Un médium politique à Saint-Pétersbourg

de 1880 à 1886

 

COMMUNICATION FAITE AU CONGRÈS DE LONDRES

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

le Dr Georges von LANGSDORFF

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Je ne pense pas que beaucoup de mes auditeurs aient lu ma brochure, « Die Schutzgeister (les Esprits protecteurs) », publiée à Leipzig en 1897 ; aussi ai-je cru vous intéresser en venant parler ici d’un médium politique remarquable, encore de ce monde, qui reçut la mission de sauver d’une révolution désastreuse, fomentée par les nihilistes, le puissant empire russe.

Le père de Henry von Langsdorff est né à Rio-de-Janeiro, où le grand-père, baron Georges von Langsdorff, était ambassadeur de Russie de 1820 à 1826 ; la famille revint en Europe en 1830, et, lors des mouvements révolutionnaires de 1848, le père de Henry, qui y avait joué un rôle assez important, fut contraint d’émigrer dans l’Amérique du Nord, où Henry, le médium dont cette communication va vous entretenir, vint au monde en 1850, à Érié, en Pennsylvanie.

Plus tard, une amnistie ayant été octroyée, les parents de Henry arrivèrent en Allemagne ; c’étaient alors des spirites convaincus. Lors de la guerre de 1870, Henry dut partir pour la France. Blessé, la veille de la capitulation de Strasbourg, il rejoignit, une fois guéri, son régiment devant Belfort, puis rentra dans sa famille, dégoûté du militaire.

Désireux d’aller chercher fortune dans le commerce aux États-Unis et ses parents n’y mettant pas opposition, il retourna dans son pays natal, l’Amérique du Nord. Toutefois la crise de 1873-1874 le ramena en Allemagne. Il s’établit alors à Francfort avec un autre jeune homme, mais ne réussit ni dans cette ville, ni à Fribourg-en-Brisgau. Là il épousa une jeune personne qui passait pour riche, mais dont le père se montra trop ladre pour venir en aide à sa fille et à son gendre.

Un beau jour, sa femme le quitta et retourna chez ses parents. À cette époque, la mère de Henry était bon médium à incarnation et jouissait aussi parfois du don de double vue. Un monsieur russe, M. Munster, qui était aussi spirite, lui ayant été présenté par son fils, elle tomba en transe et dit : « Si le plus âgé de ces messieurs voulait magnétiser le jeune homme, celui-ci deviendrait un puissant médium. »

M. Fr. Munster était magnétiseur, et il avait déjà développé des médiums en Belgique et à Paris. Avec son aide, Henry arriva bientôt à être médium parlant, écrivain et à effets physiques. En deux occasions, il eut des apports de fleurs et en juillet deux grappes de raisins bien mûres et douces. Il est à remarquer que cette année-là, en 1879, les raisins ne mûrirent pas du tout, pas même en octobre, époque normale de la maturité. Quelque temps après, il écrivait un manuscrit de bon style, avec des remarques en grec, quoiqu’il n’eut jamais eu un livre grec entre les mains.

À cette époque, bien des spiritualistes qui vinrent rendre visite au médium, en obtinrent les preuves les plus convaincantes. Son esprit protecteur se donnait le nom de « Dabot » et disait avoir été sur terre Dominique-François Arago, être né à Paris et y avoir été directeur de l’Observatoire. Mais on ne put jamais obtenir la preuve de son identité. Il y avait aussi, outre Dabot, Hahnemann, le père de l’homéopathie et Napoléon Ier, qui étaient censés contrôler le médium.

D’autres médiums, et entre autres la mère de Henry, en état de transe, prédirent qu’il aurait une mission à remplir en Russie. Mais ses parents n’y croyaient pas et ne voulaient pas y donner leur consentement.

Un jour, je demandai à Napoléon, qui avait parlé, à plusieurs reprises, par la bouche de la mère du médium, comment il se faisait qu’il voulût venir en aide à la Russie, lui qui, lors de son passage sur la terre, avait eu pour principal objectif de lui faire la guerre. « J’ai causé par amour-propre la mort de millions d’êtres dans ce pays, répondit-il, et j’en souffre affreusement. Ce n’est qu’en faisant le bonheur de millions d’autres que je parviendrai à me réhabiliter. »

Les parents de Henry se décidèrent enfin à le laisser aller ; mais ayant tenu une séance en famille la veille de son départ, « Dabot » persista à affirmer la mission du médium en Russie et prit congé en ces termes : « Regardez à Celui qui est la source de toute bonté et de toute élévation. Portez-vous bien ; au revoir. »

Le médium partit pour Leipzig où il espérait rencontrer M. Aksakow qui, étant à Paris à cette époque, retournait en Russie via Leipzig. Mais « Dabot » informa Henry que ce n’était pas l’homme qui pourrait l’introduire auprès du czar.

