divinité pour éclairer la justice humaine s’inspiraient évidemment d’une pensée religieuse, mais faussée dans l’application ; car, à mettre ainsi Dieu en demeure d’intervenir, au moyen de rites ridicules ou barbares, on ne l’honore point : on le tente.

L’Église, au début, a dû fermer les yeux et tolérer ces coutumes invétérées qu’elle n’aurait pu abolir du premier coup.

Que des Évêques et, des Abbés, Seigneurs féodaux, et, à ce titre, Magistrats, aient partagé, sur ce point, l’erreur de leur temps, c’est incontestable. Mais, si ces pratiques ont été sanctionnées par les Princes, il est faux qu’elles aient jamais reçu l’approbation de l’Église, c’est-à-dire des Papes ou des Conciles généraux.

Dès le IXe siècle, Étienne V les condamne (Decret. Grat., C. II, quest. V, c. XX) ; au XIe, Alexandre II les interdit (Recueil des hist., T. XV, p. 103) ; au XIIe, c’est Alexandre III ; puis, au XIIIe, Lucius III, Célestin III (Decret. Tit. XXXIV, c. VIIIDecret. Gregor. IX, L. V, T. XXXV, ch. I). Innocent III déplore l’inutilité de ces condamnations (Ibid., ch. II). Le IVe Concile de Latran y insiste encore (MANSI, T. XXII, p. 100).

Il nous reste, au XXe siècle, avec le duel, vestige du combat judiciaire qui subsista jusqu’au XVIe siècle, cette expression populaire pour attester la vérité : « J’en mettrais ma main au feu ! »

 

118 Cf. A. ESMEIN. Hist. de la procédure criminelle en France, p. 284, 293, 316.

 

119 L’Inquisition avait fonctionné en Aragon, au XIIIe siècle, coure les Cathares.

 

120 Il faut noter au moins les grandes étapes de cette conquête : en 939, importante victoire de Simancas, suivie de revers, puis de nouveaux succès en 1002 ; – prise de Tolède en 1085, de Saragosse en 1118, de Valence et de Burgos en 1126, de Calatrava en 1158 ; – après une phase ingrate, victoire de Navas de Tolosa, en 1212, qui porta un coup terrible aux Mores ; – en 1225, S. Ferdinand, roi de Castille, contemporain de S. Louis, reprend une partie de l’Andalousie, s’empare d’Ubeda (1234), de Cordoue (1236) et de Séville (1248) ; – dix ans auparavant (1238), le roi d’Aragon avait pris Valence, et réduit l’empire des Kalifes au petit royaume de Grenade. – Enfin, sous Ferdinand et Isabelle, en 1492, Grenade, dernier rempart de l’Islam en Espagne, fut reconquise. (Cf. J. H. MARIÉJOL, L’Espagne sous Ferdinand et Isabelle, p. 6, 62. – DE NERVO, Isabelle la Catholique, 190, 255).

 

121 « À force d’avoir ainsi bataillé, lutté pendant des siècles, le peuple espagnol, au lendemain de la prise de Grenade, fut embarrassé de ses bras, de ses épées, nous dirions presque de sa piété. Dans son existence, la victoire avait introduit une solution de continuité. Il s’ennuyait de n’avoir plus à vaincre ; habitué à lutter pour vivre, il ne pouvait plus vivre sans lutter. Alors, sur les ruines de la Chevalerie, que sa victoire même rendait superflue, trois types surgirent : Don Quichotte, qui ne pouvait croire le combat fini et qui provoquait des moulins à vent à défaut de Maures, jusqu’à ce que Cervantès eût rappelé l’Espagne au bon sens ; Fernand Cortez, qui cherchait au-delà des mers une occasion d’aventure et des infidèles à convertir ; enfin, Ignace de Loyola. Entre la chevalerie du Moyen Âge et la Compagnie de Jésus, il existe une sorte de filiation ; et, pour créer son ordre, le blessé de Pampelune n’eut point à dépouiller le vieil homme, il n’eut qu’à le continuer » (Cf. G. GOYAU, Les Papes et la civilisation, éd. DIDOT, p. 148).

