La sœur Rosalie

(1787-1856)

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Fernand LAUDET

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Au courant du siècle dernier un visiteur, attiré par la renommée qu’une religieuse s’était acquise dans son faubourg et au delà de son faubourg, alla frapper à la porte de la maison des Sœurs de la rue de l’Épée-de-Bois ; après avoir été reçu dans un pauvre parloir par une femme d’humble allure, il demanda à être présenté à la Supérieure et quand il apprit que c’était elle qu’il venait de voir, il s’écria : « Comment, la sœur Rosalie, ce n’est que cela ! »

Et, en effet, aux regards du monde, qu’était-ce que sœur Rosalie ?

Une pauvre religieuse gouvernant une petite communauté dans le plus misérable quartier de Paris, y vivant au jour le jour pendant cinquante ans, n’ayant pour tâche et pour but que de remplir fidèlement son devoir de charité médiatrice, le faisant avec amour jusqu’à l’usure, jusqu’à... la fin, mais ayant une vertu tellement irradiante et un dévouement si contagieux qu’elle sort de son cadre, exerce son influence au delà des limites que s’est assignée sa modestie, et devient une des plus pures gloires de Paris.

 

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Jeanne-Marie Rendu naquit, le 8 septembre 1787, au hameau de Comfort, dans ce beau pays de Gex, aux traditions savoisiennes et françaises, pays riche en abbayes et en prieurés, de mœurs simples et de foi profonde. Sa mère, Anne Laracine, restée veuve avec trois enfants après quelques années de mariage, lui donna une forte éducation ; il arriva du reste qu’en ce pays froid et montagneux, où le climat trempe les énergies, et aux jours sombres de la Révolution, la nature comme les évènements se chargèrent d’apprendre à cette enfant les âpretés et les luttes de la vie et de mûrir sa raison. À huit ans, elle faisait sa première communion dans une cave et recevait l’hostie de la main d’un prêtre proscrit.

Jeune, elle connut les pleurs et les angoisses, les divisions des hommes et les passions méchantes ; elle connut aussi le courage chrétien. Plusieurs des siens payèrent de leur vie leur fidélité à la cause religieuse.

Nature vive, capricieuse, volontaire, presque violente, elle avait à lutter contre les excès de son ardeur et de sa sensibilité. Enjouée, primesautière, débordante de vie, son tempérament semblait l’emporter vers le plaisir, mais elle devenait subitement grave à la vue d’un pauvre, au spectacle de la souffrance. Elle courait après les chemineaux, les ramenait au foyer paternel et partageait avec eux son repas et sa bourse ; elle aimait les domestiques, les ouvriers, s’associait à leur vie et dépensait déjà ainsi en affections son exubérance.

Lorsque la paix religieuse fut rendue au pays, sa mère, pour achever son éducation, l’envoya passer deux ans dans un pensionnat tenu à Gex par d’anciennes Ursulines. Là, sa vocation continua de se dessiner, non pas tant sa vocation religieuse que son amour des pauvres. Sans doute dans ce cloître cette nature ardente se tourna vers la prière, mais la vie mystique ne lui convenait pas, ou du moins ne lui suffisait pas ; il fallait qu’elle se donnât aux œuvres. Elle ne se contente pas de la mélodie des cantiques, elle en médite les strophes : il en est une qui donne comme parure aux servantes des pauvres « les crachats des moribonds » et qui promet les consolations célestes à celles « qui sont penchées sur les lits couverts de vermine ». Elle le dira plus tard, c’est ce tableau qui décida de sa vocation ; comme tant d’autres, elle était prise de la folie de la Croix.

Au couvent, l’hôpital lui avait manqué ; à sa sortie de pension il lui suffit de fréquenter celui de Gex pour mieux comprendre ce qu’elle aimait. Elle fit dans sa terre natale l’apprentissage de sa grande vie de charité, et un jour... elle partit. L’occasion, le rien qui décide les évènements plus ou moins pressentis, orienta à jamais cette destinée. Une de ses amies lui annonce son prochain départ pour Paris et son entrée dans la communauté des Filles de Saint-Vincent de Paul restaurée en France par le premier Consul. Jeanne-Marie Rendu n’hésite pas, elle la suit, elle part sous la bénédiction de sa mère hésitante et consentante, et lorsque celle-ci voit la diligence emporter son enfant de quinze ans : « Tourne-toi de mon côté, lui dit-elle, afin que je te voie plus longtemps. » Elles vécurent encore toutes deux plus de cinquante ans, ne se revirent qu’une seule fois quelques instants et se rejoignirent ensemble dans la mort presque le même jour.

 

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C’est le 25 mai 1802 que Mlle Rendu arriva à Paris.

Elle alla frapper à la porte de la maison mère des Sœurs de Charité, rue du Vieux-Colombier.

Chassées, dispersées par la Révolution, les Filles de Saint-Vincent de Paul, cachées sous l’habit laïc, n’en étaient pas moins restées fidèles à leur ministère et avaient été protégées contre les passions homicides par la reconnaissance du peuple. La Terreur passée, elles retrouvaient leur bien, c’est-à-dire les pauvres, et recommençaient leur œuvre.

À la maison mère, la jeune fille fit son noviciat, s’initiant à la mission de son Ordre si bien définie par son admirable fondateur : « Vous aurez pour monastère la maison des malades, pour cellule une pauvre chambre, pour cloître les rues de la ville, pour grille la crainte de Dieu, et pour voile la sainte modestie. » – En même temps elle se transforma, et parvint à changer foncièrement sa nature sous l’action d’un travail incessant de sa volonté.

Elle était si vive que c’est à peine si elle pouvait attendre, si sensible qu’une simple parole soulevait un orage dans son cœur, si délicate qu’elle souffrait d’une mauvaise odeur, si impressionnable qu’elle était troublée par la vue d’une araignée ou le voisinage d’un cimetière ! Contre toutes ces faiblesses, elle voulut et sut se raidir ; elle en triompha. Cette nervosité fut remplacée par une patience angélique. Mais chaque nouvelle habitude à prendre avait été le prix d’un combat qui rendit ce noviciat aussi épuisant qu’édifiant ; la volonté demeura intacte, la santé s’altéra, les forces déclinèrent.

Le médecin déclara qu’il fallait changer d’air et la malade quitta le quartier Saint-Sulpice pour aller... faubourg Saint-Marceau ! Nous sourions aujourd’hui de cette cure d’air, cependant... elle réussit. La santé ou du moins une santé suffisante fut rendue à la jeune fille. Elle fit sa profession, prit désormais le nom de sœur Rosalie et commença de donner ses ardeurs de seize ans à ce quartier Mouffetard qu’elle ne devait jamais quitter.

Quel est le Parisien qui ne connaît pas cette partie du faubourg Saint-Marceau, d’aspect grouillant et boueux, avec sa rue Mouffetard qui, dans la grisaille du brouillard et de la fumée des fritures, dévale de la montagne Sainte-Geneviève, à travers les ruisseaux noirs, charriant les détritus des poissonneries et des charcuteries, voie tortueuse, resserrée entre les murailles balafrées de ses maisons penchées en arrière, encombrées d’estropiés actifs et de miséreux farouches qui semblent défier la détresse, pays original de notre Paris où l’amour et la misère se chantent en complaintes, où le pauvre vend au pauvre le cornet d’escargots et le bouquet de mimosas ?

Si tel nous apparaît encore aujourd’hui ce faubourg vibrant dans sa misère, quel était-il, au début de ce siècle, lorsqu’y entra la jeune religieuse, inconsciente du grand rôle qu’elle allait y jouer ? C’était l’un des plus malheureux quartiers de Paris, peuplé de pauvres êtres aussi misérables que peu recommandables, rempli de tavernes, de débits d’alcool, de cabarets enfumés où l’on ne mangeait pas toujours, mais où l’on ne cessait de boire, centre de toutes les indigences et de tous les métiers inavoués, population de chiffonniers, de revendeurs et de saltimbanques, lieu insalubre et malsain, asile de misère et de dénuement, patrie de la souffrance.

En 1802 particulièrement, au lendemain des orgies et des crimes de la Révolution, après dix années de disette, ce faubourg renfermait une population aigrie, vindicative, rendue haineuse par la misère et l’absence de toute religion. Le culte n’y existait plus, l’instruction était nulle, le travail abandonné. « Il fallut, dit M. de Melun, reprendre le chemin de l’église et de l’école comme celui de l’atelier. » Tout était à reconstruire et à réparer.

Voilà quel fut, dès l’origine, pour la sœur Rosalie ce qu’elle appelait plus tard « son diocèse », champ magnifique pour l’ardeur d’une sœur de charité. Elle l’aimera tellement, après y avoir peiné durant un demi-siècle, qu’au moment de partir pour aller faire sa moisson céleste, elle ne cachera pas ses regrets de quitter le paradis qu’elle s’était créé ici-bas.

En somme elle arrivait à un heureux moment, à une de ces époques que les contemporains appellent généralement calamiteuses parce que tout est en ruines, mais où ceux qui n’ont pas le temps de pleurer sur les ruines ne savent voir sur les terrains ravagés que l’herbe qui repousse et la vie qui naît de la mort, jours de confusion et de liberté relative, où les heureuses initiatives réussissent forcément parce qu’elles sont indispensables, où les vaillants ouvriers travaillent avec allégresse.

D’abord simple sœur, rue des Francs-Bourgeois-Saint-Marcel, elle est bientôt nommée, malgré ses vingt-huit ans, supérieure de la maison de la rue de l’Épée-de-Bois, maison dite « de la Miséricorde ». « C’est ici, pouvait-elle dire, qu’est la part de mon héritage. » Cet héritage, elle le soigna avec amour pour ses enfants : ses pauvres.

Et son œuvre commença. Cette femme frêle, candide, ignorante du monde et étrangère à Paris, forte seulement de sa vocation, entra résolument dans l’action.

Le premier Consul avait rétabli les bureaux de charité supprimés par la Révolution. La sœur Rosalie se donna tout entière à celui de la rue des Francs-Bourgeois-Saint-Marcel. En allant porter à tous les malheureux de son quartier des bons de pain, de viande et de bois, elle entra pour la première fois en rapport avec sa clientèle de miséreux. Bien vite elle leur offrit plus que du pain, elle leur donna une affection débordante qu’on lui rendit généreusement.

