À propos de « Bernadette de Lourdes »

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Jean de LA VARENDE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

EN présence des trois préfaces qui décorent le livre de Michel de Saint-Pierre, je me demande quelle valeur pourrait avoir mon approbation, toute chaleureuse qu’elle soit. Que vaut un témoignage laïque après celui de son Excellence l’évêque de Nevers, de son Excellence Mgr Ricaud, recteur des sanctuaires de Lourdes, et après celui du Dr François Leuret, président du bureau médical de la Grotte ?... Nous n’aurions qu’à nous taire, si la réussite du livre ne nous entraînait à une méditation à la fois âpre et téméraire, comme celles qu’on pense souvent et qu’on n’écrit jamais.

Cela dépassera Michel, tout en admirant une fois de plus son allant, sa vigueur, sa ténacité, et cet étonnant courage qui nous a toujours ému. Son accent aussi, dans son bon aloi. Son livre est vraiment une déclaration de principes, de principes qui ne servent point à vous rendre compte de votre dérive, mais qui balisent votre poussée en avant.

Ah, ces Saint-Pierre sont faits d’un fameux bois ! Ils savent nous faire honneur. Toute la famille donne un sentiment de force intime, de radioactivité, qui la mettent à part dans un monde aristocratique auquel ils ne renoncent point mais qu’ils dominent par leur personnalité intransigeante.

Le marquis est un de ces érudits comme on n’en fait plus ; qui ne se contentent pas d’écrémer les bibliographes, mais vont droit aux sources, avec une intrépidité rageuse, comme furibonde ; son apport aux études normandes apparaît d’une maîtrise incomparable, et en fait, incomparée... Nous sommes très petits garçons devant lui, nous autres qui avons mis notre esprit, notre cœur, notre sens du réel en face du fait et du personnage historique, et notre bonne foi du charbonnier ; nous qui ne disposons ni de son flair, ni de sa mémoire, ni de sa science linguistique, ni de cet acharnement incoercible qui entraîne la chance. Louis de Saint-Pierre, dans l’érudition, est une manière de héros. Son fils a su apporter, au problème de Massabielle, un mordant digne du père, une autorité franche, une volonté de tout connaître et de tout reprendre à son compte, qui tiennent à l’hérédité.

Son livre est appelé au succès, et ce succès certain permet des réflexions inusitées.

 

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Les éditeurs, de plus en plus, ont tendance à demander des hagiographies, des études sur la sainteté et les saints, à des écrivains non spécialisés dans cette branche de l’art religieux. Jadis, écrire sur la sainteté engageait très fortement, demeurait un état particulier, une fonction qui se suffisait à soi-même. Un métier formel. La littérature pieuse restait l’apanage des clercs ou de certains plumitifs qui se transformaient par obligation, peut-être par mimétisme naturel, en variétés de clercs. Ils gardaient le monopole de ces livrés consacrés, que l’approbatur épiscopal sanctionnait. Ces écrivains devenaient des ecclésiastiques en plein vent.

C’était assez sage et pareille séparation des genres ne permettait ni confusions ni mélanges scabreux.

Je me hâte d’ajouter que la décence et la réserve de Michel de Saint-Pierre et son écriture ne laissent rien de suspect flotter autour de Lourdes. Nous nous complaisons même à faire remarquer la haute façon dont il a su éviter les analyses douteuses, les mots détonants, et tout l’attirail empuanti d’une analyse, qui, au nom de la physiologie, peut descendre très bas.

D’ailleurs, son apport émouvant reste l’image attendrie qu’il nous donne de la petite Bernadette, dans l’intérêt qu’il lui témoigne, dans sa piété envers elle ; surtout dans sa pitié pour la jeune martyre que nous n’avions jamais vue dans cet éclairage de souffrance, dans cette humilité forcée, dans cet écrasement de la personnalité humaine.

Mais les nouveaux protagonistes de l’Église ne se privent de rien, et il faut regretter que la hauteur du sujet n’entraîne pas la réserve des images et de l’expression. Je n’ai pas dit « on peut » regretter : je souligne : il faut.

 

Il est indéniable que les clercs avaient un peu diminué la valeur de la littérature pieuse. L’abus du style ecclésiastique, de ses redondances, de ses images périmées avait créé un relâchement d’intérêt dans le public ; et encore, peut-on le penser ? On les lisait beaucoup en somme, dans un certain milieu, qui, évidemment, s’il ne pouvait être placé dans l’élite intellectuelle, restait l’élite morale. C’est supérieur.