 

122 LLORENTE, I, 334.

 

123 L’apostolat de S. Vincent Ferrier fut particulièrement fructueux en Espagne, en ce temps-là (1398-1400 ; 1408-1415).

 

124 DE NERVO, Isabelle la Catholique, p. 300.

 

125 J. H. MARIÉJOL, Op. cit., 53-58. – C. BRIAND, Histoire d’Espagne, T. II, p. 125.

 

126 Cf. Leg. Wisigothor., L XII, tit. 2 et 3. – Conciles d’Elvire (303) ; 3e, 6e, 10e et 17e de Tolède (589, 633, 656, 694). – Décrets cités par BALMÈS, Op. cit., T. I, p. 395. – HÉFÉLÉ, Ximenès, p. 281.

 

127 DE NERVO, Isabelle la Catholique, p. 164, 169, 295.

 

128 « Dans aucun pays de l’Europe, le système de commerce sans scrupules et l’usure impitoyable dont ces dangereux étrangers ont la spécialité, n’avaient causé autant de désastres que sur le sol fertile de l’Espagne : de là de nombreuses persécutions, au milieu desquelles les Juifs n’avaient eu souvent le choix qu’entre la mort ou le baptême. Aussi se trouva-t-il bientôt en Espagne un grand nombre de convertis qui n’avaient de chrétien que le nom. Les Juifs masqués constituaient un danger infiniment plus grand que ceux qui restaient franchement attachés à leur religion (PASTOR, Histoire des Papes, T. IV, p. 369).

– « Si les Juifs absorbaient une grande partie de la fortune nationale et du commerce de l’Espagne, les Judaïsants (Maraños) niellaient en péril, à la fois, la nationalité espagnole et la religion chrétienne. En effet, à l’abri derrière leur masque, ils parvenaient tantôt à se glisser dans une foule d’offices ecclésiastiques, parfois même à se hisser sur un siège épiscopal, tantôt à revêtir les plus hautes fonctions civiles, ou à s’introduire par le mariage dans tontes les familles nobles ; et, toujours, situations ou richesses devenaient un instrument uniquement employé pour le triomphe du Judaïsme sur la nationalité espagnole et sur la religion chrétienne » (HÉFÉLÉ, Ximenès, p. 277). – Cf. BALMÈS, Le protestantisme comparé au catholicisme, T. II, ch. XXXI, p. 175.

 

129 Rome a toujours été hospitalière aux Juifs ; c’était leur ville de refuge. Dans maintes circonstances, le Saint-Siège est intervenu pour les défendre : S. Grégoire le Grand, au VIIe siècle ; – Nicolas II, Alexandre II, par deux fois ; particulièrement pour féliciter les Évêques d’Espagne de les avoir protégés, dans des émeutes populaires (DELARC, Grégoire VII, T. II, p. 395) ; – Urbain II défendit de profaner leurs cimetières ; Alexandre III fit respecter leurs synagogues ; Honorius III veilla à ce qu’on ne les confondît pas avec les Cathares (HÉFÉLÉ, 283) ; – Innocent III, à l’exemple de ses prédécesseurs Calixte II, Eugène III, Clément III, les prit sous sa protection et interdit, toutes violences pour les convertir (LUCHAIRE, La Croisade des Albigeois) ; – Grégoire IX s’interposa en leur faveur, en France, en Allemagne, en Espagne (ROHRBACHER, T. VII, p. 278, VIII, p. 34) ; Innocent IV, Nicolas III, Clément V et Clément VI en firent autant (ROHRBACHER, T. VIII, p. 572) ; – Martin V leur donna le droit d’avoir un assesseur juif à l’Inquisition dans tous les jugements où ils étaient en cause (LEA, T. II, 563) ; Nicolas V les soutint en Espagne. Pie II prit des mesures pour qu’on ne baptisât point, contre leur gré, leurs enfants ; il réclama pour eux le repos du samedi (PASTOR, Histoire des Papes, III, p. 269).