Il partit alors seul pour Saint-Pétersbourg ; ses parents en attendaient donc des nouvelles de Russie, lorsqu’ils en reçurent de nouveau de Leipzig (4 septembre 1879), disant : « Je suis expulsé de Russie, mais j’y retournerai bientôt. »

L’empereur était parti justement la veille du jour où Henry s’était présenté au général Surow, gouverneur de Saint-Pétersbourg, en qualité de médium et de protecteur du czar ; le général, pensant avoir affaire à un fou, le fit examiner par un médecin, qui, ne connaissant rien du spiritisme, fut aussi d’avis que Henry n’était qu’un détraqué.

M. Munster, le magnétiseur du médium, perdit alors tout espoir de réussite et déclara que Henry ne devait plus songer à retourner en Russie, mais le médium ne se laissa jamais entièrement décourager. Sur ces entrefaites, son père refusa de lui faire de nouvelles avances pécuniaires et lui écrivit qu’il eût à se chercher une place dans une maison de commerce.

Le médium donnait alors à Leipzig des séances et des preuves d’identité, mais il se trouvait absolument sans ressources. Dabot lui dit un jour :

« C’est le moment de retourner à Saint-Pétersbourg.

– Très bien, mon cher protecteur, répondit-il, mais je n’ai pas le sou.

– Oh ! il n’y a rien de plus facile pour nous que de vous aider. Allez faire une visite à telle et telle personne. »

Ayant suivi ce conseil, Henry fut bien étonné de recevoir un don de deux personnes différentes qui lui remirent chacune trois cents marks, comme gages de satisfaction pour les nombreuses preuves d’identité qu’il leur avait fournies, et cela, sans qu’il eût rien eu à demander.

Le 19 janvier 1880, ses parents recevaient une lettre de Saint-Pétersbourg dans laquelle il disait : « Hourra ! les Esprits ont gagné la bataille. » Le lendemain matin de son arrivée à Saint-Pétersbourg, son protecteur lui avait murmuré à l’oreille : « Rendez-vous à l’hôtel de l’Europe, et demandez-y la comtesse Galves ; elle vous présentera au grand-duc Constantin, et celui-ci vous introduira auprès de l’empereur. » Une telle personne résidait-elle réellement à cet hôtel ? Il n’était pas sans quelque appréhension à cet égard ; mais, aussitôt qu’il y fut arrivé, il apprit par le portier que la comtesse occupait trois salons sur la rue. La comtesse, étonnée à l’ouïe de la mission médianimique dont le jeune homme se disait chargé, lui demanda s’il pouvait en fournir une preuve.

« Oh ! oui, répondit-il.

– Et quand, je vous prie ?

– Immédiatement, si vous le désirez. »

Il tomba alors en transe, et lorsqu’il revint à lui, il trouva la comtesse en larmes. Elle lui dit que le grand-duc devait venir prendre le thé le lendemain avec elle et qu’elle lui parlerait. Trois jours après, le médium était invité à se présenter devant le grand-duc qui, à son tour, lui demanda un test. Ayant consenti, lorsqu’il se retrouva à son état normal, Son Altesse sortit une ardoise d’un tiroir en présence de son secrétaire et la lui tendit en disant :

« Je vous ai posé une question touchant la politique ; j’avais déjà posé cette même question au médium Stade, et il avait répondu ceci. Lisez vous-même. »

Sur l’ardoise était écrit : « Votre question recevra prochainement sa réponse par un médium allemand. »

« Vous êtes ce médium, et je vous présenterai à l’empereur », poursuivit le grand-duc.

Les parents du médium éprouvèrent une vive gratitude envers le Tout-Puissant à la lecture de cette lettre qui prouvait que leur fils était réellement destiné à la mission prédite.

Henry obtint un traitement mensuel et un appartement dans le palais du grand-duc ; plus tard il épousa une lady suédoise.

