Les traces de Dieu dans la vie de Jacques Rivière

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Jules LEBRETON

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« Relever les traces de Dieu » : c’est le but que poursuivait Jacques Rivière quand il notait au jour le jour les impressions religieuses de sa captivité et que, à leur lumière, il essayait d’interpréter son passé ; et ce qui le pressait d’écrire, ce n’était pas alors une curiosité de psychologue ; c’était la reconnaissance et l’admiration qu’éveillait en lui l’action divine : « Je n’ai qu’un moyen de reconnaître ce que Dieu a fait pour moi. C’est de le dire. »

En écrivant ces quelques pages, je me propose le même but, et j’y suis poussé aussi par un sentiment d’admiration et de respect. Il n’y a rien de si vénérable ici-bas que les traces de Dieu. Je me rappelle toujours avec émotion une messe célébrée au mont des Oliviers, dans la petite chapelle de l’Ascension, où l’on vénère les dernières empreintes du Christ, gravées sur le rocher ; pendant le Saint Sacrifice, de pauvres pèlerins russes entrèrent, se glissèrent sous la table qui servait d’autel, et baisèrent pieusement les vestiges du Seigneur. Plus précieuses encore, plus chères à Dieu, mais aussi, hélas ! plus éphémères, sont les traces de Dieu dans les âmes. Le cœur humain résiste parfois plus que le rocher à l’empreinte divine, et surtout il la préserve moins fidèlement. Et cependant Dieu l’y veut graver. Il n’est pas de spectacle plus attachant que celui de cette action divine dans l’âme, action plus intime que toutes les autres, plus efficace, et aussi plus respectueuse ; et il n’est pas de vie humaine, si banale qu’elle paraisse, qui ne porte en soi l’empreinte de Dieu, déformée peut-être par bien des défauts profonds, recouverte sans doute par la poussière quotidienne, mais encore reconnaissable à qui s’étudie sincèrement. Rivière l’a reconnue avec une rare clairvoyance ; il peut nous aider à lire à notre tour dans notre vie.

Soucieux de saisir toute la portée de cet exemple, nous nous efforcerons de le retracer sans retouche, tel qu’il apparaît dans ses livres. Un des amis du jeune écrivain disait récemment, non sans tristesse : « Qu’on le veuille ou non, il y a aujourd’hui une querelle Jacques Rivière 1. » Je resterai étranger à cette querelle ; je ne suis pas qualifié pour y prendre part, et je ressens, pour des discussions de ce genre, une répulsion invincible.

Je comprends que les amis catholiques de Rivière qui, dans les dernières années de sa vie, l’avaient trouvé lointain, aient éprouvé une grande joie à la publication de ces lettres et de ces carnets où se révélait une vie secrète, si proche de la leur. Je ne suis pas surpris non plus que les autres « ne reconnaissent pas dans ces livres posthumes la voix de leur camarade ». Cet étonnement, joyeux ou pénible, est trop légitime pour que personne ne songe à le blâmer ; pour les uns et pour les autres, Rivière n’est pas une force qu’on cherche à capter, c’est une grande âme qu’on aime. Bien des fois, de son vivant, il déconcerta ses plus proches amis par la mobilité de ses enthousiasmes, par l’indépendance jalouse de sa vie. Il me semble que le respect que tous, amis ou simples lecteurs, nous lui devons, nous interdit avant tout de prétendre confisquer sa pensée ; et comment le pourrions-nous sans la briser ? Il aimait à se représenter lui-même comme un voyageur si chargé de bagages que toute porte lui était trop étroite et qu’il n’y pouvait passer ; et quant à laisser dehors une partie de son fardeau, c’eût été renoncer à sa vie, et ce renoncement lui coûtait par-dessus tout. Être ceci et pas cela, choisir, s’insérer dans une voie définie, c’était le suprême sacrifice.

Ce sacrifice, il le redouta toujours, et dans les dernières années de sa vie il en fut beaucoup plus éloigné qu’il ne l’avait été pendant sa captivité en Allemagne. Cette constatation est douloureuse, mais elle s’impose ; cette âme si richement douée nous donnera souvent l’impression d’un gaspillage effréné ; lui-même l’a vivement senti : « À me détruire... je goûte un suprême plaisir, quelque chose comme le plaisir d’éparpiller des perles dans la mer à pleines poignées 2. »

Un autre spectacle, tout différent, nous fait oublier cette tristesse : c’est la prodigalité magnifique de Dieu ; n’est-ce pas une des grandes leçons du christianisme : le soleil de Dieu éclairant bons et méchants, la semence du salut jetée clans tous les terrains, l’Esprit répandu sur toute chair ? Et tous ces dons ne sont pas dispersés au hasard ; ils sont répartis par la providence sage et bonne d’un Père qui connaît chacun de ses enfants, l’appelle par son nom et veut le sauver. Mais toutes ces ressources infinies ne forcent pas l’entrée d’un cœur qui se ferme.

Ici du moins Dieu fut finalement vainqueur des résistances de l’homme : la mort de Rivière fut une mort chrétienne. Mais pendant sa vie que de vicissitudes ! C’est un vrai drame intérieur, dont lui-même a suivi et retracé toutes les péripéties, et c’est là, me semble-t-il, ce que ses écrits renferment de plus précieux. Les esquisses apologétiques qu’il composa dans les camps d’Allemagne méritent notre attention, mais plus encore les longues luttes qui préparèrent ces années de ferveur chrétienne, les efforts courageux qui le portèrent alors plus près de Dieu, et puis la détente qui suivit.

Si nous réussissons à pénétrer le mystère de cette existence, apparemment si unie, mais au fond passionnément agitée, nous y trouverons mieux qu’une jouissance psychologique, une précieuse leçon morale et religieuse. Dès le seuil de cette vie, un problème se pose : cette âme sincère, profonde, éprise d’idéal, orientée vers Dieu dès son enfance par une éducation chrétienne, qui, dans sa jeunesse, ne se passionna que pour les joies de l’intelligence, devait-elle si aisément perdre la foi et si laborieusement la recouvrer ? Ceux-là seuls en sont surpris qui ne savent pas tout ce qu’il y a, dans ces joies intellectuelles 3, d’impiété ; le mot est de Rivière lui-même, il le répète avec insistance, et en effet il n’en est pas de plus vrai. Dans les premiers jours de 1913, quand il venait de faire paraître son étude De la foi, il écrivait à Gide 4.

« Certains jours je me mets à expliquer à ma femme mes sentiments, mes tendances, les habitudes de mon cœur, ce que je suis. Et peu à peu une sorte de lumière et de transport s’empare de moi et, à mesure que je vois mieux, que j’entre dans un détail plus fin, mon bonheur tourne à l’exaltation. Ça me soulève, ça me ravit. « Y voir clair », je ne connais rien de plus remuant, ni de plus terrible. Ah ! que je suis loin de Dieu dans ces moments-là. Je me sens tout abandonné de lui et capable de me passer de lui. C’est là mon impiété, c’est là le seul point où je ne suis point réduit. » Qu’on relise, après cette lettre, le roman de Rivière, on y retrouve, à peine transposée, la même expérience psychologique, provoquant la même ivresse: entraînée par son amant, Aimée explore son âme, et y trouve une joie indicible: « Nous nous acheminions sans trop de bonds, unis par un sentiment presque abstrait, penchés sur nous-mêmes dans un même esprit de froide observation... Mais peu à peu nos découvertes mêmes nous rendaient notre transport ; notre dialogue reprenait sa vitesse de vertige ; il se mettait à zigzaguer comme l’éclair, sans que nous eussions seulement le temps d’apercevoir ce qui y passait et de nouveau des flèches adorables, des flèches trempées du plus exquis venin de l’intelligence s’échangeaient entre nous comme en rêve 5. »

Venin exquis sans doute, mais venin mortel : n’est-ce pas encore dans Aimée, quelques pages seulement après le passage que je viens de rappeler, que Rivière, racontant le désenchantement cruel où son amour s’est meurtri, termine ainsi la scène : « Et pourtant mon esprit travaillait déjà tout seul, – mon funeste esprit jamais las, qu’aucune ruine n’arrivait à distraire de sa manie d’attention et qui se jetait sur mes pires mésaventures comme sur une proie 6. »

Cet enchantement perfide qui captive l’intelligence et qui dissout la vie, c’est le mal qui, depuis trente ou quarante ans surtout, pervertit notre littérature ; mais il est bien peu d’écrivains chez qui cette ivresse ait été aussi sincère et aussi profonde que chez Rivière. Chez la plupart l’âme s’use vite à ce jeu : la vie, pour laquelle d’abord elle se passionne, n’est bientôt plus qu’un spectacle qu’elle se donne à elle-même ou, pis encore, qu’elle donne aux autres : c’est le dilettantisme ou le cabotinisme. Dès sa rhétorique supérieure, l’étudiant de Lakanal avait reconnu le danger et fait effort pour s’en défendre ; un peu plus tard, la correspondance avec Claudel montre, en face de cette dégénérescence de l’esprit, la sévérité du maître et l’horreur du jeune homme. S’il n’eût résisté à cette séduction, il n’eût jamais connu l’attrait sévère et puissant du Christ.

Mais, il faut bien le dire aussi, c’est du christianisme, jadis connu et goûté, que vint cette résistance. À vingt-trois ans, Rivière écrivait à Gide : « C’est vrai, je suis très empoisonné par le christianisme. Mais je suis fier de l’être et j’ai reconnaissance au christianisme de m’avoir dès l’enfance désatisfait... Je dois au christianisme cette infirmité inestimable de ne pouvoir m’immobiliser en quelque bien de ce monde » ; il ajoutait aussitôt : « Sans doute il est étrange que je vous dise ces choses à vous qui avez isolé le désir, et l’avez comme divinisé. Seulement je crois que mon désir est bien autre que celui de Ménalque ; sa nourriture n’est pas terrestre ; sa satisfaction n’est pas prochaine et il ne renaît pas sans cesse de son évanouissement... Mon désir est tenace, aveugle et crédule. Il croit à son objet, il veut un paradis qu’il ne trouvera pas, il n’est mon bien que parce qu’il ne croit pas l’être 7. »

Ce désir, survivant à la foi éteinte, soulève l’âme du jeune homme et l’empêche de se poser ici-bas, et l’on peut lui appliquer ce qu’il dit du héros de son roman : « Un vent trop fort me soulevait et je restais en l’air, plein de tumulte et de souffle, comme un oiseau battant des ailes au-dessus d’une branche sans pouvoir s’y poser 8. »

Ainsi l’intelligence pourra, par moments, se charmer tellement de son activité qu’il lui semblera qu’elle se suffit et qu’elle n’a que faire de Dieu ; et puis, sous son regard, l’objet qu’elle contemple s’évanouit, et elle se dit : Ce n’est que cela ! et déjà le désir l’a ressaisie. Et entre ces deux attraits, d’une jouissance impie, et d’un désir religieux, l’âme se débat.