En même temps elle songeait à l’éducation de l’enfance, si négligée depuis dix ans, établissait une école rue de l’Épée-de-Bois et bientôt après trois autres classes dans son quartier. Ces écoles, elle les tint toujours en grande affection, les visitant, les stimulant et aimant à y revoir aux mêmes places les filles et les petites-filles de celles dont elle avait été la première éducatrice. Elle comprenait l’obligation de l’école et réprimandait les parents comme les enfants sur le défaut d’assiduité, mais elle détestait l’enseignement disproportionné avec le besoin des élèves. « N’oublions pas les devoirs du ménage, disait-elle, laissons de côté, pour ces fils et filles d’ouvriers, tout ce qui ne servirait qu’à les faire rougir de leurs parents. »

Redoutant l’apprentissage dans les milieux pervers et la perte des enfants dont elle avait protégé la jeunesse, elle fonda un patronage. Le dimanche, les jeunes filles revenaient auprès d’elle et se revivifiaient dans la douceur de son affection, la musique des cantiques et la visite des pauvres, comme le manœuvre épuisé revient à la source du bois et se ranime à sa fraîcheur nourricière.

Mais si elle aimait à revoir ses enfants, elle n’entendait pas les séparer de leurs parents. Elle ne voulait pas d’internat, même religieux, pour les jeunes filles du peuple, mais la famille avec les duretés de la vie, tempérées par les douceurs du foyer. Avant tout, elle ne voulait pas faire des demoiselles. La meilleure éducation lui sembla toujours devoir être celle qui donne à chacun la science de la vie ou plutôt la science de sa vie.

Elle aime la vieillesse comme l’enfance, frappe pour elle à la porte des hospices, et ouvre un refuge à de vieux ménages dans une modeste maison de la rue Pascal. Elle cherche et trouve des travaux faciles pour les vieillards abandonnés, pour ceux qui formaient ce qu’elle appelait « sa cour céleste », et après leur avoir donné un reste d’activité réconfortante en leurs derniers jours, elle les endort dans ses bras maternels au moment suprême.

Mais où cette âme ardente donna sa pleine mesure, ce fut en face des grandes calamités, devant le fléau du choléra et les horreurs de la guerre civile.

 

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On sait quels furent les terribles ravages de l’épidémie de 1832.

Lorsque l’on commença à parler de l’invasion du choléra en Europe et à se préoccuper de son approche, la sœur Rosalie trembla. Elle connaissait l’insalubrité de son quartier, et elle devinait quelle proie il allait devenir pour la mort. Le fantôme de la sinistre visiteuse entrant dans ces mansardes lui apparut et ses entrailles de mère en frémirent.

Sa prévoyance n’était que trop juste. À la fin de mars, par un temps magnifique, le fléau s’abattit sur Paris, et particulièrement sur le faubourg Saint-Marceau.

On compta bien vite dans ce quartier plus de cent victimes par jour.

Alors, en face de la cruelle réalité, en face du danger, son angoisse se changea en intrépidité. Elle ne songe plus qu’à sauver et à consoler. Elle lutte contre la mort, elle lutte contre le désespoir des survivants. Entraînant à son œuvre sainte le bataillon de sa communauté, elle ne se contente pas de s’épuiser aux soins des malades et à l’ensevelissement des morts, elle emploie sa haute influence à dissiper les absurdes préjugés populaires.

Les gens les plus éclairés s’en prennent généralement à quelqu’un du mal qui leur arrive ; combien n’est donc pas excusable la foule ignorante, lorsque, dans les grandes calamités publiques, elle s’égare dans la recherche des responsabilités et ne sait pas se courber devant la destinée inexorable qui nous cache le mobile secret des choses. Ainsi, en 1832, le peuple malheureux en vint à croire que le fléau était une vengeance de riches dont les médecins et pharmaciens se faisaient les exécuteurs. On ne parlait plus que d’empoisonnement et on jurait de se venger.

Un jour le docteur Royer-Collard accompagne un cholérique que l’on portait sur un brancard à l’hôpital de la Pitié. Il est reconnu, injurié, menacé. En vain relevant le drap qui couvrait le moribond, il explique qu’il ne cherche qu’à arracher une nouvelle victime à la mort, la foule exaspérée ne veut pas l’entendre, une hache s’élève sur sa tête, c’en est fait de lui, lorsqu’il s’écrie : « Que faites-vous ? Je suis l’ami de sœur Rosalie. » La foule s’écarte respectueusement et le laisse passer.

Au lendemain de la tourmente, la sœur Rosalie songea à l’action réparatrice. Elle se montra la providence des veuves, des orphelins, des vieillards, mais, quel que fût son héroïsme simple dans ces tristes jours, il est permis de dire qu’elle fut plus grande encore devant l’émeute que devant la peste. C’est qu’il fallait peut-être, sur ce théâtre, encore plus de vertus, tant la guerre civile est implacable !

Les causes de ces luttes, elle ne voulut pas les connaître. Elle voyait des blessés et des proscrits, ceux-là étaient les siens, quel que fût leur drapeau, et si son âme pouvait avoir une préférence, c’était pour les vaincus, parce que vaincus et malheureux. Le grand cri qu’elle poussa lorsque les insurgés voulaient fusiller un officier dans sa cour : « On ne tue pas ici », restera toujours comme l’éloquent appel de l’humanité pitoyable, et s’il est une parole encore plus tendre qui jaillit de son cœur, ce fut la réponse qu’elle fit à ses sœurs, à la veille de la guerre sociale. Celles-ci, redoutant la colère des insurgés, s’écriaient : « Oh ! ma mère, comme ils vont être méchants ! »

« Et nous, dit-elle, comme nous allons être bonnes ! »

Il est dans la destinée du peuple d’être victime des révolutions qu’il provoque. Les philosophes et les historiens peuvent aisément, dans le silence du cabinet, s’étendre sur les causes et les responsabilités des émeutes, mais à l’heure du drame, les discours ne servent de rien. L’autorité remplit son devoir en travaillant à ramener l’ordre, la charité le sien, en veillant sur les vaincus et en ramassant les blessés. La sœur Rosalie ne manqua pas à sa mission. « Une Fille de la Charité, disait-elle, n’a pas de drapeau, elle ne doit songer qu’à faire du bien aux malheureux. » Tout d’abord elle espère pouvoir mettre son faubourg à l’abri des luttes fratricides ; elle parcourt son quartier, elle cherche à apaiser les âmes et arrive à faire remettre en place les pavés à demi soulevés. « Laissez passer la mère, disait le peuple, on sait où elle va. »

Mais lorsqu’elle sent ses efforts se briser devant la colère humaine, lorsqu’elle a la douleur de connaître les obstinations invincibles, et qu’elle comprend que nécessairement le choc doit se produire, elle n’a plus qu’une idée : sauver les existences. Sa maison deviendra un lieu de refuge ou une halte pour la fuite.

Elle brave la police, comme elle brave la révolution. Elle n’a de haine que pour le massacre.

« Mais, ma sœur, vous allez vous faire tuer », lui crie la troupe, quand on la voit s’élancer au fort de la mêlée. Et elle, fière et enflammée, de répondre : « Croyez-vous que je sois si envieuse de vivre quand on massacre mes enfants ? » Et se tournant vers les émeutiers : « Mais cessez donc le feu, n’ai-je pas assez de veuves et d’orphelins à nourrir, voulez-vous m’en faire d’autres ? »

Et, après son passage, raconte-t-on, le feu se ralentissait, elle avait réveillé un peu d’humanité. Ce n’était hélas ! qu’un répit dans la fureur. Sous l’excitation des clubs, le faubourg Saint-Marceau, relativement calme au début de l’émeute, se souleva et la bataille y fut meurtrière aux journées de Juin ; l’ivresse avait gagné les esprits, on se faisait gloire de mourir pour l’insurrection. Désespérée de voir ses prières impuissantes, la sœur Rosalie comprend qu’elle n’a plus qu’à se donner elle-même, et la gravure a popularisé la vaillance de cette Fille de la Charité se jetant entre les combattants et offrant sa poitrine aux baïonnettes. Si connu que soit ce trait de sa vie, il faut le rappeler ici.

Une barricade se dressait à l’angle de la rue de l’Épée-de-Bois et de la rue Mouffetard. Un officier conduit son bataillon à l’assaut ; entraîné par son élan il tombe seul et sans défense au milieu des insurgés. Il est couché en joue et va périr ; d’un bond, il s’élance dans la maison des Sœurs dont la porte est demeurée entrouverte. Les émeutiers le poursuivent, l’atteignent presque, lorsque les Sœurs se jettent à leur rencontre. Alors à travers les cris de fureur des hommes et les prières des femmes, la vie du fugitif est disputée. Les insurgés, qui veulent venger la mort des leurs, sont sourds à toute supplication, et abaissent déjà leurs fusils sur leur victime, prenant appui sur les épaules mêmes des Sœurs pour ne pas le manquer. Le drame va se consommer : pour une fois la sœur Rosalie fait appel à la reconnaissance de son faubourg, elle se met à genoux devant les soldats de la révolution, et leur jette ce cri : « Voilà cinquante ans que je vous ai consacré ma vie ; pour tout le bien que j’ai fait à vous, à vos femmes, à vos enfants, je vous demande la vie de cet homme ! »

Elle est acclamée, le prisonnier est sauvé. Elle a fait plier devant la charité les passions des hommes.

 

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Qu’avait donc fait pendant cinquante ans cette admirable femme pour dompter si miraculeusement les colères populaires et réveiller dans le fond des cœurs les plus endurcis l’étincelle de bonté et de pitié qui, selon la pensée de Bossuet, y sommeille toujours ?

Elle avait été la ministresse des pauvres. Femme d’ordre et de génie, savante administratrice, travailleuse infatigable, elle avait réellement créé dans son quartier, non pas tant un bureau de secours qu’un ministère du travail, ou plutôt une sorte de clearing house. Compensatrice merveilleuse, elle prenait à chacun ce qu’il avait de force pour le donner à ce que son frère avait de faiblesse, exploitant la générosité des riches et la résignation des pauvres, entraînant les indigents eux-mêmes à la pratique de la charité, soulageant partout les peines morales et physiques, sans établir le compte des gratitudes, réconciliant les hommes entre eux, faisant plus, réconciliant les consciences avec elles-mêmes, large, indulgente à l’excès, presque heureuse d’être la dupe de ses pauvres, n’étant justicière que pour elle-même.