La Russie était à cette époque sous les ordres du grand dictateur Mélikow, qui était spécialement chargé de veiller à la sûreté de l’empereur. Mais la protection du médium fut toujours plus efficace que celle de Mélikow. En novembre 1880, par exemple, l’empereur fut informé par le médium que le Palais d’Hiver était miné. Le czar ne voulut pas le croire et lui dit :

« Mon cher Baron, vous m’avez donné bien des preuves de votre clairvoyance, mais il m’est impossible de croire à ce que vous me dites là.

– Majesté ! je vais tirer une ligne dans la rue sur la place où le fil a été tendu ; il part de la maison en face.

– Non, mon jeune ami, je ne peux pas faire fouiller cette place ; ce serait un acte de méfiance vis-à-vis des braves soldats qui veillent sur moi. »

Ceci démontre la bienveillance du caractère d’Alexandre II, dont le médium m’a cité bien des traits.

« Bien, répondit le médium, que la destinée suive donc son cours ; dans une demi-heure, la catastrophe s’accomplira. »

Je dois rappeler ici que le prince Alexandre de Bulgarie était alors en visite citez le czar. L’entretien qu’ils eurent au sujet de cette prédiction fut cause qu’ils arrivèrent pour le dîner avec une demi-heure de retard.

Le médium rencontra dans la rue un officier qui lui dit :

« Eh ! bien ! Baron, vous venez de vous entretenir avec l’empereur ?

– Oui, le Palais d’Hiver est miné ; dans une demi-heure, il sautera ; mais Sa Majesté ne veut pas le croire.

– Que dites-vous là ? le Palais d’Hiver miné ? C’est impossible ! Puis-je aller avec vous ? »

Ils entrèrent tous deux dans un restaurant voisin. Juste au bout d’une demi-heure, l’explosion avait lieu, et de suite après arrivait un laquais qui appelait le médium auprès de l’empereur. Celui-ci l’embrassa en lui disant :

« Oh ! cher ami, que je suis fâché de n’avoir pas cru à votre avertissement ! »

Le dictateur Mélikow vit un rival en la personne d’un médium si habile, et lorsqu’au printemps, le czar partit pour Livadia, selon sa coutume, Mélikow expédia le médium à Paris avec des documents importants. Il lui remit un millier de roubles, mais en secret il donna des ordres pour les lui faire voler avant qu’il eût passé la frontière. Le médium m’a raconté qu’à un certain moment il avait été gagné par le sommeil ; lorsqu’il se réveilla, son portefeuille avait disparu ; mais, chose étrange, on lui avait laissé les documents qu’il déposa à la banque de l’empire, à son arrivée à Berlin. Là il fut reçu en audience par le grand chancelier, auquel il parla franchement de sa mission spirite en Russie et dit qu’on lui avait volé ses roubles, mais pas ses documents.

Le chancelier fixa à Henry un second rendez-vous pour le lendemain, et alors il lui demanda, d’un air fort étonné, quelle position il occupait à Saint-Pétersbourg et comment il se faisait qu’il eût entre les mains des documents semblables. Henry connaissait bien le contenu de ces papiers, mais il répondit :

« Ces documents sont-ils vraiment si importants ?

– Importants ! s’écria le chancelier, jamais, depuis que je suis ministre, je n’ai eu sous les veux des preuves de cette importance. »

Le médium eut plusieurs audiences ; à la troisième, il se trouva en présence du grand de Moltke ; mais je dois me taire sur la conversation que ces deux héros eurent avec le médium.

Henry ne manqua pas de se rendre aussi auprès de l’ambassadeur russe à Berlin et de lui raconter le vol dont il avait été victime. Quelques jours plus tard, le grand-duc Constantin arrivait et reprenait possession des documents. Le médium lui répéta, ainsi qu’à M. Subaron, l’ambassadeur à Berlin, qu’il avait engagé l’empereur à ne pas aller au manège ou, s’il y allait, à en revenir chaque fois au triple galop, le prévenant que, faute de prendre cette précaution, il serait mutilé par les bombes. Cette même prédiction fut aussi faite par d’autres médiums.

Je ferai remarquer ici que le spiritisme était bien connu à la cour de Berlin, soit de Guillaume Ier, soit de Frédéric-Guillaume II et aussi de Bismarck et de Moltke. Par exemple, dans l’audience avec le médium dont il est question plus haut, de Moltke raconta qu’un matin de 1870, peu avant le début de la guerre, étant encore au lit sans dormir, ni rêver, mais dans un état de demi-assoupissement :

« Tout à coup, dit-il, je vis un drapeau blanc qui se déployait devant mes yeux, et, sur ce drapeau, étaient écrits en lettres d’or ces mots : « Sois modéré dans la victoire. » Vous souvenez-vous, B., combien de fois je vous ai rappelé ce drapeau ? Vous auriez toujours voulu en savoir davantage. »

Peu après la triste fin d’Alexandre II par l’œuvre des bombes, le médium passa de bien mauvais moments. Il se trouvait sans ressources à Berlin, mais ses guides cherchaient toujours à le tranquilliser, lui prédisant qu’il retournerait à Saint-Pétersbourg.

