Le Bathybius

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

A. de LAPPARENT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Tout le monde connaît, au moins de nom, la doctrine du transformisme ou de l’évolution, à l’aide de laquelle certains savants, ennemis de la Bible et plus ou moins ouvertement matérialistes, prétendent remplacer la création de l’homme et des espèces animales, par une série de transformations successives d’un certain organisme primitif qui aurait trouvé, dans l’homme, son dernier et plus complet développement. Cette doctrine est une de celles dont la science irréligieuse s’est le plus habilement servie depuis quelques années, pour saper les bases du spiritualisme en général et de la révélation chrétienne en particulier. On a même poussé si loin les hypothèses prétendues scientifiques dans ce vaste champ fermé aux investigations du vulgaire, qu’on ne s’est pas fait faute d’inventer de toutes pièces des êtres fantastiques, auxquels on a donné des noms très sonores, pour remplir les lacunes trop grandes que l’on rencontrait dans la prétendue série naturelle des évolutions. Ces êtres auraient dû exister pour que la théorie fut complète : on en concluait qu’ils avaient nécessairement existé, que leurs traces étaient perdues et qu’on les retrouverait certainement quelque jour ; on les attend encore.

Mais le premier anneau de cette chaîne organique manquait aux promoteurs de la nouvelle science. Fallait-il le chercher dans les éponges ou dans ces êtres gélatineux dans laquelle la vie se fait à peine sentir, et qui se rencontrent par milliers sur les rivages ou dans les profondeurs de la mer ?... La nature persistait à garder son secret, quand un nouvel Archimède poussa enfin l’eurêka de triomphe. Le protoplasme était enfin trouvé. On tenait le premier élément organique duquel étaient sortis tous les autres ; la matière avait livré par hasard à un savant anglais bien connu, M. Huxley, la clef d’or de ses plus intimes mystères : l’homme connaissait enfin son ancêtre le plus reculé : le singe et tous les anthropomorphes n’étaient plus que de bien pâles ancêtres à côté du Bathybius ! Tout le clan de la science incrédule battit des mains ; il n’eut pas de sarcasmes assez acérés contre les absurdes sectateurs de la Genèse ; les recueils scientifiques les plus sérieux s’occupèrent du nouveau venu et lui consacrèrent des études fort savantes. Le Bathybius allait ainsi triomphalement entrer par les plus larges portes dans les académies et dans les instituts, lorsqu’un jour tant de gloire s’évanouit soudain comme par enchantement. Personne ne parla plus du trop bruyant protoplasme ; on apprit par d’indiscrètes révélations que son inventeur avait pris une simple formation minérale pour un organisme vivant. Jamais mésaventure scientifique ne fut plus complète, et son histoire est éminemment instructive pour constater les entraînements étranges auxquels n’échappent pas ces docteurs transcendants qui, prétendant substituer leur propre infaillibilité aux assertions les plus formelles des livres saints, se laissent emporter par les fantaisistes caprices de leur imagination. C’est bien le cas de répéter l’apologue :

 

            La montagne en travail enfante une souris.

 

Nous extrayons l’exposé qui va suivre de deux articles fort intéressants publiés en 1878 et en 1880 par un éminent ingénieur des mines, M. de Lapparent, vice-doyen de l’université catholique de Paris, dans la Revue des questions scientifiques.

Nous les reproduirons textuellement, pour la plus grande édification de nos lecteurs, nous bornant à en élaguer les expressions ou les passages trop techniques.

R. K.

 

 

 

I. NAISSANCE ET MORT DU BATHYBIUS

 

 

En 1868, l’attention des zoologistes fut excitée par l’annonce d’une découverte extrêmement curieuse que venait de faire M. Huxley. C’était l’époque où l’on commençait à interroger, par des dragages, les grandes profondeurs des océans ; dans les échantillons recueillis sur le fond de l’Atlantique septentrional, M. Huxley constata qu’on trouvait partout, en masses considérables, un organisme gélatineux, plus élémentaire que tous les protozoaires, et pour lequel, en raison de son habitat, il proposa le nom de Bathybius ou « être vivant des profondeurs ».