Aussi loin que remontent les souvenirs de Jacques Rivière, dans sa correspondance avec Claudel, il se revoit tel qu’il est encore à vingt ans, avide de se contempler et de jouir de sa vie : « Dès ma petite enfance je raffinais mon orgueil... J’épurais ma pureté, je m’inventais des scrupules, dont je me glorifiais, dont je m’humiliais de me glorifier, dont enfin je me glorifiais de m’humilier de me glorifier. Et ainsi à l’infini. Et déjà cela m’était si doux qu’avec une conscience résolue dont je m’étonne en m’en souvenant, je renonçais d’avance à tout autre bonheur, à toute promesse de joie. Dès enfant, j’ai refusé la joie, j’ai renié tout bonheur, me disant en secret : Je m’aurai toujours, moi 9. »

Né et élevé dans une famille fermement chrétienne, Jacques était chrétien alors. À seize ou dix-sept ans, il cessa de l’être. Après la fête de l’Assomption, en août 1903, il écrit à un ami : « J’ai dû accomplir encore des rites auxquels je ne crois plus... Je me suis demandé si je ne devais pas dans l’intérêt de la franchise morale tout avouer au moins à mon père. Mais j’ai eu l’impression très nette du mal que je lui ferais... et je me suis abstenu. » Du moins à cet ami, incroyant lui-même, il déclare, avec toute l’assurance d’un jeune homme qui vient de se libérer du dogme, que le christianisme « n’est plus qu’une ombre », et qu’il n’y a qu’à « le laisser mourir de sa belle mort 10 ».

À cette date, le jeune lycéen de Bordeaux était déjà tout enivré de sa vie intellectuelle ; dès l’âge de quatorze ans il avait fondé un petit journal qu’il dirigea pendant deux ans : l’Avenir ; le numéro se vendait deux sous ; on pouvait le louer pour un sou. La critique littéraire y tenait une grande place ; l’élève de seconde et de rhétorique y formulait sur Loti, Racine, Barrès ou Molière des jugements décisifs.

Et c’était en lui une poussée de sève qui le charmait ; il écrira bientôt à Claudel : « Je m’aime, je m’aime tant ! Tenez, encore un mot que je me disais tout enfant en me serrant le poignet quand j’étais seul 11. »

Il vient à Paris, où il va préparer l’École normale et l’agrégation, sans succès d’ailleurs : sa nature indépendante se pliait mal à l’entraînement des concours. C’est pendant cette préparation, à Lakanal, qu’il se lie avec Henri Alain-Fournier ; avec cet ami, qui devait en 1909 devenir son beau-frère, Rivière échange une correspondance, dont quelques lettres seulement ont été jusqu’ici publiées ; elles sont très précieuses. Avec cette sincérité transparente qui donne tant de prix à ses confidences, le jeune étudiant s’analyse, se contemple, s’admire : « J’ai la volupté de l’analyse destructrice ; j’ai dit qu’en me comprenant, je me détruisais ; mais à me détruire ainsi... je goûte un suprême plaisir... Volupté merveilleuse parce que mêlée de mort. » N’est-ce pas là une réminiscence de Barrès ? Il l’a déjà reconnue et s’arrête : « Tout à l’heure dans l’emballement de ce que j’écrivais, je me proposais de finir en te redisant encore le plaisir exquis que me donnait la puissance de ma pensée à la fois exquise et disciplinée. Mais l’idée subite que je ne faisais que répéter m’a dégrisé et même m’inquiète 12. »

À cette date, un maître commence à s’imposer à lui, dont l’ascendant sera, – pour quelque temps du moins, – décisif. Aux premiers jours de 1906, H. Fournier lui écrit : « Claudel, dont je n’ai lu que le quart de Tête d’Or, est jusqu’ici, superbement pour moi, superbement incompréhensible. On pense à Shakespeare... C’est admirable... Mais je ne vois pas l’ensemble, encore. » Rivière aussi admirait Claudel ; à l’automne, il avait terminé son étude sur lui ; il l’envoyait à son ami, qui répondait par un cri d’admiration : « Ton article sera accepté par qui tu voudras, inséré où tu voudras. Il sera signalé par tous ceux qui aiment Claudel. Et Claudel t’écrira pour te serrer la main. Un autre que lui t’écrirait pour te baiser les pieds 13. »

Et ce n’était pas seulement un jeu littéraire que cette étude sur Claudel ; Rivière s’était passionné non seulement pour l’écrivain, admirable et difficile, qu’il avait la joie et l’orgueil d’avoir pleinement compris ; mais tout autant pour l’homme, pour sa conception de la vie, du monde, de Dieu. Cependant à côté de cette admiration qui envahissait son âme, une autre la traversait et, par moments, l’entraînait tout entière.

« J’ai gardé Gide pour la fin. Je ne l’ai pas relu depuis ma dernière lettre. Mais je l’adore de plus en plus. J’ai dit ou j’ai pensé que je ne voyais pas comment après Claudel je pourrais m’éprendre d’une vision plus haute et plus vaste... Je ne m’abaisse pas. Je reviens seulement sur des points que j’avais insuffisamment exploré : Nietzsche, la force, Gide, la sensualité... Peut-être n’es-tu pas assez sensuel, assez capable de te pâmer pour de l’eau fraîche ou de l’ombre, peut-être se mêle-t-il à tes plaisirs sensuels trop de souvenirs et d’évocations, peut-être ne sais-tu pas assez mordre la nature nue. C’est cela Gide. Ce qu’il y a de fatigant en effet, c’est que ce n’est que cela. Mais le fait même que ce n’est que cela prouve une telle intensité d’adoration, de désir, que c’en est admirable. » Et il poursuivait, comparant ces deux conceptions, ces deux saisies de la réalité : « Le geste de Ménalque n’est-il pas le même que celui de Violaine se dépouillant de tout pour accueillir Dieu ? Seulement Dieu pour Ménalque est innombrablement fragmenté. Pour Violaine qui a su rassembler « les éléments dispersés de sa joie » il est une présence secrète, unique et profonde, une possession immobile et intégrale. » Puis, de nouveau séduit par la fascination de cette multiplicité ondoyante, il ajoutait : « Nous qui ne pouvons songer à communiquer intimement avec Lui (Dieu), quel plus beau moyen avons-nous de l’adorer, que de promener partout l’inquiétude de notre désir perpétuel 14 ? »

Dans cette lettre de l’étudiant de vingt ans, l’homme apparaît déjà ; ses intuitions sont d’une pénétration exceptionnelle, et il s’y complaît ; et cette complaisance est pour lui une tentation perpétuelle. Toute réalité vivement perçue l’enchante ; et c’est encore moins la saisie qui le passionne que la chasse, moins la possession que le désir. Son ami lui écrit alors : « Ce que j’ai trouvé de plus beau, de plus hautain et de plus beau, de plus lumineux et de plus beau, dans vos théories, c’est votre exaltation du désir, votre amour du désir ». Ce fut la passion de toute sa vie, sa force et son infirmité ; il poursuivait passionnément des biens lointains ; arrivé près d’eux, il se sentait comme paralysé, reculant devant la démarche décisive, ne voulant pas pour un bien unique se priver des autres et craignant aussi de voir, dès la première étreinte, se briser entre ses mains son idole.

Et par moments l’enivrement de la recherche lui en fait oublier l’inanité. Tel fragment des lettres à Fournier respire déjà la joie du « jeu », telle qu’elle éclatera un jour dans une lettre à Claudel. Mais ce n’est qu’une joie de surface, et l’âme est trop profonde pour s’y complaire longtemps, et elle se redit : « Ce n’est que cela », et elle se reprend à espérer cette « possession immobile et intégrale » que Claudel lui fait pressentir.

C’est alors, en février 1907, que Rivière se décide à écrire au grand poète que depuis plus d’un an il admire. Cette correspondance devait durer jusqu’à la guerre. Les lecteurs du Roseau d’Or la connaissent et en savent le prix : de Bordeaux à Tien-Tsin c’est un drame qui se joue, et où Rivière n’est pas seul en jeu, mais avec lui, tant de jeunes hommes qui peuvent se reconnaître dans ces pages si sincères et si douloureuses.

La première lettre est une prière et un cri de détresse : cette inquiétude si longtemps aimée, cette faim où le jeune homme s’est tant complu qu’il lui a sacrifié sa foi, le torture enfin ; Claudel vit en Dieu, et en Dieu il a trouvé la paix ; c’est cela que Rivière vient lui demander : « La paix ! Donnez-moi la paix !... Montrez-Le moi, faites-Le moi goûter, faites-moi sentir Son poids sur mon cœur... » La lettre était à peine parvenue à Tien-Tsin que Rivière la corrigeait déjà : non, il ne veut pas la paix, il se complaît dans son mal ; il ne veut pas en être guéri, mais soigné ; « il y a ceci d’atroce que je m’y complais, que je l’aime, que j’en fais toute ma vie, ma seule joie. Au fond je ne voudrais pas ne pas en souffrir » ; et cela l’empêchera toujours d’être chrétien, et aussi cette obsession du néant : « C’est quelque chose qui n’est pas et qui soudain, sans un mot, me dit Me voici. Derrière ce que je vois, soudain l’horrible visage de ce qui n’est pas. »

Il y a peut-être quelque déclamation dans les cris de ce jeune homme, mais aussi une grande détresse, et Claudel ne s’y est pas trompé. Simplement, paternellement, virilement il lui répond : « C’est entre nous une affaire d’homme à homme, et je me tourne simplement vers vous et je vous ouvre mes bras et je vous dis : Oui, je le veux. Soyez mon frère, soyez avec moi ! Venez à Dieu qui vous appelle. » Et puis il lui fait entrevoir la beauté de la vertu, l’action qu’il peut et doit exercer autour de lui, la vie qui va s’ouvrir, pleine de recherche et de lutte, et enfin : « Je vous donne rendez-vous à la Sainte-Table pour la Pentecôte. »

Rivière n’en était pas là, il se débat, il se révolte, et pourtant il est touché au point sensible : dès la première lettre reçue de ce jeune inconnu qui lui écrit du bout du monde, Claudel l’a deviné, il a « trouvé les mots qu’il fallait dire » ; mais jusqu’à la Sainte-Table où il veut le conduire, que la route est longue ! Comment recueillir cette vie dispersée, ramener à Dieu ces actes épars ? « ils continueront de s’en aller à la dérive, hors de moi, indifférents à ma croyance » ; et c’est dans la pensée d’abord qu’il faudrait introduire cette discipline pour adhérer au christianisme : « C’est cela qui me tue... J’aurais bien la force de résister à la raillerie, à l’insulte, au mépris universels, mais non celle de me contenir, de me discipliner, de me contraindre, de m’insérer en une voie unique. Unique ! voilà le mot terrible qui m’effraie le plus dans le christianisme, contre lequel je me révolte tant... Pourquoi la vérité, l’unique vérité ? Pourquoi celle-là et pas les autres ?... Vous me demandez une chose terrible avec tranquillité. Vous me dites : Il y a bien des choses qui vous paraissent infiniment douces et terriblement désirables, auxquelles vous avez à renoncer. Oui, et c’est de cela que je suis terrassé. Vraiment, vraiment, il faudrait ne plus aimer, ne plus connaître cette volupté, et celle-ci, et celle-là encore qui me sourit si doucement, d’un visage invincible, d’un regard qu’on n’arrache point de son cœur... 15. » On ne peut relire cette page sans se rappeler l’effroi d’Augustin au seuil de la vie chrétienne et l’appel suprême des voluptés, « ces misères de misères, ces vanités de vanités, mes anciennes amies, qui me tiraient par mon vêtement de chair, et me murmuraient tout bas : Est-ce que tu vas nous renvoyer 16 ? ». Ici la lutte était plus intime encore, car c’était l’intelligence que tous ces fantômes hantaient.

