Henri Bergson

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Louis LAVELLE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

PORTRAIT DE L’HOMME

 

 

En apprenant la mort d’Henri Bergson, le philosophe évoque tour à tour le souvenir de l’homme qui vient de s’éteindre et la pensée d’une destinée spirituelle qui, en s’accomplissant, s’est éternisée. Mais le passage de la vie à la mort cesse, dans un exemple si haut, de produire dans l’âme ce sentiment de tristesse qui accompagne toutes les séparations : il revêt une gravité sereine qui se change en méditation et ne fait entrer dans l’âme que de la lumière. La mort est un déchirement pour tous ceux qui voient l’être qu’ils aimaient leur manquer tout à coup et les marques d’affection qu’ils lui témoignaient rester impuissantes et sans réponse. Elle porte jusqu’au sommet de la gloire temporelle ceux qui ont marqué le monde de leur empreinte et dont les hommes croient recueillir l’héritage. Mais la mort du penseur ne peut être honorée que par un culte spirituel et secret ; sa vie même s’efface : il ne reste plus de lui qu’une source pure à laquelle on ne cessera de puiser.

Certains esprits possèdent une puissance mystérieuse de rayonnement. Dès la première rencontre, ils nous impriment une sorte de touche qui ébranle notre vie secrète, suspend toutes nos préoccupations particulières, et nous invite à pénétrer dans un monde plus lumineux et plus pur où les choses perdent leur pesanteur et reçoivent une transparence spirituelle. Henri Bergson était un de ces esprits privilégiés. Les hommes de notre génération ont cédé presque tous à son influence subtile, qui s’est exercée sur eux à la manière d’un charme. Ils se rappellent leur classe de philosophie où le monde intérieur leur était enseigné, mais sous une forme si abstraite et si divisée qu’ils ne reconnaissaient plus en lui le monde familier qu’ils portaient en eux-mêmes ; et ils se rappellent aussi la grande oscillation de leur pensée entre ce positivisme honnête et prosaïque qui entendait les assujettir aux lois de la nature et ce kantisme aride et impérieux qui dictait à la nature des lois dont l’origine leur échappait. Puis tout à coup une source filtrait dont leur professeur réglait sagement le débit ; et ils découvraient avec émerveillement dans leur être quotidien la présence du flux de la vie, sinueux, complexe et indivisé, chargé de couleur et d’émotion, qui ne cessait de se renouveler et de grossir ; les suggestions de Bergson les éloignaient également de Comte, qui n’avait pas le sentiment de l’intimité psychologique, et de Kant qui, dans la pensée, paraissait toujours sacrifier le contenu au cadre et la spontanéité à la règle. Quelques-uns plus tard devaient aller chercher dans les cours du Collège de France la même alliance entre la puissance de comprendre et la puissance de sentir, le même ébranlement délicat de tout l’être caché, la même confiance dans le mouvement d’une pensée qui ne voulait être que l’illumination de la vie ; et ils retournaient à la Sorbonne voisine avec une sorte d’ardeur purifiée qui transfigurait à leurs yeux d’autres recherches plus austères.

Henri Bergson est un des rares philosophes que la gloire ait visité. Mais elle l’enveloppa de son rayonnement sans jamais pénétrer jusque dans l’asile de sa pensée, sans jamais obtenir de lui la moindre complaisance à lui répondre. Ses leçons avaient connu autrefois un succès inégalé ; mais ce succès ne paraissait point aller jusqu’à lui, il en demeurait absent : il se contentait de suivre les mouvements intérieurs de son propre esprit avec une parfaite et inflexible docilité sans laisser dans l’ombre aucune difficulté, sans épargner à l’auditoire aucune subtilité. Tout entier attentif à lui-même, ni les regards dirigés vers lui, ni l’attente qu’il faisait naître, ni cette réponse obscure de tant de consciences auxquelles il ouvrait un horizon inconnu et pourtant familier, ne le détournaient de son véritable chemin. Nul homme n’était plus solitaire dans une intimité qu’il livrait à tous. Il abandonna sa chaire prématurément, dès qu’il le put, comme si l’enseignement froissait en lui une pudeur et que, dans une existence plus retirée, il trouvât une disposition plus favorable pour accueillir le message qui lui avait été confié.