Avant trouvé à Berlin une place de teneur de livres dans une brasserie, ils se réconcilièrent, lui et sa femme, avec leur sort. Mais le destin est inconstant. Les affaires de son patron ne marchèrent pas, en sorte qu’il perdit sa place, et fut heureux d’en trouver une autre en qualité d’inspecteur d’une branche de l’Exposition hygiénique à Berlin en mai 1882. Ici encore il fut poursuivi par la mauvaise chance. Le feu prit dans l’Exposition, et il y perdit non seulement sa marchandise, mais aussi tous ses effets personnels. Il ne leur resta à lui et à sa femme que ce qu’ils avaient sur eux. Toutefois, le comité lui accorda une indemnité de cent marks, et alors, poussé par une inspiration spéciale, il partit pour Francfort.

Chose curieuse, il était surveillé, paraît-il, par le gouvernement russe. Il reçut à Francfort la visite d’un employé de l’ambassade russe à Wiesbaden, qui lui demanda s’il serait disposé à se rendre à Genève où trois généraux russes le recevraient. Le médium consentit, mais non sans demander qu’on lui fournît les moyens de faire ce voyage, ce qui lui fut accordé. Le 8 octobre 1882, il arrivait à Genève et se présentait à l’hôtel qui lui avait été indiqué et où il était attendu par les trois généraux.

« Que désirez-vous de moi ? leur demanda-t-il.

– Eh bien ! il y a trois nihilistes qui dirigent différents comités, et nous voudrions savoir s’ils sont ici ou ailleurs. On nous a dit que vous étiez l’homme qui pourrait nous découvrir cela.

– Peut-être, mais avez-vous leurs photographies ?

– Certainement ; les voici.

– C’est bien ! Je pourrai vous donner demain matin des renseignements précis. »

Au moment de se coucher, le médium adressa une fervente prière et demanda des directions. La voix bien connue murmura à alors ses oreilles :

« Le premier portrait est celui d’une personne qui demeure dans telle rue, n° 24, premier étage, première porte à droite. »

Les domiciles des deux autres personnes furent ensuite désignés tout aussi catégoriquement. Le médium inscrivit ces adresses au dos de chacune des photographies, puis il se mit au lit. Lorsqu’il se présenta le lendemain chez les généraux, ils demandèrent de suite s’il pouvait fournir ce qu’il avait promis.

« Oui, répondit-il, voici les adresses que j’ai inscrites au dos des photographies. »

Leur surprise était grande.

« Comment, dirent-ils, avez-vous pu les obtenir en si peu de temps ? Et maintenant qu’avons-nous à faire ?

– Eh bien ! déjeunons d’abord, après quoi nous prendrons une voiture pour nous rendre à ces domiciles. »

Ils partent, et au moment de tourner à gauche pour entrer dans la rue désignée, le médium fait arrêter la voiture, et ils poursuivent à pied leur chemin.

« Voici le n° 21, dit le médium, ne nous arrêtons pas, mais allons jusqu’à l’angle de la rue. »

Là ils s’arrêtèrent pour se concerter et décider de celui qui se rendrait au n° 19, chacun d’eux préférant passer la corvée à son voisin.

« Mais, leur dit le médium, que craignez-vous ? Vous n’avez qu’à monter et à demander s’il n’y a pas là une chambre à louer.

– Parbleu ! s’écrie l’un d’eux, pourquoi tremblerais-je en face d’un nihiliste, moi qui n’ai pas eu peur des boulets devant Plevna. »

Quelques minutes plus tard, il revint fort émotionné, et dit :

« Je l’ai vu, je l’ai vu ; c’était lui, je vous assure, c’était lui, c’était le véritable homme ! »

(La conversation se faisait en français, parce que l’un des généraux ne parlait pas allemand.)

Le médium eut de la peine à calmer le général dont l’émotion était extrême, car il fallait éviter d’attirer l’attention.