Cette masse gélatineuse n’était rien qu’une sorte de sarcode ou de protoplasme, sans forme définie, sans organes distincts : on y trouvait seulement, disséminés çà et là, des grains calcaires, assez semblables à de microscopiques boutons de manchettes, pour lequel on créa le nom de coccolithes et de rhabdolithes. Ces corps, considérés d’abord comme des parties intégrantes du Bathybius, ont été reconnus depuis comme n’étant que les parties calcaires de deux espèces d’algues élémentaires, les coccosphères et les rhabdosphères, qu’on recueille en abondance au voisinage de la surface de l’Océan. Nous ne nous en occuperons donc pas ici.

Quant au Bathybius, ce protoplasme informe, abondamment répandu sur le fond de la mer, il flattait trop bien les idées des transformistes pour que sa découverte ne fut pas accueillie avec enthousiasme. Le plus célèbre des naturalistes allemands de cette école, M. Haeckel, en fit l’objet d’une étude détaillée, dont les résultats furent publiés dans le Journal d’Iéna. Il reconnut dans le Bathybius l’existence d’une sorte de mouvement de trépidation indécis ; et la nature organique de cette gelée lui parut mise hors de doute par le fait qu’elle se comportait avec les dissolutions ammoniacales de carmin et d’iode comme tous les sarcodes connus, c’est-à-dire qu’elle prenait, avec la première, une légère teinte rose, et, avec la seconde, une nuance jaunâtre.

M. Gümbel, de Munich, alla plus loin encore et déclara qu’il ne lui restait aucun doute sur la nature organique du Bathybius ; de plus, tandis que MM. Huxley et Haeckel n’en avaient constaté l’existence que sur la vase des mers profondes, il n’hésita pas à déclarer que cet organisme se rencontrait dans toutes les mers et à toutes les profondeurs.

À l’époque où paraissaient ces différents travaux, c’est-à-dire en 1870, les géologues étaient fort occupés d’une découverte faite par MM. Dawson et Carpenter dans les calcaires serpentineux laurentiens du Canada, qui offraient un enchevêtrement de calcaire et de serpentine où ces savants crurent reconnaître les caractères d’un gigantesque protozoaire. Jusqu’alors la nature vivante n’avait rien offert qui lui fut directement comparable. Le Bathybius venait à point pour combler cette lacune, et il apportait à la thèse de MM. Dawson et Carpenter un renfort dont il ne manquèrent pas de tirer profit contre ceux qui se refusaient à voir dans l’Eozoon Canadense autre chose qu’une particularité minéralogique.

Enfin, M. Zittel, en publiant, en 1876, la première livraison de son Traité de paléontologie, accepta les déterminations des précédents auteurs, et décrivit le Bathybius en tête de la classe des Monères 1, la première de la famille des Protozoaires.

Après l’affirmation de M. Gümbel, que le Bathybius se rencontrait dans toutes les mers et à toutes les profondeurs, il ne restait plus, pour être définitivement édifié sur la nature de ce singulier organisme, qu’à attendre les résultats de la grande exploration scientifique entreprise par le navire anglais Challenger à travers l’Atlantique et le Pacifique.

On sait qu’à la suite des brillants résultats fournis par les explorations sous-marines des vaisseaux Porcupine et Lightning, la Société royale de Londres avait obtenu qu’un navire de l’État, le Challenger, serait mis à la disposition d’un état-major scientifique placé sous la direction de M. Wyville-Thomson. Le commandement de ce navire avait été confié aux marins les plus expérimentés en matière de sondages ; parmi eux se trouvait le capitaine Nares, qui devait quitter bientôt le Challenger pour s’illustrer dans la dernière expédition arctique.

Pendant trois années, le vaisseau anglais sillonna l’Atlantique et le Pacifique, opérant des dragages à des profondeurs qui parfois dépassèrent huit mille mètres ; partout on recueillit les dépôts du fond et tous les organismes, aussi bien ceux de la surface que ceux des couches profondes, amassant ainsi un trésor de matériaux dont l’examen sommaire a déjà produit des résultats scientifiques de la plus grande importance.