Tous ceux qui l’ont connu savent qu’il n’y eut point d’homme qui eût à la fois plus de discrétion et plus de courtoisie. Il avait un corps menu et presque dématérialisé, un visage aigu, un regard sérieux qui se portait au devant de chaque être avec une sympathie muette et interrogative, et semblait ramener aussitôt vers le dedans, comme pour la soumettre à une épreuve, la rencontre qu’il avait cru faire. Par une certaine lenteur dans la voix et dans le geste, une sobriété douce dans les mouvements, et ces témoignages d’un intérêt réel et présent qui étaient d’autant plus émouvants qu’ils étaient plus atténués, il semblait réduire la matière à n’être qu’une expression pure, capable de nous révéler par transparence, sans les altérer ni les alourdir, toutes les inflexions de la vie intérieure. Ce qu’il cherchait toujours, c’était cette communication invisible et délicate avec soi, avec les autres êtres, avec les choses et avec Dieu même, où il semble que tous les obstacles soient traversés, toutes les séparations abolies et que nous obtenons le contact du réel avec la conscience de le vouloir, de l’aimer et de coopérer avec lui. La mort d’Henri Bergson, en dépouillant sa pensée de toutes les attaches qui le reliaient encore à l’individu, met à nu l’univers spirituel dans lequel il s’est efforcé d’entrer et dont il a voulu nous laisser les clefs.

 

 

 

L’ATMOSPHÈRE DE SA PHILOSOPHIE

 

 

Les œuvres d’Henri Bergson ont exercé sur beaucoup d’esprits un prestige qui ressemblait à une magie. Elles n’étaient point faciles et trouvaient d’innombrables lecteurs. Elles cherchaient appui dans une documentation scientifique précise et minutieuse, qui n’obtenait pas toujours l’agrément des savants et demeurait presque indifférente aux disciples les plus zélés. La doctrine elle-même recevait un accueil favorable dans les milieux les plus disparates, chez des révolutionnaires comme Georges Sorel, chez des catholiques comme M. Le Roy. Elle provoquait les mêmes suspicions de la part des positivistes et de la part des thomistes. Le témoignage de sa fécondité et des racines profondes qu’elle atteignait au fond de l’âme humaine, on le voyait dans l’ardeur avec laquelle tous prenaient parti tantôt pour elle, tantôt contre elle. Car l’esprit sépare mieux que l’épée. Et pourtant on sentait bien que ni les partisans, ni les adversaires ne faisaient appel pour justifier leur sympathie ou leur hostilité à une démonstration ou à une réfutation des thèses célèbres sur les rapports de la quantité et de la qualité, sur la distinction des deux mémoires, ni sur la réalité de l’élan vital. Le débat était au-dessus. Il y avait là une atmosphère nouvelle qui offusquait les uns, parce que tous les objets sur lesquels se portait habituellement leur regard s’y trouvaient noyés, et qui donnait aux autres le seul élément qui convînt à leurs poumons et qui fût capable de les vivifier. Chaque livre agissait à la manière d’un enchantement. Mais que devient un enchantement pour celui qui s’y dérobe ? La philosophie d’Henri Bergson doit produire un mouvement de l’âme et un consentement intérieur ; autrement elle se dissout ; elle échappe comme un jeu de reflets à la main qui voudrait la saisir.

Or, c’est le consentement qui est tout. On peut ne point le donner et ne le donne pas qui veut. Il faut oublier d’abord toutes les choses que l’on voit au profit de cette émotion intérieure qui nous découvre au fond de notre âme le flux indivisé de la vie, mais elles ressusciteront tout à l’heure dans une lumière nouvelle : à travers leur corps elles nous livreront leur intimité. Alors nous cesserons de nous heurter en elles à ces objets séparés dans lesquels vient s’immobiliser le dessin de nos mouvements ; nous aurons délivré en nous et en elles cette puissance créatrice dont le monde visible ne nous présente jamais qu’un spectacle dissocié et rompu.