Les deux autres adresses furent vérifiées de la même manière, et le médium donna ainsi la preuve de ses facilités médianimiqucs. La nuit suivante, il reçut encore plusieurs renseignements concernant les nihilistes, renseignements qui furent immédiatement transmis à Saint-Pétersbourg par les généraux.

Les esprits guides du médium lui ayant conseillé, dans l’intérêt de sa sécurité, de prendre un logement pour lui seul, il vit venir chez lui le troisième jour les officiers dans un état de surexcitation extraordinaire. Ils lui racontèrent que, se trouvant au restaurant et s’entretenant en russe près d’un homme qui les écoutait en lisant un journal, cet homme les avait suivis lorsqu’ils étaient sortis ; bientôt il avait été rejoint par un second, puis par un troisième, et en ce moment ils étaient devant la maison.

« Et vous venez maintenant chez moi ! s’écria le médium ; mais alors je suis aussi compromis ! Enfin ! laissez-moi les regarder. »

Comme il s’approchait de la fenêtre, il sentit qu’une force le tirait par son habit et entendit murmurer ces mots :

« Dites aux trois généraux de quitter immédiatement Genève ; sinon, ce soir ils seront morts. Quant à vous, vous pouvez rester jusqu’à demain, mais prenez le premier train et retournez dans votre pays. »

Le médium fit part de cet avertissement aux généreux, qui se hâtèrent d’en profiter.

Ayant rendu visite à un ami, il rentra tard chez lui. Au moment où il ouvrait la porte de la maison, de nouveau l’attouchement avertisseur se faisait sentir et il entendait murmurer :

« Parlez dans le vestibule avant d’entrer.

– Qui est là ? » demande-t-il.

Pas de réponse.

« Qui est là ? Répondez, ou je fais feu. »

Il entend alors le frôlement d’une robe de soie et voit, à la lumière du gaz, une dame d’une trentaine d’années qui lui dit :

« Qui êtes-vous ? Qu’est-ce que ce pouvoir qui vous permet de m’empêcher de lever la main droite ? Pourquoi mon bras droit est-il devenu inerte ? »

Le médium fit avancer cette dame sons la lumière en disant :

« Que vous ai-je fait, pour que vous vouliez me tuer ?

– Vous ne m’avez rien fait à moi, répond-elle, mais bien à notre sainte mission. Vous êtes un ennemi de la Russie, et j’ai été désignée par le sort pour vous tuer. Le peuple russe vit sous un abominable régime d’oppression. Mon propre père a été déporté en Sibérie sans même savoir quelle accusation pesait sur lui. J’avais alors seize ans, et j’ai juré de le venger. Maintenant les temps sont venus. Je suis une nihiliste ; mais peut-être ne savez-vous pas même tout ce qu’il y a de sacré dans ce nom.

– Que comptez-vous faire, maintenant ? demande le médium.

– Cet hiver, nous ne bougerons pas ; mais au printemps, toutes nos forces seront mises en œuvre pour renverser le gouvernement.

– Restez tranquilles, dit le médium. La Russie sera sauvée de l’oppression, mais ce ne sera pas par les nihilistes ; ce sera par un autre pouvoir. »

Tout à coup, comme délivrée d’un charme :

« Ciel ! qu’ai-je fait ? s’écrie cette dame. Oh ! misérable que je suis.

– Qu’avez-vous donc fait de si extravagant ? demande le médium.

– Oh ! vous ne connaissez rien des serments qui nous lient. Je suis une traîtresse. »

Le médium chercha à consoler la pauvre femme et à ranimer son courage.

« Les trois Russes, lui dit-il, ne sont pas assassinés, et, quant à moi, vous pouvez dire que vous ne m’avez pas trouvé. Adieu, peut-être nous reverrons-nous dans des temps meilleurs. »

Les trois généraux auraient voulu emmener le médium avec eux à Saint-Pétersbourg ; mais lui désirait passer une quinzaine de jours auprès de ses parents et y reprendre des forces pour la grande mission qui l’attendait de nouveau en Russie. Il recevait, en effet, quinze jours plus tard, des fonds qui lui permettaient de se rendre à Saint-Pétersbourg.

Je ne suis pas autorisé à divulguer ce qui se passa dès lors ; mais j’ai pris note de tout ce qui m’a été communiqué par le médium, soit par lettre, soit de vive voix ; de son côté, il a aussi un journal très régulièrement tenu.