Qui dira tout ce qui s’est dit, tout ce qui s’est fait dans ce parloir de la rue de l’Épée-de-Bois ? Sanctuaire d’humilité et de miséricorde, le salon de sœur Rosalie était une pièce basse, mal éclairée, meublée de quelques chaises et d’un bureau. C’est là qu’elle dépensa la plus grande partie de sa vie, ne craignant pas de prendre sur ses heures de chapelle pour accroître ses heures d’audience, arrivant à recevoir par jour jusqu’à cinq cents personnes, pauvres et riches, qui se pressaient pêle-mêle debout dans une salle contiguë.

Elle écoutait les plaintes, versait l’espérance et prenait note des requêtes ; elle n’admit jamais qu’il pût y avoir des importuns, et s’il lui arrivait de se fâcher, c’était contre la sœur portière, lorsqu’elle avait congédié un visiteur indigne. « Il a bien d’autres choses à faire que de s’occuper des belles manières ! » disait-elle un jour d’un ivrogne.

C’est dans ce parloir que défilèrent estropiés, incurables, chiffonniers, maréchaux et ministres, qu’elle fut visitée par Lamennais, Donoso Cortès, l’abbé Émery, le général Cavaignac, par la duchesse d’Angoulême et par la reine Amélie, et enfin, par l’Empereur et l’Impératrice.

Les jeunes gens l’affectionnaient et venaient chercher la flamme chez elle : elle ramenait les femmes dans la voie du devoir, rendait l’espoir aux criminels, et l’honneur aux prêtres égarés.

Il arriva que son humilité devint impuissante à la cacher ; elle apparut extraordinaire à force d’être ordinaire, et mérita la croix de la Légion d’honneur qu’elle accepta par simplicité, mais qu’elle ne porta jamais. Sa communauté, respectant son humilité jusqu’après sa mort, ne voulut même pas accrocher cette croix sur son cercueil et ce fut un membre du bureau de bienfaisance qui y mit la sienne comme un hommage rendu par la charité à celle qui en avait été l’incarnation. Le soir de la visite impériale, il y eut, paraît-il, moins de réserve rue Mouffetard que rue de l’Épée-de-Bois et tous les cabarets fêtèrent par des libations abondantes la croix de la Sœur de Charité.

Elle n’entendait pas du moins que son désintéressement pût nuire à ses pauvres, et son amour de ses enfants était trop jaloux pour ne pas tirer parti de tout. Aussi quand l’Empereur vint lui apporter ses félicitations, elle demanda et obtint que le nouvel asile qui allait s’ouvrir dans la maison de secours fût donné aux Sœurs de Saint-Vincent de Paul.

Il existe un portrait de la sœur Rosalie. Il orne toujours le parloir des Sœurs de la rue Geoffroy-Saint-Hilaire et une belle gravure en a été faite par Ferdinand Gaillard. Debout, les mains presque croisées, elle regarde bien en face. La physionomie est curieuse à étudier. L’aspect au premier abord semble un peu dur, la volonté domine dans cette figure ; mais en cherchant à saisir dans ces lèvres fines et serrées l’énigme d’un sourire qui se réprime, dans ces yeux l’empire d’une âme qui se commande, dans ces traits creusés la gravité d’une vie austère, on se sent conquis et par cette attitude pensive et surtout par ces yeux qui semblent dire : « Que de misères j’ai vues !

Hélas ! avant que la mort ne les fermât, ils se voilèrent, ces beaux yeux. Ce fut la grande épreuve des dernières années de la sœur Rosalie. Peu à peu elle devint aveugle, et les médecins furent impuissants à lui faire revoir la lumière : « J’avais trop de plaisir à voir mes pauvres, dit-elle. Dieu me l’a enlevé. » Elle souffrit, se résigna, mais activement, toujours attentive aux besoins de ses enfants d’adoption, les reconnaissant, comme une mère, à leur pas, à leur voix.

En même temps sa santé déclinait ; elle n’avait jamais été bien vaillante ; comme tous ceux dont l’âme se consume, elle traînait un corps sensible, endolori, et portait sans cesse une souffrance cachée ; la fièvre tierce la minait, la marche lui était pénible et cependant elle allait toujours, se redressant sous la poussée de sa généreuse et indomptable volonté.

Au commencement de 1856, elle sembla reprendre des forces, on parlait même de la réussite possible d’une opération pour lui rendre un peu de vue ; elle avait alors soixante-neuf ans, et l’on pouvait espérer la garder encore, lorsque, dans la nuit du 4 février, elle se sentit prise d’un grand froid qui la pénétra jusqu’aux os. Soucieuse de ménager le sommeil de la Sœur qui couchait auprès d’elle, elle se garda de l’éveiller et le matin, épuisée de fièvre, elle se sentait une vive douleur au côté. Le médecin reconnut les symptômes d’une pleurésie. On crut d’abord lutter avec succès contre le mal, les Sœurs n’étaient pas inquiètes ; quant à elle, elle souffrait simplement et ne s’agitait que de la peine que l’on se donnait pour la soulager. Elle redisait sous une autre forme le mot de Mme de Sévigné : « Ah ! ma Sœur ! quel mal vous me faites en vous dépensant ainsi, vous me dépensez moi-même. » Et puis elle accrochait ses souffrances à son crucifix. Comme on lui demandait si la blessure causée par un vésicatoire n’était pas trop cruelle. « Je sens, dit-elle, un clou de la croix de Notre-Seigneur. »

Elle ne craignait pas la mort, mais ne la désirait pas, bien au contraire.

Il en est généralement ainsi de ceux qui ont semé la vie autour d’eux. Les mystiques qui s’encellulent dès l’aube et se perdent en contemplations, sont pressés de partir et d’aller voir, et ce n’est que raison, mais ceux qui pensent que, dans la loi générale du monde, la créature est faite pour la vie avant la mort, ceux-là s’attachent à ce à quoi ils se donnent et ne s’en séparent pas sans tristesse. La sœur Rosalie disait : « Si Dieu veut me laisser encore quelques années sur cette terre, je ne demande pas à la quitter. » Admirable témoignage du bonheur que procure la charité à la créature la plus austère, et qui révèle d’autant mieux la générosité de celle qui, quelques années auparavant, avait offert sa vie à Dieu en sacrifice pour le Père de Ravignan !

Le 6 février on se crut maître du mal ; déjà ses amis s’abandonnaient aux illusions de l’espoir, minutes de jouissance ineffables dont le souvenir survit aux cruautés de la déception, elles furent brèves ; ce corps était trop usé pour résister, les réserves de forces étaient épuisées. La douleur au côté reparut, le pouls s’éleva ; la mère fit encore quelques recommandations à ses enfants pour ses pauvres et pour les devoirs de la journée. Puis sa langue s’embarrassa, ses idées s’embrouillèrent ; elle reçut l’extrême-onction, son dernier effort fut pour un signe de croix, ses lèvres s’agitèrent encore une fois comme pour témoigner de la prière qui se faisait dans son cœur, elle tomba dans la somnolence qui précède la fin, et, le 7 au matin, à 11 heures, ce sommeil devint la mort.

Ce fut dans le quartier Saint-Médard une explosion de larmes et dans Paris une grande émotion.

Une des Sœurs de sa communauté annonçant sa mort ne savait écrire que ces deux lignes : « Notre douleur n’a pas d’expression ! » Dans sa famille de miséreux il y eut aussi la douleur que provoque la déchirure de la séparation et puis... le sentiment cruel d’un malheur irréparable. « Nous lui devions tant ! » disaient-ils.

Le triste cortège des choses de la mort se déroula : le corps exposé dans la chapelle ardente, la procession des visiteurs, la mise en bière, les funérailles.

Mais ce qui marqua d’un signe particulier ces jours de deuil, ce fut la douleur populaire.

Pendant deux jours, tout le peuple d’un faubourg de Paris, contenu par la garde, qui avait peine à réprimer la pression de la foule, défila devant le corps de la Sœur, et pendant deux jours, par une délicatesse touchante, aucune demande de secours ne fut adressée à la rue de l’Épée-de-Bois ; ou plutôt une seule prière était faite à la communauté : la voir, l’embrasser, approcher un chapelet, un objet quelconque de sa dépouille ; et ainsi passèrent successivement devant elle amis lointains et proches, évêques et prêtres, grands et petits de ce monde.

Le jour des obsèques, un samedi, fut chômé comme un dimanche dans tout le faubourg. Au glas de l’église Saint-Médard, le quartier tout entier se mit en mouvement pour suivre sa bienfaitrice.

L’autorité crut pouvoir enfreindre les règlements de police et déroger aux habitudes de la capitale en permettant au clergé de s’en aller, précédé de la croix, à travers les rues, comme au village, chercher processionnellement le corps à la maison mortuaire. Pour rejoindre ensuite l’église, le cortège fit un détour afin de traverser les rues populeuses du quartier et de promener une dernière fois dans son royaume celle dont les pauvres pensaient que son passage laissait après lui une vertu.

Et ainsi l’ombre de la sœur Rosalie passa devant ces misérables logis où elle avait porté vivante le soleil de la charité. De toutes les fenêtres s’abaissaient sur son cercueil des regards attendris ; devant les boutiques fermées, ceux qui n’avaient pu se mettre du cortège faisaient la haie, femmes agenouillées, hommes inclinés et finalement tous se confondant comblaient les rues tortueuses du faubourg où le char arrêté par les vagues humaines arrivait péniblement jusqu’au seuil de la paroisse.

Au cimetière Montparnasse, elle fut ensevelie dans la fosse réservée aux Filles de Saint-Vincent.

Le maire du douzième arrondissement rappela que pendant soixante ans cette femme avait été le type accompli de la sœur de charité, mettant tout son bonheur à soulager l’humanité pauvre et souffrante, et en termes émus il lui dit un suprême adieu. Puis, sur la terre jetée sur ses restes, on planta une croix de bois, la foule se dispersa, et quelques-uns de ses pauvres les plus chers restèrent seuls jusqu’à la nuit tombante accrochés aux grilles de sa sépulture.

Une vie, une grande vie était finie.