Or il est naturel que l’action de cette puissance créatrice s’accompagne toujours d’une mystérieuse résonance ; ou plutôt elle produit en nous une mélodie continue à laquelle nous ne sommes pas constamment attentifs, mais qui nous ébranle et nous pénètre à la manière de ces ondes sonores qui, en vibrant à travers tout notre être, ressemblent à une émotion qui elle-même aurait pris corps. Il y a une musicalité bergsonienne ; et ceux qui n’ont de goût que pour les arts plastiques se sentiront toujours un peu dépaysés dans une telle philosophie. Mais nous saisissons pourtant, à travers cette musique intérieure, quelques-uns des traits essentiels de toute spiritualité : d’abord cette génération ininterrompue de la vie, toujours présente et toujours nouvelle, et qui fond dans son unité une multiplicité d’états distincts et inséparables ; ensuite, un envahissement de la conscience par un élan qui la dépasse, mais qui éveille et soulève avec lui nos mouvements les plus secrets ; enfin, cette coulée de la durée qui nous fait sentir en nous la croissance même de notre être, avec tout le passé qu’il vient de quitter et qui gonfle son présent, avec tout l’avenir dans lequel il entre comme dans un miracle imprévisible.

Il s’agit donc sans doute de retrouver toujours cette émotion unique et irremplaçable, par laquelle, en descendant assez profondément au cœur de nous-même, nous rencontrons la source même de toute existence et où puise notre existence propre par une participation et une communion qui ne cessent de nous inspirer en nous associant au mouvement même de la création. On a critiqué cette doctrine en prétendant qu’elle montre trop peu d’estime pour une science et une civilisation que l’humanité a conquises au prix de longs efforts afin d’abandonner l’âme à une spontanéité instinctive et sans loi. Mais c’était mal connaître Henri Bergson : car il n’y eut jamais d’esprit plus précis ni plus lucide ; il a atteint lui-même la plus rare concentration intérieure : il a montré par l’exemple de sa philosophie et de sa vie que si le péril de l’esprit, c’est d’être toujours entraîné par le divertissement, de laisser son unité se rompre et se ruiner à travers la multiplicité des objets qu’il contemple et des besognes qu’il accomplit, il est possible pourtant de le sauver, mais à condition d’opérer ce retour sur soi, si difficile, si désintéressé et si pur, qui nous permet de retrouver, par un acte continu d’attention et d’amour, l’élan éternel par lequel le monde se fait.

Le rationalisme sans doute s’inquiétait des progrès de la doctrine, mais plutôt encore de l’inflexion ou de la déviation qui pouvait lui être donnée que de son inspiration authentique, car nulle part on ne pouvait trouver une critique de l’intelligence séparée plus claire, plus pénétrante, plus maîtresse de soi. Cette critique n’était rien de plus que la conscience aiguë que l’intelligence prenait d’elle-même : c’était l’intelligence qui s’obligeait à se renoncer afin de se dépasser.

Il n’y a point de grande pensée qui ne semble créer un monde nouveau, qui n’enveloppe les objets les plus communs d’une atmosphère inaccoutumée, qui ne donne à certains mots une sorte de frange ou de « halo » qui dilate leur sens indéfiniment. Ainsi Henri Bergson nous a appris à découvrir tour à tour la puissance d’évocation du mot « qualité », qui ne désigne plus une simple apparence de la réalité, mais son essence même, saisie en ce point d’affleurement où elle commence à entrer en contact avec nous et à nous émouvoir ; du mot « intuition », qui ne désigne plus on ne sait quel superstitieux pressentiment, mais un acte d’attention et d’amour qui nous permet de pénétrer au cœur des êtres et des choses ; de cette « mémoire pure », qui nous montre dans la « durée » le chemin de l’éternité et qui n’est plus une résurrection illusoire du passé aboli, mais la transformation de tous les évènements que nous avons vécus en êtres de pensée, lumineux et indestructibles ; et surtout peut-être de ce célèbre « élan vital » qui, au lieu de marquer, comme on l’a dit, une régression de la pensée vers les ténèbres du corps et de l’inconscient, nous oblige à considérer le corps et les œuvres particulières de la pensée comme les étapes provisoires d’une création qui ne cesse de se poursuivre et qui a toujours l’infini devant elle.