Le médium eut alors presque tous les soirs, et souvent aussi dans la journée, une séance intime avec Alexandre III et la czarine. Quelquefois il parlait à l’état de transe, mais, le plus souvent, c’était au moyen d’un psychographe, instrument fort simple, dont les esprits avaient suggéré le modèle. Les lettres de l’alphabet étaient écrites sur un plateau, non dans leur ordre normal, mais rangées absolument au hasard. On se servait alors d’une soucoupe, sur laquelle une barre noire avait été tracée. On plaçait les mains sur la soucoupe, et elle se mouvait rapidement ; l’empereur désignait la lettre, sur laquelle la ligne noire s’était arrêtée, et l’impératrice l’inscrivait. (La raison qui faisait préférer ce genre de communication, c’est que, nous disait-on, l’esprit directeur ne pouvait pas, avec cette méthode, être dérangé par d’autres esprits.)

Tous les conseils donnés par les esprits furent suivis strictement. L’empereur dut promettre de ne plus faire transporter en Sibérie d’autres voleurs que ceux qui étaient en même temps des meurtriers avérés. La peine infligée aux jeunes gens, aux étudiants nihilistes surtout, consista dans leur internement à l’école militaire. « C’est par de telles mesures de douceur, dirent les esprits, que vous susciterez la réconciliation et que vous vous créerez des corps d’officiers intelligents. »

Le médium était aussi admis aux séances du ministère ; tous les ministres devaient jurer solennellement de ne jamais parler de lui, sous peine de déportation en Sibérie.

Quant au médium lui-même, son esprit protecteur lui interdisait d’accepter aucune décoration ou titre, ni aucune somme d’argent autre que le salaire qui lui était dû pour son entretien ; mais il était logé dans le palais impérial, il avait à sa disposition voiture et chevaux des écuries impériales et une carte d’entrée pour toutes les institutions publiques.

Je n’ai pas le droit de divulguer tout ce que j’ai appris du médium, mais je l’ai consigné dans un manuscrit. Qu’il me suffise de dire que son magnétiseur, Frédéric Münster, que j’ai déjà nommé, qui vint une fois à Saint-Pétersbourg rendre visite à son vieux père malade, m’écrivait le 15 avril 1883 ; « Dabot, le gardien du médium, fait miracle sur miracle et s’il continue, il arrivera à de brillants résultats. Je suis heureux d’avoir pu le constater de mes yeux et de mes oreilles. »

La cérémonie du couronnement impérial (8 mai 1883), dont les journaux annonçaient les brillants préparatifs, ne put s’accomplir que grâce à l’étonnante révélation du médium, qui fit découvrir quatre-vingt-sept caisses, avec adresse spéciale, déclarées : « Verrerie de la Nouvelle-Orléans », qui étaient entreposées à Moscou. « Ces caisses, dirent les esprits, sont remplies de petites coques plates en verre, enduites à la surface d’une préparation chimique. Aussitôt qu’elles seraient lancées sur la foule, elles feraient explosion et causeraient beaucoup de mal. » L’enquête démontra le bien-fondé de cet avis, et cette découverte jeta dans la consternation les nihilistes. Un grand nombre d’entre eux, considérés comme traîtres, furent mis à mort par leurs confédérés.

Les circonstances paraissant alors tout à fait favorables, on procéda au couronnement, qui se passa fort bien.

À cette occasion, je voudrais poser une question : « Lors du couronnement de Nicolas II, le 30 mai 1896, le sort exigeait-il la mort d’une si grande foule d’hommes, comme cela arrive souvent dans des fêtes de ce genre ? On dit qu’il y eut trois mille six cents personnes tuées et dix-huit cent blessées sur la plaine de Chadinsky. La destinée est inexorable ! En 1883, les esprits avaient ordonné, par l’intermédiaire du médium, afin d’éviter une trop grande agglomération de la foule, de faire constamment circuler à travers la plaine de Chadinsky, non seulement les distributeurs de vivres et de boissons (des Allemands pour la plupart) mais en outre quatre corps de musique militaire. Pourquoi une mesure semblable ne fut-elle pas prise en 1896 ? »

Le médium dut accompagner le czar et la czarine à Moscou. En route, il tomba en transe, et ce qu’il dit alors devait être bien sérieux, car, quand il revint à son état normal, il trouva leurs Majestés toutes deux en pleurs.