Souffrance cruelle et, comme lui écrit Claudel, souffrance qui « ne pouvait être honorable qu’à la condition d’en sortir vainqueur ». Rivière le sent, et il lutte ; mais à certains jours il se révolte ; il ne veut plus être l’ami malade que l’on soigne ; il se dresse dans son orgueil : « Je suis ainsi. Et je ne changerai pas. Je ne pourrais changer que si je me préférais autre, que si je m’étais un objet de dégoût. Mais je m’aime, je m’aime tant !... Je ne suis pas dans les rets du Christ. Qu’aurait le Christ à faire de moi si ce n’est de me damner ? Je guis libre et je ne mourrai que de solitude. » (p. 79).

Pour faire tomber cette fièvre d’orgueil, Claudel répond avec une franchise paisible et impitoyable que sans doute ces aveux d’orgueil sont exagérés, mais qu’il est toujours dangereux de faire de ses défauts « des bondieux respectables et intangibles » ; vous vous aimez vous-même, ajoute-t-il : « l’expérience se chargera de vous guérir et de vous renseigner sur vous-même avec toute la brutalité nécessaire ». Et puis cette lettre s’achève par une confession touchante dont l’humilité efface toute la sévérité de la lettre : « Dans vos deux lettres il n’y a qu’une chose de grave et qui m’émeut et me trouble profondément : c’est que vous vous êtes senti appelé vers moi. C’est donc Dieu qui vous adressait à moi. Si donc cet appel n’a pas été efficace, c’est qu’obscurément j’ai été manquant envers vous, c’est que je n’ai pas été trouvé priant et mortifié comme je l’aurais dû. Il n’est que trop vrai... Pardonnez-moi donc le peu de secours dont j’ai été pour vous. Écrivez-moi tant qu’il vous plaira. Je vous répondrai toujours. Mais écrivez-moi non pas comme une dévote à son confesseur, pour étaler complaisamment vos petits travers, mais pour chercher de tout votre cœur les moyens de les guérir. » (p. 87-90).

Un peu plus tard (décembre 1908), la correspondance se fait encore plus sévère et menace de s’arrêter court : Rivière, contre son habitude, s’est laissé entraîner au dilettantisme ; le jeu de son esprit le charme, il s’y complaît ; pourquoi chercher autre chose ? « le jeu est encore ce qu’il y a de meilleur dans notre vie ». Sur ce terrain, Claudel se refuse à faire un seul pas : tout en assurant Rivière de son amitié fidèle, il lui déclare que leur correspondance est désormais sans objet : « Vous me semblez aller plutôt du côté de Renan et de Gourmont que du mien. Ce n’est pas à moi qu’il faut faire l’apologie du « jeu ». Je ne suis pas un bel esprit, je suis un homme simple et sérieux ; comme artiste je méprise les virtuoses et je ne comprends pas les plaisants. Le ricanement, depuis Voltaire jusqu’à Anatole France, m’a toujours paru le signe des réprouvés » (p. 170-171). Cette sévérité, qu’une lettre suivante atténuait, ne manqua pas son but : « Si vous saviez, répond Rivière, comme je suis déjà loin du « jeu » ! Si vous saviez comme il est injuste de me rejeter du côté de Renan et de Gourmont ! De Gourmont, ce misérable physiologiste ! Peut-être ai-je pu donner prétexte à ces assimilations, par des apparences de scepticisme. Mais mon scepticisme est passionné, aveugle, tendu. Croyez-vous que je veuille faire le dilettante ? Au fond je ne demande qu’à posséder... Mon scepticisme, c’est ma déception... Si j’ai pu paraître quelquefois en faire une complaisance, soyez sûr que ce n’était que par ironie » (p. 174-175). Et un peu plus tard : « J’aurai peut-être commis bien des fautes, et si je deviens chrétien, j’aurai bien des péchés à accuser. Mais au moins jamais je ne me serai épargné, jamais quelque chose n’aura passé devant moi sans me passionner, sans me prendre de l’amour et de la vie... » (p. 183-184).

Je m’excuse de citer si longuement une correspondance que nos lecteurs ont sous les yeux ; mais comment passer, sans les rappeler, sur ces pages où les deux correspondants se révèlent si sincèrement ? Dans les Carnets, Rivière apparaîtra moins exalté et, étant plus paisible, il sera aussi plus vrai ; mais ici nous le saisissons dans toute la fermentation de sa jeunesse ; le malheur n’a pas encore maté son orgueil, abaissé le seuil de son âme, et livré passage au flot de la grâce. Mais déjà les vagues le recouvrent par moments, et il en goûte l’amère saveur. Et en face de lui son correspondant lointain, si perspicace, si viril, si paternel. Rien de si commun sans doute qu’un échange de lettres entre un jeune homme enthousiaste et le maître qu’il admire. Mais où aboutissent le plus souvent ces correspondances ? Beaucoup ne laissent d’autre trace qu’une dédicace écrite sur la garde d’un livre ou au bas d’un portrait ; et, quand l’action a été plus intime, quand la pensée du maître s’est gravée dans l’âme du disciple, que vaut cette empreinte ? Imposée d’autorité, acceptée par admiration, elle ne laisse le plus souvent à qui la subit qu’un système artificiel et caduc 17. Dans l’âme de Rivière, c’est l’empreinte du Christ que Claudel s’efforce de graver ; ces lettres, mieux qu’aucun livre, font comprendre au jeune homme ce qu’est la religion chrétienne pour un chrétien, et c’est alors sans doute qu’il a commencé à entrevoir le christianisme, non plus de l’extérieur, par la façade de son édifice doctrinal ou rituel, mais par l’intime, tel que le connaissent ceux qui sont saisis et transformés par lui.

Au reste les conseils de Claudel l’ont engavé dans cette « voie pratique », « plus sûre et plus efficace » que les spéculations philosophiques (p. 49) : Livres à lire : avant tout Pascal ; beaucoup de livres de mystique ; Bossuet ; Dante ; Newman. « Pratique : La liturgie et l’assiduité aux offices de l’Église vous en apprendront plus que les livres. Plongez-vous dans cet immense bain de gloire, de certitude et de poésie... Dites vos prières tous les jours... Si possible, allez à la messe tous les jours... Portez un scapulaire, récitez le chapelet, faites le Chemin de Croix ; dès que vous le pourrez, tâchez de concentrer votre pensée pendant au moins un quart d’heure par jour sur quelque mot ou quelque récit de l’Évangile... Pratiquez les œuvres de charité active. Pas de plus merveilleux cordial que la charité. Entrez le plus tôt possible dans la Société de saint Vincent de Paul dont j’ai le bonheur de faire partie depuis vingt ans. »

Ces indications sont souvent reprises et complétées au cours de cette correspondance. La dernière, datée du 4 mai 1913, marque tout le chemin parcouru au cours de ces six années : « Voici l’adresse du prêtre que vous me demandez, qui est un saint, un homme simple et bon, extrêmement intelligent, débordant de douceur et d’affection. L’abbé Fontaine, curé de Notre-Dame Auxiliatrice à Clichy. » Six mois plus tard, Rivière annonçait à Claudel qu’il avait communié à Noël ; son ami lui répondait : « Je vous serre la main, mon cher ami, je vous embrasse. Que Dieu vous garde, vous et votre enfant ! C’est bien, ce que vous avez fait. »

On voit par ces conseils donnés et suivis ce qu’était ce « catholicisme claudélien » où s’engageait alors Rivière : non pas imagination poétique ni spéculation philosophique, mais religion chrétienne simplement reçue et pratiquée ; il faut reconnaître toutefois que, dans cette voie que Claudel lui ouvrait, le jeune homme n’entrait qu’en hésitant ; il s’essayait à prier, mais y réussissait mal et par intermittence : « Je passe ma vie à sauter du plus profond désespoir à la plus ridicule exaltation... Quand je suis en bas, alors quelquefois je sens le besoin de dire : mon Dieu, mon Dieu, et de me jeter à genoux et de remuer les lèvres. Mais sitôt guéri je suis incapable de tout recueillement, je ne sens plus que la tempête de ma puissance et cette légèreté admirable qui transporte » (p. 136). La lecture, la méditation quotidienne de l’Évangile, si sagement conseillée, ne semble pas avoir été tentée. En 1913, Gide s’indignait de voir ce jeune homme si préoccupé de conversion, si ignorant du Christ 18 ; il n’avait pas tout à fait tort ; Rivière lui répondait : « Il est évident que je n’ai pas le sens du Christ, le goût de ses paroles, ni – il faut bien le dire – l’amour véritable de lui. Je l’ai eu beaucoup plus fort à un moment où j’étais plus loin de la foi que maintenant. Je ne sais comment cela se fait. Je m’en accuse. J’en souffre. Mais il est impossible que cela dure... 19 »

Dans l’introduction qu’il a donnée aux écrits posthumes de son ami Henri AlainFournier, Rivière note exactement la différence des deux âmes et l’accès plus facile que la foi chrétienne trouva chez Fournier : « Son esprit n’avait pas de barrières critiques ; le flot, qui força les miennes, un moment, n’eut certainement, pour l’envahir, qu’un assaut bien moins fort à donner. Et puis il était meilleur que moi, plus tendre, plus confiant, plus insoucieux de sa perfection abstraite 20. » Les deux amis, alors loin l’un de l’autre, avaient été vers la même date attirés au christianisme ; Fournier, que son éducation n’y préparait pas, que l’amitié de Claudel n’entraînait pas, fut cependant celui des deux qui s’avança le plus rapidement dans cette voie 21 ; parfois son christianisme naissant se colore de ses habitudes littéraires : c’est comme un pays sans nom qui lui apparaît dans un rêve 22 ; mais c’est aussi une foi positive et dogmatique qui pour lui éclaire le monde, c’est une vie surnaturelle qui, sous ses yeux, se révèle à Lourdes et qu’il apprend à mieux connaître dans « l’Évangile, la Bible et l’Imitation ».

Cet épisode du christianisme de Fournier était utile à rappeler ici : il éclaire, par ses similitudes et ses différences, l’accès de Rivière à la foi chrétienne ; peut-être d’ailleurs l’exemple de cet ami très cher ne fut-il pas sans influence sur celui qui, à cette date même (1909), devenait son beau-frère.

 

*

 

Au terme de cette lente et laborieuse ascension Rivière voulut déterminer sa position religieuse ; il le fit dans son étude De la Foi, dédiée à Claudel : esquisse vigoureuse, mais encore imparfaite, où l’on distingue déjà quelques-uns des traits essentiels qui marqueront les écrits de la captivité, mais engagés dans un ensemble encore confus 23. Dès le seuil, tout en marquant la force des raisons qu’il va exposer, il avoue l’inertie qui le retient encore : « Cet éloge de la croyance devrait me conduire directement à une profession de foi religieuse. Mais le malade sait que la santé est bonne ; pourtant il n’a pas le courage de faire les mille petits efforts absurdes qui l’y achemineraient. Il a l’esprit tout convaincu, mais le désir n’y est pas... De même les raisons de croire que je découvrirai en moi, si décisives soient-elles, peut-être resteront sans force contre mon inertie et contre certains contentements trop proches et trop sensibles pour que l’idée puisse me venir de les quitter » (p. 36-37).