Chose surprenante, dans aucun des dragages ou des sondages, on n’avait jamais observé quoi que ce soit qui ressemblât à un protoplasme quelconque. Le chimiste de l’expédition, M. Buchanan, pensa que si, par quelque circonstance inexpliquée, le Bathybius échappait ainsi aux regards, l’analyse chimique du moins décèlerait sa présence en révélant dans l’eau de mer une matière organique distincte de celle des foraminifères ou des algues, faciles à isoler du reste. En évaporant l’eau de mer à siccité et en calcinant le résidu, la matière organique devait se manifester, comme d’habitude, par une carbonisation bien marquée. Cependant, aucun des nombreux échantillons de l’eau profonde examinés par M. Buchanan ne se trouva contenir assez de matière organique pour donner au résidu autre chose qu’une teinte grisâtre à peine perceptible, sans aucun signe de carbonisation ni de combustion. Qu’était donc devenu le Bathybius ?

Sur ces entrefaites, l’un des naturalistes du Challenger, M. Murray, observa que plusieurs échantillons d’eau de mer conservés dans l’esprit-de-vin prenaient volontiers un aspect gélatineux, et qu’on y pouvait reconnaître de la matière floculente semblable à une mucosité coagulée ; cette substance ressemblait en tout point au Bathybius ; seulement on n’y observait pas de mouvements. Elle se trouvait en telle quantité que, si elle avait eu réellement une nature organique, l’eau de mer qui la contenait ne pouvait manquer de fournir dans toute leur netteté les réactions habituelles aux matières carbonées. Il n’en était rien cependant.

M. Buchanan eut alors l’idée de soumettre ce précipité floconneux à diverses réactions. Il reconnut d’abord que ce précipité se colorait avec les dissolutions d’iode et de carmin, et que, mélangé avec la vase du fond, il présentait, sous le microscope, toutes les apparences si minutieusement décrites par Haeckel : c’est donc bien le Bathybius.

D’autre part, le précipité gélatineux n’apparaissait que quand l’eau de mer était mélangée avec un grand excès d’alcool. En réduisant l’alcool employé à deux fois le volume de l’eau de mer, on voyait cette gelée prendre en très peu de temps une figure cristalline et se transformer en aiguilles offrant la forme caractéristique du sulfate de chaux, résultat pleinement confirmé par l’analyse.

En lessivant la vase du fond avec de l’eau distillée, ou en l’employant de suite après son arrivée au jour avec la drague, on n’observait aucune coloration par l’iode ou le carmin ; et toujours la matière gélatineuse, susceptible de se colorer sous l’influence de ces dissolutions, disparaissait des échantillons de vase conservés dans l’esprit de vin, lorsque ces derniers avaient été lavés à l’eau distillée.

Enfin, dans aucun cas, il n’était possible de constater la présence de matière albumineuse libre.

Tels sont, simplement traduits des rapports préliminaires de MM. Buchanan et Murray, publiés par la Société royale de Londres, les résultats de cette intéressante et consciencieuse étude, à laquelle aucun parti pris n’avait présidé.

Ainsi le fameux Bathybius descend au rang d’un vulgaire précipité minéral, résultant de ce que le sulfate de chaux, toujours contenu dans l’eau de mer, devient partiellement insoluble en présence d’un excès d’alcool ; et suivant la quantité d’alcool employée, on peut l’obtenir, soit à l’état gélatineux, soit à l’état cristallin.

Il reste à expliquer le mouvement diffus observé par MM. Huxley et Haeckel, mais en vérité ce n’est pas bien difficile ; la mobilité est le propre de tous les précipités floconneux, et elle ne peut nullement être regardée comme un indice de vie. Tout le monde sait que lorsqu’on observe, à un grossissement de quatorze cents fois ou plus, les cavités contenues dans les cristaux de quartz et à demi remplies par un liquide à bulles mobiles, ces bulles sont dans un état de tremblement caractéristique qu’on a appelé le mouvement brownien ; et personne, jusqu’ici, n’a songé à attribuer une origine organique à ces bulles renfermées dans l’intérieur du cristal de roche.

Résumons maintenant la morale de cette histoire.