La bienveillance des Papes d’Avignon avait fait de cette ville un centre juif important (H. Lucien BRUN, La Condition des Juifs en France depuis 1789. Intr. 26). Alexandre VI fit si bon accueil, à Rome, aux bannis d’Espagne que la communauté juive de Rome, redoutant que sa tranquillité ne tût troublée par ces réfugiés malheureux, tenta d’obtenir du pape, à prix d’or, qu’il leur fermât les portes. Le pape fut tellement outré de cet égoïsme qu’il faillit expulser les occupants pour faire place aux proscrits sans asile (GAFFRE, Inquisition et Inquisitions, p 66. H. Lucien BRUN, Op. cit., Introd. 27) ; – Clément VII en 1533, Paul III en 1535, plaidèrent leur cause en Portugal (HÉFÉLÉ, Ximenès, p. 302) ; – Clément XII revendiqua la liberté d’éducation pour leurs enfants, etc.

Lorsqu’en 1807, le Grand Sanhédrin, reconstitué par Napoléon, put se réunir à Paris, pour la première fois depuis la ruine du Temple de Jérusalem, les Juifs se souvinrent de tout ce que les Papes avaient fait pour eux à travers les âges. Ils votèrent une adresse de remerciement au Saint-Siège consignée au procès-verbal, pour qu’elle demeure à jamais comme un témoignage authentique de la gratitude des Israélites » (DRUMONT, La France juive, T. I, p. 307. – J. LÉMANN, Entrée des Israélites dans la Société française, p. 160-200). Les Juifs d’aujourd’hui semblent bien l’avoir oublié.

– Dans sa législation restrictive du droit des Juifs, l’Église n’a pas eu d’autre but que de parer aux inconvénients d’une tolérance excessive, dont les populations chrétiennes auraient eu à pâtir. Elle se résume en ces quelques articles :

1° Liberté du culte juif, inviolabilité des synagogues et des cimetières, sous la réserve que les Juifs respecteraient extérieurement les dimanches et fêtes catholiques et fermeraient leurs maisons le Vendredi-Saint.

2° Incapacité de posséder ou d’hériter le sol, à cause des titres et privilèges attachés à la terre, au Moyen Âge ; en vue aussi des accaparements.

Obligation d’habiter un quartier spécial et de porter un signe extérieur, pour tenir les chrétiens en garde contre l’éternel usurier ; pénalités sévères contre l’usure.

Interdiction des charges et fonctions publiques qui leur donneraient autorité ou influence sur les chrétiens : enseignement, magistrature, médecine, grades dans l’armée, etc.

Défense d’employer à leur service des chrétiens, et réciproquement, à cause du péril de la foi dans l’intimité de la vie domestique (Cf. DUBALLET. Droit can. Principes. T. II, ch. III, p. 310).

 

130 J. H. MARIÉJOL, Op. cit., p. 40, 44.

 

131 Cette heure finit toujours par sonner dans l’histoire des Juifs : c’est la malédiction des déicides qui retombe sur la tête de leurs enfants : « Sanguis ejus super nos et super filios nostros ! » – « Quelles vertus ou quels vices, écrit l’un d’eux, valurent au Juif cette universelle inimitié ? Pourquoi fut-il tour à tour maltraité et haï par les Alexandrins et par les Romains, par les Persans et par les Arabes, par les Turcs et par les nations chrétiennes ? Parce que, partout et jusqu’à nos jours, le Juif fut un être insociable » (Bernard LAZARE, L’Antisémitisme).