 

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Dans son discours, le maire avait dit : « Elle avait reçu du ciel le don des natures privilégiées, une puissance d’attraction d’où naissait une partie de sa force, car elle était devenue la dépositaire des secrètes aumônes, sources de tant de bienfaits sortis de ses mains. »

Elle fut en effet une de ces créatures exceptionnelles comme la destinée veut qu’il s’en trouve dans l’ordre de la beauté, de l’intelligence ou de la vertu, créatures nécessaires à l’ordre du monde, en ce sens qu’elles sont des réserves de vie et de force qui compensent ce qu’il y a d’inertie et de faiblesse dans la masse, vestales saintes qui entretiennent le foyer et laissent encore après elles la flamme allumée jusqu’au jour où, prête à s’éteindre, il s’en lève de nouvelles pour la ranimer.

Toute la vie de cette Sœur de Charité fut subordonnée à un thème : l’amour des êtres souffrants et particulièrement des pauvres.

Elle ne connut rien en dehors de cela.

Elle quitte son pays et sa mère et, quelle que soit la tendresse qu’elle leur garde, car elle n’admettait pas la brisure des affections, elle ne les revoit plus ; elle est mise à un poste de misère et se sent si bien à sa place dans le faubourg Saint-Marceau que non seulement elle y demeure jusqu’à sa mort, mais qu’elle ignore presque ce Paris dans lequel elle vit ; elle trouve ce monde déjà trop divisé par la misère pour s’inquiéter des divisions contingentes que crée la politique et passe à travers les discordes civiles en n’ayant que le souci d’être une digne Fille de Charité : elle donne tout à ses pauvres, non pas seulement son jupon ou son dîner, mais même ses heures d’oraison 1. Elle leur donne surtout son cœur et les couvre de son indulgente bonté. Confiante dans les promesses de Celui qui fait reluire son soleil sur les bons et les méchants, elle ne veut faire acception de personne. « Il nous est commandé à tous de nous chérir, disait-elle, et non de nous juger. »

Quand on lui parlait des tristes habitants de son faubourg : « Que voulez-vous, répondait-elle, ce sont nos enfants, et si je n’étais pas soutenue de la grâce, peut-être serais-je pire qu’eux. » Elle travaillait à guérir les ivrognes et les prenait en pitié : « Ne sont-ils pas excusables, disait-elle, de chercher à oublier un instant leur misère ! »

Jamais elle n’imposa une condition à ses bienfaits ou à ses aumônes, ni ne chercha à faire un tri dans la clientèle de ses miséreux. « La charité est toujours la charité, disait-elle, elle ne cesse pas d’être une œuvre agréable à Dieu, même quand elle est favorable à un indigne ; elle fait toujours du bien à celui qui l’exerce. » Elle appréhendait même de faire trop de morale à ceux qui venaient à elle. « Mon sermon l’aurait ennuyé... je ne l’aurais pas revu... j’aime mieux celui qu’il se fera à lui-même... il suffit qu’il sache que je lui fais du bien au nom de Dieu. »

Elle agissait de même à l’égard des riches qui voulaient s’associer à son action charitable ; elle ne leur demandait pas de billet de confession. « L’exclusivisme, disait-elle, c’est l’hérésie de la charité. » Quand elle rencontrait des hommes se disant incrédules, pour peu qu’ils fussent disposés à donner, elle ne s’inquiétait pas d’autre chose, elle les mettait en présence des grandes nécessités, sachant combien la misère est éloquente par elle-même, et quel trouble bienfaisant elle peut jeter dans les cœurs ; comme l’a si bien dit M. de Melun : « Elle faisait voir aux riches la société par les lucarnes de la rue Mouffetard. » Mais elle n’abusait pas d’eux et ne voulait que des dons libres et généreusement consentis. « Je n’aime pas, disait-elle, qu’on force le diable à faire l’aumône à Dieu ! » De même condamnait-elle les charités mal ordonnées : « Il faut payer ses dettes avant de faire l’aumône et être juste avant d’être libéral. »

En raison de son amour des pauvres, elle conserva son amitié à Lamennais le plus longtemps possible, le visita dans sa prison, ne se rebuta pas devant sa froideur, et son obstination ne plia devant celle du malheureux égaré que lorsque la mort eut fait son œuvre. Elle était vaincue, et il dut se trouver alors, comme il s’en trouve toujours, d’impeccables sages pour railler ses efforts inutiles, mais que lui importait, elle avait été charitable.

Combien, en revanche, son influence fut considérable sur tant d’hommes de son époque et des plus illustres ! « Elle enseigna à Cochin, nous dit M. Léon Lefébure, dans quel esprit la charité doit être pratiquée, sans demander aux institutions de bienfaisance leur extrait de baptême, sans considérer la couleur du drapeau politique de leur fondateur, sans hésiter jamais à s’associer pour faire le bien avec des hommes dont on reste séparé sur beaucoup d’autres points. »

Elle ne disait pas mes pauvres, mon quartier, mes œuvres, elle n’aimait pas seulement celles qu’elle avait fondées, elle avait la charité universelle : elle abrita la Société de Saint-Vincent de Paul naissante, contribua à la fondation des écoles du faubourg Saint-Antoine et donna tout ce qu’elle put aux Petites Sœurs des pauvres, jusqu’aux meubles de sa propre cellule. Quelle que fût la rue, la paroisse, la nation de celui qui demandait, elle donnait.

Il advint que sa charité alla parfois jusqu’à la faiblesse ; elle était tourmentée d’un tel besoin d’obliger qu’il lui arriva de se faire reprocher des apostilles mal placées, et d’amoindrir finalement la valeur de sa signature. Erreurs humaines qui prêtèrent à la critique de quelques pharisiens. Ut quid perditio hæc ? Mais elle était la première à désarmer la critique par l’aveu de sa faillibilité, et puis, pour un indigne favorisé, que de malheureux ne sauvait-elle pas ? Elle rendait la paix aux familles, le calme aux consciences, l’honneur aux négociants, le courage aux désespérés. De quoi ne trafiqua-t-elle pas dans la distribution de ses faveurs. Elle obtint des pensions, des répétitions, des croix, des places, des bourses, que sais-je ! « Je suis bien embarrassée, disait-elle un jour, il me manque une place de ministre. »

Assurément cette influence nous étonne ; mais, en s’étendant sur la bonté et la charité de la sœur Rosalie, on oublie de parler de son intelligence qui était merveilleuse et travaillait toujours. Sans doute son génie consista surtout à faire les plus humbles choses en y mettant le sceau de la perfection, et il ne faut pas croire qu’il soit si facile de savoir donner un bon ; mais elle possédait aussi un esprit éminemment pratique, elle saisissait du premier coup d’œil le côté par où s’entame une affaire, et quand elle voyait la difficulté, ce n’était pas pour s’y soumettre, mais pour en triompher.

Le peuple était dans l’admiration de son influence et, avec la confiance qu’il aime à prêter à la force, il disait : « Elle a le bras long. »

Ses mots sur les pauvres et la charité sont délicieux et méritent d’être rapportés.

« Une Fille de Saint-Vincent de Paul, disait-elle, est une borne sur laquelle tous ceux qui sont fatigués ont le droit de déposer leur fardeau. »

Exhortant ses sœurs à l’humilité, elle disait : « Soyez comme l’eau pure qui coule toujours sans saveur et sans couleur. »

Elle ne se croyait pas indispensable. « Je suis un méchant carreau de vitre, une fois brisé, il sera remplacé par un autre plus beau et plus fort. »

« Confiance en Dieu, répétait-elle, défiance de soi-même... ayons un cœur d’enfant pour Dieu, de mère pour le prochain, de juge pour nous-mêmes. »

Éprise de pauvreté, comme saint François d’Assise elle détestait le grandiose et n’avait pas la maladie de la bâtisse. On n’a pour s’en convaincre qu’à regarder la gravure de son ancien dispensaire qui orne aujourd’hui la salle à manger du nouvel hospice de vieillards, antique masure croulante, étayée par des poutres grossières. « Ménageons l’argent de la ville, disait-elle, n’oublions pas que nos premières sœurs ont fait la classe dans des étables. » Elle en revient toujours à la pauvreté et aux pauvres : « Quelle folie de nous attribuer le succès de nos entreprises, lorsque nous le devons au souvenir d’un pauvre qui aura prié pour nous ! »

Et c’est ainsi qu’elle garde sa reconnaissance à ceux qu’elle oblige, mais elle leur garde surtout sa pitié : « Il y a quelque chose qui m’étouffe et m’enlève tout appétit, c’est l’idée que tant de familles manquent de pain ! » En fait, il y avait au fond de cette âme une grande tristesse que reflétait son visage pensif ; celle qui aimait tant la gaieté chez les autres n’avait pas su la garder pour elle ; elle en avait fait le sacrifice à l’humanité souffrante et un jour jaillit de son cœur ce cri poignant : « Comment voulez-vous que je sois gaie, lorsqu’il y a autour de moi tant de gens qui pleurent ! »

Aussi, sa seule joie possible, car chacun de nous en a besoin d’une et la cherche où il peut, était-elle dans le soulagement des autres. Elle se refusait tout pour ses pauvres et rien ne peut mieux témoigner de son abnégation que ce trait emprunté à sa vie :

« Elle avait, dit son historien, poussé le renoncement jusqu’à s’interdire la plus légère distraction, et se serait reproché d’avoir consacré une seule minute à autre chose qu’à l’accomplissement de son devoir. Une fois cependant, elle crut pouvoir se permettre ce qu’elle appelait une partie de campagne.

« Il s’agissait de descendre le petit escalier qui conduisait au jardin de la maison de secours, et d’aller cueillir une douzaine de fruits sur un poirier, qui en était l’arbre le plus magnifique.

« Depuis plusieurs semaines, la sœur Rosalie méditait cette excursion et n’en avait pas trouvé le temps ; enfin, une des Sœurs, la voyant libre, la prend par la main, l’entraîne vers le jardin. Elle était déjà sur l’escalier, lorsqu’un coup de sonnette se fait entendre.

« – Je vais à la porte, lui dit sa compagne ; continuez, ma mère, je vous rejoins à l’instant. – Non, non, répondit la sœur Rosalie, en revenant sur ses pas ; le Seigneur m’appelle, il ne veut pas que je quitte son service.