Durant toutes ces fêtes, le médium eut à rester auprès du czar. Lorsqu’elles furent terminées : « Eh bien ! cher ami, lui dit-il, que désirez-vous pour vous-même ? » Voici ce que le médium m’a raconté plus tard à ce sujet : « Il me sembla qu’une grande main se posait sur ma bouche, et je fus forcé de répondre : Majesté, je n’ai pas de désir. » Cette réponse surprit le czar qui fit toutefois porter ses honoraires mensuels de cent roubles à deux cents. Il se dépensa alors des sommes folles. Ainsi on annula : quarante-huit millions de roubles dus pour des taxes arriérées ; vingt et un millions pour exemption de service militaire ; quatorze millions pour divers autres comptes arriérés, passeports, contributions foncières, taxes pour décorations et treize millions de capitation.

Je ne dois parler pour le moment ni des services politiques rendu par le médium, ni de sa participation dans un conflit avec l’Angleterre, qu’il aida à aplanir ; ni de ses conversations avec le plus grand homme d’État de l’Allemagne (dont le fils fut délégué auprès de l’ambassadeur d’Allemagne avec mission de surveiller le médium) ; ni de ses révélations politiques et de ses avis, ni enfin de la découverte de la principale presse des nihilistes dans la cave de l’Institut impérial de jeunes demoiselles à Varsovie (le czar ne voulait d’abord absolument pas y croire) ; ni de bien autres choses.

Ce que je peux dire, cependant, c’est que le médium avait en haute estime aussi bien l’empereur Alexandre III que S. M. l’impératrice ; il les tenait pour d’excellents cœurs, pleins de sentiments d’humanité, faisant excellent ménage et tout dévoués au bien de la nation russe. Bien des fois le czar (ainsi que son père Alexandre II) fut tenté d’octroyer à ses sujets une constitution et un parlement, mais les esprits lui dirent, par le médium, qu’à ce moment une telle mesure entraînerait de grandes calamités : « Enseignez d’abord au peuple, dirent-ils, à lire et à écrire, et mettez des bornes à la corruption et aux fraudes de vos commissaires. » Il aurait été criminel de donner le droit de vote à des populations ignorantes, de même que ce fut une grave erreur de supprimer d’un coup le servage au lieu de procéder à l’introduction de la liberté avec une sage lenteur.

Le médium était aussi très apprécié comme guérisseur magnétique et clairvoyant. Il en donna des preuves convaincantes dans des cas où les professeurs ne voyaient comme dernière ressource que des opérations à faire et où la science chirurgicale se trouvait en défaut. Il lui arriva d’être poursuivi comme charlatan ; mais il présenta en riant son assignation au ministre (Worenjon Daschkon) qui, sans plus de façon, télégraphia immédiatement pour arrêter les poursuites ; un grand nombre de professeurs et de docteurs qui étaient intéressés dans la question en furent profondément vexés. Quant au médium, il en avait assez de la politique et désirait rentrer dans son pays pour y faire du bien en qualité de médium guérisseur.

Le czar ne se crut jamais obligé à faire un présent au médium. Henry ne recevait rien de plus qu’un bel appointement pour ses nuits sans sommeil et pour les longues séances énervantes qui se prolongeaient trois et quatre heures durant. Il possédait néanmoins la confiance d’Alexandre III qui l’appela un jour « son seul véritable ami sur la terre ». Cette position du médium avait cela de bon qu’il pouvait quitter l’empereur sans lui avoir des obligations. Les esprits lui dirent qu’il n’était pas convenable de le conduire comme un enfant ; car le czar savait maintenant quels étaient ses devoirs politiques, et il devait agir sous sa propre responsabilité. « Mais, dirent les esprits, votre bonne volonté à nous servir nous a valu le pouvoir de guérir ; allez et faites-en bon usage. »

Pendant trois années consécutives, Alexandre III reçut des esprits les meilleurs conseils. Le pouvoir des nihilistes était écrasé : la cérémonie du couronnement s’était passée sans le moindre accroc ; une guerre en Afghanistan avec l’Angleterre avait été évitée, et la Russie en avait retiré un bénéfice, par l’occupation de Merv ; de précieuses recommandations avaient aussi été données au sujet des affaires danubiennes. En outre, le czar avait reçu bien des preuves de la vérité du spiritualisme moderne, mais malgré tous ses sentiments affectueux, il ne témoignait pas de reconnaissance.