L’Église, qui avait tant eu à souffrir des adversaires extérieurs et des assaillants cultivés, se montra pleine d’indulgence pour les concours extérieurs aussi, et provenant de milieux un peu analogues. Les gens de lettres répareraient ce que d’autres gens de lettres avaient abîmé. Ceci compenserait cela. Le terrible Index a fléchi... D’ailleurs, la politesse exige qu’on ne montre pas du doigt.

Mais ce fut cependant quelque chose de tout à fait extraordinaire, une manière de scandale dont nous ne pouvons aujourd’hui imaginer le retentissement. Il y avait bien eu des conversions, d’ailleurs montées en épingle, comme la confession in extremis de Littré l’affreux, celles du brave Coppée et de l’excellent Féval, mais les mieux disposés n’auraient jamais été jusqu’à concevoir un prosélytisme de gens de lettres. Les écrivains les plus célèbres, engagés dans la croisade ? Inimaginable ! Voyez-vous la Sand en cornette, Flaubert catéchisant, les Goncourt avec un goupillon ?

L’Église admit cette inversion. Cependant, soyez sûrs, mes bons amis, que l’Église dut prendre rudement sur soi ; qu’elle fit, et qu’elle fait, un gros effort, car nulle société ne pousse aussi loin le sens de la spécialisation. L’Église tient tous les laïques pour autodidactes et rappelle l’Université chez qui la littérature ne commence qu’à l’agrégation. Mais les temps sont durs...

 

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Très anciennement, le comte Joseph de Maistre fut un des premiers laïques à prendre le contre-pied des « philosophes » et à brandir le labarum. Or, le beau Savoyard au visage acéré était un humoriste secret. Les Broglie le considéraient avec une curiosité parfois stupéfaite. Le comte Joseph se laissait emporter, griser par sa faconde, par ses mots, par ses boutades, ses incartades et ses rebonds. Ximénès Doudan, un des intimes de Coppet, raille la vanité du prophète nouveau qui se flatte « de l’énergie surprenante de son style, laissant aux autres à le délayer comme on met de l’eau dans un vin trop fort ». Les Broglie n’en revenaient pas, leur gravité foncière s’effarait. Joseph de Maistre, quand il venait d’accoucher d’une page explosive à souhait, gambadait autour de ses hôtes en proférant : « Qu’est-ce que je viens de leur fiche ! ! » (traduction libre mais juste).

Soyez certains que si, au lieu de 1819, le Pape eût paru en 1788, le clergé de France ne l’aurait pas canonisé sans remous.

 

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Parmi les modernes, le premier en date des francs-tireurs chrétiens, de ces engagés volontaires de la dévotion, fut Huysmans. L’auteur d’En Route, de Sainte Lydwine, restait malgré tout celui de Là-Bas, qu’il n’a jamais expurgé. Il monta vers l’autel, mais sans changer son vêtement de travail, qui ne sentait point l’encens ! Si la Foi fut arrangée enfin à la sauce talent, elle connut aussi la sauce verte.

L’Église, après quelques réticences, ne se fâcha point. Elle comprit la valeur de ces adhésions. Ces conversions spectaculaires, presque cabotines, renforçaient sans doute son autorité finale, mais surtout s’attaquaient au respect humain qui fut le mal chronique et redoutable du XIXe, et qui demeure étrangement dans le peuple. Elle courut le risque, un risque grave et qui souvent tourne très mal, d’entendre ces zélateurs improvisés révéler ce qu’on n’aurait pas dû connaître ; ce qui, entre prêtres, était passé sous silence ou minimisé. Nous en avons eu de récents et terribles exemples concernant les couvents : de voir ces laïques parler laïquement et non religieusement des exigences et des pratiques pieuses. Pleins de bonne foi, pleins de droiture, ces braves gens manquaient de mysticisme, manquaient de cette haute religiosité qui, dépassant la terre, atteint à des hauteurs incompréhensibles aux bourgeois. Je ne raille pas, en aucune façon. Il y a des climats, des atmosphères d’âmes irrespirables sans habitude, sans avoir déjà subi une climatisation pieuse.

 

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Que dire de Bernanos qui fut un des leaders laïques de l’idée chrétienne ? L’homme mérite les plus grands respects, par sa passion de la vérité, de SA vérité, toutefois. Mais que penser de l’écrivain ? Voilà une réputation qui tient à l’indulgence des croyants et au préjugé de la « bonne cause ». Il écrit obscur, se complaît dans la ténèbre, et, s’il rédige les yeux fermés pour mieux garder sa vision intérieure, s’il aime le colin-maillard, tant mieux pour lui ; mais qu’il coupe le courant et laisse ses lecteurs dans le noir, halte-là ! Et aussi, pourquoi de telles anecdotes salaces ? Que viennent faire les vilenies de la jeune Mouchette dans le Soleil de Satan, et, dans le Journal d’un curé, l’aigre fillette à la jarretière alliciante ?