« Et elle renonça pour toujours à sa partie de campagne. »

Sa piété était simple et virile. Enfant du pays qu’évangélisa saint François de Sales, elle goûtait comme lui la douceur de la forme et la sévérité du fond. Elle ne craignait que Dieu et détestait la religiosité. On connaît seulement sa dévotion à Notre-Dame de l’Espérance. Celle que son caractère appelait à l’optimisme et que l’expérience de la vie ramenait à la mélancolie sentait le besoin des espoirs réconfortants, et on la voyait souvent, le soir, appuyée contre un pilier de l’église Saint-Séverin, méditer devant la Madone au doux visage de l’abside.

Elle ne comprenait pas ceux qui se réjouissaient des sympathies que donne à la religion la peur des révolutions. Jamais, du reste, elle n’allia l’idée religieuse à l’idée politique ; son christianisme était trop débordant pour s’endiguer dans un parti ; on ne l’entendit pas se lamenter sur le malheur des temps, et Dieu sait pourtant si elle connut des révolutions ! Elle ne pleurait que sur la misère, l’éternelle misère.

Si aujourd’hui elle revenait dans son quartier, elle y reverrait sa maison rebâtie, mais sur les murs neufs, le prolétariat continue d’afficher ses farouches revendications et « tenaillé par la faim » d’en appeler à la solidarité de la classe ouvrière. Trop avertie, hélas ! de l’infirmité humaine, elle ne s’étonnerait pas de la pérennité de la lutte pour la vie, mais que dirait-elle si, rentrant dans sa maison de charité, elle n’y retrouvait plus ni le Christ consolateur, ni les compagnes qui portaient aux pauvres le pain quotidien en faisant oraison dans la rue ?

Une à une, depuis un quart de siècle, elles ont dû quitter leur demeure. L’école leur a été fermée, puis le bureau de bienfaisance, puis la pharmacie, puis l’orphelinat.

La vieillesse leur restait encore et lorsque, en 1935, le nouvel asile de vieillards fut inauguré, on ne doutait pas que, sur la foi des promesses, une Fille de Saint-Vincent ne continuât de perpétuer dans cette maison les traditions de celle qui en avait fait la gloire.

Cet honneur fut refusé au quartier Saint-Marceau, mais, si l’on sacrifia le présent, on eut, du moins, la dignité de respecter le passé.

L’ombre de sœur Rosalie continue de veiller sur sa maison. Son nom reste gravé sur l’asile réédifié des vieillards, et la pioche des démolisseurs s’est arrêtée devant son parloir. Au milieu des constructions neuves, il demeure comme un îlot sacré devant lequel s’est brisée la vague des passions, et, pour que nul n’en ignore, l’Assistance publique a fait inscrire sur une plaque de marbre :

 

ASILE FONDÉ EN 1850

PAR SOEUR ROSALIE RENDU

TRANSFÉRÉ EN 1858.

 

LE CABINET OÙ SŒUR ROSALIE RECEVAIT LES PAUVRES

À ÉTÉ CONSERVÉ COMME UN HOMMAGE RENDU À SA MÉMOIRE.

 

J’ai pénétré dans ce lieu béni ; la surveillante qui me l’a fait visiter dit à une femme de service :

« Donnez-moi la clef de sœur Rosalie. »

L’évocation de ce nom, à soixante ans de distance, m’a certainement plus ému que ce que j’ai vu.

La pièce en contrebas, humide, sombre et sans meubles, ressemble plutôt à un caveau où tout un passé est enseveli. Seul un beau buste de la Sœur éclaire les ténèbres. Elle vous regarde de ses yeux blancs et, mieux encore que la peinture, ce marbre révèle tout ce qu’il devait y avoir de beauté et de distinction dans ce grave visage.

Une autre inscription perpétue la mémoire de la défunte au cimetière Montparnasse. À l’entrée, à droite, non loin de la sépulture de Louis Veuillot, s’élève sa tombe dans l’enclos réservé aux Sœurs de Charité. On a gravé son nom sur les bras de la croix qui s’ouvrent comme s’ouvraient les siens à la souffrance. Puis sous le nom de sœur Rosalie on a ajouté :

 

SES AMIS RECONNAISSANTS, LES RICHES ET LES PAUVRES.

 

Sur la grille qui entoure la dalle de granit, des couronnes de perles blanches sont rangées symétriquement comme figurant sa communauté fidèle et quelques humbles bouquets de violettes ou d’immortelles fraîches jetées sur la pierre tombale y portent, avec l’expression de la vie continuante, le souvenir du pauvre.

En effet, mieux encore que sur la pierre, ce nom est gravé dans la mémoire populaire. Sur la foi de leurs mères et grand-mères, les gens parlent encore de la Sœur dans le quartier Saint-Marceau et il arrive fréquemment à la Supérieure de la maison de la rue Geoffroy-Saint-Hilaire, siège actuel de la communauté, de recevoir des lettres à l’adresse de sœur Rosalie. N’est-ce pas la plus belle des récompenses donnée ici-bas à une fille de « Monsieur Vincent » : incarner la charité dans son nom et le laisser en héritage aux servantes des pauvres ?

 

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APPENDICE I

 

Les rapports de la Communauté

de la sœur Rosalie avec l’Assistance Publique.

 

À la fin de la Révolution, le Directoire puis le Premier Consul reconstituèrent, sous le nom de Bureaux de Bienfaisance les anciens Bureaux de Charité qui existaient au nombre d’un par paroisse sous l’ancien régime, et que la Révolution avait supprimés. Ces Bureaux étaient chargés de fournir des secours divers en nature aux indigents inscrits sur des listes spéciales, dressées par les administrateurs ; les distributions de secours se faisaient par l’intermédiaire de maisons de secours (plusieurs dans chaque arrondissement, en nombre différent selon la population de l’arrondissement). Ces établissements devaient assurer la distribution des différents secours, médicaments surtout, ainsi que les consultations médicales gratuites ; les indigents admis à bénéficier de l’assistance venaient eux-mêmes y présenter leurs requêtes. C’est dans une de ces maisons (une des quatre du XIIe arrondissement – aujourd’hui le Ve) que la communauté dont la saur Rosalie faisait partie et allait devenir la supérieure fut installée en 1802 par le Premier Consul : elle était située rue des Francs-Bourgeois-Saint-Marcel, et fut transférée plus tard rue de l’Épée-de-Bois. Le bureau fournissait à chaque ménage indigent deux livres de pain par mois, un peu de viande en cas de maladie ou de convalescence, quelques cotrets pendant l’hiver, et, tous les deux ans, une chemise ou une couverture ; on y avait en outre établi une pharmacie et une école gratuite. L’administration de ces différents services était confiée à des fonctionnaires laïques ; leur gestion devait être assurée par les religieuses, auxquelles on laissait d’ailleurs la plus grande liberté d’action : elles distribuaient les secours, faisaient la classe, et avaient en outre la faculté – dont elles usaient largement – de s’occuper d’autant d’œuvres charitables qu’elles le voudraient, même de se servir à cet effet des locaux de l’administration.

Les maisons de secours furent réglementées par différents décrets à travers le XIXe siècle. Elles perdirent peu à peu de leur importance, surtout après la mort de la sœur Rosalie, à cause de la suppression des secours en nature (remplacés par des secours en argent) ; à cause aussi des modifications apportées à l’organisation et au fonctionnement des pharmacies gratuites : en effet la loi prohibe l’exercice de la pharmacie par des personnes non diplômées ; cependant la gérance des pharmacies des maisons de secours par les religieuses n’était point illégale, car, d’après la loi, ces pharmacies ne devaient distribuer que des médicaments ordinaires et anodins ; pourtant, à la longue, des abus réels s’introduisirent, on prit l’habitude de distribuer même des médicaments dangereux ou toxiques. C’est pourquoi peu à peu le régime se transforma : les administrateurs des Bureaux de Bienfaisance imaginèrent soit de charger un pharmacien de la ville de la distribution des médicaments, sur le vu de bons délivrés par le Bureau, soit de confier la gérance des pharmacies des maisons de secours à des pharmaciens diplômés : il s’ensuivit, à partir de 1887, un remplacement progressif du personnel congréganiste par un personnel laïque : c’est ainsi que l’établissement de la rue de l’Épée-de-Bois fut laïcisé en 1891. Enfin, en 1895, un décret supprima purement et simplement les maisons de secours et les remplaça par des dispensaires où devait être assuré le service des consultations médicales et des distributions de médicaments gratuites, même de la petite chirurgie. Quelques bureaux furent en outre chargés d’administrer certains établissements annexes : c’est ce qui arriva notamment pour le bureau du Ve arrondissement, chargé d’administrer le nouvel asile des vieillards, construit sur l’emplacement de celui fondé par la sœur Rosalie (voir Appendice III).

 

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APPENDICE II

 

Les Œuvres de la sœur Rosalie,

leur destinée et celle de la Communauté.

 

La sœur Rosalie ne se contenta pas, pendant sa vie, de gérer, pour le plus grand bien des indigents, la maison de secours de la rue de l’Épée-de-Bois : usant de la liberté que lui laissait l’administration, elle fonda et installa soit dans les locaux de celle-ci, soit ailleurs, soit avec les ressources de la ville, soit grâce à celles de la charité privée, un certain nombre d’œuvres qui presque toutes lui ont survécu, et dont quelques-unes sont encore florissantes à l’heure actuelle.

Hors de la rue de l’Épée-de-Bois, mais toujours dans le quartier, la supérieure de la maison de secours avait fondé, rue Pascal, un asile d’orphelins qui, d’abord très humble, prit dans la suite, et malgré la mort de sa fondatrice, un développement considérable ; il fut, du vivant même de la sœur Rosalie, transféré dans un autre quartier, à Ménilmontant (chaussée Ménilmontant, 119) et confié à une autre communauté de religieuses de Saint-Vincent de Paul : il existe toujours et abrite plus de cent orphelins.

Les écoles, que la sœur Rosalie, usant de son influence auprès des pouvoirs publics, avait fait fonder par la Ville de Paris, rue du Banquier, existent encore, mais les Sœurs s’en sont vu retirer la direction, au profit de maîtres laïques. Les Frères des Écoles Chrétiennes se sont établis dans la même rue.

La crèche, que la sœur Rosalie avait installée en 1844 dans la maison de la rue de l’Épée-de-Bois, au-dessus de l’école gratuite, mettant ainsi à exécution l’idée que Firmin Marbeau venait d’émettre, n’existait déjà plus quand les Sœurs quittèrent la rue de l’Épée-de-Bois.