Ce qui le retient, ce n’est donc pas une fausse honte qui le ferait rougir de croire : l’étude s’ouvre au contraire par un « éloge de la foi », supérieure au doute par les efforts qu’elle exige, par les risques qu’elle accepte, d’un mot par la force qu’elle prouve et qu’elle développe. Il n’est pas arrêté non plus par le secret désir de pactiser avec le rationalisme : Rivière n’a jamais rien eu d’un moderniste, et il s’en explique avec une clarté parfaite : « Non, il n’est pas de milieu pour un cœur sincère entre l’athéisme et la religion. J’aime et je prétends qu’il faut aimer avant tout la propreté de l’âme. Que d’abord elle soit bien nette, bien courageuse, bien achevée ! Il n’est pas vrai qu’il y ait des arrangements, il n’est pas vrai que l’on puisse être ceci ou cela, sans l’être tout à fait. On ne pactise pas avec les difficultés : ou l’on est vaincu par elles, ou on les vainc. Le premier devoir est de ne supporter en soi rien qui soit le semblant d’autre chose : il faut avoir cette chose même, ou la quitter tout à fait » (p. 72).

L’auteur de ce petit livre ne prétend pas donner une démonstration de la foi, telle qu’elle doive s’imposer également à toute intelligence, mais seulement « décrire les mouvements tout personnels de sa pensée », et d’abord les raisons qui lui inspirent la simple croyance au monde invisible et surnaturel, puis celles qui le poussent plus précisément vers le catholicisme.

La première partie est la moins ferme des deux : « L’imagination est le sens du surnaturel, elle nous met en contact avec lui » (p. 52) : cette déclaration éveille la défiance et quand nous voyons ailleurs (p. 50) le monde représenté comme un navire sortant du bassin et glissant vers nous, « avec les hommes sur le pont qui font ceci ou cela, comme des passagers après le départ, avec les démons accrochés aux flancs comme des monstres marins, avec les anges dans la mâture comme des matelots », nous nous demandons si c’est une étude religieuse que Rivière a prétendu faire, ou un poème en prose, ou un rêve semblable à ceux de son ami Fournier. D’autres traits cependant sont bien meilleurs : ainsi le contraste entre la conception du monde telle que la reçoit le fidèle et l’explication philosophique telle que la construit le savant. Le savant « confond la joie de la liberté avec celle que donne la vérité.... Pour se sentir en présence du vrai, il a besoin de se voir respecté par sa découverte et qu’elle ne fasse pas mine de lui saisir les mains pour les attacher ; il a besoin qu’elle soit humble devant son esprit. Mais quand on découvre le vrai, c’est au contraire l’esprit qui tout à coup se fait humble ; c’est lui qui se trouve dépouillé, et sans prestige, et sans ailes. Pour ma part, je ne me reconnais en contact avec le vrai que lorsque mon esprit entre dans cet état de captivité et comme d’affliction ; pour qu’une explication ait du pouvoir sur moi, il faut que je n’en aie plus aucun sur elle » (p. 42-43). Un peu plus loin (p. 48-49) on entrevoit, encore imparfaitement maîtrisée, la théorie du mystère que Rivière reprendra plus tard : la science, ne pouvant rendre compte de l’élément mystérieux, cherche à s’en débarrasser en l’isolant et, pour cela, elle déchire le monde et s’essaie vainement à en recoudre les lambeaux ; la foi au contraire saisit le mystère là où il est, au cœur des êtres, et ainsi elle donne à chacun d’eux sa plénitude, à tout l’ensemble sa cohésion 24.

À côté de ces vues métaphysiques, dont la plupart sont encore confuses et mal au point, on remarque des intuitions religieuses et morales d’une grande pénétration, celles-là mêmes qui seront poursuivies plus tard, pendant la captivité. Et d’abord c’est l’action providentielle de Dieu, couvrant l’action personnelle des hommes, lui donnant sa direction et son efficacité : « Sans doute, je suis maître de mes actes ; mais mon choix est si aveugle, l’impulsion que je leur donne est si débile, que je ne saurais m’attribuer sans folie les fruits que souvent je leur vois porter. Quelqu’un a reçu mon obscure décision, l’a mûrie, l’a développée, l’a changée enfin en elle-même ; comme un riche qui accepte sans sourire le dérisoire présent d’un misérable, quelqu’un fait fructifier entre mes mains mes ingrates et courtes entreprises. Ainsi, si nous savons regarder à la fois avec imagination et avec humilité, Dieu nous apparaît travaillant avec nous, façonnant avec nous notre vie, comme un ouvrier ancien et sage reprend la besogne de l’apprenti et l’achève doucement sous ses yeux » (p. 58).

C’est surtout dans l’étude du catholicisme que ce sens religieux apparaît : Rivière considère d’abord le dogme du péché originel, puis la morale catholique en tant qu’elle explique la faute et le pardon. On sent déjà par ce choix les préoccupations ordinaires de l’auteur, orientées vers les problèmes moraux, et cette orientation est féconde. Le péché originel, ce n’est pas une opinion que je puisse accepter ou rejeter, c’est le secret de mon être : tous mes efforts trop courts, toutes mes vertus viciées, tous mes rêves défaillants au moment où ils pensent saisir leur objet : « Tous nos sentiments ne sont que l’image d’eux-mêmes, ils viennent comme des flammes lécher, sans pouvoir s’y tenir, leur propre vérité ; il y a toujours entre nous-mêmes et notre âme une fine, une décourageante différence. Oui, le péché originel est sur nous. Et il est au monde. Et rien n’en peut guérir que de passer à la vie éternelle » (p. 84-87).

Et c’est la morale catholique, si humaine et si divine à la fois. La morale humaine nous prêche la sagesse et l’abstention du mal et, pour nous en défendre mieux, elle nous apprend à refouler en nous toute passion, toute vie ; être impassible, c’est son secret, c’est sa faiblesse ; un jour ou l’autre, vous faillirez « et, du coup, votre sagesse tombe par terre... la première infraction que vous y faites la brise toute... vous voilà tout seul avec votre faute » (p. 88-89). La morale catholique nous presse de bien agir : « elle nous harcèle à chaque minute du jour, elle allume en nous le zèle de la charité, elle exige de nous une véhémente, une brûlante perfection » ; mais, si elle est pressante, elle est indulgente aussi ; elle n’est pas déconcertée par la faute ; elle en a pitié et l’efface par le pardon : « avec un reproche plein d’amour, (le prêtre) accueille son enfant qui lui rapporte ce lourd fardeau de péchés tout emmêlés les uns dans les autres, cette affreuse récolte qu’il n’y a plus qu’à jeter avec horreur. Son pardon était tout préparé ; il m’absout... » Et l’esquisse se termine par ce portrait vraiment filial : « La morale catholique... vient me trouver dans mon humanité, elle vient m’assister au plus bas de moi-même ; elle n’a pas peur de moi ; elle m’écoute ; elle m’essuie la face ; je reconnais sa profondeur comme j’ai reconnu celle du péché originel ; non pas vaincu par trop de raisons ; mais avec mon cœur coupable, avec mon corps souillé ; comme le dogme était pareil à ce que je suis, elle est pareille à tout ce que je fais ; elle se compromet pour me suivre ; mais aussi je la confesse par tous les instants de ma vie, et par les plus vils, et par les plus honteux. Ah ! comment ne saurais-je pas qu’elle est vraie quand, au moment où je viens de mentir lâchement, je la sens qui est encore avec moi, d’une certaine façon, – humiliée comme moi, triste comme moi, – mais présente toujours et fidèle, et d’accord enfin avec mon péché » (p. 90-93).

Cette émotion, si évidemment sincère, est un pressentiment plus qu’une expérience : plusieurs mois s’écouleront encore avant la première rencontre de Rivière et du prêtre ; il n’est pas encore entré dans le christianisme, mais il est déjà « dans son ombre », il commence à sentir cette bienfaisante influence qui apaise sa vie, la simplifie, la dénoue : « Depuis que je me suis retourné vers la foi, j’ai senti tant de choses simplifiées pour moi, tant de nœuds se défaire, tant de facultés en moi reprendre leur usage naturel ! Je ne peux plus considérer la conversion comme une démarche héroïque et extrême, ainsi que la concevait Pascal, mais comme le lent avènement d’une solution 25. »

Est-il donc déjà pleinement gagné à la foi ? Quand il se penche sur ses raisons de croire, il les pénètre d’une intuition si sympathique qu’il « se sent tout pénétré du dogme catholique et comme confondu avec lui » (p. 97) ; et puis bientôt se réveille la séduction, un instant oubliée, de la contemplation de la vie : « Comme un marin dans sa barque à la dérive, je ne pense plus qu’à considérer les formations des vagues autour de moi. Lourde mais voluptueuse navigation. Il faudrait pourtant penser à me gouverner un peu. Ou, si je m’abandonne à ce flot, du moins il faudrait souhaiter d’y échapper bientôt. Mais comment ? Dites-le-moi. Comment s’y prendre pour en avoir assez ? Je ne sais par où aborder à ce reniement d, moi-même... C’est la passion de la connaissance qui m’anime, la seule qui soit vraiment impie » (p. 100).

Cet obstacle si tenace, Claudel l’avait dénoncé au jeune homme dès les premiers mois de leur correspondance ; il lui rappelait d’abord qu’il ne pourrait jamais lui rendre la vérité catholique évidente, « parce que Dieu ne veut pas qu’elle le soit et exige de nous un effort de volonté généreux et libre pour l’embrasser » ; il ajoutait : « Je sais très bien que ce n’est pas là le grand obstacle contre lequel je lutte en vous, mais votre jeunesse rebelle, impatiente de frein, et de tout ce qui la gêne dans son avidité de connaissances et de sensations nouvelles. Mais quel monde à découvrir vaut celui de la vérité éternelle, toujours nouvelle et jeune 26 ? »

Toute la lutte était là : il fallait renoncer à ce chatoiement indéfini d’une vie sans contrainte, à cette succession de désirs sans cesse renaissants – l’oasis suivante est plus belle ! Certes Rivière n’était pas incapable de se discipliner, de « s’insérer dans une voie unique » ; il l’avait bien prouvé naguère : pour se marier, il avait dû oublier la leçon de Ménalque : « Je haïssais les foyers, les familles... et les affections continues, et les fidélités amoureuses, et les attachements aux idées... » Mais c’est que son cœur était conquis, c’est que l’attrait d’un amour fidèle était plus fort sur lui que la séduction des joies changeantes ; et maintenant il lui faut être conquis par Dieu, il faut « qu’Il soit sur son âme si appuyé qu’elle ne puisse plus tressaillir ».

Cette conquête, convoitée et redoutée, il commence à en sentir l’étreinte ; il la décrit ainsi à la dernière page de De la Foi : « Non seulement mon esprit, mais aussi faiblement mon cœur tendent vers la foi. Ô frêle et étrange désir qui en moi n’est pas de moi ! Sur toute mon âme, et quoi qu’elle puisse méditer ou tenter, légèrement plane une sorte de souhait théorique, la volonté abstraite de devenir différent. Non, ce n’est pas moi qui forme un tel vœu... Il semble que quelqu’un prenne l’initiative de ce désir, le mette en moi et patiemment attende que j’arrive à le ressentir. Je reconnais qu’il n’est pas mien à ce qu’il ne change jamais. Il n’est pas nourri de la substance de mon âme. Mais il s’obstine, il dure sur moi... Est-ce la grâce ? »

« Relu la fin de De la Foi. Que j’ai changé ! Que je suis loin de cette satisfaction de moi ! Que Dieu a bien su faire l’opération qu’il fallait et m’apprendre par la force le repentir et la détestation de moi ! Ah ! oui, un fameux plaisir que me donnent maintenant mes péchés 27 ! »

Cette note écrite après un an de captivité, nous fait entrevoir tout le terrain gagné par Dieu ; à cette âme, si éprise de sa vie, Claudel écrivait jadis : « Vous vous aimez vous-même ; l’expérience se chargera de vous renseigner sur vous-même avec toute la brutalité nécessaire. » L’expérience était venue en effet, et plus brutale que nul n’eût pu le prévoir. Fait prisonnier après trois semaines de guerre, Rivière sentait très douloureusement l’humiliation de sa captivité. Dénué de tout, isolé, il avait perdu jusqu’à cet appui que jusqu’alors il trouvait toujours en lui-même. Dans cette détresse, il se tourne vers Dieu, et il Le trouve. On lit au premier feuillet de ses carnets de guerre : « La prière. Je comprends enfin ce que c’est... Demander l’assistance de Dieu à mon être même, l’espèce de supplément à moi-même qu’il me doit maintenant, m’ayant privé de la satisfaction où j’étais de moi... Espèce de réconfort admirable, et pour la première fois senti, de la conversation avec Dieu. Intimité, amitié, plus aucun doute sur sa présence... » (p. 197).