C’est que nos biographes d’occasion réservent trop souvent une large place à l’obscène, comme s’ils désiraient faire preuve d’indépendance et de non-conformisme. Ils tiennent à nous montrer qu’ils se sont refusés, eux, au vœu de chasteté. Et l’on garde la sensation de rencontrer une gousse de piment dans leur tarte à la crème. De sorte que ce qui devait faire la nourriture des honnêtes gens peut fort bien alimenter la canaille.

Cependant, je m’interroge encore : la réserve suffirait-elle ? N’est-il pas dangereux de confier de pareilles missions à des auteurs non patentés ? Même sans être recommandés en chaire, leurs ouvrages libertins n’en trouvent-ils pas une audience accrue ? Le Rêve, cette pure gageure du nommé Zola l’a fait plus lire que toutes les immondices de La Terre.

 

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Alors comme les spécialistes de l’écriture religieuse prennent de pouvoir et de juste diction, parce qu’enfin, tous ne sont pas bêlants, il m’arrive encore, après plus de dix ans, d’évoquer affectueusement, respectueusement, Georges Goyau dans sa blanche maison de Bernay, petite mais tranquille... Je relisais avant-hier sa Normandie Benédictine, d’une telle sûreté, d’une telle tenue, animée de ce feu, de cette flamme qui l’emportaient.

J’avoue, par exemple, que l’intégrité complète d’un Gaëtan Bernoville est pour moi extrêmement valable. Je viens de lire plusieurs livres de lui, et une spécialisation de cet ordre me semble dépasser toutes les fantaisies, même du plus haut vol. Rien du patois de Chanaan, un accent robuste et simple, des mots justes, et une connaissance approfondie de ces âmes religieuses qui sont d’une autre essence que nos pauvres âmes divisées contre elles-mêmes. Son Émilie de Vialar est une manière de chef-d’œuvre, dans sa simplicité, dans sa réalité soumise à l’irréel. Il garde le sens de l’humain irrigué par le divin, il le soumet à cette participation d’En Haut qui nous surprend trop, nous autres, les romanciers laïques, pour que nous lui rendions son naturel.

Par contre et à l’opposé, je m’afflige de voir un de nos jeunes compatriotes normands en qui je pressens un de nos maîtres prochains, par le goût de la force, la hauteur du regard, l’haleine longue et le sens de la foi, n’arrivant pas à se débarrasser de Bernanos, et barbotant, de ses dons magnifiques, dans la teinture d’iode et la liqueur de seiche.

 

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Toute la question est de savoir si l’indépendance du laïque, sa verve, sont d’un rendement religieux plus grand que la soumission du clerc, même si ces qualités du franc-tireur sont contrebalancées par son désordre et son manque de tactique.

Autre chose. Que faut-il penser de ces études sans nombre consacrées au prêtre et à l’Église ? Moi-même, j’ai commis un don Bosco ; j’avais pour excuse sa paysannerie, la volonté de mettre en valeur ce côté rural, et que je m’en occupais depuis trois ans. Mais je réservais pour mes très vieux jours un Amour Sacré où j’espérais, comme Fray Juan de Ségovie :

 

            Mourir en ciselant dans l’or un ostensoir

 

et j’ai bien peur d’y renoncer par sentiment de l’abus.

Jamais, en effet, on n’a tant parlé du prêtre. Sommes-nous au début d’une renaissance catholique ou près d’une crise dangereuse autour de laquelle tous s’interrogent ? L’Église, une fois de plus, se trouve-t-elle en porte-à-faux, en équilibre instable, en perte de vitesse ?

En tout cas, félicitons-nous : cela témoigne d’une sympathie indéniable. En dehors des énergumènes, l’anticléricalisme est mort sur son fumier. Si les plus purs ne sont pas sans craindre les nouvelles témérités et l’abandon ecclésiastique des attitudes traditionnelles, ils ne peuvent qu’admirer le cran de l’Église, qui, dans une tempête sans exemple, s’accroche, jusqu’aux dents, au timon de l’antique et monumental vaisseau.

 

 

Jean de LA VARENDE.

 

Paru dans Ecclesia en 1953.

 

 

 

 

 

 

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