Le patronage de jeunes filles, le fourneau économique, fondés par la sœur Rosalie, et les autres œuvres que, sans les avoir fondées, elle avait transformées et revivifiées (écoles, orphelinat) étaient, en 1891, en pleine prospérité ; quant à l’hospice des vieillards, en raison de l’importance des développements de cette œuvre, un paragraphe spécial lui est consacré (voir ci-dessous). Les distributions en nature, les réceptions d’indigents étant supprimées, la pharmacie laïcisée, les religieuses durent quitter la rue de l’Épée-de-Bois, avec toutes les œuvres annexées à la Maison de secours. Quelques années auparavant, déjà, lorsque les écoles entretenues par la Ville de Paris, mais où l’enseignement était donné par les Religieuses, eurent été laïcisées, une souscription organisée par le Figaro avait permis de mener à bien la construction de nouveaux locaux scolaires, rue Geoffroy-Saint-Hilaire, destinés à recevoir les élèves habituels des Sœurs. Grâce à la bonne volonté des anciens amis de la sœur Rosalie, on put, sur l’emplacement d’une ancienne tannerie, contigu à ces locaux, édifier des bâtiments spacieux où toutes les œuvres de la communauté pourraient trouver place. Pendant les deux années que durèrent les travaux, les Sœurs et leurs petits protégés purent se retirer à la campagne, dans la propriété d’une charitable bienfaitrice. Enfin, en juin 1893, l’immeuble de la rue Geoffroy-Saint-Hilaire était inauguré par le Cardinal Richard, archevêque de Paris. Depuis ce jour les œuvres, installées autrefois rue de l’Épée-de-Bois, n’ont pas cessé de se développer. Pour ne citer qu’ un exemple, le patronage de jeunes filles fondé par la sœur Rosalie, et qui de son vivant avait donné déjà de si brillants résultats, groupe aujourd’hui plus de trois cent cinquante jeunes filles et enfants, si bien qu’on a dû le diviser en trois catégories : les grands, les moyens, les petits. Les autres œuvres, également prospères (écoles, fourneau économique, ouvroir) n’ont pas subi de changement notable si ce n’est celui qui provient de l’accroissement incessant du nombre des pauvres secourus. Aujourd’hui plus de huit cents enfants et jeunes gens trouvent un abri momentané ou définitif, ou reçoivent des secours continus, rue Geoffroy-Saint-Hilaire. Quelques vieilles femmes, peu nombreuses, y sont aussi hospitalisées. Depuis leur installation, les Religieuses ont fondé elles-mêmes quelques œuvres, par exemple l’Œuvre de Bonne Garde pour la protection de la jeune fille. Enfin pour continuer leur mission d’assistance aux malades, maintenant que l’Assistance Publique a repoussé leur concours, elles ont organisé un dispensaire privé, avec consultations médicales et petite chirurgie, fourniture de médicaments (par arrangement avec un pharmacien du quartier), tout cela gratuitement. Elles apparaissent donc comme les dignes continuatrices de la sœur Rosalie.

 

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APPENDICE III

 

L’hospice des Vieillards.

 

C’est celle des œuvres de la sœur Rosalie qui s’est la plus considérablement développée et a subi les transformations les plus profondes. Frappée du nombre de pauvres gens qui le soir se trouvaient sans domicile, la sœur Rosalie eut d’abord l’idée d’établir un lieu de refuge où les vieillards indigents pourraient trouver un abri pour la nuit : c’est ce qui fut réalisé dans une maison de louage de la rue Pascal en 1850 : là quatre-vingts vieillards avaient le logement assuré (mais non la nourriture) en attendant leur admission dans un hospice (la sœur Rosalie s’occupait par ailleurs de leur procurer un travail à leur portée) : ce n’était donc pas un hospice, c’est-à-dire un établissement destiné à hospitaliser définitivement un certain nombre de pensionnaires, mais un asile, c’est-à-dire un hôtel où des vieillards étaient admis provisoirement. Ce premier essai ne réussit qu’imparfaitement : en effet les Religieuses admettaient dans l’asile des vieillards des deux sexes, sans trop se renseigner sur leurs antécédents ; dans un quartier aussi misérable, on devine ce qui pouvait s’ensuivre : des désordres se produisirent, tels qu’il fallut fermer la maison. La sœur Rosalie, instruite par l’expérience, voulut faire mieux et fonder un nouvel asile autrement organisé. Elle commença parmi les personnes charitables une quête dans ce but. Surprise par la mort, elle ne put mener à bien ses projets qui furent exécutés par la nouvelle supérieure, la sœur Escande : celle-ci, en 1859, l’année même de la mort de la sœur Rosalie, achetait un immeuble de la rue Gracieuse, destiné à recevoir le nouvel asile. La quête, commencée par la sœur Rosalie à la fin de sa vie, devait assurer le paiement de ce local : mais sur les 45 000 francs dus, on ne put en réunir que 20 000. C’est alors que la sœur Escande offrit au Bureau de Bienfaisance de lui abandonner son droit de propriété sur l’immeuble, s’il consentait à acquitter la somme encore due : ce qui fut conclu par contrat notarié en date du 29 juillet 1857 : en vertu de cet acte était institué un asile d’expectants sous le vocable de sœur Rosalie, dont la gérance serait confiée aux Sœurs. Le Bureau de Bienfaisance solda donc ce qui restait et dépensa en outre 7 000 francs pour l’installation.

À peine ouverte, la maison de la rue Gracieuse dut fermer ses portes, elle fut, en effet, expropriée en 1860 en vue du percement de la rue Monge. L’expropriation produisit une somme de 50 000 francs environ : alors, par délibération du 27 juillet 1860, le Bureau de Bienfaisance abandonna cette indemnité à l’administration de l’Assistance Publique, à charge pour cette dernière d’acquérir l’immeuble contigu à la maison de secours de la rue de l’Épée-de-Bois, et d’y construire une chapelle. Les dépenses montèrent à 104 650 francs (immeuble : 66 800 francs, chapelle : 37 850 francs), ce qui fut soldé de la façon suivante :

 

      Indemnité d’expropriation                           51 309 francs.

      Souscription organisée par les Sœurs          45 000

      Apport de l’Assistance Publique                   8 341

                                TOTAL                             104 650

 

C’est en 1863 qu’a lieu l’installation définitive rue de l’Épée-de-Bois : les Sœurs viennent se loger dans le nouvel asile, qui ne reçoit plus que vingt-cinq pensionnaires au lieu de quatre-vingts. En 1867, le Bureau de Bienfaisance, sur la proposition de la sœur Escande, décide que l’Asile donnera le déjeuner aux pensionnaires. Enfin, en 1872, les pensionnaires sont complètement nourris, mais réduits à vingt, dont le choix revient pour les quatre cinquièmes au Bureau, pour un cinquième aux Religieuses. L’asile est devenu un hospice, placé sous la surveillance du Bureau de Bienfaisance, mais dont la direction et l’administration sont laissées aux Sœurs.

En 1891, la maison de secours étant supprimée et remplacée par un dispensaire (voir appendice I), les Sœurs quittent la rue de l’Épée-de-Bois ; deux seulement restent à la garde de l’hospice. La maison est d’ailleurs en fort mauvais état ; elle menace ruine : elle est étayée en 1899 et rendue ainsi presque inhabitable. Le Bureau de bienfaisance n’y envoie plus de pensionnaires : il n’en reste ainsi que quatre en 1903, mais le Bureau assure des secours aux vieillards indigents que lui signale la Supérieure. Enfin le déménagement, suivi bientôt de la démolition, a lieu le 15 mai 1903 ; l’emplacement de l’hospice est vendu et l’on y bâtit une maison de rapport. Sur le terrain du dispensaire contigu on bâtit un nouveau dispensaire et un nouvel hospice : l’Assistance Publique a pris entièrement sous sa direction cette entreprise, et les Sœurs se trouvent exclues de la nouvelle maison. M. Ambroise Rendu, conseiller municipal, s’était efforcé d’obtenir que l’hospice fût confié aux Religieuses ; il avait même offert de vendre le terrain occupé par l’ancien hospice, et d’en faire reconstruire un nouveau avec le produit de la vente, des promesses sérieuses lui avaient été faites à ce sujet... Il ne put néanmoins en être selon son désir. L’Assistance Publique resta seule propriétaire et administratrice de l’hospice, dont le personnel fut purement laïque. Une vingtaine de vieilles femmes y reçoivent maintenant une hospitalisation complète. Les locaux ont été inaugurés le jeudi 2 mars 1905, par Mme Loubet, assistée des députés et conseillers municipaux du quartier.

 

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Idées de la sœur Rosalie en matière d’enseignement.

 

L’éducation des enfants du peuple était l’objet des plus graves préoccupations de la Supérieure de la maison de la rue de l’Épée-de-Bois. Par les écoles qu’elle avait fondées et qu’elle dirigeait, elle s’était acquis une expérience et une renommée telle que dans les questions scolaires comme en ce qui concernait les œuvres de charité, les plus hautes personnalités ne craignaient pas de la consulter. Témoin la note suivante adressée à l’Impératrice en juin 1854, intéressante ébauche d’un programme d’éducation de filles où se montrent les idées de la Sœur désireuse de donner aux enfants du peuple une formation très pratique, qui les rendit capables de se diriger eux-mêmes dans la vie en devenant d’excellents professionnels, et non une culture trop spéculative, au-dessus de leur portée, qui les laissât dépourvus des principes indispensables :

 

L’une des plaies de la société actuelle, c’est le déclassement : personne ne veut rester dans l’humble condition où la Providence l’a placé ; de là un grand désordre et une perturbation sociale.

Les derniers gouvernements, loin de combattre cette tendance, semblent avoir travaillé à l’encourager, et voici comment :

Oubliant que l’éducation est faite pour tous et l’instruction pour le petit nombre, on a voulu que l’histoire, la géographie, la musique vocale, le dessin (le tout pour concourir), fussent enseignés dans les écoles gratuites, dont le personnel se compose nécessairement de filles de journaliers, blanchisseuses, balayeuses, ravaudeuses, terrassiers, mégissiers, chiffonniers, ferrailleurs et marchands ambulants. Or, ces enfants, appelées, ce semble, aux mêmes destinées que leurs parents, devraient être formées à l’abnégation, au travail, et initiées à la connaissance de tout ce qui tient au ménage ; les lancer dans les arts d’agrément, c’est leur enseigner des choses que leur condition leur fera un devoir d’oublier, si elles sont sages, ou qu’elles ne pourront cultiver que misérablement et aux dépens, peut-être, de leur bonheur si elles ne le sont pas.