Mais c’est peut-être à ces deux mots de qualité et de durée, qui sont d’une extrême simplicité et empruntés au langage le plus commun, qu’Henri Bergson, comme le font parfois les grands poètes, a donné le son le plus mystérieux et le plus chargé de signification spirituelle, car la qualité des choses, c’est leur réalité même, telle qu’elle nous est offerte dans un arc-en-ciel de nuances à la fois distinguées et fondues. Or le propre de la science, c’est de les oublier au profit du nombre par lequel elle impose au monde une loi qui nous permet de le construire en le calculant. Seulement, à travers les mailles du nombre, le réel n’est qu’emprisonné : c’est la qualité qui nous livre sa substance ; le réel est coloré, odorant et sonore ; il résiste à l’effort de la main ou lui cède. Il est toujours une présence donnée, aussi bien pour l’ignorant qui se borne à l’accueillir que pour le savant qui entreprend de le mesurer ou pour l’artiste qui essaie de capter dans son œuvre l’émotion qu’elle lui apporte. La qualité n’est pas une propriété extérieure des choses, elle est leur individualité, leur vie et leur âme. Et pourtant elle n’existe que par nos organes et par notre conscience, qui doivent l’appréhender pour lui donner cette forme sensible sans laquelle elle ne serait rien. Elle est donc au point de rencontre de l’univers et du moi, au point où ils se portent l’un vers l’autre et parviennent à se joindre dans une sympathie et une communion mystérieuses. Et le terme même de sensibilité, par son ambiguïté, suffirait à nous instruire sur la véritable nature de la qualité puisqu’il désigne à la fois cet usage même des sens par lequel le monde nous est révélé et cette intimité même de chaque être que le moindre contact avec le monde suffit à ébranler. Aussi la qualité des choses en fait-elle plus que des choses ; elle reste toujours sentie plutôt que perçue : elle met en jeu toute notre délicatesse. Elle est bien le contraire de la quantité qui est toujours la même et ne peut que croître ou que décroître. C’est parce qu’elle est toujours unique qu’à son extrême pointe elle marque le caractère incomparable des choses que nous appelons aussi leur valeur.

On ne s’étonnera donc pas que la qualité, puisqu’elle naît d’un accord vivant entre l’âme et le monde, soit profondément engagée dans la durée où se produisent toutes les éclosions. Tout le monde sait que pour Henri Bergson c’est la mobilité qui est le fond ultime du réel : de telle sorte que les intellectualistes lui reprocheront toujours de dissoudre dans un flux évanouissant à la fois les objets sur lesquels le regard cherche à se poser et les idées que la pensée tente de définir. Mais c’est parce qu’il n’y a point pour lui d’existence toute faite, il n’y a qu’une existence qui se fait. En chaque être il faut chercher à atteindre son avènement à la vie, cette sorte de pas inimitable qui lui donne accès dans le monde et qui est son essence même, c’est-à-dire l’acte par lequel il se crée.

Ainsi le temps, qui autrefois nous paraissait masquer la réalité et la dissiper en apparences fuyantes, devient non seulement son soutien, mais le principe même qui la fait être ; et pour mieux accuser le rôle métaphysique qu’il lui attribue, Henri Bergson se sert du terme robuste de durée, entendant par là non pas seulement cette fluidité par laquelle les êtres ne cessent de changer, mais encore cette poussée continue par laquelle ils s’établissent dans l’existence, résistant à toutes les causes de destruction, choisissant le rythme de leur propre développement, conservant en eux, pour en grossir sans cesse leur propre nature, tout le passé qui est derrière eux et traçant ainsi le sillon de leur vie personnelle à l’intérieur de l’éternité.

Or la durée s’offre à nous sous deux aspects contradictoires, mais dont la réunion forme l’essence même de l’esprit. Elle se présente d’abord comme un avenir encore à naître, mais qui demeure inconnu de nous ; toutes les puissances qui sont en nous nous portent vers lui d’un unique élan. Il prend son appui sur tout ce qui le précède pour le dépasser et il ne peut connaître aucun recommencement. Il est toujours pour nous en suspens dans une pure imminence où nous trouvons, d’une part, la responsabilité d’un acte qui dépend de nous et par lequel nous participons à la création de l’univers, et, d’autre part, l’attente d’une révélation imprévisible, d’un don gratuit qui va nous être fait et que nous devons nous préparer à recevoir. Henri Bergson avouait que le sentiment le plus constant et le plus profond qu’il éprouvait, c’était précisément celui de cette nouveauté permanente de la réalité qui donnait pour lui aux choses les plus familières une jeunesse sans cesse ressuscitée. Les philosophes contemporains, après s’être quelque temps complu dans l’inquiétude, se servent aujourd’hui du mot « angoisse » pour désigner cette conscience de notre destinée personnelle qui nous tire à chaque instant du néant en ouvrant devant nous un avenir où notre existence se décide. On ne peut pas dire que la conscience d’Henri Bergson ait connu l’angoisse, mais c’est avec une extraordinaire gravité, une tension de toute son âme, qu’il se tournait vers l’avenir où l’esprit engage toujours sa liberté, dépasse sans cesse ce qui le retenait, comme s’il trouvait au fond de lui-même une promesse et une espérance infinies.