Des zoologistes qui marchent aujourd’hui à la tête du mouvement scientifique dans leurs pays respectifs, les Huxley, les Haeckel, découvrent et décrivent minutieusement un corps organisé qui réalise enfin l’idéal des transformistes : c’est la vie diffuse, à peine définie ; en un mot, c’est la matière commençant à s’organiser elle-même. À leur suite s’engagent aveuglément les Gümbel, les Zittel et tant d’autres. Le Bathybius prend sa place dans les traités descriptifs ; les Dawson et les Carpenter ne craignent pas de l’invoquer pour justifier les caractères énigmatiques de leur Eozoon Canadense ; et voilà qu’en dernière analyse il se trouve que tout ce bruit s’est fait autour d’un vulgaire minéral, que l’imagination seule des observateurs avaient doté des propriétés de la matière organisée !

Devant un tel résultat, n’est-il pas permis de sourire et ne serait-on pas excusable d’évoquer ici le souvenir de cet astrologue de la légende, qui découvrait des animaux dans la lune parce qu’une souris s’était introduite dans son télescope ? Voilà pourtant les surprises que la science incrédule nous réserve toutes les fois que l’esprit de parti préside à ses investigations ! Si encore de telles mésaventures la rendaient plus prudente ! mais il suffit de lire les derniers écrits de MM. Huxley et Haeckel pour voir avec quel dédain, avec quelle hauteur, les adversaires du transformisme sont traités par eux. Il semble d’ailleurs que leurs nombreux disciples se soient admirablement entendus pour faire le silence autour de cet échec si caractérisé de leur doctrine : car cette découverte de la nature minérale du Bathybius, qu’il eût été si légitime de proclamer partout et à haute voix, semble enterrée dans les rapports de la Société royale de Londres, sans que la plupart des savants y aient pris garde. Puisse cet épisode de l’histoire scientifique contemporaine ouvrir les yeux de quelques-uns sur les réels dangers que présente l’abus du microscope ! Ce merveilleux instrument de recherche peut induire parfois dans de singulières erreurs : on se souvient encore de M. Jenzsch, qui avait cru découvrir des infusoires et des végétaux dans les porphyres et les mélaphyres ; on vient de voir à quelles illusions le microscope a conduit les souverains pontifes du transformisme anglais et germanique. Concluons de tout cela que plus la science pénètre dans les secrets intimes de la matière, plus il lui devient facile de s’égarer dans ces labyrinthes où tout revêt une forme indécise, où les végétaux ne peuvent plus se distinguer des animaux, où le monde minéral lui-même semble prendre les apparences du monde organisé. Alors commence ce que nous nous permettrons d’appeler le vertige du microscope ; les plus habiles y sont sujets comme les plus humbles : c’est comme un inévitable écueil, contre lequel l’excès de la curiosité humaine a bien des chances de sombrer, quand un principe supérieur ne règle pas sa marche.

 

 

 

II. RÉSURRECTION

 

 

Après une déconvenue aussi complète, on aurait pu croire que l’oraison funèbre du Bathybius avait été officiellement prononcée, ce protoplasme se trouvant pour jamais enterré par les observations, aussi précises que désintéressées, des naturalistes du Challenger. Il ne serait venu à l’esprit de personne qu’on pût avoir à redouter, de sa part, aucune tentative de résurrection, ni surtout que cette tentative dût se produire dans le pays même où le Bathybius avait reçu le coup de mort.

Mais c’eût été méconnaître à la fois la force d’un protoplasme et l’obstination de théoriciens à qui le Bathybius était nécessaire pour étayer leurs doctrines philosophiques. Ils se dirent, sans doute, qu’aux yeux du vulgaire il n’y a pas de différence entre la vie et la mort, lorsqu’il s’agit d’un être dont l’existence ne se traduit que par les mouvements confus d’une masse gélatineuse, dépourvue de toute organisation. On ne risquait donc pas grand-chose à exhumer ce cadavre et à l’offrir, de loin, aux regards d’une nombreuse assemblée, sans trop insister sur la mésaventure qui l’avait récemment relégué au rang des plus infimes productions du règne minéral.

Telle fut sans doute la pensée qui inspira les discours de M. Allman à l’ouverture du congrès de l’Association britannique, réuni à Sheffield en août 1879.