Revenir, purement et simplement, aux données des temps anciens, enseigner aux filles pauvres la lecture, l’écriture, leur langue, la science de la religion dans toute son étendue, le calcul et le travail à l’aiguille, serait faire une chose très utile, dans l’intérêt des enfants, des mœurs des pauvres, et, en un mot, de la société tout entière.

Ne pourrait-on pas remplacer les concours pour le prix d’apprentissage par une désignation des sujets, faite par l’institutrice, d’après les travaux de l’année ?

 

Il faut croire que cette note ne fut pas sans influer sur les décisions du gouvernement : en effet, le 21 juin 1855, un arrêté du préfet de la Seine modifiait de la façon suivante les conditions d’attribution des prix d’apprentissage, transformés en bourse d’apprentissage de 275 francs chacune :

 

ART. 2. – Il est attribué une bourse d’apprentissage dans chaque école réunissant moins de 200 élèves. Deux bourses sont accordées aux écoles qui ont au moins 200 élèves présents.

ART. 3. – Tous les ans, une liste de candidats est dressée pour chaque école par un jury d’arrondissement composé comme il suit :

Le maire ou un adjoint, président ;

Le curé de la paroisse comprenant l’école dans sa circonscription ou son délégué ;

Un ministre non catholique, ou son délégué, pour les élèves non catholiques ;

Un membre du comité cantonal ;

L’inspecteur primaire de l’arrondissement ;

Une darne pour les écoles de filles.

Le jury ne peut délibérer régulièrement qu’autant que trois membres au moins sont présents ; en cas de partage, la voix du président est prépondérante.

ART. 4. – La liste des candidats est formée d’après les renseignements et les notes que fournit sur les élèves l’instituteur ou l’institutrice, et d’après l’enquête préalable faite sur la situation des familles.

Elle ne doit comprendre que des enfants appartenant à des familles pauvres et qui se recommandent personnellement par leur bonne conduite et leur application.

Nul ne peut y être admis s’il ne fréquente les écoles de Paris depuis deux ans au moins ;

Si, étant catholique, il n’a pas fait sa première Communion ;

Si, au 1er octobre de l’année précédente, il a eu moins de 12 ans ou plus de 14 ans.

Le nombre des candidats ne peut dépasser six par centaine d’enfants présents à l’école.

ART. 5. – Les enfants inscrits subissent devant le jury, dans leur école, un examen portant seulement sur les matières obligatoires de l’enseignement primaire :

Instruction morale et religieuse – Lecture – Éléments de la langue française – Calcul – Système des poids et mesures, et spécialement pour les filles, travaux à l’aiguille. (ART. 23 et 48 de la loi du 15 mars 1850.)

ART. 6. – Les listes des candidatures et les notes obtenues à l’examen par chaque élève, ainsi que le résultat de l’enquête, sont mis sous les yeux du Conseil Municipal qui propose, au choix du préfet, deux candidats au moins pour chaque bourse d’apprentissage.

ART. 7. – Le Préfet nomme les boursiers.

ART. 8. – Les remises qui ont pu être obtenues sur la bourse d’apprentissage sont réservées par la Ville au profit de l’apprenti ; elles sont inscrites à son nom sur un livret de caisse d’épargne, dont il ne peut disposer qu’à sa majorité, sauf autorisation spéciale donnée par le préfet.

ART. 9. – Sont maintenues les dispositions réglementaires relatives aux prix et aux contrats d’apprentissage, qui ne sont pas contraires au présent arrêté.

 

      Paris le 21 juin 1855.

 

                                                Signé : G. E. HAUSSMANN.

 

            Pour copie conforme :

 

      Le Secrétaire général de la Préfecture,

 

                  Signé : Ch. MERRUAU.

 

 

Une circulaire préfectorale adressée aux maires prescrivit alors l’application immédiate du présent arrêté.

 

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Lettre informant officiellement la sœur Rosalie

de sa nomination à l’ordre de la Légion d’honneur.

 

Cabinet du Ministre de l’Intérieur.       

 

 

            MADAME ET HONORÉE SOEUR,

 

Le Prince-Président de la République vient de vous accorder la décoration de la Légion d’honneur.

Le Prince a été heureux de témoigner ainsi de l’estime toute particulière que lui inspire votre noble et admirable vie et du prix qu’il attache aux services rendus à la classe laborieuse, objet de sa constante sollicitude.

Je me félicite personnellement d’avoir pu m’associer à la pensée du neveu de l’Empereur dans cette circonstance ; et ne voulant céder à personne le plaisir de vous remettre cette croix si bien méritée, je compte me rendre à votre maison, aujourd’hui, à 4 heures, pour vous la porter moi-même.

Agréez, Madame et très honorée Sœur, l’hommage de ma profonde vénération.

Le Ministre de l’Intérieur.    

V. DE PERSIGNY.          

 

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Quelques détails sur le transfert des œuvres

de la sœur Rosalie,

rue Geoffroy-Saint-Hilaire (1880).

 

Lorsque, en 1880, les Sœurs de Saint-Vincent de Paul durent quitter les locaux de la Ville de Paris où étaient installées leurs œuvres, lorsque les écoles où elles enseignaient eurent été laïcisées, les amis des Sœurs et admirateurs de la sœur Rosalie résolurent de se grouper pour ne point laisser périr ces œuvres. Le Figaro du 26 août 1880 nous apprend que presque aussitôt après l’arrêté de dissolution de la Maison des Sœurs, lancé le 14 août, deux comités, dont l’un de dames, se formèrent pour sauver les Œuvres de la Sœur : de ces comités faisaient partie : l’abbé Dumas, curé de Saint-Médard, président ; M. Eugène Rendu, inspecteur général de l’Instruction publique, ancien député, et avant tout parent de la sœur Rosalie Rendu, vice-président ; M. Denys Cochin, fils de l’ancien maire de Paris, petit-fils du fondateur de la première salle d’asile dans le quartier Mouffetard, secrétaire. Le Figaro ajoutait : « Nous sommes en mesure de dire, qu’au moment où nous écrivons, un local est arrêté à proximité de la Maison actuelle de la rue de l’Épée-de-Bois. La déclaration administrative va être faite à la Mairie, et l’école “libre” de l’établissement fondé par la sœur Rosalie pourra s’ouvrir le 1er octobre prochain. » La souscription organisée par les Comités et le Figaro produisit en une semaine près de 100 000 francs ; c’était plus qu’il n’en fallait pour débuter. Malgré tout l’école ne put ouvrir le 1er octobre, le maire du Ve arrondissement s’étant opposé à l’ouverture de l’établissement dans les locaux en question qui étaient ceux d’une ancienne tannerie, parce qu’ils n’avaient pas encore subi les réparations nécessaires. L’ouverture de l’école et l’inauguration du nouvel immeuble rue Geoffroy-Saint-Hilaire n’eurent lieu que le 4 novembre 1880, sous la présidence de Mgr de Larisse, coadjuteur de l’Archevêque de Paris. Mais dès le 1er octobre, une école enfantine avait été ouverte rue Monge, à deux pas de la rue de l’Épée-de-Bois. Ces écoles se développèrent si rapidement qu’en décembre celle de la rue Geoffroy-Saint-Hilaire comptait 419 élèves, et l’école enfantine, plus de 150. « Vous voyez – écrivait ironiquement le Figaro, en parlant de l’administration préfectorale qui avait dispersé les Sœurs – que cette sage administration ne s’inspire que des vœux certains et des besoins avérés des populations ! » (Cf. Figaro du 11 décembre 1880.) Moyennant une seconde souscription organisée par le Comité le 19 mars 1882, les écoles continuèrent à vivre et ne firent même depuis que prospérer.

 

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La sœur Rosalie et l’émeute.

 

Voici le récit, fait par un témoin, de la conduite de sœur Rosalie pendant les journées de juin 1848.

 

Paris, 25 septembre 1880.

À M. Eugène Rendu,

 

      MONSIEUR,

Pendant les journées de juin 1848, de formidables barricades étaient élevées dans la rue de l’Épée-de-Bois et la lutte allait être engagée d’une manière terrible comme sur divers points de Paris, lorsque la sœur Rosalie s’élança au milieu de la mêlée, monta sur la barricade, prête à donner sa vie pour arrêter le feu de la mousqueterie.

Son attitude, ses gestes, ses exhortations furent comprises. Elle sauva la vie de nombre d’hommes.

M. de Lamartine, qui avait alors la haute direction du Pouvoir Exécutif, me chargea de porter ses félicitations et l’expression de sa reconnaissance à la sœur Rosalie. Elle écouta mes paroles avec un calme et une sérénité dont j’ai gardé mémoire. Elle s’étonnait qu’on la félicitât d’un service rendu et me répondit :

« Monsieur, je vous remercie de ce que vous me dites ; mais ce n’est point pour les remerciements que j’ai fait que ce que j’ai cru mon devoir. Je sers Dieu. C’est de Lui que j’attends ma récompense. »

... Vous m’avez demandé, Monsieur, de vous rappeler les souvenirs par écrit. Je le fais volontiers, en souvenir sincère de Sœur Rosalie.

Veuillez agréer, etc.

E. MOUNIER.

 

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Les Religieuses de la rue de l’Épée-de-Bois

et la Révolution de 1830.

 

On ignore généralement les alarmes des Sœurs de Saint-Vincent de Paul lors de la Révolution, violemment antireligieuse, de 1830. Cette lettre de la sœur Rosalie adressée à une amie, et datée du 8 septembre 1830, prouve qu’à ce moment la communauté du faubourg Saint-Marcel était loin d’être rassurée sur son sort et redoutait d’un moment à l’autre une laïcisation de la maison de secours :

 

... Les maux dont est affligée la France sont grands, nous avons des motifs de réclamer la miséricorde de Dieu, nous en avons grand besoin. Les journaux sont inexacts sur les renditions de comptes qu’ils font sur ce qui se passe, je me borne à vous dire et de vous à moi, que nous sommes sur le point de nous rendre dans nos familles, si nos Supérieures nous en donnent avis ; et il est probable qu’elles y seront forcées par les circonstances. Aussi, ma chère amie, je vous prie de me mander si vous aurez à Lamerans un logement pour moi et mes deux cousines... nous n’en sommes pas encore là, mais qui sait si cela n’aura pas lieu au moment que nous nous y attendrons le moins ; je suis d’avis de prendre des précautions, et si Dieu nous fait la grâce de ne pas en user, nous en serons pour l’agréable surprise. C’est de vous à moi, je ne veux pas en faire part à mes parents encore... Nous tâcherons de ne pas vivre dans le monde et nous aurons toujours quelque moyen d’exister convenablement... C’est avec les larmes aux yeux et le cœur bien gros que je vous fais tous ces détails. Il y a trois mois, que j’étais loin de m’attendre à ces terribles secousses qui font tant de mal !