L’éminent chancelier allemand dit un jour à ce médium : « Si, avec tous les témoignages auxquels vous pouvez en appeler, vous vouliez publier ce que vous avez fait, vous jetteriez le trouble dans toute l’Europe politique. »

Le 20 mars 1886, les parents du médium recevaient l’heureuse nouvelle du retour de leur fils et de sa femme. La famille fut alors réunie, et tout marcha bien pour le moment. Les cures étaient parfois merveilleuses. Au nombre de ses patients, se trouvait un jeune Anglais dont le cerveau était attaqué et que les docteurs avaient déclaré incurable. Ayant été guéri en peu de mois, sa mère engagea le médium à se rendre en Angleterre, disant qu’il pourrait y gagner autant de livres sterling qu’il gagnait alors de marks. S’étant malheureusement laissé séduire, il ne tarda pas à s’apercevoir qu’il avait fait une sottise. Il vint alors s’établir à Wiesbaden, mais ses succès pécuniaires y furent des plus médiocres. De là, il fut appelé comme guérisseur dans l’établissement sanitaire naturel de Bill, près Dresde, où il eut passablement du succès soit sous le rapport des cures, soit au point de vue financier. Mais là encore il eut le tort d’écouter les conseils d’une dame qui l’engageait à venir s’établir à Dresde, disant qu’il y gagnerait davantage. Il vint ensuite pratiquer à Görlitz et finalement à Ellern, pris Rheinsbollen, en Prusse rhénane. Atteint dès lors d’une maladie mentale incurable, il a été dernièrement ramené à son vieux père âgé de soixante-seize ans, et c’est dans une maison de santé que va se terminer cette existence si active et si féconde en œuvres merveilleuses.

Les exemples de médiums dont la carrière se termine ainsi d’une façon lamentable, ne sont, hélas ! pas rares. Je me souviens d’avoir lu dans le Banner of Light une réponse à la question suivante : « Comment se fait-il que de bons médiums soient abandonnés par leurs esprits protecteurs et deviennent incapables de poursuivre leur œuvre médianimique ? » Voici ce qui fut répondu du monde des esprits : « Il arrive parfois qu’un médium, dont le contrôle est facile, tombe sous l’influence de mauvais esprits ; mais de tels cas ne se produisent qu’en conformité de cette loi naturelle : les semblables attirent les semblables. » Si, dans ces circonstances, l’intelligence du médium n’est pas de force à suivre les directions de son for intérieur ou de sa conscience, le corps est entraîné à sa perte. La seule chance de salut, dans des cas de ce genre, c’est de ramener à soi de bons esprits par la pureté de la vie, par un repentir sincère et par de saintes prières, afin de rendre à l’âme sa pureté et de se remettre sous l’influence d’esprits élevés.

Le médium dont je viens de vous parler n’a pas eu l’énergie voulue. C’est il y a trois mois qu’il m’a été ramené dans un état de démence fort avancé, un ramollissement de cerveau, et la maison de santé sera son dernier asile.

Mesdames et Messieurs ! vous comprendrez tout le chagrin que j’éprouve d’avoir à ajouter, en terminant ce rapport, que ce médium est mon propre fils !

L’objet principal du spiritualisme est le développement de la moralité. L’instruction seule ne rendra jamais l’homme beaucoup meilleur ; mais ce qui, en revanche, peut contribuer dans une grande mesure à ce résultat, ce sont les fautes, le malheur, la souffrance, les tribulations, les épreuves et les espérances déçues.

J’ai cru, Mesdames et Messieurs, qu’il était extrêmement nécessaire de faire cette confession, dans l’espoir que tous les médiums pourront mettre à profit ma triste expérience. Cette expérience, tant en ce qui me concerne qu’en ce qui concerne mon fils, pourra ainsi être pour d’autres d’une utilité incontestable.

 

 

 

Dr Georges von LANGSDORFF,

de Fribourg-en-Brisgau.

 

 

*

 

 

Après ce discours, qui a été couvert d’applaudissements, le président présente à M. le Dr von Langsdorff l’expression des sympathies de l’assemblée. Puis il se dit chargé de demander à quelle cause la maladie du médium pouvait être attribuée : à sa médiumnité ou à son genre de vie.

Le Dr von Langsdorff, qui s’exprime en fort bon anglais, répond que le malheur de son fils ne provient pas de sa médiumnité, mais d’un manque de prudence dans la conduite de sa vie.

Ce renseignement touchant une question importante par rapport à la médiumnité est reçu par l’assemblée avec des marques d’assentiment.

 

 

 

 

Paru initialement en anglais

dans Light le 23 juin 1898.

 

Traduit par L. Gardy et publié

dans La revue du monde invisible en 1899.

 

 

 

 

 

 

 

 

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