 

132 LLORENTE, I, 189.

 

133 2. La question des meurtres rituels a fait l’objet de discussions passionnées. Le Dr Imbert Gourbeyre, qui l’a étudiée tout spécialement, établit, dans l’Univers du 30 septembre 1897, à propos d’un ouvrage du P. Constant, Les Juifs devant l’Église et l’histoire, où elle est longuement traitée, qu’au XIIe siècle on relève 7 meurtres rituels ; 41 au XIIIe ; 12 au XIVe ; 28 au XVe ; 21 au XVIe ; 13 aux XVIIe et XVIIIe et 48 au XIXe. Parmi les petites victimes, il en cite 15 que l’Église a mises sur les autels, canonisées ou béatifiées, entre autres, le jeune enfant de la Guardia. S. Christophe.

Les Bollandistes, à la date du 19 avril (S. Werner), résument en ces termes la question : « En tous temps, les Juifs ont voué une haine implacable au Christ et aux chrétiens... ; ils attirent en secret les enfants chrétiens et les massacrent sans pitié, de préférence à l’époque de la Pâque juive ou dans les jours de la Semaine Sainte » ; en mars ou avril, dans les 2/3 des cas. Bollandistes, Acta Sanctorum, 25 mars (S. Richard), 19 avril (S. Werner), 20 avril (S. Albert). – LLORENTE, T. I, chap. VIII. – Cf. Le mystère du sang chez les Juifs de tous les temps. Paris, SAVINE, 1889. – E. DRUMONT. La France juive, T. II, p. 382. – La Civitta cattolica, 1er avril 1882. – ROHRBACHER. Histoire de l’Église, T. VII ; p. 163. T. VIII, p. 196, 300, 302. T. IX, p. 376.

– A. LEROY-BEAULIEU, dans son livre Israël et les Nations, conteste l’authenticité de tous ces faits.

 

134 DE NERVO. Op. cit., p. 296.

 

135 LLORENTE dit 800 000 (I-261). PRESCOTT, très hostile, réduit ce chiffre à 170 000 : FERRÉRAS et BERNALDEZ (Chronique), contemporains du fait, donnent la même évaluation : à peu près 30 000 familles, qui passèrent en Portugal, dans le midi de la France (H. Lucien BRUN, Op. cit., Introd. p. 21) et dans l’Afrique du Nord. Les Juifs du Maroc, d’Algérie et de Tunisie sont, pour la plupart, les petits-fils de ces proscrits du XVe siècle.

 

136 LLORENTE, I, 446, 451.

 

137 LLORENTE, IV, 53.

 

138 La Reine Isabelle hésita longtemps, ne s’y résigna qu’à son corps défendant et en retarda tant qu’elle put l’organisation (Cf. DE NERVO, Op. cit., p. 170).

 

139 Cf. PASTOR, Histoire des Papes, T. IV, p. 375.

 

140 DE NERVO, Op. cit., p. 153.

 

141 J. H. MARIÉJOL, Op. cit., p. 259-309.

 

142 SPITTLER, historien protestant, écrit que l’Inquisition a été, entre les mains des rois, un instrument dont ils se sont servis pour asseoir le despotisme sur les ruines des grandes libertés nationales. Le nouveau Tribunal était purement royal ; tout y tendait au profit des rois et non au bien de l’Église » (Cf. REUSS, Instructions pour les tribunaux de l’Inquisition d’Espagne. Préface).

 

143 En 1229, le Concile de Toulouse prescrit des règlements sages et débonnaires pour les prisons. (VACANDARD, p. 169.)

1239. – Grégoire IX destitue et condamne à la prison perpétuelle l’Inquisiteur Robert le Bougre, ancien cathare, pour ses cruautés. (TANON, p. 117. – VACANDARD, p. 221).

1249. – Innocent IV blâme les Inquisiteurs pour exactions au détriment des convertis ; réprime les familiers qui rançonnent le peuple (LEA, I, p. 433-532) ; délègue ses pouvoirs aux Généraux des Dominicains et des Franciscains pour révoquer les Inquisiteurs coupables (LEA, I, 392). – Eugène IV (1439), Sixte IV (1474), Jean XXII, Martin V, renouvellent cette délégation (LEA, I, 393). – Sixte IV, en 1479, ordonne que toutes les plaintes formulées contre les Inquisiteurs soient transmises à leurs supérieurs majeurs, qui ont mandat pour punir (Bulle Sacri, Juillet 1479).