Cependant il ne serait pas juste de regarder l’avenir comme le lieu unique de l’esprit. Car, si c’est vers lui que regardent toutes nos actions, il ne faut pas oublier qu’elles retombent toutes un jour dans le passé. Ainsi le passé à son tour est au-delà du plus lointain avenir. Mais le rôle du passé n’est point de tout ensevelir dans le néant : dans l’admirable livre qui s’appelle Matière et Mémoire, qui est de toutes ses œuvres la plus hardie et la plus belle, Henri Bergson expose cette théorie si profonde de la mémoire pure, et qui ne cessera jamais d’être contestée par tous ceux qui pressentent justement en elle l’unique moyen qui nous est donné de justifier par l’expérience même l’immortalité de l’esprit. Car il n’y a que la matière qui dans le passé soit anéantie, et le propre de l’esprit c’est précisément de sauver tout ce qui a été. Or c’est la mémoire qui le soustrait aux vicissitudes de l’instant, et par elle il acquiert ainsi en nous une vie nouvelle et transfigurée. Maintenant qu’il n’est plus, nous l’apercevons dans une lumière immatérielle où sa signification nous apparaît pour la première fois ; comment ne nous aurait-elle pas échappé au moment où l’évènement même était sous nos yeux, où la préoccupation de l’action à faire retenait et obscurcissait notre regard ? Le passé réalise ainsi la spiritualisation de tout le réel. Il ne faut pas dire que c’est en substituant à l’effort qui le produisait une stérile contemplation. Le souvenir pur, c’est une idée qui s’est dépouillée du corps matériel où elle est née, qui ne subsiste plus en nous que par l’acte même qui la pense et qui forme le secret de la personne, la force cachée qui ne cesse de l’animer.

On voit donc que le passé et l’avenir ne peuvent être dissociés ; on peut sans doute les opposer comme on oppose la contemplation à l’action, mais le propre de la mystique, c’est-à-dire de toute vie humaine lorsqu’elle est unifiée, c’est de les confondre. Elle n’y parvient que par l’amour ; de tout ce qu’il touche il nous livre l’intimité, il est le seul principe de toute création, et créer, pour lui, c’est susciter toujours un nouvel amour. Tel est, semble-t-il, le dernier mot du message d’Henri Bergson. Il ne pourrait pas être accueilli par tous les esprits : il restera sans doute pendant longtemps une pierre de touche qui servira à les classer. Tous les grands penseurs ont une vocation qui leur est propre : il est injuste de leur demander ce qu’ils n’avaient pas mission de nous apporter. Henri Bergson a médit, il est vrai, de l’intelligence, mais c’était pour éviter qu’elle se détournât de la vie et qu’elle réduisît en esclavage l’esprit dont elle n’est que l’outil. Mais nulle intelligence ne fut plus vive, plus subtile et même plus acérée que la sienne ; seulement il l’avait obligée, pour ainsi dire, à se recourber dans un sens opposé à celui de l’abstraction qui est sa pente naturelle afin de l’appliquer à la vie avec laquelle, dans son exercice le plus pur, elle doit s’unir par une sympathie active et coopérante.

 

 

 

LES DEUX SOURCES

 

 

Nul ne pouvait être surpris qu’une telle philosophie dût s’épanouir un jour en une morale et s’achever en un mysticisme. Depuis la publication de L’Évolution créatrice en 1908, le public attendait cette sorte de dénouement. Il s’est produit en 1932 avec les Deux sources de la morale et de la religion. Ce livre a été mûri dans un long silence ; car cette carrière philosophique si longue et si pleine présente l’élégance singulière d’être jalonnée par un petit nombre d’ouvrages parfaits, dont chacun justifie en quelque sorte la vérité de leur pensée directrice commune, puisqu’il prolonge la continuité d’une courbe en lui donnant pourtant chaque fois une poussée nouvelle et imprévisible.