Cette première impression fait pressentir la grande lutte qui va remplir ces années de captivité : d’un côté, la vie personnelle et ses âpres jouissances, elle a été sans doute durement frappée par le malheur, mais profonde, tenace, elle se réveille parfois dans des sursauts menaçants ; de l’autre, la vie divine silencieuse, patiente, ne forçant pas l’entrée du cœur, mais, dès qu’il s’ouvre, s’y répandant comme un flot immense.

Rivière contemple ce conflit avec une attention passionnée ; il n’en est pas le spectateur désintéressé ; il suit avidement les progrès de l’action divine, il les implore, il les seconde dans l’humble mesure de son pouvoir. Quelques notes recueillies çà et là :

« Sur les vertus chrétiennes... Ce sont des sources au ras du sol : combien la charité naît près de l’âme ! Combien il y a peu à s’y hausser ! Ce qu’il y a de commun à toutes les vertus chrétiennes, c’est qu’elles ne naissent qu’après que l’orgueil est parti et qu’ainsi toute la hauteur de l’âme a disparu » (20 octobre 1914).

« Dieu me comble d’autant plus que j’ai moins fait pour me rendre digne, pour augmenter ma valeur. C’est là son grand secret, que seul le catholicisme a bien aperçu... Il a besoin d’une rupture de notre âme, d’une débâcle de ses avantages, pour s’y précipiter, pour s’y engouffrer. Le mérite, au sens stoïcien ou protestant du mot, n’est qu’une digue opposée à la formidable faveur de Dieu. Il m’a visité dans mon humiliation » (22 novembre).

« Comme tout de même la vie est contraire à la sainteté !... À mesure que ce carnet avance, c’est-à-dire à mesure que la vie se réveille et se consolide en moi, mes préoccupations se déplacent, ma vieille indépendance reparaît, ma curiosité, mon goût de la chose telle qu’elle est, du sentiment intact, en un mot mon impiété. Pourtant quelque chose a été fait contre elle dont je veux qu’elle ne se relève pas » (11 octobre).

« Étrange sort de l’amour de Dieu en moi ! Quelle petite chose ! Sèche comme une plante de rocher, mais agrippée comme elle... Quel amour difficile ! Dans quelle sécheresse a-t-il été se loger ! Qu’il lui faut de vertu et d’obstination pour durer ! » (15 octobre).

« Mon Dieu, continuez de travailler mon orgueil. Je ne vous demande plus de frapper de grands coups, parce que je suis trop fatigué en ce moment et que je me sens tout juste la force de souffrir ma souffrance de chaque jour. Mais faites qu’il disparaisse par résorption intérieure, un peu chaque jour... Il est encore tellement monstrueux ! Les idées absurdes, scandaleuses qu’il me donne de temps en temps et jusque dans mes prières. Mon Dieu, aidez-moi à me considérer comme rien » (1er octobre 1915).

Ces expériences quotidiennes l’éclairent sur les périls et les avantages de cet individualisme ou, comme il dit, de cet égotisme, dont il est si fortement pénétré : « Pas d’état où l’on soit à la fois plus loin et plus près du catholicisme. Plus loin : de toute la distance de l’orgueil... Plus près : parce que celui qui a commencé de s’apercevoir comme individu,... s’il ne se laisse pas complètement enchanter et désarmer par la Circé intérieure, par les voluptés de la conscience de soi, tôt ou tard, mais presque fatalement, il faudra qu’il se reconnaisse comme âme. Et une fois que l’on s’est reconnu comme âme, on est déjà la proie du catholicisme, la proie de l’Église » (p. 87).

Et puis de temps en temps, c’est le goût de Dieu, cette fraîcheur délicieuse de l’eau vive qui fait perdre le goût des nourritures terrestres :

« La reconnaissance que je sentais tout à l’heure à la messe : que c’était bon ! Comme cela me menait facilement à l’amour ! Quelle pente délicieuse ! Moment que je voudrais retrouver souvent ! Ce qu’il y a de si doux avec Dieu, c’est de sentir qu’on ne mérite pas tout ce qu’il vous donne, qu’il vous est à jamais impossible d’être égal à une telle bonté, et que par conséquent on peut renoncer tout de suite à la reconnaître et se laisser aimer sans paroles, sans mouvement, tout entier consenti et perdu » (18 octobre 1914).

« Encore une fois les délices de l’amour de Dieu ! Que c’est doux ! Je comprends maintenant Claudel, lorsqu’il prétendait que rien de meilleur ne pouvait être imaginé... C’est la confiance qui fait le fond de l’intimité avec Dieu, la sensation de toucher quelque chose qui déborde infiniment toute espérance, l’expérience d’une surabondante ressource. Je me donne et je suis reçu, et je sens qu’en me donnant davantage encore je serais reçu infiniment davantage... » (27 octobre).

« Un être qui agit toujours en éternité, que l’on trouve toujours tout entier présent... De là vient cette sensation, à toute autre incomparable, de repos que nous donne la confiance en Dieu. Le seul être avec qui l’on soit sûr de ne pas avoir de « surprise ! » (27 septembre 1914).

Un autre jour il reprend, sous le coup d’une expérience plus vive, ce qu’il écrivait jadis de l’action de Dieu saisissant et transformant la nôtre :

« Je sens à merveille, par une expérience ineffable, Dieu qui vient chercher ce rien, qui le relève, qui le protège, qui le développe. À quoi sert de discuter sur le libre arbitre et sur la grâce et sur leur compatibilité quand on a senti cela ? Je trouve les deux choses à la fois réunies, confondues : le petit commencement de vouloir, la pauvre petite chose que l’homme peut fournir, et cette efficacité qui lui est départie soudain, ce bonheur qui lui arrive, cette incroyable prospérité. Comment vous remercier, mon Dieu ? Je vois les autres autour de moi, bien plus forts, bien plus résistants que moi, et qui tombent les uns après les autres, atteints, entamés, abîmés peut-être pour toujours. Et moi, à chaque plongée, vous me rattrapez, par cette timide main que je vous tends, vous me repêchez, vous empêchez que ce soit pour cette fois encore » (18 mars 1915).

Et ce nouvel horizon ne rétrécit pas le monde ni ne l’assombrit ; il l’éclaire d’une gloire nouvelle : « C’est de tout mon cœur qu’avant de me coucher, chaque soir, je remercie Dieu de m’avoir donné encore une fois le spectacle de sa gloire » (10 janvier 1915).

En même temps qu’il développe ainsi sa vie chrétienne, le prisonnier s’applique loyalement à la pratique des sacrements. Il y rencontre de grands obstacles : ses lettres étaient pleines de confidences, sa conversation en était extrêmement avare ; timide, replié sur lui-même, jaloux du secret de sa vie, il devait trouver la confession bien difficile. Quand les pâques de 1915 approchent, il écrit : « Mon Dieu, voilà le cœur que je vous apporte. Je ne suis pas assez fort seul pour le rendre meilleur. J’ai besoin de vous encore une fois. Purifiez-le. Portez-y votre flamme d’un seul coup jusqu’au fond. Rendez-moi aussi brave que j’avais cru l’être... Ne me laissez pas faire une communion coupable, ou seulement vaine. Je ferai ce que je pourrai tout aujourd’hui. Mais votre main seulement, votre aide un petit moment pour que je passe par là sans trop de déshonneur » (27 mars 1915).

Le samedi saint 3 avril il se confesse ; le lundi de Pâques il communie ; dans la journée il note : « Donc ce matin j’ai communié. Avant-hier cette confession à la baraque 26, devant tout le monde... Avant de passer je me disais, calmant de petites révoltes qui me prenaient : Voilà la gueule de la machine, où il faut me jeter tout vivant ! Elle est là à deux pas. Il n’y a plus qu’un petit mouvement à faire. Je l’ai fait. Je m’étais obligé à être aussi complet et précis que possible en écrivant tout à l’avance sur un petit papier. Cela a été sévère et maladroit comme il convenait. Je suis sorti rouge et le front moite. J’ai bien senti passer sur moi la désapprobation dont j’avais besoin et j’ai su tenir mon orgueil plié le temps qu’il a fallu pour la subir. C’est ce matin que ça n’allait pas trop bien. Tête vague et distraite. Je disais : Mon Dieu, tenez baissé ce cœur insupportable. Faites-vous un seuil en moi ! Et en effet, à force de peser dessus, j’ai obtenu que mon cœur attende, qu’il se tienne tranquille un moment. Mais tout de suite après, à la place de la plénitude et de la récompense que j’attendais, oh, le petit mouvement sec, le sale petit rebondissement méchant et rancunier. Comme cela était pauvre, dur et révolté, presque exactement comme à Noël 1913 ! J’ai besoin de vous, mon Dieu ! Si je n’ai pas su vous sentir tout de suite, faites que ce soit maintenant. Habitez-moi un peu. Adoucissez et réconfortez-moi !... Et considérez que j’ai fait ce que j’ai pu. »

Si Claudel avait été là, il lui aurait répété sans doute ce qu’il lui écrivait après la communion de 1913 : « Ce que vous me dites n’ôte rien, bien au contraire, à votre mérite, et à la vertu du sacrement que vous avez reçu. Vous appartenez à cette catégorie d’âmes ultrasensibles, toujours prêtes à se nouer et à se contracter. Si vous persévérez courageusement et si vous êtes complètement loyal, vous sentirez un jour la semence divine qui frémit et qui s’ouvre. » (Correspondance, p. 263-264). Dieu devait bientôt remplir l’engagement pris ainsi en son nom ; jusque-là ces révoltes si tenaces révélaient la profondeur du mal ; courageusement réprimées, elles appelaient la grâce et lui ouvraient l’âme. Et dans cette réserve de Dieu ne faut-il pas reconnaître une intention paternelle ? Cette âme, si avide d’émotion, se fût jetée sur toute consolation comme une proie ; il lui était bon de venir à la communion par devoir, à la seule lumière de la foi et d’attendre humble, fidèle, courageuse, le jour de Dieu.

À la Toussaint, la « semence divine » commence à s’ouvrir : « C’était bon. Il y avait longtemps, ou plutôt je n’avais jamais encore senti tant de paix à être à genoux et pénitent. Que vous êtes bon, mon Dieu ! Peut-il y avoir une conduite plus claire que la vôtre avec moi ? Je sens bien qu’un autre ne peut pas voir du dehors ce soin que vous prenez de moi. Mais moi, si mes yeux y restaient fermés, quelle ingratitude, quel crime ! »

En 1916, c’est un rayonnement de joie : « Jour de Pâques ! Inexprimable bien-être. Et vraiment surnaturel. Je n’en avais pas encore connu de cette espèce : le repos, la foi, l’espérance mélangés en un seul état délicieux... C’est bien là votre présence. Je la reconnais sans l’avoir jamais sentie encore. Si pleine, si douce, si suave... Mon Dieu, comme tout est vrai à la lettre de ce qu’on dit de vous, de ce que dit de vous l’Imitation. Comme il est vrai que votre consolation efface en un instant des siècles de peine ! Mon Dieu, il n’y a de vérité, il n’y a de joie qu’en vous... » (28 avril 1916).