1268. – Clément IV écrit au roi de Navarre qu’il ne doit point imiter le roi de France, Louis IX, dans ses rigueurs.

1297. – Boniface VIII interdit les confiscations préventives. – Jean XXII y revient en 1327 (LEA, I, 583 – n, 291).

1306. – Clément V délègue deux Cardinaux pour inspecter les prisons du Midi : révocations de gardiens, libérations de détenus, réformes du régime, sévères reproches aux Inquisiteurs (VIDAL, Un inquisiteur jugé par ses victimes, p. 18-37 – DOAT, T. XXXIV, p. 4. – DOUAIS, Doc. II, 304 – LEA, I, 433-474) ; – 1311, proteste contre des abus d’autorité envers des catholiques (LEA, I, 512) ; contre les rigueurs de la torture ; exige le consentement de l’Évêque (DOUAIS, Doc. II, 307) ; dénonce les trafics financiers de certains Inquisiteurs (LEA, I, 539) ; décrète l’excommunication ipso facto pour poursuites injustifiées (LEA, I, 392).

1312. – Le Concile de Vienne sévit contre l’Inquisiteur de Carcassonne et restreint ses pouvoirs (VIDAL, p. 38).

1317. – Jean XXII insiste sur les abus de la torture (LEA, Éd. angl. I, 383).

1337. – Benoît XII s’insurge contre la vénalité des juges et charge son légat de procéder aux révocations nécessaires, etc., etc.

 

144 LLORENTE, I, 245, 254.

 

145 Cf. LYMBORGH, Histoire de l’Inquisition, Liv. I, ch. 26.

 

146 Cf. HÉFÉLÉ. Ximenès, p. 324. – G. ROMAIN. L’Inquisition, p. 42.

 

147 Cf. BALMÈS. Le Protestantisme... T. II, p. 402. – LLORENTE, II, 184.

 

148 « L’inquisiteur général et le Conseil du Saint Office refusent de se soumettre aux bulles du Pape toutes les fois que les dispositions ne leur conviennent point, sous prétexte que les lois du royaume ne le permettent pas » (LLORENTE, I, Préf. XX).

– « Les Inquisiteurs d’Espagne ont constamment défendu leurs droits, avec tant de vigueur, qu’on les a vus refuser plusieurs fois d’exécuter les Brefs apostoliques lorsqu’ils étaient contraires aux décisions qu’ils avaient prises »... « Ils refusent de se soumettre aux décrets du Pape lorsqu’ils sont contraires à ce qu’ils ont résolu, ou à l’intérêt de leur système particulier. Ils auraient agi autrement s’ils n’avaient été sûrs qu’en s’adressant au roi et en intéressant sa politique, ils forceraient l’autorité royale à s’opposer aux mesures du Souverain Pontife (LLORENTE, II, 79, 81). – Dans l’affaire des Moresques, au XVIe siècle, les papes Clément VII, Paul III, Paul IV, Pie IV, Grégoire XIII, témoignèrent d’une extrême condescendance pour faciliter les réconciliations : « les Brefs Apostoliques n’étaient jamais publiés, mais promptement ensevelis dans les Archives de l’Inquisition » (LLOR. I, 453). – « Les Inquisiteurs ne publiaient pas les Brefs d’Indulgence accordés par la Cour de Rome » (Ibid., 454).

 

149 Léon X s’était montré d’abord hostile à Charles-Quint, dans cette élection qui se disputait âprement, à prix d’or, entre l’Espagne et la France. Il ne se rallia au roi d’Espagne qu’au dernier moment (Cf. JANSSEN. L’Allemagne à la fin du Moyen Âge. T. I, p. 554-568).