Que l’on se replace au point où L’Évolution créatrice nous avait laissés. L’élan vital est un grand courant d’énergie lancé à travers la matière et qui cherche à en obtenir tout ce qu’il peut. Il y a en lui une puissance d’invention sans mesure, qui l’engage dans des voies divergentes et qui se déploie en forme de gerbe. Mais la vie a adopté deux voies principales : l’une a abouti à ces sociétés d’hyménoptères dont le type le mieux connu est la société des abeilles, et que M. Maeterlinck a décrites : elles sont formées d’individus spécialisés physiologiquement ; elles gardent le dépôt d’une tradition parfaite qui exclut toute velléité d’innovation ; elles assujettissent tous leurs membres à une besogne collective d’une manière inflexible ; et on ne saurait sans une sorte de frisson y voir dessinée d’avance la destinée future des sociétés humaines. Mais celles-ci ont ouvert une tout autre voie : l’homme, en effet, a maintenu la séparation entre l’organisation physiologique et l’organisation sociale ; il a renoncé à transformer son corps individuel en un instrument professionnel ; il a préféré inventer des outils indépendants et laisser ainsi à son activité toute sa liberté et toute sa souplesse. Et, au lieu de se laisser guider par une sorte d’instinct somnambulique, il a mis sa confiance dans l’intelligence : celle-ci lui apprend à dominer le monde matériel, à en faire le prolongement de son propre corps et comme une vaste machine destinée à le servir.

S’il y a deux sources de la morale, c’est que l’on peut concevoir de deux manières la relation de l’individu et de la société. D’abord, il faut que la société puisse se maintenir. Elle exerce donc sur l’individu une pression par laquelle elle l’oblige, grâce à un ensemble de sanctions matérielles et de sanctions morales, à respecter les conditions mêmes de son existence ; sous cette première forme, la morale est une discipline ; elle subordonne chaque être au groupe dont il fait partie, comme le voulait Durkheim ; elle tend à créer des habitudes qui ont en quelque sorte une vertu conservatrice. C’est par là qu’elle semble favoriser un retour à l’instinct, qui règne sur l’insecte souverainement : ainsi, dans chaque ligne d’évolution on observe, comme une sorte de rappel, le trait essentiel qui domine les lignes d’évolution voisines ; une telle morale est donc encore infra-intellectuelle. De plus, toute société est une création finie de la vie : elle a des intérêts séparés et qui l’opposent aux sociétés rivales. Aussi, dans la mesure où la morale s’exprime par une pression du groupe, l’être doit-il servir l’idéal du groupe : c’est dans la guerre, où la destinée même du groupe est tout entière engagée, que se manifestent à la fois l’échec de cette morale et les formes les plus hautes de la vertu qui lui est propre.

Un tel aspect de la morale, qui lui est nécessaire, puisque chacun de nous appartient à la société, devra donc être dépassé, car l’élan vital ne peut se contenter de subir la loi d’une société qu’il a lui-même créée ; il lui appartient toujours de rompre ses lisières et de la promouvoir. À partir de ce moment, la morale ne s’exprime plus par une pression, mais par une aspiration. Elle est tournée vers l’avenir. Elle a sa source dans une émotion gonflée de sève créatrice. Elle nous replonge dans l’élan originel, au-delà de toutes les formes visibles dans lesquelles il était momentanément incarné : l’aspiration est un élan d’amour qui a pour objet l’humanité tout entière ; elle est supra-intellectuelle comme la pression était infra-intellectuelle. Elle se réalise dans des êtres d’élite dont chacun est une espèce nouvelle formée d’un individu unique. Elle ne se propage que par l’imitation d’un modèle individuel admiré et aimé : elle est toujours une réponse à « l’appel du héros ».

Ainsi s’opposent ces deux morales dont Bergson, dans un admirable langage, nous dit que l’une est une « morale close », c’est-à-dire immobile à l’intérieur de son propre horizon, repliée sur ses acquisitions et anxieuse de ne pas les laisser perdre, et l’autre une « morale ouverte », c’est-à-dire pleine de mouvement et d’invention et qui ouvre sur le développement de l’humanité une perspective infinie.