M. Allman avait choisi, pour sujet de son discours d’inauguration, « le rôle du protoplasme dans la nature ». Après avoir décrit ce que c’est que le protoplasme, dans lequel il reconnaît « la base physique de la vie », l’orateur, voulant faire connaître « quelques types bien définis » de cet être organisé sans organisation, commença par le Bathybius, sur le compte duquel il s’exprime en ces termes :

« Une grande quantité d’une matière boueuse particulière a été ramenée à l’aide de la sonde, du fond de l’Atlantique septentrional, à des profondeurs variant entre 1 500 et 7 500 mètres, par les naturalistes attachés à la campagne d’exploration du Porcupine. Cette matière a été décrite comme présentant, lorsqu’on l’observe sur place, des mouvements spontanés et des traces indubitables de vie. Des échantillons conservés dans l’alcool ont été étudiés par le professeur Huxley, qui les a reconnus comme formés de protoplasme, dont, par conséquent, des masses considérables, à l’état vivant, tapissent de vastes espaces au fond des mers. Cette boue merveilleuse a reçu d’Huxley le nom de Bathybius Haeckelii. Depuis lors, le Bathybius a été soumis à un examen approfondi par le professeur Haeckel, qui croit pouvoir confirmer de tous points les conclusions d’Huxley. Il est arrivé à la conviction que le fond de la haute mer, à des profondeurs supérieures à 1 500 mètres, est couvert d’une masse énorme de protoplasme vivant, qui y végète à l’état le plus simple et le plus primitif, sans avoir encore pris une forme définie. Il émet l’idée que ce protoplasme peut avoir été engendré par génération spontanée, tout en réservant à des investigations ultérieures le soin de résoudre définitivement cette question.

« Cependant la réalité du Bathybius n’a pas été universellement acceptée. Dans les recherches du Challenger, les explorateurs n’ont pas réussi à prouver l’existence de protoplasme amorphe sur le fond de l’Océan. Ils n’ont rencontré aucune trace de Bathybius dans toutes les régions qu’ils ont explorées, et ils se croient fondés à soutenir que la matière trouvée dans les dragages du Porcupine et conservée pour l’étude dans des bocaux d’esprit de vin, n’était qu’un précipité inorganique dû à l’action de l’alcool.

« Toutefois, il est difficile de croire qu’on puisse faire aussi bon marché d’investigations aussi approfondies que celles d’Huxley et d’Haeckel, d’autant plus qu’elles ont reçu une confirmation sérieuse des observations, encore plus récentes, faites par le voyageur Bessels, l’un des explorateurs du Polaris. Bessels constate qu’il a dragué, dans les mers du Groenland, des masses d’un protoplasme vivant non différencié, auquel il assigne le nom de Protobathybius, mais qui ne paraît pas distinct du Bathybius du Porcupine.

« Dès lors, il faudra que de nouveaux arguments aient été apportés contre la réalité du Bathybius, pour qu’une doctrine, reposant sur des observations aussi soignées, doive être reléguée dans la région des hypothèses démenties par les faits. Admettant donc que le Bathybius, quelque limitée que puisse être sa répartition, d’après les dernières recherches, a une existence réelle, nous dirons qu’il nous offre la condition la plus rudimentaire sous laquelle il soit possible de concevoir la matière vivante. Aucune loi morphologique n’a encore exercé son action sur cette boue informe. Même le plus simple degré d’individualisation fait défaut. Nous avons donc là une masse qui vit, mais dont nous ne pouvons tracer les contours ; c’est de la matière vivante, mais c’est à peine si nous avons le droit de l’appeler un être vivant. »

Le piquant de l’affaire est que le professeur Huxley faisait partie de l’auditoire de M. Allman, et que c’est à lui qu’avait été dévolu la tâche de justifier le traditionnel vote de remerciements adressé au président à l’occasion de son discours. Certes, l’occasion était bonne, pour le père du Bathybius, de saisir la perche que lui tendait si opportunément M. Allman, et d’accréditer, tout au moins par son silence, la résurrection du protoplasme en question. Mais M. Huxley est un homme de bonne foi, parfaitement édifié sur la valeur réelle de son ancienne création, et il lui répugnait de laisser l’auditoire sous l’impression des déclarations équivoques du président. D’autre part, comment faire pour ne mettre en échec ni sa propre réputation ni celle de M. Allman, coupable tout au moins d’avoir traité un sujet qu’il ne connaissait pas à fond ? C’est ici que se révèle la puissance des ressources que l’humour britannique peut mettre à la disposition d’un homme d’esprit. On en jugera par la lecture du passage suivant, textuellement traduit du Sheffield and Rotherham Independent, en date du 21 août 1879 :