 

150 Bulle Licet ab initia, du 21 juillet 1542.

 

151 Dès le début, Ferdinand avait créé, à côté du Saint Office, un conseil royal de l’Inquisition, dont il nommait les membres, dont il restait le Maître et que le Grand Inquisiteur présidait toujours : la Suprême. (LLOR., I, 175 ; II, 498).

– Déjà sous Ferdinand et Isabelle, les sentences de l’Inquisition étaient rendues officiellement au nom du gouvernement, avec ces formules : Leurs Altesses veulent et ordonnent... LL. AA. pardonnent.... (Cf. HÉFÉLÉ, Ximenès, p. 305).

L’historien L. Ranke, professeur à l’Université de Berlin et protestant, affirme qu’au XVIe siècle, l’Église n’avait plus aucun contrôle sur l’Inquisition d’Espagne. « Les Inquisiteurs sont nommés par le Roi qui les révoque à son gré. L’Inquisition se mêle de tout, du commerce, de la marine, des impôts... et, sous Philippe II, elle alla jusqu’à déclarer que c’était une hérésie de vendre des chevaux et des munitions à la France. » C’est un tribunal à la dévotion des princes. (RANKE, L’Espagne sous Philippe II, ch. III, p. 242. Princes et peuples, T. I, p. 24.) – Joseph Ier de Portugal (1769) déclare que, de tous les tribunaux de son royaume, « le Saint Office est celui qui relève le plus directement de sa personne royale ». Cf. Collection des lois portugaises, T. II, p. 397.

 

152 Après avoir expliqué comment le catholicisme était le véritable lien national entre les provinces, si dissemblables par les mœurs et le tempérament, de Navarre, de Castille, de Catalogne et d’Andalousie, Balmès conclut que le protestantisme aurait infailliblement rompu l’unité du pays. D’autre part, dit-il, l’Espagne avait besoin de paix et de cohésion à l’intérieur, pour tenir en mains son immense empire colonial. « En sorte que, de la politique de Philippe II dépendait non seulement la tranquillité, mais peut-être l’existence de la monarchie. On accuse maintenant ce prince de tyrannie ; s’il avait tenu une autre conduite, on le taxerait d’incapacité » (BALMÈS, Le protestantisme comparé au catholicisme, T. I, ch. XII, p. 144. – T. II, ch. XXVIII, p. 203).

Charles-Quint avait recommandé expressément à son fils Philippe II, dans son testament, « une chose d’où dépend le salut de toute l’Espagne, savoir de ne jamais laisser les hérétiques impunis ; et, pour cela, de combler de faveurs l’office de la Sainte Inquisition » (Cf. LYMBORGH, Histoire de l’Inquisition, Liv. I, ch. XXX).

Dans son « Mémoire pour le rétablissement des Frères Prêcheurs » (Mélanges, p. 185), Lacordaire semble attribuer à Philippe II tous les méfaits de l’Inquisition ; il le donne comme l’inventeur des autos tragiques « où le supplice devenait une sorte de fête ». Balmès relève ces jugements erronés et remet les choses au point (Cf. Op. cit., T. II, ch. XXXVII, p. 186).

 

153 ROGIE et DESPIQUES, Cours moyen, p. 36.

 

154 PRIMAIRE, Manuel de lecture, p. 14.

M. A. RAMBAUD, dans son Histoire de la civilisation française, T. I, p. 327, donne le chiffre de 300 000 victimes. Il a évidemment confondu, comme le font la plupart des auteurs, le nombre total des condamnations à des peines diverses (LLOR., IV, 271), avec les sentences capitales.

 

155 Chiffre donné, en 1910, par le Bureau de statistique juive de Berlin.

 

156 H. LEA, I, 489, 619, 620.

 

157 H. LEA, I, 557, 619. – DOUAIS, Documents. Intr. CCIV. – VACANDARD, Op. cit., p. 322.

 

158 H. LEA, I, 613.

 

159 VACANDARD, Op. cit., 235.

 

160 H. LEA, I, 444.

 

161 César CANTU, Les hérétiques d’Italie, p. 191.

 

162 BALMÈS. Le Protestantisme comparé au Catholicisme, T. II, p. 413.

 

163 Ce pseudonyme très modeste correspond exactement à la mentalité de l’instituteur qui prend de telles libertés avec l’Histoire. C’est le manteau qui convenait pour couvrir et excuser son indigence.