On est tranquille ici, ce quartier, comme vous le savez, est isolé de tous grands tracas.

Je désire donc de votre obligeance un itinéraire de la voie qui est la plus directe pour les transports, roulage ou diligence...

... Le bon Dieu me rend des forces desquelles il faut que je fasse un bon usage, les chagrins, les surcroîts de fatigues ne me font rien auprès du temps passé...

 

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Les lettres de la sœur Rosalie.

 

On sait que la charité de la sœur Rosalie était inépuisable : elle ne connaissait aucun exclusivisme, s’intéressant à tout et à tous. Innombrables étaient ceux qui venaient lui demander un secours, un conseil, une recommandation auprès de toutes les personnalités avec lesquelles son action charitable l’avait mise en rapport. On aime à parcourir sa volumineuse correspondance : ces lettres, toutes destinées à consoler ou réconforter quelqu’un, à recommander un protégé à une personne influente, sont brèves, rapides de ton, négligées quant à la forme ; elles indiquent la femme d’action, qui n’écrit que pour rendre un service, et qui aussi ne met rien dans ses lettres que remerciements ou demandes. Elle accueillait les demandes les plus futiles, offrait son concours à tous, grands et petits, même dans des cas où il semblait qu’une simple Sœur de Charité ne pût faire valoir son influence. Il est indispensable de citer quelques-unes de ces lettres : ici c’est une décoration qu’il s’agit d’obtenir :

 

 

28 octobre 1850.      

        MONSIEUR,

Je viens avec confiance vous faire une demande au résultat de laquelle je tiens beaucoup, beaucoup. La note est ci-jointe. Il faut absolument obtenir cette croix à ce bon docteur. M. le général Cavaignac avait eu aussi la bonté de s’en occuper. Faites tout votre possible pour la réussite de cette bonne action, M. Manec a rendu de grands services aux pauvres et les leur continue, il mérite à tous égards votre bon intérêt. Votre bonne sœur veut bien être mon interprète auprès de vous...

Croyez à mon affectueux dévouement.

Rosalie RENDU.      

 

Le vénérable M. Duguet, oncle de M. le Ministre, doit lui écrire au sujet de M. Manec s’il ne l’a déjà fait. Vous trouverez trace au Ministère de toutes les démarches faites par les grands vicaires et autres...

 

On voit combien la sœur Rosalie se mettait en peine et que de personnes elle faisait intervenir lorsqu’il n’y avait en somme pas de grand intérêt en jeu. Que sera-ce lorsqu’il s’agira de personnes réellement dans le besoin, que son intervention pourra tirer d’une situation fort critique ! Voyons une de ces lettres :

 

        MONSIEUR,

Je vous prie bien instamment de vous intéresser à la personne qui fait la demande ci-jointe ; vous avez déjà fait beaucoup pour lui en lui faisant obtenir dispense des frais universitaires ; actuellement il demande une demi-bourse, il est réellement dans le besoin. C’est un très bon père de famille qui a à sa charge son beau-père et sa mère, il est très gêné en ce moment ; je recommande cette affaire à votre bienveillant intérêt...

 

L’influence de la sœur Rosalie s’étendait fort loin, parfois jusque dans les hautes sphères de l’enseignement supérieur, témoin la lettre suivante :

 

27 mars 1853.      

        MONSIEUR,

Je vous priais de protéger M. Batigne pour une chaire d’anatomie à Montpellier, il paraît qu’il n’est pas candidat de la Faculté. Je vous prie donc de reporter votre intérêt sur M. Benoit, il est à Paris pour solliciter cette chaire ; nos Sœurs de Montpellier en font un grand éloge, il paraît que c’est un homme de bien sous tous les rapports. Veuillez le recommander à qui de droit, ce sera un nouveau service que vous rendrez et un titre de plus à ma gratitude, veuillez en agréer la nouvelle assurance.

Votre obligée...

SŒUR ROSALIE.      

 

Enfin citons, pour modèle, cette lettre à un ami éprouvé par une perte cruelle.

 

8 septembre 1853.      

 

Oui, mon cher Daniel, le bon Dieu vous éprouve rudement, votre cœur est sous le pressoir de la croix, votre âme, à l’exemple de notre divin Maître, est abreuvée de douleur ; mais à son exemple, disons de tout cœur : « Que votre volonté soit faite ! »

Ayez le courage de vous livrer à vos affaires malgré votre accablement, puisque vous êtes père, ami... Soyez convaincu que mon affection ne fera jamais défaut, ayez une grande confiance en Dieu, à la Sainte Vierge ; établissez-la mère de vos enfants, je veux espérer que la protection de votre chère défunte se fera sentir et vous aurez le bonheur de vous faire un grand mérite, de votre position : tout tourne au grand bien de ceux qui aiment Dieu ; baisons la main qui nous frappe, adorons ses desseins.

J’espère vous voir sitôt que je vous saurai à Paris ; j’embrasse vos chers enfants, dites-leur qu’elles trouveront en moi un cœur de mère... Nous prions pour vous... adieu, mon cher ami, croyez à mon sincère attachement.

Toute à vous...

SŒUR ROSALIE.      

 

Cette femme énergique, active, profondément aimante, savait tout de suite trouver, sans hésitation, sans phrases inutiles, les mots qui vont droit au cœur, les paroles qui réconfortent.

 

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Le Buste de Sœur Rosalie.

 

Après les funérailles imposantes du 9 février 1856, un dernier hommage fut rendu à l’apôtre du quartier Mouffetard : l’administration du XIIe arrondissement sollicita et obtint l’érection d’un buste de sœur Rosalie dans la principale salle de la mairie. L’inauguration du buste, dû au ciseau du sculpteur Maindron, eut lieu le 22 décembre 1856 devant une assemblée comprenant les membres de la famille de la Sœur, les médecins, administrateurs, commissaires du Bureau de bienfaisance, les sœurs de charité, le doyen de Sainte-Geneviève, le juge de paix, le directeur de l’Assistance Publique, l’inspecteur d’Académie, les commissaires de police ; les proviseurs, aumôniers et économes des lycées, etc. Le maire et les adjoints, assistés de M. Corbin, maire du Xe arrondissement, et du vicomte de Melun, présidaient. La cérémonie fut émouvante : le maire, dans un discours semblable à celui qu’il avait prononcé sur la tombe de la Sœur, rappela les actes de la vie de la bienfaitrice du quartier Mouffetard. Qui aurait cru alors que vingt-quatre ans seulement après une telle cérémonie, attestant l’accord profond des hommes de tous les partis devant une vie aussi complètement consacrée au service des pauvres, certains songeraient à priver la salle de la mairie du témoignage de l’admiration publique envers la sainte femme ! Il y eut cependant, en 1880, lors de la vague d’anticléricalisme qui se leva alors pour un temps sur le pays, des conseillers municipaux qui songèrent à ôter de la salle de la mairie le buste de la Sœur. Le Figaro du 30 août 1880 cite le texte d’une proposition d’un conseiller municipal ; nous reproduisons ici volontiers cette pièce où l’odieux le dispute au grotesque :

 

Le Conseil Municipal,

Considérant que le buste de la citoyenne vulgairement connue sous le nom fallacieux de sœur Rosalie (lequel nom de sœur n’a été que la dérision du véritable esprit de fraternité) est une insulte à la vraie République et un défi à la libre pensée ;

Que ce buste qui souille depuis trop longtemps la salle où s’accomplissent les rites augustes de la vie civile, dans le Ve arrondissement 2, y a été placé en vertu d’un acte de la tyrannie, qualifié décret impérial ;

Que les soi-disant vertus de la citoyenne (dite sœur) Rosalie, n’ont été que l’inspiration mensongère de l’ignorantisme, et que le produit frelaté d’une superstition repoussante ; qu’il est en effet inadmissible qu’une citoyenne qui n’a pas fait d’enfants ait pu avoir quelques idées saines et obtenir quelques résultats sérieux en fait d’enseignement et d’éducation ;

Que la propagande exercée par la citoyenne (dite sœur) Rosalie pendant près de soixante ans, au sein des populations qu’elle a, en grande partie, aveuglées, propagande travestie en apostolat par une opinion publique égarée, n’a laissé dans les masses populaires de l’ancien douzième arrondissement que trop de germes d’un regrettable fanatisme ;

Qu’il importe de faire disparaître au plus tôt ce symbole d’un faux dévouement, et de mettre résolument en pratique cette grande parole : le cléricalisme, voilà l’ennemi !

À l’unanimité moins cinq voix délibère :

ART. Ier. – Le Conseil Municipal charge M. le Préfet de la Seine de faire les diligences nécessaires pour obtenir du Président de la République que le décret dit impérial du 26 août 1856 soit et demeure rapporté.

ART. 2. – Le susdit buste, monument d’une époque abrutie par le fanatisme clérico-bonapartiste, sera, au plus tôt et provisoirement déposé dans les combles de la mairie du Ve et ira rejoindre le buste de l’ex-impératrice dont la liaison avec la citoyenne (dite sœur) Rosalie était si tristement connue et a eu de si fâcheux effets. La place occupée aujourd’hui par ledit buste restera vide en attendant qu’un nouveau décret, déférant au vœu du Conseil municipal, permette d’y installer le buste de la sympathique Louise Michel ou celui de l’intrépide Hubertine Auclerc.

Fait au pavillon de Flore.

Septembre 1880.      

 

 

 

 

 

Fernand LAUDET,

La Sœur Rosalie (1787-1856),

Librairie Bloud & Cie, 1911.

 

 

 

 

 



1 « Sachons quitter Dieu pour Dieu et la prière pour les pauvres. »

2 Autrefois XIIe.

 

 

 

 

 

 

 

 

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