« Je vous demanderai la permission de dire un mot d’une affaire qui m’est personnelle, afin de prévenir un malentendu auquel je regretterais d’avoir contribué à donner naissance. J’ose dire que, parmi ceux de mes auditeurs qui sont parvenus à la maturité de l’âge, il n’en est aucun qui ait eu le bonheur d’atteindre cette condition sans avoir vu, par ci par là, quelque contemporain, peut-être même quelque ami intime de sa jeunesse, ne pas tenir exactement toutes les promesses de ses premières années. Allons plus loin ; supposons que cet ami ait fait l’inverse de ce qu’on attendait de lui, et soit devenu une de ces personnes équivoques avec lesquelles on n’est point désireux d’entretenir des relations ; vous l’avez depuis longtemps perdu de vue ; vous n’avez pas beaucoup entendu parler de lui : mais des gens dignes de foi vous ont assuré qu’il a fait ceci ou cela, et que, en somme, c’est un assez pauvre sire.

« Or, notre président, dans la première partie de son discours, a fait allusion à une certaine... chose... je ne sais en vérité si je dois l’appeler une chose ou autrement (rires), qu’il a nommée devant vous Bathybius, en indiquant, ce qui est parfaitement exact, que c’était moi qui l’avais fait connaître ; tout au moins, c’est bien moi qui l’ai baptisée (nouveaux rires), – et, dans un certain sens, je suis son plus ancien ami (éclats de rire). Quelques temps après que cet intéressant Bathybius eut été lancé dans le monde, nombre de personnes admirables prirent cette petite chose par la main et en firent une grande affaire (rires). Et, comme le président a eu la bonté de vous le dire, ces personnes répétèrent et confirmèrent toutes les constatations que je m’étais hasardé à faire à son sujet. Les choses allaient donc leur train, et je pensais que mon jeune ami Bathybius me ferait quelque honneur (nouveaux rires). Mais j’ai le regret de dire que, avec le temps, il n’a nullement tenu les promesses de son jeune âge (éclats de rire). Tout d’abord, comme vous l’a dit le président, on ne réussissait jamais à le trouver là où on devait attendre sa présence, ce qui était fort mal (rires) ; et, de plus, quand on le rencontrait, on entendait dire sur son compte toute sorte d’histoires. En vérité, je regrette d’être obligé de vous le confesser, quelques personnes d’esprit chagrin ont été jusqu’à prétendre que ce n’était rien autre chose qu’un précipité gélatineux de sulfate de chaux, ayant entraîné dans sa chute de la matière organique (rires). S’il en est ainsi, j’en suis très chagrin : car, si d’autres ont partagé cette erreur, c’est moi qui, sans le moindre doute, en dois porter la première responsabilité. Mais, quant à présent, je ne sais pas par moi-même ce qu’il en est. Rien ne me serait plus agréable que d’étudier l’affaire à nouveau dans les conditions où il convient de l’examiner, mais cela demanderait un voyage de quelque durée ; et l’étude d’un objet semblable, sur les lieux mêmes qu’il habite, est un genre de travail que je n’ai pas eu depuis bien des années, et que je n’aurai probablement plus jamais l’occasion d’entreprendre. Dès lors, je suspens absolument mon jugement sur ce sujet. Tout ce que je puis faire, c’est de vous avertir des bruits qui ont couru sur mon ancien ami, mais sans dire si ces bruits sont ou ne sont pas justifiés. En résumé, je suis très heureux de ce qui se passe. Il est une chose certaine parmi nous autres, hommes de science, et que personne de ceux qui nourrissent contre nous les plus vifs préjugés ne saurait contester : c’est qu’aucun de nous ne cherchera jamais à cacher les méprises de ses confrères (rires et applaudissements). Dès lors, je me tiens pour pleinement assuré que, si dans cette histoire, j’ai commis quelque bévue, un jour ou l’autre, il se trouvera quelqu’un pour en fournir la démonstration péremptoire. Mais laissez-moi vous rappeler que, quel que soit le sort de Bathybius, cela n’importe en rien aux conclusions générales du remarquable discours que vous venez d’entendre. Toutes les propositions de votre président resteraient aussi vraies, aussi profondément vraies, lors même que ce petit excentrique de Bathybius n’existerait pas. »