 

164 LLORENTE, T. IV, 271.

 

165 (Cf. Supra, note 135). – GAMS, dans son Histoire de l’Église d’Espagne, estime qu’il y eut environ 2000 victimes, de 1481 à 1504, et à peu près autant dans la suite (T. III, p. 68-76).

 

166 MARIANA. Historia de reb. hispan. Lib. XXIV, ch. XVII. Il est à noter que Torquemada ne fut Grand Inquisiteur qu’en 1483. – BERNALDEZ, contemporain, parle de 700 victimes de 1481 à 1488.

 

167 LLORENTE, I, 280 ; IV, 250.

 

168 HÉFÉLÉ, Ximenès, p. 290, 351.

 

169 Cf. O. PESCHEL, Das Zeitalter der Entdeckungen, p. 151.

 

170 LLORENTE, Op. cit., I, 273 ; IV, 247-248.

 

171 LLORENTE. IV, 247, 250, 251, 255...

 

172 Ibid. I, 407. IV, 252, 260.

 

173 Autodafé de Valence, en 1330 : aucune sentence capitale (I, 82) ; en 1360, « sur un très grand nombre de condamnés quelques-uns furent livrés à la justice séculière » (I, 84) ; Tolède, en 1486 : sur 3 327 condamnés, 27 au bûcher (I, 239) ; Louvain, 1527 : 60 condamnés, sans mise à mort (II-188) ; en Sicile, 1546, « un des plus grands autodafés que l’on ait encore vus : 4 condamnés par contumace y furent brûlés en effigie ; une cérémonie semblable eut lieu en 1549 et 1551 » (II, 245) ; à Murcie, en 1557, « un des autodafés les plus solennels qu’on eût encore vus ; il fut composé de 11 individus condamnés à être brûlés et 43 réconciliés » (II, 338) ; 1er autodafé de Valladolid, en 1559 : 14 victimes ? (II, 220) ; 2e autodafé « encore plus solennel que le premier », 13 victimes ? (II, 234) ; Séville, en 1560 : 14 (II, 273) ; Tolède, en 1560, « plusieurs condamnés furent brûlés, le plus grand nombre soumis à des pénitences » (II, 384) ; Tolède, en 1561 : 4 brûlés (II, 386) ; Murcie, en 1564 : « 1 luthérien brûlé en personne, 2 en effigie et 18 réconciliés » (II, 371) ; en 1565 : 4 sur 50 ; en 1567 : 6 sur 54 ; en 1568 : 25 (II, 389) ; Tolède, en 1565 : 11 sur 45 (Ibid.) ; 1571 : 2 sur 36 (Ibid.) ; Mexico, en 1575 : 2 sur 82 (II, 199) ; « le 2 mai 1593, il y eut à Grenade un autodafé très considérable : 5 individus y furent brûlés en personne, 5 en effigie et 87 réconciliés » (II, 407) ; Logrogno, en 1593 : 5 sur 49 (II, 410) ; en 1610, « un autodafé des plus solennels : 6 sorciers, sur 52 (III, 431) ; Cordoue, 1627 : 4 sur 81 (III, 164) ; Séville, en 1630 : 6 sur 50 (Ibid.) ; Madrid, en 1532 : 7 sur 53 (III, 465) ; Valladolid, en 1636 : 28 condamnés, dont 18 malfaiteurs de droit commun : aucun brûlé (III, 467) ; Tolède, en 1661 : sur 13 condamnés, 1 fut pendu, comme assassin (III, 470) ; Centa, en 1654 : 10 sur 57 (Ibid.) ; Séville, en 1660 : 7 sur 100 (III, 474) ; Madrid, en 1680 : 19 sur 118 (IV, 3) ; etc. De 1759 à 1788, il n’y eut en Espagne que 10 autodafés seulement et 4 exécutions (IV, 150).