L’année suivante, la fête de Pâques avait été précédée par des jours mauvais : « Des doutes d’une précision et d’une force terribles venaient me travailler. Je croyais me voir moi-même en train de fabriquer ma foi, de la produire artificiellement. Tout le mirage subjectiviste (aidé par la lecture de Le Bon) revenait me tracasser. Les vieux mots bêtes, dont je me croyais débarrassé pour toujours, d’autosuggestion, d’hypnose, etc., reprenaient un semblant de vérité qui me consternait. » Il se confessa, cependant, il pria : « Je vous disais : Revenez, mon Dieu, ayez pitié de votre enfant, sortez dans le milieu de mon cœur, comme vous êtes sorti des lèvres de la pierre, laissant votre linceul plié et rangé. Et ce matin, il a fallu un moment pour que mon âme s’ouvre, il a fallu que vous vous glissiez dans toutes ses jointures. Vous étiez déjà là que je me désespérais encore. Mais mon Dieu, que votre règne est doux en effet ! Que votre avènement donne de joie !... Vous étiez là, vous me teniez, vous me visitiez doucement et je vous disais tout, en phrases sages, pleines et complètes, tout ce que vous m’aviez donné d’inestimable, tout ce dont j’avais besoin pour mes aimés. Comme vous avez bien repoussé, refleuri en moi ! Quelle paix vous avez ramenée !... Mon Dieu, vous êtes ressuscité ! Ne me quittez plus. Faites qu’un jour vienne, où vous ne me quitterez plus !... Mon Dieu, je vous remercie pour tant de joie ! » (8 avril 1917).

À travers ces notes émues et lucides, on sent l’envahissement progressif de l’âme par Dieu ; si longtemps contracté, le cœur se dilate ; la charité, dont Dieu l’emplit, en déborde et se répand sur le monde. Il se sent le devoir, et l’ambition, de faire connaître Dieu autour de lui ; il écrivait dès les premiers temps de sa captivité : « Je n’ai qu’un moyen de reconnaître ce que Dieu a fait pour moi. C’est de le dire » (27 octobre 1914) ; deux ans plus tard : « Vous m’avez précipité entre mes frères afin, peut-être, que, dans mes efforts pour remonter vers vous, je ne revienne pas seul, mais que je vous ramène ceux parmi lesquels j’étais pris. » (17 juillet 1916).

Il s’y essaie dès lors, dans des cercles d’étude, dans des entretiens privés ; à la suite d’une de ces conversations, un de ses compagnons de captivité en est si troublé qu’il ne peut dormir de la nuit ; il vient l’avouer à Rivière qui sent, pour la première fois, l’action divine qui a passé par ses mains : « Émotion de voir tomber quelqu’un dans vos filets, mon Dieu ! comme j’y suis tombé moi-même. Que vous êtes puissant et terrible ! Émotion de sentir que vous aviez besoin de moi, que déjà vous vous serviez de mon intermédiaire pour rappeler une âme ! Mon Dieu, si je pouvais réussir dans cette première expérience ! Mon Dieu, inspirez-moi, soufflez-moi ma leçon » (27 novembre 1915).

C’est de cette action, commencée à Koenigsbrück, poursuivie au camp de représailles de Hulsenberg, que sont sorties les esquisses apologétiques qui forment la première partie du livre À la trace de Dieu. La forme littéraire en est moins achevée que celle de l’étude De la Foi ; mais on y trouve une connaissance du christianisme plus étendue et plus profonde. Au sujet de son premier essai, Rivière écrivait jadis : « Je n’ai parlé que là où j’apercevais de l’immense océan de l’incertitude émerger quelque vérité 28. » Et c’est ainsi en effet que le christianisme apparaît là, comme une chaîne de montagnes au lever de l’aurore : quelques vérités privilégiées, percent le brouillard : le dogme du péché originel, la doctrine du pardon ; tout le reste est noyé dans la nuit. Dans les notes de la captivité, la brume matinale traîne encore ici ou là sur quelques points de l’immense chaîne, mais l’ensemble se profile nettement sur le ciel.

En découvrant ainsi le christianisme, Rivière s’aperçoit que pour le bien connaître, il faut y être entré ; c’est, sous une autre forme, la maxime évangélique si chère à saint Augustin : « Si vous ne croyez pas, vous ne comprendrez pas. » « Il faut croire vraiment, sincèrement, à l’aveugle, sans comprendre pendant un moment l’objet de foi. Ce moment pourra être plus ou moins long, suivant que l’âme en question sera plus ou moins favorisée. Mais il faudra de toute nécessité passer par là pour que les preuves surgissent. Ce sont des preuves-récompenses » (p. 46).

Mais n’est-ce pas la condamnation de toute apologétique ? S’il faut croire pour comprendre, l’intelligence du christianisme sera essentiellement incommunicable. Elle l’est en effet, si l’on entend par là cette connaissance intime qu’on ne peut acquérir que de l’intérieur ; le croyant ne pourra la faire passer telle quelle dans l’âme de l’infidèle ; mais il pourra lui en faire sentir le rayonnement et, par là, lui en inspirer le désir ; et à ceux que le désir aura touchés il montrera le chemin en racontant sa propre histoire.

Il entend donc moins donner une preuve qu’éveiller dans l’âme le sens de l’observation religieuse ; nos vies sont sous l’action de Dieu et, si nous y prenons garde, nous y découvrons sa trace : « C’est un aspect des choses mystérieux, fugitif et fragile. Mais si une fois on a su l’apercevoir, on ne peut plus en détacher les yeux, on ne peut plus douter de la Providence » (p. 61). Encore est-il qu’il faut être attentif, humble, patient : « La certitude ne se laisse pas emporter d’assaut d’un seul coup ; elle se refuse à qui en a refusé les premiers indices, à qui s’est engagé dans la bataille avec pour devise : Tout ou rien ! Si l’on passe ces commencements, sans vouloir les apprécier à leur valeur, les valeurs disparaissent tout à fait ; tout s’égalise dans la fausse lumière négative que l’on se vante d’avoir conquise par ce coup de force. Au contraire, si l’on s’arrête aux premiers linéaments de la vérité, si on les distingue, ils se prolongent, ils se rejoignent ; pendant longtemps peut-être chacun d’eux formera un foyer à part ; et dans les intervalles c’est la nuit. Mais à la longue ils s’alimenteront et s’étendront si bien tout seuls que le contact s’établira entre eux, et que la vérité apparaîtra un beau matin complète et organisée » (p. 162). C’est bien sa propre expérience que l’écrivain traduit là ; c’est le progrès de la vérité religieuse dans son âme, vérité fragmentaire et émergeant à peine du doute dans les articles sur la foi, et maintenant vérité cohérente et organisée.

Et l’on voit comment ce progrès dépend de la bonne volonté du converti : il suffit d’un léger déplacement pour lui rendre invisible cet aspect mystérieux des choses ; il suffit d’un souffle pour faire évanouir comme un duvet cette vérité surnaturelle posée sur l’autre (p. 304) ; et la tentation est forte de se détourner dès l’abord de ce monde divin qui nous déconcerte, pour nous enfermer dans ce monde artificiel où notre esprit se complaît comme dans son œuvre.

Et puis le terme de cette action divine dépasse de si loin nos ambitions que ces grandes lignes providentielles nous semblent se perdre dans les nues : Dieu nous paraît insoucieux du bonheur que nous connaissons, c’est-à-dire de notre succès immédiat, tangible : « Les infidèles ne peuvent pas voir la bonté de Dieu, ayant les yeux rivés sur leur petit bonheur immédiat, qui a tout le temps des accidents et des maladies. Mais moi je regarde mon bonheur véritable, celui de mon âme, et je vois Dieu s’y appliquer avec une patience, une ressource, une infaillibilité incroyables » (p. 274). Il est vrai, mais pour reconnaître cette action il faut que j’aie commencé de désirer ce bonheur invisible.

Il faut aussi ne pas s’obstiner quand les démarches tentées semblent aboutir à une impasse, mais patiemment revenir en arrière jusqu’à ce que la bonne voie se découvre ; « le retrait : voilà peut-être le mouvement le plus important dans la recherche de la vérité » ; mais ceux-là seuls savent attendre ainsi qui se sont « accoutumés aux pensées d’humilité et d’espérance » (p. 284).

Enfin, et cette épreuve est la plus grande à surmonter, il faut conserver sa foi au témoignage reçu, sans se laisser envahir par des doutes, sans effacer « la fraîcheur de son impression par un faux souci de vérité... rien de plus difficile que de s’en tenir à ces premiers moments de la pensée, à cette fleur instable de l’expérience ». « Dieu se cache après s’être montré », il « se retire jalousement comme un trésor trop précieux qu’on ne laisse voir qu’un instant » (p. 226). Il faut alors que la volonté fixe l’âme, qu’elle vienne relever Dieu pendant les intervalles (p. 169).

Tous ces traits concourent à faire comprendre le rôle essentiel de la volonté dans l’acquisition et la conservation de la foi et comment la possession de la vérité religieuse est libre et méritoire. Rivière était passionnément avide de comprendre : « C’est d’abord pour comprendre que je suis devenu chrétien » (p. 234) ; mais pour comprendre, il le voyait bien, il faut d’abord croire : credo ut intelligam, et pour croire il faut le vouloir.

Et tous ces lents efforts de la foi aboutissent en effet au terme où ils tendent : le chrétien comprend le monde, et l’âme, et Dieu. Les notes de la captivité rayonnent de cette joie de l’intelligence : ce n’est point une duperie ni un rêve : « Rien de plus laid que de méconnaître le rôle de l’esprit ; rien de plus niais que de rêver », écrit alors Rivière (p. 140), et l’on sait qu’il n’a jamais manqué de clairvoyance ni de probité. Sa foi est telle qu’il l’a toujours voulue, sans compromis : « La foi est la foi », écrivait-il jadis à Claudel pour expliquer son antipathie vis-à-vis des catholiques qu’il jugeait enclins à transiger. (Correspondance, p. 100). Ici de même, à propos de ceux qui, pour faire concorder la Bible et la science, prétendent que la religion est une traduction symbolique des vérités établies scientifiquement : « Rien de plus insultant pour la religion. J’aimerais mieux ne croire à rien du tout que d’y croire comme ça » (p. 153).

Il ne cherche pas davantage à éluder l’autorité de l’Église. Elle enseigne dogmatiquement, et c’est son devoir ; on dit qu’elle agit ainsi par peur : « Elle a peur, certes, elle a peur de voir galvauder, abîmer inutilement son trésor. Mais c’est plus elle est sûre de ce qu’elle tient que plus elle a peur de le hasarder... Comme elle détient la vérité, elle décide que, coûte que coûte, elle ne sera pas vilipendée. Rien de plus admirable, de plus sensé que ce coup de force... Quel avantage, pour qui prétend aller loin, que cette matière réservée qui lui est fournie pure de toute contestation, de toute dispute, comme point de départ pour son intelligence, comme viatique pour le grand voyage de l’esprit ! » (p. 36).