Nous avons tenu à citer, sans en retrancher une ligne, ce morceau plein d’esprit, qui fait honneur à la verve et à l’à-propos de M. Huxley. Pour tous ceux qui savent lire entre les lignes, il apparaîtra clairement que le savant professeur ne garde aucune illusion sur le sort de son ancien client, et que, s’il avait eu à prononcer, pour son propre compte, un discours sur le rôle naturel du protoplasme, il se fût bien gardé d’invoquer le Bathybius à l’appui de sa thèse. Il n’en reste que plus difficile à comprendre comment M. Allman, de qui le discours était préparé de longue date, ait pu y donner place à un argument aussi contestable, et ne soit pas allé passer préalablement quelques heures dans le laboratoire de M. John Murray, le consciencieux naturaliste du Challenger. Sans doute, on reproche quelquefois aux avocats de tenir au nombre plutôt qu’à la qualité des moyens de défense ; mais si ce procédé est excusable chez celui qui plaide, par état, une cause dont il a été contraint de se charger, on l’admet moins volontiers chez un savant en possession d’une situation personnelle qui prête à ses déclarations une gravité particulière.

De tout ceci se dégage d’elle-même une réflexion philosophique. Nous avons entendu M. Allman maintenir en public une hérésie scientifique, sous le prétexte que les observations d’un Huxley ou d’un Haeckel ne se laissent pas ébranler par le premier venu, et nous pourrions lui opposer le témoignage de M. Murray, constatant que les patrons même du Bathybius ont été moins récalcitrants à confesser son effondrement que ceux qui l’avaient admis sans le voir, sur la seule autorité de ces deux noms. Et ce sont précisément les savants de cette école qui nous reprochent, à nous catholiques, la vénération dont nous entourons le témoignage de nos saints, de nos martyrs et de nos docteurs ! ce sont eux qui, systématiquement, refusent toute créance à des traditions consacrées par les siècles, sous le prétexte que la raison humaine ne doit s’incliner que devant les choses qu’elle a pu soumettre au contrôle d’une expérience directe ! À ces esprits si récalcitrants lorsqu’il s’agit de l’Église, il suffit qu’un des apôtres ordinaires de l’incrédulité ait affirmé quelque chose, pour que toute contradiction leur semble inadmissible. On leur dit qu’au fond des océans on a trouvé la matière s’organisant elle-même, et, satisfaits par une insignifiante expérience de coloration qu’on peut répéter avec tous les corps pourvus de fissures capillaires, ils ne prennent même pas la peine de vérifier si ces masses de matière gélatineuse, de nature soi-disant albuminoïde, contiennent la moindre trace d’un composé charbonneux ! Et quand on leur oppose des expériences formelles, ils répondent en invoquant l’infaillibilité de leurs auteurs préférés.

En aurons-nous fini, cette fois, avec le Bathybius ? C’est peu probable, car rien ne disparaît en ce monde de ce que l’erreur a intérêt à conserver. Si le Bathybius n’existait pas, il faudrait l’inventer : telle nous paraît être la formule qui résume le mieux les visées de l’école dont M. Allman s’est fait l’interprète. D’ailleurs, le caractère de cette substance étant précisément de n’avoir aucun caractère, elle offre, par cela même, peu de prise à la contradiction. Il faut donc nous attendre à la voir ressusciter sous une forme quelconque ; et, si précises que soient les observations d’un Murray ou d’un Buchanan, on trouvera toujours quelque passage par où cette gelée si mobile réussira à s’échapper.

 

 

 

A. de LAPPARENT.

 

Recueilli dans Les questions controversées

de l’histoire et de la science, vol. I, 1894.

 

 

 

 



1 ZITTEL, Handhuch der Palaeontologie. – Münich, R. Oldenbourg, 1876, t. I, p. 59.

 

 

 

 

 

 

 

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