  

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On peut distinguer parallèlement une religion statique et une religion dynamique. Mais d’abord quelle est l’origine de la religion ? Aussi longtemps que l’être est prisonnier de l’instinct, la religion lui est inutile, puisqu’il reste serviteur de la vie. Au contraire, la religion doit accompagner nécessairement le développement de l’intelligence : elle est une réaction défensive de la nature contre son pouvoir dissolvant et destructif ; elle exerce à l’égard des maux que l’intelligence produit une sorte d’action compensatrice. C’est que l’intelligence est d’abord une fonction critique : elle donne à l’individu la conscience de son être séparé, elle l’invite à poursuivre des fins égoïstes, à se rendre indépendant de la société et même de l’élan vital qui le traverse et qu’il cherche à capter. Alors, il se produit en nous cette « fabulation inconsciente » dont on pensera peut-être qu’elle forme l’idée la plus originale du livre. Car il ne faut pas que l’intelligence réussisse à s’évader de la vie ; l’élan vital exerce sur elle une contrainte dès qu’elle fait effort pour lui échapper ; les mythes sont des représentations imaginaires, mais que l’intelligence est obligée de créer à son corps défendant afin de remédier aux dangers auxquels elle ne cesse de nous exposer ; et peut-être faut-il dire qu’ils enferment sous une forme figurée une vérité plus profonde que celle que l’analyse intellectuelle livrée à elle-même nous rend capables d’atteindre.

De plus, il n’y a que l’homme qui soit un être religieux, car il n’y a que l’homme qui ait l’idée de la mort : l’animal se repose sur l’instant comme le saint sur l’éternité, il succombe à la mort sans la craindre, ni l’attendre et il meurt pour ainsi dire sans y penser. Mais dès que l’homme a acquis la conscience qu’il lui faut mourir, cette idée ne cesse d’occuper son attention : elle paralyserait son activité si la croyance en l’immortalité ne venait point ajouter à la vie terrestre un prolongement idéal qui lui donne un sens et la purifie : par le culte des ancêtres, la religion nous permet encore d’annexer les morts aux vivants. D’autre part, lorsque notre volonté s’exerce et que nous essayons d’agir sur les choses, nous savons bien qu’il subsiste toujours un intervalle entre l’initiative que nous avons prise et l’effet que nous souhaitons d’atteindre. Nous voilà donc penchés sur le résultat qui va se produire, anxieux de voir s’il va remplir notre désir ou le décevoir, toutes les forces de notre esprit tendues vers une puissance dont nous pensons nécessairement qu’elle nous est favorable ou qu’elle nous est hostile. Comment donner enfin une explication suffisante de tous les évènements qui nous atteignent d’une manière trop personnelle ou trop intime autrement qu’en supposant une certaine affinité entre ces évènements et la cause qui les produit, c’est-à-dire en imaginant que cette cause n’est pas simplement mécanique, mais intentionnelle ? Au fond de toute religion et même de celle qu’Henri Bergson nomme statique, par contraste avec la science pour laquelle l’individu ne compte pas ou n’est que le jouet d’un mécanisme indifférent, tout être cherche cette certitude qu’il y a dans l’ordre universel une intention qui lui est spécialement adressée, la même qui remplit cette prière où Pascal entend un Dieu personnel lui répondre et lui dire : « J’ai pensé à toi dans mon agonie, j’ai versé telles gouttes de sang pour toi. »

Pourtant, bien que la religion dynamique ait besoin de la religion statique pour s’exprimer et se répandre, et bien qu’elle donne à la religion statique son contenu et sa vie, elle est d’un autre ordre : « Elle soutient l’homme par le mouvement même qu’elle lui donne en le replaçant dans l’élan créateur, et non plus par des représentations imaginaires auxquelles elle adresse son activité dans l’immobilité. » Sans doute, l’essence de la religion réside toujours dans le sentiment d’une « présence efficace » ; mais c’est seulement dans ses formes les plus hautes que cette présence devient personnelle. La religion statique est encore la religion de la cité : la religion dynamique dépasse ses limites. La fonction fabulatrice ne crée que des mythes destinés à combler le déficit de confiance dans la vie qui est inséparable de la réflexion ; mais le mysticisme ne se laisse point arrêter par eux : il remonte pour reprendre de l’élan dans la direction d’où l’élan est venu. L’âme se laisse pénétrer par un être infiniment plus puissant qu’elle-même : elle cesse d’être inquiète sur l’avenir, puisqu’elle est à son égard consentante et voulante ; elle cessé d’être inquiète sur elle-même, puisque l’objet n’en vaut plus la peine.