Riche de ce viatique, le chrétien se met en route ; et parce qu’il porte la lumière, tout s’éclaire autour de lui ; le monde n’est plus une construction schématique, artificielle, c’est un organisme qui, de toutes parts, le soutient. Les mystères « se prouvent par tout ce qu’ils expliquent. Celui qui les a pris une fois pour vrais, il est bientôt accablé par les preuves ; elles lui viennent de partout. C’est le monde entier qui se met à vivre autour de lui, en lui... Pour faire comprendre ce que je veux dire, il faudrait prendre des cas précis, un exemple comme celui du péché originel, et montrer l’extraordinaire moisson de preuves qu’il fait éclore et récolte, dès qu’on consent seulement à le prendre avec soi et à marcher à sa lumière » (p. 43).

Et, de même que le christianisme est lumière, il est vie. Rivière, qui a enfin commencé à lire l’Évangile, y remarque justement ces antinomies apparentes qui sont la manifestation de la vie, et d’abord cette « grande antinomie du christianisme » : « la jonction hardie de l’extrême exigence et de l’extrême indulgence » (p. 114) : le Christ requiert tout, l’âme même ; mais pour la saisir, il lui suffit de la moindre prise, un verre d’eau donné en son nom. Or le catholicisme est le seul à maintenir dans leur intégrité ces caractères apparemment contradictoires de l’Évangile, le seul qui ne décourage personne et qui exige tout (p. 116).

Jadis Claudel assurait Rivière que dans le christianisme seul il trouverait la plénitude de la vie 29. Le jeune converti commence à en faire l’expérience, et il écrit ravi : « Le christianisme est ce qui permet en chaque occasion le plus de sentiments. Quand il est dans notre cœur, il rend tout possible à la fois, et le hiérarchise » (p. 277).

Il ne faut pas oublier que tout cela fut écrit en captivité, ou même au camp de représailles, ou même en cellule, quand le jeune homme, après avoir vaillamment essayé de s’évader, fut repris, tout près de la frontière française ; tout cela pourtant ne trahit pas de dépression, mais au contraire atteste une vie nouvelle, plus profonde et plus riche qu’elle ne l’avait jamais été. On ne peut donc, sans faire violence à tout ce livre, n’y voir que la soumission d’une âme brisée ; sans doute le malheur a fait brèche dans ce cœur et l’a ouvert à Dieu ; mais Dieu, en y entrant, n’a fait que répondre à ses longs désirs ; il l’a purifié par sa grâce, il l’a rajeuni par sa vie. Et le spectacle de cette transformation est sans doute ce que l’apologiste recueillera de plus précieux dans ce livre.

À côté de ce témoignage immédiat de la vie, l’œuvre réfléchie de l’écrivain garde sa valeur, et nous espérons que l’analyse qu’on a lue l’a fait assez apparaître. Il faut reconnaître toutefois que toute cette apologétique est encore insuffisamment mûrie ; elle ressemble à certains livres des anciens apologistes, écrits au lendemain du baptême ou parfois même, comme celui d’Arnobe, avant le baptême ; les articles sur la foi sont l’œuvre d’un catéchumène ; À la trace de Dieu est le livre d’un néophyte. Cela même peut lui donner près de bien des lecteurs une efficacité plus grande ; il sera plus aisément saisi par les incroyants parce que l’auteur, qui sort de leurs rangs, garde encore toute vivante l’impression des répulsions ou des angoisses qu’il a ressenties avec eux. Le chrétien, le théologien surtout, devra rectifier plus d’un trait 30, compléter une information manifestement imparfaite. Il reconnaîtra toutefois que ce que Rivière confesse et défend, c’est bien le catholicisme authentique, que ses caractères essentiels ont été saisis par lui avec une rare vigueur et rendus avec un relief puissant.

 

*

 

Le lecteur chrétien qui, après la Correspondance avec Claudel ; après les articles sur la foi, a lu À la trace de Dieu et les Carnets de captivité, voudrait s’arrêter là, admirer l’action de Dieu dans cette âme et vénérer ses traces. Nous aimons à le faire ; mais nous ne pouvons pas oublier que, pendant les années qui suivirent, ces traces divines ont été à demi effacées. Peu de temps après la mort de son ami, Ghéon écrivait : « Il y eut dans notre vie un moment solennel où nous pensâmes nous rejoindre. Un cri de joie, d’une prison d’Allemagne, salua mon retour à Dieu. « Je ne serai plus seul ! » écrivait Jacques. Dans le groupé d’aînés et d’amis qui formait le noyau de la Nouvelle Revue française d’avant guerre, son catholicisme claudélien se sentait un peu débordé. Nous ferions bloc, nous nous appuierions l’un sur l’autre. Simple croisée de trajectoires. Néophyte exigeant et entier, comme ils le sont tous, tandis que je m’établissais sur le terrain de la plus stricte obédience, Jacques Rivière, doutant peut-être de la sincérité absolue de son « conformisme », ne rêvait que d’y échapper. Quand je le retrouvai en 1919, sans doute était-il déjà détaché de ce qu’on appelle « le corps de l’Église » ? Je lui portais mon Témoignage ; il me dit un peu triste : « Oh ! je n’en suis déjà plus là. » De sa part, un certain regret. Du mien, la plus profonde déception que j’aie connue. Maie voilà qui retrempe et soude à jamais deux cœurs 31. »

Ce récit atteste ce que tant d’autres indices confirment : de mouvement de retrait qui, au retour de la captivité, dégagea des « rets du Christ » le directeur de la Nouvelle Revue française. Au reste, la collection même de la Revue accuse, d’une façon indiscutable, ces dispositions nouvelles ; que l’on y puisse encore reconnaître les préoccupations religieuses et morales qui ont inspiré À la trace de Dieu, cela me semble certain 32 ; mais il est sûr que ces préoccupations sont devenues beaucoup moins vives, que, sous l’influence de Proust, la contemplation de sa vie psychologique a plus que jamais passionné Rivière 33, que la psychanalyse de Freud a troublé pour lui, pendant quelque temps du moins, l’interprétation de certains faits de conscience qui, durant sa captivité, lui avaient paru révélateurs. Il n’a pas oublié ce qu’il a ressenti en Allemagne, mais il n’y voit plus que des impressions qui l’ont envahi un moment ; un jour il les sent remonter en lui quand il visite le champ de bataille où est tombé son ami Fournier : « Là, tout à coup, à ce vague emplacement de mort, j’ai senti remonter en moi cette âme pénitente, saturée de tendresse et de larmes, comme agrandie de misère, et vraiment détachée de ce monde, vraiment saoule de renoncement, que la guerre un moment m’avait faite 34. »

Dans cette transformation religieuse que nous avons étudiée, il y avait certes autre chose que cette ivresse de renoncement, de misère et de tendresse dont le souvenir lui revient alors ; il y avait cette illumination de l’intelligence, découvrant le sens de la vie, comprenant Dieu ; il y avait cette allégresse virile qui entraînait la volonté loin des analyses stériles, vers le don de soi, vers la charité. Comment tout cela s’est-il évanoui ? ou du moins comment cette lumière s’est-elle voilée, comment cet élan s’est-il ralenti ?

Sans doute il en faut chercher la cause dans ces habitudes invétérées de contemplation de la vie, de complaisance en soi, que le malheur avait un moment paralysées mais qui ont ressaisi Rivière dès qu’il s’est retrouvé, au sortir de captivité, dans cette société païenne, mais si vivante, « embourbé jusqu’au cou dans la grande aventure humaine, et sans désir d’en être retiré » ; quand, en Allemagne, il se la rappelait, il se disait que, si Dieu l’y avait précipité, c’était pour qu’il pût ramener à lui tous ceux parmi lesquels il était pris (p. 312). L’ambition était belle, mais, pour arracher au paganisme tant d’âmes que tout y fixait, il eût fallu au néophyte des forces qu’il n’eut jamais.

Et si l’on demande pourquoi il ne les a pas eues, lui dont l’intelligence était si clairvoyante, le cœur si avide d’affection, il faut avouer que sa volonté, usée par une analyse qui brisait sans cesse la spontanéité de son élan, fut toujours timide. Sa vie en fut paralysée, mais surtout sa vie religieuse. Quand il commença à comprendre le christianisme, il y avait longtemps déjà qu’il ne savait plus pousser jusqu’au bout son effort. Toute vie nouvelle le charmait ; la contempler, la poursuivre, c’était pour lui un émerveillement ; l’étreindre, la posséder, il ne l’osait ; il eût fallu pour cela se fixer et abandonner la poursuite de tant d’autres choses qui le charmaient aussi.

En face du christianisme il sentit que ce jeu n’était plus possible, qu’il fallait s’engager à fond. De là sur les exigences du Christ tant de notes émues ou inquiètes. Ces exigences le ravissent à la fois et l’effraient ; il y pressent une plénitude de vie qu’il n’a rencontrée nulle part ; mais il redoute aussi une prise totale que jusque-là il a toujours esquivée.

Un passage de sainte Thérèse l’a particulièrement effrayé ; il le cite à deux reprises : « Voulez-vous savoir, dit la sainte, comment Dieu traite ceux qui, du fond du cœur, lui demandent que sa volonté soit faite sur la terre comme au ciel ? Interrogez son divin Fils, car il lui fit cette même prière au jardin de Gethsémani... Par la manière dont il a traité celui qu’il aimait le plus au monde, voyez, mes filles, quelle est la volonté de Dieu... La mesure de notre force pour la souffrance est la mesure de notre amour » (Chemin de la perfection, ch. 34).

Après avoir transcrit tout au long cette page, Rivière ajoute : « Dans ce passage, je trouve concentré tout le venin du christianisme. Je veux dire qu’une fois frappée de l’idée qu’il exprime, une âme est comme perdue peur le monde : Encore un qui s’en va ! dira-t-on. La force de cette idée est si grande, si vertigineuse, qu’une fois qu’on l’a regardée en face, il ne reste plus d’autre parti que de la suivre... C’est elle qui met résolument et d’emblée le chrétien hors la loi ; qui en fait un objet de scandale et de répulsion universels » (14 octobre 1916).

Ce qui l’effraie, c’est d’abord que la souffrance soit comme le lot du chrétien, celui que Dieu lui attribue et que lui-même recherche ; il essaie de s’en rendre compte dans un autre passage : C’est, pense-t-il, que toute la bonté de Dieu est ailleurs, et « c’est ce qui explique sa cruauté apparente, son indifférence à notre mal, la façon dont il joue avec notre sang » (p. 138, cf. p. 60). Mais bientôt l’expérience de la vie chrétienne lui fait comprendre plus intimement l’action de Dieu : à qui la voit du dehors elle paraît sans pitié ; à qui s’y livre elle est douce : « Il faut être déjà chrétien pour comprendre combien Dieu peut se faire aimer en nous faisant souffrir ; car son amour paraît d’une façon peut-être encore plus sensible quand il nous travaille » (30 septembre 1915). Deux ans plus tard, un jour où il avait senti plus lourdement le poids de sa longue captivité, la lecture de saint Paul le console, et il ajoute : « Je me suis senti accablé sous votre bonté, sous votre force, sous votre amour. C’est bien accablé qu’il faut dire. Toutes les forces qui se gendarmaient en moi-même ne pouvaient plus rien contre votre impérieuse volonté, contre cette façon à la fois impitoyable et si miséricordieuse de me ramener au devoir... » (29 mars 1917).