Voilà donc un ensemble de 41 autodafés qui livrent 216 victimes à la justice séculière. Or, à maintes reprises, Llorente déclare que généralement, dans les centres d’inquisition, il y avait 1 ou 2 autodafés par an.

 

174 Dans un autodafé à Murcie, en 1560, on compte 7 bigames livrés au bras séculier ; dans un autre 13, en 1503. – C. HÉFÉLÉ, Op. cit., p. 349.

 

175 LLORENTE, II, 395 ; IV, 12.

 

176 Les documents dont on n’a pu encore faire état, mais qui seront publiés quelque jour, ont été retrouvés récemment en Espagne, dans les Archives de province.

 

177 HÉFÉLÉ, Op. cit., p. 347. – LLORENTE I, 239.

 

178 LANGLOIS, L’Inquisition d’après des travaux récents, p. 106.

 

179 Mémoires de Villars, p. 186. Cf. Rev. d’Apologétique, juillet 1906). – LLORENTE, IV, 3.

 

180 B. PICART, Histoire des mœurs et coutumes des peuples, T. II, p. 463.

 

181 HÉFÉLÉ, Op. cit., 347. – LLOR., I, 245, 254. – BALMÈS, Op. cit., T. II, ch. XXXI ; p. 180.

 

182 LLORENTE, II, 188.

 

183 LLORENTE, I, 440.

 

184 LLORENTE, II, 401.

 

185 LLORENTE, II, 338.

 

186 Il importe de noter que, dans ces statistiques, les crimes de droit commun ne sont pas défalqués.

 

187 L’impitoyable répression des paysans d’Allemagne, en 1525, a fait cent mille victimes, détruit plus de mille couvents, plusieurs centaines de bourgs et de villages. (Cf. JANSSEN, L’Allemagne protestante. T. II, p. 596.) – Au sac de Rome, en 1527, les luthériens ont massacré plus de 6 000 romains (cf. Ibid. T. III, p. 139).

Le bilan de la persécution en Angleterre, sous Henri VIII et sous Élisabeth, se chiffre par milliers de victimes (Cf. COBBETT, Lettres sur la Réforme). On organisait en Irlande, comme parties de plaisir, des chasses à l’homme dans les halliers, dans les montagnes, où l’on abattait 7 à 800 pièces par jour. « Le pays fut couvert de sang et de ruines, systématiquement dépeuplé » (LAVISSE et RAMBAUD. Hist. gén., V, 246.)

En France, à les entendre, on dirait vraiment qu’il n’y a jamais eu d’autres massacres que la Saint-Barthélemy en 1572 ; mais, bien auparavant, les huguenots avaient mis le pays à feu et à sang : massacres de Saint-Gilles (1562), massacres de Nîmes, de l’Angoumois, de la Saintonge... (Cf. GAFFRE, Inquisition et inquisitions, p. 247, avec références.)

La Révolution, dont le régime actuel se réclame si bruyamment, n’a-t-elle pas à son actif le massacre des prisons, à Paris, à Lyon, partout ; les fusillades en masse à Toulon, dans l’ouest (1792 Vendéens d’un coup, dont 106 femmes) ; les noyades de Nantes (400, 800 victimes par jour ; 700 enfants dans le même bateau) ; la guillotine en permanence avec ses 16 444 exécutions officielles, de 89 à 95, jusqu’à des enfants de 6 ans, 4 ans, 3 ans ! Sans compter les malheureux qui moururent par milliers, de misère ou de contagion, dans les prisons : 5 000 rien qu’à Nantes, en deux mois ! (Cf. TAINE, La Révolution, T. II, 253. III, 381.)

Est-ce que de nos jours, l’État n’a pas réprimé impitoyablement la Commune, par une hécatombe épouvantable des fédérés ?

 

 

 

 

 

 

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