Dans le mysticisme, l’effort créateur n’est plus retenu par le corps, par l’instinct ni par l’habitude. « Le grand mystique serait une individualité qui franchirait les limites assignées à l’espèce par sa matérialité, qui continuerait et prolongerait ainsi l’action divine. » Ainsi le mysticisme ne nous attache pas à un objet ; il nous associe à un élan : il rompt le mouvement circulaire par lequel la société et l’individu ne cessent de s’engendrer réciproquement. Le sommet du mysticisme dans l’antiquité a été atteint par Plotin, qui est allé jusqu’à l’extase contemplative, mais non pas jusqu’à ce point extrême où le mysticisme devient agissant, où la volonté humaine se confond en lui avec la volonté divine. Pour Plotin, l’action est un affaiblissement de la contemplation : elle en est une imitation imparfaite et matérielle. Mais le véritable mysticisme est celui des grands mystiques chrétiens. Et il s’accompagne de « robustesse intellectuelle » ; il est une participation au mouvement même de la création. C’est un amour qui « voudrait avec l’aide de Dieu parachever la création de l’espèce humaine et faire de l’humanité ce qu’elle eût été tout de suite si elle avait pu se constituer définitivement sans l’aide de l’homme lui-même ».

Le dernier chapitre du livre est rempli de vues pénétrantes sur l’avenir de l’humanité. L’élan vital contient en lui des tendances contradictoires qui, en se développant séparément, produisent une double frénésie : la frénésie de l’ascétisme et la frénésie des jouissances matérielles. Mais il y a peut-être entre elles une sorte d’oscillation : aujourd’hui où la seconde triomphe, il n’est peut-être pas chimérique de prévoir un retour à la vie simple. Peut-être même peut-on espérer qu’il se produira entre la mécanique et la mystique une sorte d’alliance : « La mécanique ne retrouvera sa direction vraie, elle ne rendra des services proportionnés à sa puissance que si l’humanité qu’elle a courbée vers la terre arrive par elle à se redresser et à regarder le ciel. » Et Henri Bergson met encore sa confiance dans la possibilité d’une science « psychique » qui permettrait à un esprit d’agir non plus seulement sur les corps, mais sur les autres esprits et qui, au lieu de subordonner notre perception au corps, qui joue le rôle de filtre ou d’écran par rapport à l’infinité du réel, nous permettrait de cueillir sans cesse de nouvelles richesses dans le champ immense du rêve et ouvrirait véritablement notre conscience sur l’au-delà.

Il ne peut point s’agir aujourd’hui d’opposer à des vues si belles des vues différentes. Toute grande pensée est une perspective qui s’ouvre pour nous sur l’univers et sur la vie : c’est un don qui nous est apporté ; il appartient à chacun de nous de le recevoir et de s’en montrer digne ; pour cela il faut en prendre possession par la méditation et répondre à toutes les suggestions qu’il peut éveiller en nous. Qui voudrait résister à une doctrine qui nous invite sans cesse à nous dépasser ? Car s’il y a dans la morale une opposition entre la pression et l’aspiration, dans la religion une opposition entre le statique et le dynamique, dans tous les domaines une opposition entre la société et l’humanité et, pour tout dire, entre le clos et l’ouvert, il ne faut pas oublier que cette opposition est irréductible parce qu’elle exprime toute la distance qui sépare le fini de l’infini. Aucun accroissement ne nous permettra jamais de passer de la partie au tout, ni de la loi de la nature à la loi de la grâce. Il ne faut pas médire de l’intelligence qui est placée entre les deux mondes, qui se détourne de ce qui est clos comme d’un infra-intellectuel et regarde vers ce qui est ouvert comme vers un supra-intellectuel. Elle ne peut se renoncer qu’en faveur de l’amour ; mais tout amour particulier est encore un amour limitatif ; seul l’amour du héros et du saint ne connaît point de frontière ; seul c’est un amour vrai, c’est-à-dire associé à l’œuvre de la création. Car si Dieu lui-même a besoin de nous, c’est pour nous aimer. Et la création est une « entreprise de Dieu pour créer des créateurs, pour s’adjoindre des êtres dignes de son amour ».

 

 

Louis LAVELLE, La philosophie française

entre les deux guerres, 1942.

  

 

 

 

 

 

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