Quiconque a senti cela est bien près de Dieu ; que lui manque-t-il encore ? De se donner entièrement. Plus il s’approche de Dieu, plus il sent cet attrait souverain qui l’envahit et qui l’effraie : « Le christianisme gagne comme un incendie, comme la gangrène après un membre. Effrayante rapidité avec laquelle il se propage dans l’âme et apparaît, reparaît toujours plus loin, saisissant, emmenant de nouvelles forces, dont il fait sa proie. Je comprends cette peur qu’il inspire et que pour une âme un peu conséquente, il puisse paraître terrible d’en être touché » (14 août 1916).

Dans sainte Térèse, dans l’Imitation, ce sont ces exigences qu’il voit et qui l’épouvantent : « En lisant sainte Térèse. Peur de l’abîme. Peur de cet enchaînement terrible, d’exigences où l’on tombe dès que l’on consent à Dieu. Je tremble que la patience dont j’ai pu faire preuve dans les maux que Dieu m’a proposés jusqu’ici ne l’engage à m’en proposer de nouveaux et de plus terribles. Je tremble de tomber dans cette misère continuelle et extrême où il plonge et maintient ceux qui se donnent à lui. Je ne suis pas fait pour ça ; je suis trop bien portant ; je suis trop au pas avec la vie. Mon Dieu, éloignez de moi la tentation de la sainteté... » (5 octobre 1915).

Ces frayeurs naissent sans doute d’une imagination trop ardente qu’échauffe la lecture des mystiques ; mais elles trahissent aussi la révolte d’une volonté qui se cabre devant les exigences envahissantes de Dieu. « Ce n’est plus moi qui vis, c’est Jésus-Christ qui vit en moi » : c’est le terme idéal de toute vie chrétienne ; saint Paul en triomphait, Rivière en était effrayé 35. Il disait à Dieu : « Ne confondez pas. Je ne suis pas de l’espèce qu’il faut. Je suis marié et père ; je suis écrivain. Ne me tentez pas avec des choses impossibles » (ibid.), et sans doute on aime cette naïveté filiale, mais on y voudrait plus d’abandon aux mains de Dieu : infiniment sage il n’eût pas imposé à son enfant un fardeau trop lourd pour ses forces et incompatible avec ses devoirs ; mais plus libre d’agir, il eût pénétré plus profondément cette âme fluide que seul l’amour divin pouvait fixer.

« Je me donne et je suis reçu, et je sens qu’en me donnant davantage encore je serais reçu infiniment davantage » (27 octobre 1914). Ces mots de Rivière résument tout ce que nous venons de dire, et réveillent tous nos regrets.

Si le nouveau converti s’était pleinement donné, quelle action eût été la sienne à son retour en France ! Au reçu du premier article sur la foi, Claudel lui avait écrit : « J’ose dire que votre place est marquée avec Patmore, avec Péguy, avec Chesterton, et, si j’ose dire, avec moi-même, parmi ces écrivains dont le rôle est de refaire une imagination et une sensibilité catholiques » (Correspondance, p. 250). Cette place est restée vide ; l’activité littéraire du directeur de la Nouvelle Revue française s’est poursuivie en dehors et loin de la foi. Quelles ont été, pendant ces années, ses croyances et sa vie intimes ? Ce n’est pas à nous de le dire. Le témoignage le plus précieux est ici celui du témoin privilégié, de Mme Rivière ; nos lecteurs l’ont lu sans doute, ainsi que le récit de la mort chrétienne de son mari 36. Pour moi, j’aime à me rappeler ce qu’il écrivait dans son esquisse De la Foi de ce « frêle et étrange désir qui en moi n’est pas de moi... Il s’obstine, il dure sur moi » ; et dans les notes de la captivité : « Étrange sort de l’amour de Dieu en moi ! Quelle petite chose ! Sèche comme une plante de rocher, mais agrippée comme elle... Qu’il lui faut de vertu et d’obstination pour durer ! »

N’est-ce pas là ce qu’on retrouve encore dans le roman de Rivière : François, dans son « vagabondage sentimental », s’éloigne de sa femme ; mais Marthe « savait qu’elle s’était emparée du meilleur de moi-même, et sentant que c’était pour toujours, elle en éprouvait malgré tout une espèce de tranquillité 37 ». Elle ne se trompait pas : toutes les ardeurs de passion qui tourmentent et exaltent le jeune homme peuvent lui faire oublier son foyer et l’amour qui l’y attend ; mais elles ne tuent pas cette petite plante silencieuse et vivace, au fond de son cœur ; à la dernière page du roman elle refleurit. François sent qu’Aimée lui échappe ; il rentre chez lui, désespéré, pensant à se tuer, « quand, du fond de l’ombre, je sentis quelque chose s’élever tout doucement à ma rencontre ; je ne le voyais pas encore, mais je le devinais déjà par une sorte de pudeur, je m’en taisais encore le nom ; et ce ne fut que quand elle eut pris toute son évidence, que je me décidai à reconnaître, – timide, blessée, mais non découragée, et toute radieuse même de tendresse et de pardon, – l’image de Marthe. »

Cette dernière page du roman ne fait-elle pas présager la dernière journée de la vie, la suprême rencontre de l’âme vagabonde et du Dieu qui l’attend ?

 

 

Jules LEBRETON.

 

Paru en 1926 dans Le Roseau d’or.

 

 

 

 

 

1. Jean PAULHAN, Nouvelle Revue française, avril 1926, p. 511.

2. Lettre à H. Alain-Fournier, Nouvelle Revue française, avril 1925, p. 717.

3. Tant qu’elles ne sont pas rectifiées dans l’ordre de la charité.

4. Nouvelle Revue française, avril 1925, p. 779.

5. Aimée, p. 156-157.

6. Aimée, p. 186.

7. Nouvelle Revue française, avril 1925, p. 759.

8. Aimée, p. 70.

9. Correspondance, p. 77-78.

10. Nouvelle Revue française, avril 1925, p. 411-412.

11. Correspondance, p. 79.

12. Nouvelle Revue française, p. 733-735.

13. Nouvelle Revue française, p. 733-735.

14. Nouvelle Revue française, p. 755.

15. Correspondance, p. 37-39.

16. Confessions, VIII, 11, 25.

17. Rivière lui-même a bien caractérisé ces doctrines et leur force : « La force d’une philosophie, c’est le génie de celui qui l’a conçue... On dit qu’elle a de l’autorité. Si nous consentons à ce qu’elle nous convainque, c’est par égard pour la puissance et la ressource intellectuelles dont elle témoigne ; si nous y croyons, c’est au fond par admiration. Elle se présente à nous à la façon des inventions mécaniques ; le nom de l’inventeur est écrit dessus et lui-même se tient à côté de l’appareil, prêt à en recommencer pour qui voudra la démonstration. » (De la Foi, p. 83.)

18. Nouvelle Revue française, avril 1925, p. 499.

19. Lettre du 4 janvier 1914, Nouvelle Revue française, avril 1925, p. 777.

20. Miracles, introduction, p. 87.

21. C’est en 1907 que Fournier est attiré vers la christianisme (Miracles, p. 50) ; cet attrait devient plus fort pendant sa période d’instruction militaire à Mirande, en 1909. Après avoir transcrit un fragment de lettre, Rivière ajoute : « Que cette métaphore n’aille pas faire croire que la crise se passe, pour Fournier, dans le plan purement littéraire. Il va à Lourdes et en rapporte une grande émotion ; il cherche à s’instruire du dogme ; il m’écrit : « Si tu as cru que mon amour était vain et inventé, si tu as cru que je passais un seul jour sans en souffrir, et si, cependant, tu n’as pas vu que depuis trois ans la question chrétienne ne cessait de me torturer, – certes tu m’as méconnu, – certes tu t’es beaucoup trompé. Si je puis entrer tout entier dans le catholicisme, je suis dès ce moment catholique. » (Lettre du 11 mai 1909, citée dans Miracles, p. 52.) Bientôt l’amitié de Péguy donnera à cet attrait une nouvelle force.

22. Cette étrange fusion de rêve et de réalité apparaît, par exemple, dans la lettre du 26 juillet 1909, citée p. 51 ; et de ce point de vue il faut bien accorder à Rivière que ce premier attrait de son ami pour le christianisme trouva un appui dans « sa recherche de l’illusion » (p. 87).

23. Cette étude a paru dans la Nouvelle Revue française, novembre et décembre 1912 ; je la citerai d’après la réédition publiée dans les Cahiers de Paris, 1925.

24. Cf. À la trace de Dieu, p. 42-45.

25. Lettre à André Gide, 4 janvier 1913, Nouvelle Revue française, avril 1925, p. 776.

26. Correspondance, p. 109.

27. À la trace de Dieu, p. 289, 8 novembre 1915.

28. Lettre à Gide, Nouvelle Revue française, avril 1925, p. 775.

29. Correspondance, p. 110.

30. En particulier dans l’étude sur « le Catholicisme et la Société ». Rivière reconnaît d’ailleurs son incompétence en ces questions, « la société, les sociétés, m’étant toujours apparues jusqu’ici comme quelque chose de sourd, d’informe, de mort, sur quoi mon esprit n’avait aucune prise » (p. 88). Même dans cette étude cependant, on peut relever des vues fécondes. Claudel les a reprises et mises en valeur dans sa préface, p. 17 sqq. : ce sont des pages excellentes, qui nous rappellent très opportunément que le christianisme n’est pas fait pour prendre sa place « à côté d’Auguste Comte parmi les Cariatides qui sont appelées à soutenir le trône de la déesse Nation ».

31. Nouvelle Revue française, avril 1925, p. 474-475.

32. Ainsi, même dans la note écrite avec tant d’impatience contre les critiques catholiques qui ont condamné le Jardin sur l’Oronte : « Si le christianisme conserve sur des esprits qui s’en sont éloignés un pouvoir auquel ils ne se sentent pas sûrs de résister jusqu’au bout, c’est avant tout par cette utilisation totale qu’ils le voient seul savoir faire de l’homme » (Nouvelle Revue française, novembre 1922, p. 624). On reconnaît ici un des arguments que nous avons relevés dans les écrits d’Allemagne et on voit qu’il n’a pas perdu tout son empire sur Rivière.

33. Qu’on se rappelle, entre tant d’autres pages, l’éloge funèbre de Proust et particulièrement cette phrase : « Il faut que l’entourent et l’assiègent avec instance et fidélité, dès maintenant, la curiosité, la tendresse, la reconnaissance de tous ceux pour qui se comprendre et comprendre l’homme sont les seules occupations qui aient un sens dans cette vie. » (Nouvelle Revue française, décembre 1922, p. 642.)

34. Miracles, introduction, p. 86 ; cf. p. 87 « Son esprit n’avait pas de barrières critiques ; ce flot qui força les miennes, un moment... »

35. Cf. À la trace de Dieu, p. 113 : cette interprétation des conseils évangéliques : ceux à qui Jésus demandait l’abandon des richesses « avaient le Fils de Dieu parmi eux. Ils vivaient à un instant unique au monde. C’est pourquoi des devoirs exceptionnels s’imposaient à eux ». P. 278, sur l’Imitation, « livre de moine ».

36. Introduction à la Correspondance. Le témoignage rendu par Mme Rivière à la mort chrétienne de son mari a été récemment confirmé et précisé par elle dans une lettre adressée à la N.R.F. (mai 1926, p. 602-609). La controverse si pénible qui a provoqué cette lettre aura eu du moins l’avantage de dissiper sur ce point capital toute incertitude.

37. Aimée, p. 24.

  

 

 

 

 

 

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